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Réenchanter la vie. Tome 3.
POUR UN NOUVEL HUMANISME
Avant-propos
En entreprenant cet ouvrage, je me disais que c'est peut-être le dernier de ma vie. Tous les précédents relevaient du souci des enjeux collectifs. Ce qui laissait peu de place à mon propre itinéraire singulier. Quel intérêt celui-ci pouvait-il avoir en regard de la vastitude de la grande histoire d'hier et d'aujourd'hui, et des innombrables histoires de vie de mes contemporains ? Avec cette conviction que j'ai reçu mille fois plus des autres que ce que j'ai pu leur apporter. Ce qui ajoutait à mon refus d'écrire mes propres mémoires.
Cette fois, le sujet que j'aborde se rattache à ce que j’ai de plus personnel dans ma vie et mes engagements. Je suis prêtre depuis cinquante ans. C'est avec cette identité socle que je me suis investi aussi bien dans mes tâches profanes que religieuses. De tous les statuts sociaux, le mien a été le plus dévalué dans ma société, jusqu'à devenir objet de suspicion et parfois de dérision. Un résidu de la Grande Noirceur, quoi ! Pour un intellectuel, au Québec, c'est peut-être la pire posture. Et pourtant, je ne me suis jamais perçu en ces termes, parce que j'avais la conviction de l'importance de l'intelligence religieuse de la condition humaine. Une intelligence parmi d'autres : historique, culturelle, politique, juridique, morale et bien sûr, philosophique et scientifique.
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J'avoue que cet ouvrage est marqué par une colère, celle que suscitent en moi tant de propos qui réduisent l'expérience religieuse à l'irrationalité la plus radicale, comme si on ignorait que des milliards d'êtres humains y trouvent une précieuse signification dans leur vie. Supprimer le langage de la foi et les médiations religieuses, c'est faire fi de plusieurs voies et voix d'accès à l'âme humaine, c'est rejeter bêtement d'immenses pans de l'histoire, de ses grands récits, et des oeuvres majeures que la religion a inspirées. Je pense ici au merveilleux chapitre sur Beethoven qu'a écrit Pierre Vadeboncoeur dans son ouvrage Essais sur la croyance et l'incroyance [1]. Comment réduire à un objet muséal ce qui demeure encore une foi brûlante qui chante et enchante nos âmes ? L’Occident laïque risque de s'assécher vite sans ses sources spirituelles historiques, qui sont loin d'être étrangères au rayonnement de ses valeurs les plus chères.
Heureusement, il existe encore aujourd'hui des penseurs, des créateurs, des témoins de ce patrimoine si riche. Éric-Emmanuel Schmitt en est un exemple on ne peut plus inspirant. Et que dire de ces huit cents ans de musique sacrée, souvent sublime, qui ont marqué notre propre civilisation. Mais il y a tant de discours actuels qui disqualifient et discréditent tout ce qu'il y a de religieux. Bien sûr, je respecte ceux qui n'ont aucune adhésion religieuse, mais je ne saurais blairer ce mépris de certains d'entre eux pour les esprits religieux, comme s'ils étaient totalement aliénés de leur humanité.
Comme chez plusieurs chrétiens, ma foi n'a cessé de donner de l'âme et de la profondeur à mes convictions, à mes tâches même les plus matérielles. Que d'autres que nous trouvent ailleurs des sources d'inspiration non religieuse, je le reconnais sans peine et avec respect. L’aveuglement et l'imposture [11] sont d'un autre ordre. Telle cette incroyable légèreté snobinarde antireligieuse à l'œil noir, à l'humour gluant, au préjugé de parade, avec les mêmes stéréotypes ignares de notre propre évolution et de nos apports à la société, fût-ce nos modestes contributions en générosité sociale dans divers milieux de vie. S'agit-il de sens critique, nous l'exerçons dans nos églises avec plus de liberté qu'on ne le dit.
Je vous entends si souvent rivaliser d'accusations rédhibitoires, et d'ironie. Et je pense à un critique de Michel Foucault qui disait de lui : « Il se veut le plus grand, le plus sublime accusateur de notre civilisation occidentale. »
Depuis un bon moment, ici au Québec, je constate l'absence de retour critique sur les conséquences de la rupture globale et abrupte de nos premières identités historiques. C'est même un tabou de se prêter à un tel examen que réclame l'honnêteté intellectuelle. Dans d'autres ouvrages, j'ai souligné certaines conséquences sociales et politiques de cette table rase, telles l'identité incertaine , l'indécision, la difficulté de s'inscrire dans le temps, la fuite dans une prétendue ouverture dite progressiste à n’importe quoi et la déprime devant les limites du pays réel. J'ai formulé cette hypothèse : à savoir la relation possible entre nos rapports à la société et nos rapports à la religion. Par exemple, la foi en nous-mêmes, en nos institutions, en notre avenir comme peuple. Cette crise d'espérance mine notre tonus moral.
