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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie Goyon, Le rêve de la femme-double, être femme et artiste dans les sociétés amérindiennes des plaines”. Un article publié dans la revue Parcours Anthropologiques, no 4, 2004, Revue du CREA, Université Lumière Lyon 2, pp. 34-41. [Avec l'autorisation de l'auteure accordée le 14 avril 2008.]

Marie Goyon

Chercheure associée, Centre de Recherches et d’études anthropologiques
(CREA), Université Lumière, Lyon 2
 

Le rêve de la femme-double, être femme et artiste
dans les sociétés amérindiennes des plaines
”. 

Un article publié dans la revue Parcours Anthropologiques, no 4, 2004, Revue du CREA, Université Lumière Lyon 2, pp. 34-41. 

Introduction
 
Les enseignements de la Femme-Double et les sociétés de brodeuses aux piquants
 
Le rêve de la Femme-Double ou les modalités possibles de la féminité
 
Aller jusqu’au bout du rêve ou la difficulté d’être artiste
 
Références bibliographiques

 

Introduction

 

Les sociétés amérindiennes des plaines d’Amérique du Nord ont souvent été décrites comme des sociétés du rêve, présent dans tous les aspects de la vie de ces nations. 

L’art et les modes de transmission des connaissances et savoir-faire esthétiques n’échappent pas à cette présence du rêve. 

Ainsi, étudiant l’art de la broderie en piquants de porc-épic dans les grandes plaines du Canada, en Saskatchewan, je me suis retrouvée également entraînée dans le monde des rêves et des mythes. Dans cette région, des femmes, et quelques hommes, pratiquent encore cet art. Les anthropologues et historiens de l’art le considèrent non seulement comme très ancien (des outils datant du Vème siècle ont été découverts dans la zone sub-arctique du Canada et dans les Plaines) mais encore comme unique sur la planète. 

Les techniques, les motifs, les supports, les couleurs, tout a changé, s’est transformé, au fil des rencontres, des échanges, des pertes, des négations, choisis ou imposés par l’histoire des nations indiennes en Amérique du Nord. 

Cependant, il est frappant de constater aujourd’hui le renouveau de cet art, après une disparition supposée par les anthropologues américains dans les années 60, et sa vitalité. Ce qui frappe peut-être plus encore, c’est sa pertinence au sein d’un ensemble : celui d’une façon particulière d’envisager le monde, et les relations entre les êtres présents en ce monde, celle des nations des Plaines, et en particulier des Lakotas (Sioux). 

La broderie apparaît comme une sorte d’objet métonymique et métaphorique, analyseur et opérateur tout à la fois de la pensée de ces cultures. L’idée centrale de cette pensée complexe, qui ne sera pas résumée ici, est présente dans une phrase : « mitakuye oyasin », « nous sommes tous reliés, nous sommes tous parents ». 

Et comme toute chose est reliée à toute autre, l’art de la broderie trouve ses racines et sa légitimation dans les mythes, et dans les visions inspirées à ceux et celles qui brodent aux piquants. 

Sur le terrain, alors que je cherchais à rencontrer ces brodeuses, l’une d’elles a croisé mon chemin, pour ne plus le quitter, puisque je suis devenue son élève : Sheila Orr. J’ai ainsi appris à connaître cette artiste cree [1], née à Prince Albert (Saskatchewan), élevée à Chisasibi (Québec) et installée à Regina (Saskatchewan) depuis ses 16 ans, une femme au caractère bien trempé, fan du « vrai » rockn’roll des années 70, mère et féministe, gardienne et passeuse des savoirs de sa grand-mère, de sa mère et de toutes ces autres femmes avant elles, en même temps que provocatrice et inventrice sans répit d’un art amérindien contemporain. M’est-elle apparue comme une personnalité contradictoire ? Non, comme une femme vivante. 

Vivante tel qu’est conçu le vivant dans la cosmogonie des Plaines, c’est-à-dire sous l’angle de la transformation, à la fois de la continuité et du changement, où la tradition est synonyme de transmission et perpétuation des styles tout autant que d’innovations et de ruptures. 

