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Le drame spirituel des adolescents.
Profils sociaux et religieux
INTRODUCTION
Les 40 responsables de la mise en route du projet de Recherche-Action du diocèse de Saint-Jérôme livrent ici une première tranche d'un rapport d'étape. Étape qui a duré trois années. Nous disons étape, parce que ce chantier est appelé à se multiplier aux quatre coins du diocèse, avec les contributions volontaires de tous ceux et celles qui acceptent de s'associer à ce renouvellement de la pratique chrétienne et pastorale.
Nous n'avons pas la prétention de présenter un portrait achevé des profils humains, religieux et chrétiens de la population, et encore moins de proposer le seul bon plan d'évangélisation que devrait appliquer tout le monde pastoral. Toute entreprise du genre ne peut se réaliser que par l'ensemble des gens concernés.
Nous n'en demeurons pas moins convaincus que notre église locale a besoin d'une mise commune au centre d'une table de concertation de toutes nos forces vives chrétiennes et pastorales. Les temps difficiles que nous vivons appellent une sorte de resserrement du coude à coude des croyants, des responsables pastoraux, des communautés et mouvements.
Nous avons vécu ce projet comme un pari de foi semblable à celui d'Abraham qui a quitté son pays pour risquer [16] d'ouvrir de nouveaux chemins de vie et d'espérance. Et cela dans le clair-obscur d'une patiente écoute et d'une recherche des signes de l'Esprit à l'œuvre aussi bien dans le monde que dans l'Église. Ces signes des temps, nous les avons fouillés dans les messages que nous ont livrés des centaines « de fils et filles dispersés aux quatre coins de l'horizon ».
Notre première démarche a été celle de quitter, un moment, notre propre lieu pastoral pour rejoindre les lieux quotidiens des gens, les écouter à fond, les comprendre dans leur expérience de vie, dans leurs attitudes religieuses ou pas, dans leurs rapports à la foi chrétienne. Geste d'humilité pastorale qui accepte de se laisser guider par l'autre, lui aussi travaillé par l'Esprit Saint. Geste d'humilité pastorale qui cesse de penser qu'il connaît l'autre avant même que celui-ci n'ait dit sa parole. C'était pour nous la première conversion pastorale à vivre si tant est qu'on reconnaisse que bien des choses nous échappent dans le tournant complexe que nous vivons tous présentement.
Plus que jamais nous avons besoin de mieux savoir l'autre dont l'Évangile a fait une sorte de sacrement du Dieu autre qui nous sort d'une foi trop collée à nous-mêmes, trop ajustée à notre propre mesure. Jésus ne cessait de pointer l'autre, l'étranger, l'exclu, le différent comme tiers libérateur de tout ce qui fait tourner en rond, de ce qui ajoute de l'eau dans l'eau. Le Royaume qui nous tire en avant nous invite à sortir de nousmêmes, de certaines de nos évidences qui le sont de moins en moins, particulièrement pour les générations importantes dont l'éloignement de l'Église est bien connu.
Plus précisément, il sera question des adolescents dans cette première tranche de notre rapport de recherche, de leurs divers profils humains, religieux, chrétiens, de leurs résistances et de leurs ouvertures à une foi évangélique. Rappelons que celle-ci est capable de s'investir dans de nouveaux chemins de culture, d'espérance et d'engagement. Nous osons Parler d'une foi autre, d'une foi qui devient autre, si tant est qu'on prenne au sérieux l'Évangile Bonne Nouvelle, source sans cesse renouvelée pour de nouvelles soifs. Chaque époque a sa grâce, [17] chaque génération aussi. Cette grâce est à découvrir dans le clair-obscur des signes à discerner. Ce rapport en est un de discernement spirituel longuement travaillé, mûri, prié, confronté en Église. Ce n'est pas une pure étude psychologique ou sociologique. Il est habité par un souci pastoral de renouvellement non seulement de nos pratiques pastorales mais aussi des pratiques chrétiennes.
On nous a trop souvent dit durant cette longue écoute comment il n'était pas facile d'être chrétien aujourd'hui pour nous contenter de constats courts, de pensées molles, de recettes superficielles. Chaque visage de jeunes, et surtout chaque conscience nous ont plus d'une fois pris de court, désarçonnés et amenés à d'autres regards sur eux. Nous en sommes sortis autres, déjà transformés dans notre propre action pastorale et aussi dans notre façon d'être... croyants !
