Introduction
À travers une recherche sur l’art de la broderie en piquants de porc-épic (appelé aussi « travail aux piquants ») dans les Prairies canadiennes, en Saskatchewan, au cours de mon doctorat, j’ai pu approcher une réalité particulière, faite de possibles, de rêves et de mythes autant que de manières d’être et de transmettre (Goyon 2005). Dans cette région, des femmes, et de rares hommes, pratiquent encore cet art. Il est considéré par les anthropologues et les historiens comme très ancien, car des outils datant du Ve siècle après J.-C. ont été découverts dans la zone subarctique du Canada et dans les Prairies (Bebbington 1983 : 7), et également comme unique sur la planète (Orchard 1984 : 3).
Les techniques, les motifs, les supports, les couleurs se sont bien évidemment transformés au fil des rencontres, des échanges, des pertes, des négations choisis ou imposés par l’histoire des premières nations en Amérique du Nord. Cependant, le renouveau contemporain de cet art est bien réel, après une disparition annoncée par les anthropologues américains dans les années 1960, et il exprime une grande vitalité. Ce qui frappe également l’esprit, c’est sa pertinence au sein d’un ensemble. Celui d’une façon particulière d’envisager le monde et les relations entre les êtres présents en ce monde. Cette vision est partagée par les nations dites des Prairies [1], et en particulier les Lakotas et les Cris de la Saskatchewan, et ce de façon tout à fait contemporaine, sans incompatibilité avec la dite « modernité ».
La broderie apparaît en effet comme un objet métonymique et métaphorique, analyseur et opérateur tout à la fois des pensées de ces cultures. L’idée centrale de ce concept complexe est observable dans une phrase lakota bien connue : « mitakuye oyasin », ‘nous sommes tous reliés, nous sommes tous parents’, expression de toute une cosmogonie, active dans les plus petites de ses dimensions, comme l’instant où la main se pose sur la peau d’orignal et coud un piquant de porc-épic. Car le piquant brodé n’est pas qu’une étape de création d’un objet, il est aussi le lien aux mémoires du passé, le lien à l’animal qui a « donné » sa peau, le lien aux rêves de la Femme Double et aux figures mythologiques.
Ce que je me propose ici de décrire, ce sont les différentes dimensions relevant de cette logique du lien dans l’art du travail aux piquants. Pour cela, il faudra dans un premier temps mettre en évidence les dynamiques de liaison et d’invention présentes au coeur même de l’idée de « tradition », notion à commenter. Dans un second temps, nous verrons les relations d’apprentissage de cet art, l’interaction dans la création, qui permettront d’observer en mouvement le pouvoir de liaison de la pratique de la broderie. Mon propos est ici de dresser un portrait, dans une perspective non plus segmentée et partielle, mais bien holiste et structurelle, de la place occupée par un élément de « culture matérielle » au sein d’un réseau signifiant plus large, d’une « vision du monde ». La broderie permet en effet de voir à l’oeuvre les processus de création et de transmission des imaginaires culturels et de la mémoire partagée. Il est question du comment de la création et de la transformation des textures sociales et symboliques humaines, dans leurs contextes historiques, sociaux et culturels particuliers.
Ce sont ainsi des liens entre les générations, entre les êtres, entre les diverses sphères esthétiques de l’art, contemporain ou dit « traditionnel », entre les mythes et leur réalité quotidienne, qui sont noués, au même titre que les piquants le sont sur la peau. Les brodeuses apparaîtront dans ce contexte comme de véritables « tisseuses de mondes », médiatrices aux dons d’une extrême portée symbolique et pratique, ouvrières d’un contexte sociologique global.
Enfin, nous verrons que ce pouvoir de liaison et d’invention est présent dans le fonctionnement et la construction même du « langage » de la broderie : un réseau symbolique complexe, non systématique. C’est avec le motif dit de « l’étoile » ou du « papillon » que sera illustrée cette symbolique, proposition d’analyse qui permettra d’éclairer les difficultés d’interprétation rencontrées par de grands anthropologues américains, comme Clark Wissler (1916), Franz Boas (2003) et Carrie Lyford (2002). Je terminerai en revenant sur l’aspect « interconnexionnel » commun aux cosmologies des premières nations des Prairies et sur son caractère éminemment moderne et enrichissant pour la pensée anthropologique qui cherche à comprendre des configurations contemporaines du social et de l’imaginaire.
[1] Les « Prairies » et les « Plaines » sont à concevoir ici dans leur acception géographique d’abord, mais aussi dans leur mobilisation en tant qu’« aires culturelles », ce terrain ayant été conduit en perpétuel écho avec les travaux diffusionnistes et culturalistes. Je n’aurai pas ici l’occasion de rentrer dans le débat sur la notion même d’aire culturelle.
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