Cette diversité et cette richesse des identités offertes, des parcours, des possibilités d’être, craquellent les modèles d’analyse et descriptions de cultures indiennes monolithiques, longtemps proposées par l’anthropologie nord-américaine. Il a même semblé un temps y avoir impossibilité de s’intéresser aux « Indiens d’aujourd’hui » en anthropologie, en ethnographie surtout. 

Beaucoup se sont réfugiés dans des analyses socio-historiques, mais il me semble possible de pratiquer une ethnographie au présent, avec les Amérindiens contemporains. Et si pertes et ruptures ont été et sont encore aujourd’hui le lot de sociétés ayant subi acculturation, génocide et assimilation, changements et transformations le sont tout autant. 

Dans cette perspective, Sheila incarne dans son travail comme dans sa vie un exemple de ce lien entre passé et présent. Dans une réalité nourrie par le rêve, elle est une femme double à plusieurs titres. 

En 1991, Sheila peint un tableau intitulé « Soon I will dream of an ugly beautiful woman », « Bientôt je vais rêver d’une femme affreuse et belle ». Le rêve de la Femme-Double

 

Acrylique sur toile, piquants de porc-épic,
peau d’orignal, 91.5 x 91.5 cm
 

 

Interrogée sur le sens du titre de cette oeuvre, voici la réponse qu’elle apporta :

 

« Les Lakotas ont une légende au sujet d’une femme double –Double Woman– qui est maître dans l’art du travail aux piquants. Elle ne peut être vue que dans un rêve ou une vision. Rêver de cette femme est alors synonyme de l’aptitude et l’inspiration nécessaire, qui vont te permettre de produire un magnifique travail aux piquants. Je ne suis pas lakota, pourtant, beaucoup de gens des premières nations brodent aux piquants. Bien que ce soit un art perdu parmi certaines nations, beaucoup de gens sont désireux d’apprendre à nouveau cet art. J’apprends en observant et en utilisant mon imagination. En étudiant des oeuvres dans les musées ou les livres, je suis capable de m’enseigner seule l’art du travail aux piquants. Le centre de cette peinture représente la création du travail aux piquants de porc-épic. Les traces représentent mes interrogations dans un rêve. Un jour les traces me conduiront au centre ».

 

Au cours de nos nombreux entretiens et moments passés ensemble à broder, je l’interrogeais sur cette capacité à apprendre seule, et sur cet espoir d’un jour rêver de Double Woman. En fait, elle m’avoua avoir appris les bases et les techniques du travail aux piquants avec sa mère, qui les avait elle-même apprises de sa grand-mère. Mais ces dernières pratiquaient le style cree, aux motifs floraux, développé au XVIIe siècle au contact des soeurs dans les missions catholiques et protestantes. Désireuse de se former à d’autres techniques et styles, elle a donc ensuite appris par elle-même, en observant notamment les collections d’objets brodés conservés dans les musées et s’est alors aventurée dans les canons stylistiques des Plaines et notamment lakota, géométrique et abstrait, aux couleurs vives et tranchées. 

Quant au rêve de Double Woman, si cette figure ne semble pas directement présente dans la cosmogonie cree, la pratique du rêve et l’origine mythique du travail aux piquants le sont, par l’intermédiaire de personnages comme la Femme-daim, les « little people », ou encore le héros décepteur Weysachkewak [2]. Et Sheila croit au pouvoir du rêve [3], des dons que les esprits vous confèrent lors de leurs apparitions dans des visions. Pour elle, un jour rêver de la Femme-Double serait signe d’accomplissement et de véritable compréhension de son art, dans toutes ses dimensions. Elle parviendrait à la complétude dans sa pratique. 

Mais qui est cette Femme-Double et pourquoi rêver d’elle, ou recevoir une vision identifiable comme inspirée par elle, est-il si important ? 

 

Les enseignements de la Femme-Double
et les sociétés de brodeuses aux piquants

 

Rêver de la Femme-Double semble avoir permis aux femmes de s’intégrer dans des sociétés spécialisées et d’accéder ainsi à un statut privilégié au sein de la communauté. 

En effet, Double Woman (Femme-Double) ou parfois Two Women (Deux-Femmes), winyan nunpa en lakota, est un être surnaturel complexe, constitué dans un agencement de dualités alternantes, articulant l’idée de féminité dans cette culture. 