Je n'ose parler ici de crise morale, parce que c'est là un autre tabou fort répandu face à cette requête d'examiner nos rapports au normatif ainsi que nos pratiques permissives sans l'intelligence du rôle de la limite dans l'humanisation et la socialisation de la conduite individuelle et collective. Une autre question interdite chez beaucoup de nos bien-pensants. À ce chapitre, je suis très étonné du silence de plusieurs psychiatres, psychologues et sociologues.
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Ces requêtes dont rien à voir avec un conservatisme borné, éculé ou régressif. Il s'agit plutôt de la viabilité critique et dynamique du vivre ensemble, de l'agir ensemble. Ce sont là des enjeux anthropologiques fondamentaux infra-religieux et infra-moraux qui concernent tout autant une société laïque. Comme chrétien, je suis à l'aise avec une laïcité intelligente, pertinente, cohérente avec les assises anthropologiques.
Historiquement, jusqu'au siècle des Lumières, et chez nous plus longtemps, les religions ont médiatisé ces couches profondes de l'âme et de la conscience humaine. Là où se logent des ressorts importants de foi, d'espérance, de transcendance, de convictions fermes et durables. C'est ce que rappelle Jean-Claude Guillebaud dans son ouvrage La force de conviction [2]. « Nul ne peut vivre sans croyance. Aucune société humaine ne peut se tenir debout sans une conviction minimale qui la maintienne debout. » Et Hans Jonas d'ajouter que ce n’est pas seulement du monde que nous nous méfions, ce n’est pas seulement des croyances des autres, c'est aussi de nous-mêmes. Il en va de la croyance un peu comme de la sexualité refoulée qui rebondit « sauvagement ». D'où ce retour de la crédulité, bien différent d'une véritable croyance éprouvée capable de critique d'elle-même et de ses limites.
Certes, nous croyons toujours, mais c'est à la carte, souvent au gré des modes passagères. Tout le contraire des croyances fondatrices de civilisations et de sauts qualitatifs d'humanisation. Max Weber disait que la politique est le goût de l'avenir. Quand le moi n'a ni avant ni après lui, il abolit d'abord la foi en l'avenir. Combien de situations existentielles d'aujourd'hui réclament un acte de foi ? Par exemple, mettre un enfant au monde devient plus qu'un acte de nature ou de raison, c'est souvent un acte de foi.
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Tout se joue entre l'avoir, le pouvoir et le savoir, mais qu'en est-il du croire ? Certes nous avons appris à ne plus lui laisser toute la place. Et ce fut un progrès. Mais de là à refuser la possibilité d'une croyance solide, fondée ouverte et non dogmatique, c'est là une tout autre affaire. On devrait s'inquiéter davantage du climat de dérision et de raillerie qui prévaut dans notre société médiatique. Comme éducateur, je m'interroge sur la portée mortifère de ce fond de désespérance et de désenchantement qui a même envahi notre propre champ culturel, pourtant si prometteur en créativité.
Mais on a peu évalué les effets encore souterrains des pseudo-célébrations de la téléréalité avec les larges complicités du public adulte. L’échangisme, pignon sur rue, juridiquement désanctionné par la Cour suprême, n’a pas pris en compte l'extension médiatique de ce phénomène social. Et dire qu'on se dit encore dans une société répressive à vue de mémoire de la Grande Noirceur. Pourtant nos ancêtres dits aliénés par la morale religieuse y verraient sans doute une dévaluation de la dignité humaine. Il y a des barbaries qui s'ignorent, surtout quand on réduit au moralisme des croyances qui nous élèvent en humanité et en dignité. Dans La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss a bien analysé cet aveuglement. Et Montaigne, lui aussi, a su bien discerner ce qui « bride le jugement de toutes parts ».
Mais bien au-delà de cette morale qui se veut sans croyance, il y a d'autres réductions de celle-ci. Le concept de « mauvaise foi » chez Jean-Paul Sartre s'applique à plusieurs formes de décroyance qui au nom de la biologie (l'homme neuronal), qui au nom de la psychologie (la névrose), qui au nom du libéralisme (l'exclusion des non-performants), qui au nom d'une nouvelle pression sociale (celle de se déclarer incroyant), qui au nom de l'incertitude érigée en nihilisme (ultime désarroi d'une certaine modernité sur le terrain de la croyance).
