Introduction
Les sociétés amérindiennes des plaines d’Amérique du Nord ont souvent été décrites comme des sociétés du rêve, présent dans tous les aspects de la vie de ces nations.
L’art et les modes de transmission des connaissances et savoir-faire esthétiques n’échappent pas à cette présence du rêve.
Ainsi, étudiant l’art de la broderie en piquants de porc-épic dans les grandes plaines du Canada, en Saskatchewan, je me suis retrouvée également entraînée dans le monde des rêves et des mythes. Dans cette région, des femmes, et quelques hommes, pratiquent encore cet art. Les anthropologues et historiens de l’art le considèrent non seulement comme très ancien (des outils datant du Vème siècle ont été découverts dans la zone sub-arctique du Canada et dans les Plaines) mais encore comme unique sur la planète.
Les techniques, les motifs, les supports, les couleurs, tout a changé, s’est transformé, au fil des rencontres, des échanges, des pertes, des négations, choisis ou imposés par l’histoire des nations indiennes en Amérique du Nord.
Cependant, il est frappant de constater aujourd’hui le renouveau de cet art, après une disparition supposée par les anthropologues américains dans les années 60, et sa vitalité. Ce qui frappe peut-être plus encore, c’est sa pertinence au sein d’un ensemble : celui d’une façon particulière d’envisager le monde, et les relations entre les êtres présents en ce monde, celle des nations des Plaines, et en particulier des Lakotas (Sioux).
La broderie apparaît comme une sorte d’objet métonymique et métaphorique, analyseur et opérateur tout à la fois de la pensée de ces cultures. L’idée centrale de cette pensée complexe, qui ne sera pas résumée ici, est présente dans une phrase : « mitakuye oyasin », « nous sommes tous reliés, nous sommes tous parents ».
Et comme toute chose est reliée à toute autre, l’art de la broderie trouve ses racines et sa légitimation dans les mythes, et dans les visions inspirées à ceux et celles qui brodent aux piquants.
Sur le terrain, alors que je cherchais à rencontrer ces brodeuses, l’une d’elles a croisé mon chemin, pour ne plus le quitter, puisque je suis devenue son élève : Sheila Orr. J’ai ainsi appris à connaître cette artiste cree [1], née à Prince Albert (Saskatchewan), élevée à Chisasibi (Québec) et installée à Regina (Saskatchewan) depuis ses 16 ans, une femme au caractère bien trempé, fan du « vrai » rockn’roll des années 70, mère et féministe, gardienne et passeuse des savoirs de sa grand-mère, de sa mère et de toutes ces autres femmes avant elles, en même temps que provocatrice et inventrice sans répit d’un art amérindien contemporain. M’est-elle apparue comme une personnalité contradictoire ? Non, comme une femme vivante.
Vivante tel qu’est conçu le vivant dans la cosmogonie des Plaines, c’est-à-dire sous l’angle de la transformation, à la fois de la continuité et du changement, où la tradition est synonyme de transmission et perpétuation des styles tout autant que d’innovations et de ruptures.
Cette diversité et cette richesse des identités offertes, des parcours, des possibilités d’être, craquellent les modèles d’analyse et descriptions de cultures indiennes monolithiques, longtemps proposées par l’anthropologie nord-américaine. Il a même semblé un temps y avoir impossibilité de s’intéresser aux « Indiens d’aujourd’hui » en anthropologie, en ethnographie surtout.
Beaucoup se sont réfugiés dans des analyses socio-historiques, mais il me semble possible de pratiquer une ethnographie au présent, avec les Amérindiens contemporains. Et si pertes et ruptures ont été et sont encore aujourd’hui le lot de sociétés ayant subi acculturation, génocide et assimilation, changements et transformations le sont tout autant.
Dans cette perspective, Sheila incarne dans son travail comme dans sa vie un exemple de ce lien entre passé et présent. Dans une réalité nourrie par le rêve, elle est une femme double à plusieurs titres.
En 1991, Sheila peint un tableau intitulé « Soon I will dream of an ugly beautiful woman », « Bientôt je vais rêver d’une femme affreuse et belle ». Le rêve de la Femme-Double.
[1] Les Cree sont une tribu présente dans toute la zone sub-arctique du Canada, ainsi que sur le pourtour du St Laurent, dans la région dite des Grands Lacs. Leur établissement en Saskatchewan remonte, selon les historiens, au XVIIe siècle.
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