Elle semble incarner, comme nous le verrons dans la suite de ce texte, les diverses possibilités d’être au féminin dans les sociétés des Plaines. Rêver d’elle n’est jamais anodin et peut changer à tout jamais la destinée d’une femme. Entre bonne et mauvaise épouse, femme modeste et extravagante, maternité et stérilité, industrie et paresse, les rêveuses de la Femme-Double doivent décider de leur avenir d’artiste, d’épouse, de mère, et même « d’être humain » [4] au sein de leur communauté. 

Double Woman est ainsi considérée comme l’inventrice du travail aux piquants chez les Lakotas, et source du talent artistique chez les femmes. Elle était donc la protectrice des artistes féminines et des sociétés de brodeuses aux piquants, « wipata okalakiciye » (Lyford C., 1940 et Hassrick R.B., 1964), cercles où se réunissaient les rêveuses de Double Woman afin de non seulement pratiquer leur art et partager leurs connaissances, mais encore d’honorer les prescriptions rituelles liées à ce don. Dans certaines tribus comme chez les Blackfeet, on rapporte que la brodeuse devait prier et se passer de la peinture de couleur sur le visage (les yeux surtout) pour ne pas devenir aveugle, et sur les mains pour ne pas se piquer (Lévi-Strauss C., 1968 et Bebbington J.,1983). 

Chez les Blackfeet, comme chez les Cheyennes et Arapahos, savoir exécuter la décoration traditionnelle aux piquants revêtait pour les femmes la même importance sociale qu’être brave et vainqueur à la guerre pour les hommes. Il s’agissait donc d’acquérir ou de maintenir publiquement son prestige, son honneur, sa « face », ou encore de déterminer sa distinction sociale, par l’affirmation de son excellence dans l’art de la broderie comme dans l’art de la guerre. Il existait ainsi, à l’instar des sociétés guerrières masculines, des groupes particuliers réunissant ces femmes : les « cercles de travail aux piquants ». 

Voici comment C. A. Lyford décrivait ces réunions en 1940 :

 

« Un jour particulier, les brodeuses aux piquants de porc-épic se réunissent et se montrent leurs oeuvres. À cette occasion elles font une fête, parlent de leurs travaux, disent comment elles les ont faits et quels autres elles ont faits dans le passé ; elles se font aussi des cadeaux entre elles, mais elles gardent leur propre ouvrage. La réunion est convoquée par une femme âgée mandatée par celle qui donne la fête. L’hôtesse peut donner des "tâches" à accomplir à ses invités. L’association est dans une certaine mesure considérée comme "sacrée", depuis qu’elle fut fondée en vertu d’un rêve de Deux Femmes ».

 

Aujourd’hui encore on peut observer ce genre de réunions. Elles ont généralement lieu chez l’une des brodeuses, qui souvent pour l’occasion prépare des gâteaux ou du bannoch [5]. Le caractère « festif » décrit par Lyford est ainsi toujours présent : on se donne la peine de cuisiner, on anticipe ce moment à venir avec joie et on montre qu’on s’y est préparé avec attention. 

Chacune apporte ses travaux, et elles en parlent, les confrontent, elles expliquent pour qui elles les ont faits, pour quelle occasion, et donc pourquoi le choix de telle ou telle couleur ou motif est important. Elles mettent en jeu ce que ce choix dit d’elles, brodeuses, et ce qu’il dit de celui qui va porter le motif qu’elles ont réalisé. 

C’est ainsi que des heures durant, autour d’une, puis de plusieurs tasses de thé ou de café au lait, les brodeuses se donnent leurs avis et partagent les « trucs » et astuces concernant la couture elle-même, ou l’obtention des couleurs. La référence au temps jadis est omniprésente : elles se souviennent non seulement de leurs travaux passés (par exemple de types de motifs ou de points plus difficiles qu’elles n’exécutent plus aujourd’hui, parce qu’elles sont « vieilles et fatiguées », ou « parce que ça ne se fait plus »), mais encore elles discutent des « styles plus anciens » et alors ressurgit le modèle de leur mère ou de leur grand-mère, qui faisait autrement, et évidemment souvent mieux d’après leurs discours. 