En accueillant leurs expériences, leurs mots pour le dire, leurs sensibilités particulières, leurs pratiques, leurs valeurs, leurs façons de penser, d'agir, de communiquer, leurs modes de relation et de regroupement, leurs horizons de vie, leurs rêves, leurs projets, nous avons compris comment il était nécessaire et précieux en évangélisation de savoir communiquer avec les mots de l'autre, avec ses façons propres de comprendre, de sentir les choses, y compris celles de la foi. Nous pensions que nous savions faire cela, que nous n'avions qu'à adapter notre propre langage et la proposition de l'Évangile. Nous nous sommes rendu compte de nos illusions. Nous étions sans cesse mis au défi par ce qu'ils nous révélaient. Eux qu'on appelle « distants » nous renvoyaient l'ascenseur : « C'est vous les distants. »
Parfois nos blessures se faisaient plus vives. Après des années d'initiation chrétienne tout au long de l'enfance, nous nous retrouvions devant des jeunes adolescents qui semblaient en avoir si peu retenu et même pas du tout, Rupture normale d'adolescent ? C'est trop facile de s'en remettre à ce court constat, comme nous le montrerons dans ce dossier.
Savons-nous bien identifier cette première rupture par rapport à la foi reçue ? Comment se traduit-elle, se vit-elle, se [18] comprend-elle, s'assume-t-elle ? Au départ, nous pensions savoir beaucoup de choses à partir de notre propre expérience.
Cette recherche auprès du tout venant, sur un terrain libre et gratuit qu'il a choisi lui-même, a permis l'expression d'un « quant à soi » intérieur que le jeune n'avait jamais exprimé à l'école, à l'église ou même à la maison. C'est là un immense continent noir dont le monde pastoral ne tient pas assez compte. Sa mise à jour a été décapante, libérante, éclairante pour nous et pour les jeunes eux-mêmes, heureux de pouvoir s'exprimer enfin en toute liberté.
Chaque entrevue en profondeur a été une véritable aventure passionnante de part et d'autre. Chaque entrevue porte une énorme richesse que nous n'avons pu épuiser même dans de longs travaux. d'analyse. Bien des choses qu'on ne trouve pas dans les livres ! Et quelles sources d'intelligence de la vie actuelle, de la conscience actuelle, de son itinéraire spirituel, de ses rapports étonnamment complexes avec l'héritage chrétien reçu !
Peu à peu nous nous sommes rendu compte de la profonde gestation intérieure, souterraine, invisible qui bouillonne depuis quelques années sous une surface de vie quasi toute sécularisée. Bouillons de culture, de conscience, de foi qui cherchent des voies d'expression, de communication, de fécondité, de nouvelle convivialité. « Je pensais pas que je pouvais partager ce bouillonnement-là qui n'arrivait pas à sortir de moi. » Commentaire typique, semblable à celui que nous entendions au sortir des entrevues individuelles et de groupe. « Comment ça se fait que c'est avec quelqu'un de la vieille Église que j'ai pu partager des choses que je n'arrivais pas à communiquer... avec personne ! »
Après ces trois années où nous avons repéré tant de problèmes, de critiques, de déficits, qui auraient pu nous décourager, tout au contraire nous en sortons avec de plus profondes raisons d'espérer, déjà inscrites dans le cheminement même de bien des entrevues. Celles-ci étaient marquées au début, et cela très souvent, par des critiques vives contre la religion, contre l’Église. Et voici qu'à notre grand étonnement, le ton changeait, [19] la parole se faisait plus positive, la confiance revenait et la personne avait le goût de dire son propre cheminement humain, spirituel, souvent en se rapportant à ce qu'elle avait retenu de positif dans son héritage religieux chrétien, à ce qu'elle était devenue, à ce qu'elle espérait de l'Église.
Un signe, parmi bien d'autres, qui nous fait penser que les problèmes les plus graves de la foi chrétienne, de l’Église, peuvent être vus paradoxalement comme des chances nouvelles, des grâces inattendues pour le christianisme de demain. Bientôt bien des gens d'ici auront à décider s'ils y tiennent oui ou non à leur foi de souche chrétienne, à leur Église. Après être passé d'une foi d'obligation à une foi plus libre, on pourra passer a une foi plus responsable. N'est-ce pas ça le cheminement de base d'une foi d'adulte ? Une femme nous disait en entrevue :
- C'est comme avec nos grands enfants tant qu'on est là, ils s'accotent sur nous, tout en marquant leurs distances intérieures, mais quand nous ne sommes plus là, ils ramassent notre expérience vécue ensemble, et ils font quelque chose de neuf avec ça [...] Pourquoi n'en serait-il pas de même avec l'Église qui sera de moins en moins la grosse structure imposante, écrasante ? [...] Quand elle sera à bout de ressources, de personnel, on se rendra compte qu'il y avait autre chose en elle qu'on ne voudra pas perdre et qui provoquera un sursaut [...] Moi c'est comme ça que je vois les choses... et vous ? hommes de peu de foi ! [...]
Voilà où nous en sommes au moment de vous livrer nos humbles trouvailles venues d'autres que nous. On reçoit toujours, d'un autre, la foi. C'est le pari que nous proposons, que nous voulons partager.