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La croyance aveugle
Mais on me dira, avec raison, qu’il y a aussi des croyances aveugles, aliénantes, enfermantes. Et pas seulement dans l'univers de la religiosité superstitieuse et crédule. La religion est un vaste champ humain qui se prête au dogmatisme étouffant jusqu'au fond des consciences. Il faut se méfier des croyances sans vis-à-vis éthique et philosophique. À ce chapitre, les croyances non religieuses comme celles des idéologies laïques totalitaires n'ont rien à envier au dogmatisme religieux. Toutes deux refusent le doute, le questionnement, l'examen critique. Au début de ce troisième millénaire, l'amalgame de la politique et de la religion chez les fondamentalistes de tout crin, outre sa réémergence inattendue et son expansion arborescente, suscite une décrédibilisation, peut-être sans précédent, du religieux. Au point que bien des contemporains veulent évacuer celui-ci de tout l'espace public, pour le refouler dans les marges de la vie privée. Jean-Claude Guillebaud, déjà cité, étend le phénomène à la crise des croyances collectives avec le risque de sombrer dans l'anomie. On se rappellera ici que le mot « anomie », du grec anomia, désigne la disparition des valeurs communes. Pensons aux débats actuels autour des revendications particularistes au nom du multiculturalisme et du pluralisme religieux, qui rendent problématique la constitution d'un monde commun. Celui-ci n’est-il pas une requête d'une société viable, et encore plus d'une véritable démocratie ? Comment contrer ces déraisons ? se demande Guillebaud. Sûrement pas par un relativisme capitulard. Il faut des convictions communes fortes, raisonnables, et de profondeur morale et spirituelle. À ce chapitre, Castoriadis s'inquiète du « délabrement » de l'Occident et du refus de le reconnaître comme tel. Celui-ci aurait bien besoin de ses sources historiques culturelles, morales et spirituelles pour se redonner une robuste résilience face aux nouveaux défis d'aujourd'hui. Il [15] doit bien y avoir une part de vérité dans ces propos de Guillebaud qui ne concernent pas seulement l’Europe :
Les économies européennes ne souffrent pas seulement du coût comparativement trop élevé de leurs productions. Elles paient déjà au prix fort les conséquences de ce qu'on pourrait appeler leur démoralisation, qui est elle-même un pur produit de l'anomie générale. Une société qui collectivement « ne croit plus » perd ipso facto toute foi en elle-même. Une société dont le cynisme et le quant-à-soi généralisés démonétisent les institutions, à commencer par l'État, n'est plus capable de rassembler l'énergie requise pour faire face. Quand les croyances communes les plus élémentaires font défaut, manque aussi la capacité de se mobiliser autour d'un projet politique, industriel, scientifique ou éducatif [3].
Ici aussi, au Québec
Quand je lis ce diagnostic, je pense aux nombreux projets collectifs récents au Québec qui ont avorté. La liste est longue et lourde de conséquences. On n’ose en faire le bilan et l’évaluer lucidement et franchement. Il y a derrière ces échecs le drame de la brisure de profonds ressorts, dont la perte de foi en nous-mêmes, en notre société et en nos institutions n’est pas le moindre. Les faux-fuyants sont nombreux pour éviter pareille prise en compte.
Dans une culture narcissique, on cultive une image de soi et de son monde qui masque ses propres limites. Il en est ainsi de sa projection dans la perception de la société. J'ai déjà évoqué l'alternance de l'exaltation de soi et de la déprime devant ses propres limites individuelles ; de même dans notre société : de l'autoproclamation du progressisme le plus avancé de notre société au découragement devant les déficits de notre société. Cet examen est insupportable. D'aucuns y voient un pessimisme stérile, d'autres, un comportement d'« éteignoir » [16] détestable. Ce refus s'accompagne de stéréotypes critiques : nostalgie du passé, conservatisme, moralisme, spiritualisme. Mais d'où vient donc cette crise souterraine de foi en nous-mêmes ? N'a-t-elle pas des effets délétères et paralysants aussi bien en politique que dans le fond des consciences ? Qu'en est-il de notre tonus moral, au sens premier du terme, a savoir la capacité de se donner des convictions robustes, constructives et durables ?