Pour continuer la comparaison avec la description faite par Lyford, les brodeuses ne se donnent pas leurs ouvrages puisqu’ils sont réservés, « faits pour » quelqu’un en particulier. 

Enfin, dans le cas de beaucoup de fêtes (sweat lodge, give away ceremonies, pipe ceremonies [6]…) qui sont réalisées à la demande d’un individu devant faire face à un problème ou une joie particulière (divorce ou par exemple remerciement aux esprits après guérison), on retrouve effectivement toujours la nécessité de choisir un Elder [7], ou une personne âgée considérée, respectée dans la communauté, pour servir d’intercesseur à cet individu. Cet Elder sera chargé d’inviter les participants souhaités à la cérémonie. 

Les parallèles et ressemblances entre les sociétés liées à Double Woman et les réunions de brodeuses que j’ai pu observer sont donc nombreux dans les formes, même si le caractère sacré du travail aux piquants semble avoir disparu. La charge symbolique de la broderie et le lien que ces femmes semblent nouer avec le passé, avec leur histoire, sont eux encore bien présents. Sheila, rêvant de la Femme-Double, lierait ainsi son présent au passé, à l’histoire de son art : elle ferait elle aussi partie de ce cercles de femmes « élues ». 

Lors de ces moments partagés, ce sont des histoires et des relations sociales qui sont nouées autant que des piquants. 

 

Le rêve de la Femme-Double
ou les modalités possibles de la féminité

 

Ces sociétés de brodeuses semblent donc avoir eu pour origine une volonté créatrice de la Femme-Double, ayant alors délégué ses pouvoirs aux femmes lakotas à travers des rêves et des visions. 

Obtenir une vision (« pleurer pour une vision », « crying for a dream » d’après l’expression communément employée dans les Plaines) pour les hommes comme pour les femmes lakotas, conférait généralement la connaissance de chants sacrés, de prières, de notices rituelles, de talismans et de capacités, de dons, comme celui de soigner, d’exceller au combat ou de travailler aux piquants. Dans ce contexte, un individu ne pouvait apposer ou même connaître de motifs aux propriétés sacrées à moins d’avoir reçu la « permission » des esprits de le faire, permission accordée par le don d’un rêve (en sommeil) ou d’une vision (éveillé). 

Par leurs broderies placées sur les possessions et vêtements de leurs proches, les brodeuses aux piquants assuraient la transmission des plus puissantes bénédictions accordées par les esprits et la protection de leur famille (Dorsey G. et Kroeber A., 1903). 

Mais si la broderie en piquants apparaissait non seulement comme « l’expression la plus raffinée et la plus haute de la culture matérielle », elle était également « le talent le plus relevé qu’on puisse souhaiter aux femmes, et qui démontre leur parfaite éducation » comme le résume Claude Lévi-Strauss dans les Mythologiques III (1968). Dans cette perspective, toutes les femmes se devaient d’apprendre la broderie aux piquants, mais seule la rêveuse de Double Woman parvenait à exceller et à transmettre par le pouvoir de ses rêves toute la puissance des dons offerts par les esprits. C’est pourquoi ces rêves étaient désirés, provoqués notamment dans les loges menstruelles [8]. 

Mais qui est donc cette Femme Double et à quoi ressemble-t-elle ? 

Elle est généralement décrite comme deux très grandes femmes, connectées, reliées par un cordon, un fil ou une membrane (Sundstrom L., 2002). Ces femmes peuvent être parfaitement identiques ou, et cela est plus souvent répertorié, représentées en miroir l’une de l’autre, mais chacune ayant une légère distinction de couleur ou de forme comparée à son double (symétrie inversée [9]). Quelquefois l’une est habillée en bleu, l’autre en rouge [10]. Parfois un enfant sans vie pend au bout du cordon connectant les deux femmes. 

Lors de cérémonies lui étant consacrées, les rêveuses se révélaient publiquement. Des « paires » de Femme-Double déambulaient dans les villages ainsi liées l’une à l’autre, avec une balle [11] ou une poupée attachée par une corde pendant entre elles. 