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Avant tout un dossier de travail
Ce dossier s'inscrit dans un processus de recherche-action qui appelle une poursuite du travail avec ceux qui s'intéressent au monde des adolescents, et particulièrement à leur itinéraire spirituel sur les enjeux les plus cruciaux. Nous livrons ici une première sélection des données recueillies dont le vaste matériau sera ressaisi par des études plus poussées dans le cadre de recherches de maîtrise et de doctorat. Nous offrons aussi un premier ensemble de clés de lecture et d'analyse, avec un certain nombre de problématiques et de propositions qui elles aussi invitent à d'autres apports que les nôtres.
Nous aurions souhaité une plus longue décantation des résultats de cette recherche. Mais il nous a semblé plus important de travailler dès maintenant avec des groupes d'intervenants et d'adolescents en nous servant de ce dossier comme un appoint. Celui-ci est en quelque sorte une première mise commune au centre de la table de réflexion et d'éventuelle concertation.
Voici une présentation plus fonctionnelle de ce dossier, de sa facture propre, de ses modes possibles d'emploi.
La démarche principale est une entrée progressive dans le drame humain, personnel et social, séculier et religieux des adolescents au rythme où ils nous l'ont révélé et aussi au rythme où nous l'avons reçu et analysé. Par exemple, la première partie présente trois profils de base articulés à trois passages que nous avons dégagés des entrevues elles-mêmes. Nous avons retenu pour chacun un cadre plutôt descriptif de lecture suivi d'extraits d'entrevues qui permettent aux lecteurs et aux utilisateurs de faire leur propre lecture, et aussi de ressaisir notre propre problématique, de la corriger, de la contester ou de l'enrichir, sans compter l'apport de nouvelles données d'observation et d'analyse par les différents utilisateurs du dossier qui eux aussi ont leurs propres expériences.
La deuxième partie invite à une exploration plus profonde de la situation dramatique des adolescents, modulée différemment selon deux angles d'approches : le profil séculier et le [21] profil religieux. Nous nous sommes rendu compte que les adolescents manifestent, bien sûr, un certain intérêt face aux croyances qui circulent. Mais leur expérience séculière nous révèle un tout autre son de cloche, à savoir une crise du croire en corrélation avec une crise d'altérité. Ils nous ont dit comment il était difficile de croire aux autres, en l'avenir, en la société. Le jeu mort-vie semble au centre de cette dramatique.
C'est avec cette clé de lecture que nous soumettons un ensemble d'outils de réflexion arrimés à un ensemble de propositions qui allient recherche et action. Encore ici on trouvera des extraits de nos données qui permettront aux utilisateurs de retourner au terrain des jeunes eux-mêmes pour en faire leur propre lecture.
Cette deuxième partie comporte aussi une saisie plus problématique de la troisième variable, celle des rapports des adolescents à la tradition chrétienne. Le révélateur principal qui s'est dégagé de nos analyses est le rapport intergénérationnel. Nous en avons fait deux lectures différentes qui ont comme objectif de susciter des débats à la fois plus rigoureux et plus réalistes sur l'échec de la communication de la foi chrétienne. Échec qu'on réduit trop souvent à des constats trop courts et à des explications par trop rapides.
La troisième partie insiste davantage sur la pédagogie, la pratique d'intervention et les pistes d'avenir. Mais encore ici, il nous est apparu nécessaire de rester très près des cheminements types d'adolescents en soulignant les ressemblances et les différences pour réunir les trois principaux modèles de la pratique éducative : transmission de savoir, apprentissage et démarche initiatique. Nous avons privilégié cette troisième pratique parce qu'elle s'est révélée le parent pauvre de l'intervention comme de l'itinéraire des adolescents aussi bien au plan séculier qu'au plan religieux, d'où notre présentation de deux expériences d'initiation qui invitent à l'exploration commune de nouveaux scénarios initiatiques.
On notera ici l'apport de nouvelles données plus complexes sur les différents types d'adolescents, ressaisies dans un cadre plus sophistiqué de compréhension. La facture de ce [22] dossier comme d'ailleurs le processus de recherche-action comportent ce va-et-vient nécessaire entre les bases empiriques et leurs problématisations successives, entre la logique de recherche et la logique d'intervention. Nous faisons le pari que le lecteur ou l'utilisateur lui-même vivra déjà ce mouvement dans la réception de ce dossier qui s'intitule : « Susciter la créativité communautaire ».Texte que nous avons conçu comme une simple entrée de jeu pour un échange d'expériences en la matière. Nous savons l'extrême diversité des expériences dans ce champ d'intervention. Ce que nous suggérons ici c'est le repérage des intentions profondes qui sous-tendent les diverses initiatives autour de l'engagement social, et en particulier les réponses tentées face aux difficultés nouvelles de l'inscription sociale de la foi.
On trouvera dans la conclusion de l'ensemble du dossier une ressaisie de cette piste importante d'intervention et surtout une proposition stratégique de concertation articulée au drame spirituel des adolescents et à ses urgentes et profondes requêtes de dénouement.
Ce dossier n'a rien de linéaire. Il présente des outils et documents de travail qu'on peut utiliser séparément et différemment à partir de divers lieux et lignes d'intérêt, de préoccupation ou d'intervention.
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