On note ici la présence de la balle, symbole du féminin dans la détermination du sexe de l’enfant, entre les deux incarnations des féminités possibles : dans la balance se trouve la maternité qui lie ces deux aspects opposés mais complémentaires de l’être féminin. En effet, sans exception, les visions rapportées sur la Femme-Double donnent un choix à la rêveuse. 

Si la rêveuse « fait le bon choix », elle recevra des aptitudes artistiques et des motifs sacrés et puissants, et elle atteindra les idéaux féminins de la maternité, de la vie familiale solide. Si elle choisit « la mauvaise voie », elle tombera dans le déshonneur, dans la maladie et dans la promiscuité sexuelle. 

Ce choix est généralement matérialisé dans la vision : la rêveuse se retrouve dans une pièce (souvent un tipi, une « loge »), avec d’un côté, posés au sol, des outils pour travailler la peau ; de l’autre, des amas de parures et outils de coiffure, symbolisant respectivement, d’après Clark Wissler (1912), la vie familiale et la promiscuité sexuelle. 

Elle doit alors choisir de quels objets elle se saisit, et de ce fait décider d’une existence et renoncer à une autre, ces deux styles de vie étant généralement visualisés de manière explicite dans la fin de la vision. 

L’un des deux chemins mène à une existence modeste de femme travaillant aux piquants ; l’autre à d’immodestes femmes en train de jouer aux cartes et « riant à gorges déployées », summum de l’immoralité et de la débauche (Sundstrom L., 2002 et Vazeilles D., 1996, qui parle même de « prostituées »). Ainsi les rêveuses de la Femme-Double ont une position très ambiguë : elles sont soit l’incarnation de la féminité et de la maternité la plus idéale, soit l’antithèse de cet idéal féminin (elles rient fort, « vont » avec beaucoup d’hommes…) et renoncent à leur maternité (l’image du bébé mort entre les deux femmes). 

 

Aller jusqu’au bout du rêve
ou la difficulté d’être artiste

 

Cependant, malgré leur caractère de dangerosité en puissance, les rêves de Double Woman étaient souvent désirés – comme Sheila aujourd’hui –, car ils étaient conçus comme sources de créativité et de talent, et ce, semble-t-il, qu’on fasse ou non le « bon choix ». 

En effet, si le rêve ne semble offrir que deux modèles de femmes possibles, les « femmes bien » et les « dépravées », beaucoup de témoignages évoquent une troisième voie, dans l’alternance entre ces deux femmes. Cette alternance est, me semble-t-il, déjà présente dans l’image même de la Femme-Double : les deux figures féminines sont reliées par un cordon, il y a possible transmission, communication de fluides, de pouvoirs, ou d’intentions par ce biais, et, comme leur nom l’indique, elles ne forment qu’un seul être… 

Cette troisième voie serait celle de l’artiste la plus accomplie et la plus « puissante ». 

Ainsi sont également décrites les femmes qui, se dévouant entièrement à leur art, étaient bien souvent les plus reconnues, confinant presque au statut de pouvoir et de crainte conféré aux hommes-médecine [12]. Et ces dernières, les winyan nunpapika, ne trouvaient pas d’époux, et ne fondaient pas de famille, alors qu’elles possédaient pourtant le don le plus admiré et prisé de tous, puisqu’elles brodaient aux piquants. 

Incarnant le sacrifice personnel, le dévouement absolu aux « commandements » des esprits manifestés dans la vision, elles devenaient des parias, des hors-normes, à l’instar des heyokas, les « rêveurs de tonnerre » ou « contraires » lakotas, qui ne font rien comme tout le monde, inversent les pratiques de ce monde, font peur, sont « fous » et pourtant sacrés à la fois. [13] 

Des témoignages font également état d’hommes, très rares, ayant rêvé de la Femme-Double et qui pouvaient aussi développer les talents nécessaires au travail aux piquants : ceux-ci relevaient alors généralement d’une catégorie intermédiaire entre les hommes et les femmes, les winkte ou « berdaches ». [14] 

Force est de constater ici que la création est alors bien plus qu’une inspiration par les esprits, c’est une délégation de pouvoirs, qui sont si puissants qu’ils sont craints et révérés à la fois. Certaines femmes accédaient à une telle reconnaissance du caractère sacré de leur travail qu’elles pouvaient même fabriquer des objets réservés aux hommes comme des boucliers ou des médecines de guerre, (Wissler C., 1912). 

Alors quel était véritablement le choix possible pour ces femmes ? Etre artiste jusqu’au bout et renoncer à une féminité « parfaite », à cet idéal mis en exergue par tous depuis l’enfance, ou choisir d’être une femme « comme il faut », sans grande chance de percer jusqu’au bout l’essence de son art ? 

Il semble que, si l’on y regarde plus attentivement, la rêveuse de la Femme-Double ouvre une troisième voie : ni femme perdue, ni femme parfaite, elle est justement dualité des identités et des choix de vie, à la fois crainte et admirée, pouvant être mère, mais pas épouse, ou épouse, mais pas mère… La rêveuse de la Femme-Double me semble donner la possibilité d’être une femme aux multiples visages. On disait même de ces rêveuses qui excellaient, qu’elles agissaient comme des hommes [15], se révélant, en quelque sorte, pendants inversés des winkte. 

Ce modèle semble correspondre aujourd’hui parfaitement au statut de nombre de femmes indiennes qui sont mères célibataires, travaillent, vont et viennent entre les « voies traditionnelles » et le « monde blanc » selon leurs propos, entre leur accomplissement en tant que femmes mais aussi en tant qu’hommes, dans le sens des fonctions qui leur étaient traditionnellement attribuées. 

Pour poursuivre dans cette idée de pluralité des personnalités et des identités réunies au sein d’un même être, au sein d’une même vie, il faut noter que le personnage de Double Woman est souvent rapproché, voire confondu selon certains (Wissler C., 1902 et Walker J.R., 1917), avec celui de AnukIte ou Anog Ite, Double Face Woman ou Two Face, Deux Visages. C’est d’ailleurs l’analogie que reproduit Sheila lorsqu’elle nomme son tableau « Soon I will dream of an ugly beautiful woman », alors que dans l’explication donnée ensuite à cette oeuvre, elle évoque Double Woman. 

Ce deuxième personnage, AnukIte, apparaît en effet comme une seule femme avec un beau visage devant, une face horrible de dos, ou un visage jeune et un vieux, une sorte de Janus, mais dont les visages relèvent de deux altérités, de deux oppositions réunies en un même corps. On notera d’ailleurs que les douleurs liées précisément à la féminité et à la maternité, celles des règles, sont aujourd’hui encore vues comme provoquées par AnukIte. [16] 

Ce n’est pas anodin si des femmes comme Sheila se sentent aujourd’hui proches de la figure de la Femme-Double : elles sont confrontées à leur propre dualité, aux dilemmes de leurs identités qui parfois se contredisent. Selon les situations et les moments, selon les contextes, ces tensions entre les identités au sein d’un même être se trouvent mobilisées avec plus ou moins d’intensité. Elles façonnent les visages changeants que nous rencontrons sur le « terrain », ainsi que ces manières de dire et de faire qui nous apparaissent sans cesse renouvelées. Ainsi, la mise en évidence de ces mouvements s’avère encore plus pertinente si l’on considère qu’ils sont au coeur même de l’idée de culture et de création dans les sociétés des Plaines. 

Rajoutons ici une dernière touche au tableau. Dans les mythes, comme dans les visions de la Femme-Double, la posture des âmes rejoint la posture des corps. Les vertus morales de la brodeuse (industrieuse, consciencieuse, patiente, attentive..) sont aussi physiques : elle est modestement penchée sur son ouvrage, attentive, inclinée, soumise. Yvonne Verdier (1979) a écrit « la leçon de tricot est une leçon de maintien » concernant les apprenties couturières françaises. On peut ainsi faire le parallèle avec les brodeuses aux piquants, en écho avec C. Lévi-Strauss (1968) décrivant les jeunes filles indiennes « elles observaient un maintien modeste, tenaient les yeux baissés en toute circonstance, s’imposaient de ne pas rire ni parler haut. » . 

Cette attitude « soumise », en tout cas réservée, est très souvent celle que l’on rencontre chez les femmes amérindiennes en Saskatchewan, souvent chez les plus âgées. Douceur, réserve, presque timidité sont monnaie commune. Souvent silencieuses, très calmes, lorsqu’elles prennent enfin la parole, leurs filets de voix sont parfois à peine audibles. Cette attitude de douceur et de calme reste la plus prisée, on me l’a même indiquée comme « traditionnelle ». [17] 

Cependant, les femmes que l’on rencontre encore plus souvent aujourd’hui sont, comme Sheila, un peu marginales. En tant qu’artiste, indépendante, divorcée, affirmant ses opinions et ses goûts haut et fort, Sheila est tantôt rejetée, tantôt admirée par sa communauté. 

Y. Verdier, lorsqu’elle évoque la figure de la couturière qui va former les jeunes filles de 15 ans durant une période de retrait, décrit cette femme à part, souvent célibataire, qui instruit les filles dans les voies et manières féminines, qui excelle dans son art mais pas dans celui d’être « femme modèle ». Cette période de retrait n’est d’ailleurs pas sans rappeler la mise à l’écart dans la « menstrual lodge » que nous avons évoquée plus haut. 

Enseignant son art aux garçons comme aux filles, Sheila transmet ses connaissances, mais également « son histoire et l’histoire de son peuple » selon ses propres mots. Aux yeux extérieurs, elle apparaît comme une « gardienne du patrimoine », une « femme modèle » parce qu’elle enseigne les techniques et les motifs d’un art ancien et « symbolique de l’indianité », auquel elle permet véritablement de survivre.. Dans le même temps, elle est également perçue comme révolutionnaire, comme une « femme à part », lorsqu’elle introduit des piquants dans sa peinture et qu’elle détourne ces mêmes motifs pour se moquer d’elle-même, des « Blancs » ou même des siens. 

Le positionnement de Sheila en tant qu’artiste apparaît alors comme nécessaire à l’articulation de deux notions fondamentales si l’on considère l’idée de tradition : transmission et création. Les multiples visages et possibilités offertes par la figure de la Femme-Double permettent ainsi de donner sens aux complexités des existences et de leurs interprétations. 

Sheila, prise dans la difficulté d’être mère, épouse et artiste épanouie à la fois, semble ne plus attendre que le message de la Femme-Double pour réconcilier ses contraires et accéder à la connaissance totale de son art, et peut-être aussi d’elle-même. Les traces animales du tableau « Soon I will dream of an ugly beautiful woman. » sont les siennes, lorsqu’elle chemine dans ses rêves, lorsqu’elle cherche, se perd, dans sa vie comme dans son art. 

Voilà pourquoi elle voudrait rêver de la Femme-Double, pour enfin trouver, pour enfin se trouver et accepter la coexistence de ses contraires. 

Marie GOYON

 

Références bibliographiques

 

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[1]    Les Cree sont une tribu présente dans toute la zone sub-arctique du Canada, ainsi que sur le pourtour du St Laurent, dans la région dite des Grands Lacs. Leur établissement en Saskatchewan remonte, selon les historiens, au XVIIe siècle.

[2]    Voir par exemple chez Brass E. & Nanooch H. (1979) ou chez Wolfart H.C. & Ahenakew F. (1987).

[3]    Aujourd’hui en Saskatchewan, on entend souvent des Anciens dire que « les hommes survivent par le pouvoir de leurs rêves ».

[4]    Les Lakotas, comme nombre d’autres nations, se définissent comme « êtres humains » lorsqu’ils se nomment.

[5]    Pain de maïs d’origine écossaise préparé au saindoux, puis frit ou cuit au four, considéré comme le « pain indien ».

[6]    Sweat lodge : inipi. Tente à sudation où se pratique un rituel de purification par la chaleur dégagée d’un foyer de pierres chaudes, sur lequel on verse de l’eau. Prières et chants accompagnent la cérémonie, généralement pratiquée pour des occasions particulières de la vie de la communauté ou d’un individu (remerciement, mort, préparation à la Danse du Soleil ou à la quête de vision…).

            Give away : cérémonie du don accompagnant généralement d’autres moments rituels ou les préparatifs d’une cérémonie plus importante. Celui qui invite et demande la cérémonie doit donner divers cadeaux et repas aux participants, il marque ainsi son respect et sa joie.

            Pipe ceremony : cérémonie où l’on fume la pipe, en cercle. C’est un appel aux esprits et à la communion entre les participants. Elle fait également généralement partie d’un ensemble plus élargi de rituels, combinant sweat lodge et give away.

[7]    Ancien. Référent culturel et spirituel qui conseille et guide la communauté, mais dont la légitimité n’a pas pour fondement le critère de l’âge.

[8]    À la puberté, les jeunes filles devaient s’isoler dans les « menstrual lodges », isnati (oglala-sioux), où au contact de femmes plus âgées elles devaient pratiquer sans relâche le travail aux piquants, montrer leur habileté, endurance et productivité. Cette période devait assurer leur avenir de femme industrieuse et accomplie et leur permettre d’obtenir plus facilement une vision liée à la femme double. Elles pouvaient pratiquer les mêmes rituels d’appel à la vision pratiqués par les jeunes hommes lors des quêtes de vision, « crying for a dream » hanbleceya. Ayant leurs premières règles, leur « pouvoir » est décuplé tout comme leur capacité à ressentir et comprendre le surnaturel cf : Mandelbaum D. (1944), Hassrick R. (1964), Powers M. (1986).

[9]    Voir les études de Boas F. (1927) et Lévi-Strauss C. (1975) sur la symétrie inversée dans l’art de la côte Nord-Ouest et l’idée de l’impossibilité du jumeau parfaitement identique.

[10]   Une interprétation des couleurs m’a été proposée par une brodeuse, on la retrouve également chez Sundstrom L. (2002) : le rouge correspondrait à la broderie en perles et le bleu à celle aux piquants.

[11]   La balle est considérée dans les visions et les mythes comme symbole de la féminité ou plutôt du genre féminin. Pour déterminer par exemple le sexe d’un enfant on lui présente d’un côté une balle, de l’autre un arc et des flèches : s’il choisit la balle c’est une fille. Voir le mythe de Found-in-the-grass n° 139, Dorsey G. & Kroeber A. (1997 : 341). Voir également au sujet du symbolisme des outils aujourd’hui, St Pierre M. & Long Soldier T. (1995), un exemple dans les pow-wows : les femmes y portent une boîte à aiguilles pour montrer leur productivité, un sac contenant une pierre à fusil pour montrer leur hospitalité, et un étui à couteau pour montrer leur générosité.

[12]   Les hommes ou femmes-médecine sont ceux qui connaissent et utilisent le pouvoir des plantes et des animaux. On les consulte également au sujet des procédures rituelles, de la communication avec les esprits et notamment de l’interprétation des visions.

[13]   Voir citations de Lame Deer chez Vazeilles D. (1996) et Black Elk, chez Neidhardt J. (1977).

[14]   « winkte », en accord avec Bushotter (« informateur » sioux de Dorsey), signifierait « qui voudrait être une femme ». Voir les analyses de De Mallie R. dans le collectif The Hidden Half, (1983) et Vazeilles D. (1996 : 188) pour le témoignage de Lame Deer concernant ces êtres à la fois homme et femme.

[15]   En agissant comme des hommes, on implique : ne pas se marier, avoir des relations sexuelles variées avec divers partenaires, se comporter de manière indépendante et agressive…

[16]   Ainsi le témoignage de Jainie, jeune femme dakota, qui me racontait que sa grand-mère lui avait toujours dit que « c’est Double Face qui vient te tourmenter avec des douleurs pendant tes règles, parce que durant cette période on n’est ni une fille, ni une mère. Nous aussi on est double, et c’est douloureux ».

[17]   On peut voir ici la référence aux comportements déjà observés par l’anthropologie américaine, notamment entre les frères et soeurs, gendres, brus et leurs beaux-parents, qui sont dites « timides » wisteca . De même on ne se regarde ni ne se parle directement. Observations que j’ai pu également faire sur le terrain.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 30 avril 2008 14:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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