Le premier spirituel se loge dans cette profondeur de notre humanité. Je ne connais pas grand-chose qui puisse remplacer la force d'âme. Le culte d'un beau corps robuste n’a pas de correspondant dans la psyché et l'âme. Plutôt le mou, le facile, la recette, le prêt-à-porter, la mode à suivre, le divertissant, le zapping, l'horoscope du jour, le tourisme comme supplément d'âme, le décrochage ennobli en « lâcher prise », le studio de massage. On ne compte plus ces fuites et dérives émollientes quotidiennes qui minent le tonus nécessaire pour affronter les inévitables luttes de la vie et les requêtes d'engagements durables. Du coup, l'enjeu humain de la foi, comme moteur de motivation déterminante et de dépassement, reprend toute son importance au plan collectif comme au plan individuel. Cette conviction s'enracine dans toute l'histoire de l'humanité et de ses sauts qualitatifs libérateurs et civilisateurs. Ce qui a fait dire à plusieurs historiens comme Mircea Eliade, Baubérot et Delumeau que c'est dans la foi que l'être humain prend position à l'égard de l'ensemble de la réalité. Ce qui dépasse les savoirs et les croyances avec leurs particularités. Y aurait-il là une référence critique pour qualifier la crise de nos indécisions, de nos difficultés à « prendre position »d'une façon déterminée et déterminante ? Y aurait-il là aussi une conséquence du type de rupture historique que nous avons faite dans notre parcours récent ? À tort ou à raison, je pense que c'est là une hypothèse qui mérite d'être examinée. À ce que je sache, on ne s'est pas prêté à un tel questionnement. [17] Et je soupçonne que c'est même un de nos tabous reliés à notre dichotomie : désenchantement du passé et du présent, et progressisme vécu artificiellement comme une promesse de lendemains qui chantent. On ne peut prendre position fermement sur ce balancement entre illusion et désillusion. Charles Taylor n'a pas tort d'écrire ceci :
Le risque interne (à nos sociétés) ne réside pas tant dans un contrôle despotique que dans la fragmentation, c'est-à-dire l'inaptitude de plus en plus grande chez des gens à former un projet commun et à le mettre à exécution [...] Cette fragmentation naît en partie de l'amoindrissement des liens de sympathie, et elle se nourrit en partie d’elle-même à cause de l'échec démocratique : plus l'électorat se fragmente, plus il transfère son énergie politique à des groupes minoritaires, et moins il est possible de mobiliser des majorités démocratiques autour de politiques et de programmes communs [4].
À défaut de quoi, « le citoyen de nos pays est devant une alternative : soit il rêve à une autonomie individuelle intégrale (Je ne crois qu'en moi-même), soit il se met en quête d'une microcommunauté de remplacement. Celle-ci peut être ethnique, religieuse, sexuelle, régionaliste ou autre [...] Les enfermements identitaires deviennent alors quasi paranoïaques, et d'autant plus dangereux. Lorsqu'une foi particulière est vécue comme une identité refuge, elle tend à se durcir en se clôturant. Alors le besoin de croire débouche sur une mutation régressive de la croyance elle-même. Plus l'identité est circonscrite ou minoritaire, plus elle tend à l'intolérance [5] ».
Dans un tel contexte, la laïcité démocratique peut être libératrice de ces croyances étrangères les unes aux autres qui débouchent paradoxalement sur une décroyance globale. Cela ne se joue pas seulement au plan religieux, comme on vient [18] de le voir. On ne possède pas la vérité, on a besoin de la vérité des autres. Levinas l'a montré bellement.
Mais l'univers laïque, lui aussi, peut être mystificateur. Pensons aux idéologies totalitaires vécues comme des religions séculières on ne peut plus contraignantes qui abolissent toutes les médiations de la société civile. Dans nos sociétés sécularisées « ouvertes », d'étonnants glissements se produisent. Pierre Legendre a bien analysé une tendance du juridisme contemporain à remplacer la croyance et la morale par le droit. Combien jouent leur droit comme un deus ex machina ? Même des jugements de cour sont purs décalques des mœurs ambiantes sans distance anthropologique, philosophique, éthique ou autre. Plus largement, le recours intempestif et magique au Droit et aux droits remplace trop souvent l'atonie des croyances fondatrices des valeurs éprouvées de notre civilisation. Ici d'autres glissements de pente savonneuse se produisent quand on ramène cette critique à un conservatisme borné ou même répressif. Et cela sans se rendre compte de la confusion mentale et sociale qui se répand dans la population. C'est ainsi qu'on bivouaque dans le flou des opinions du moment.
Face à ce flou des repères, des références dans le champ des pratiques et même dans l'utilisation de la Constitution et de la Charte des droits, des esprits laïques commencent à s'interroger sur l'absence de transcendance collective. « Une forme de sacré nous serait-elle nécessaire pour vivre ensemble ? » Chez de nombreux contemporains, déjà leur priorisation de la valeur du respect recèle peut-être un appel au sacré. « Ça, c'est sacré, je respecte cela radicalement. » Prise de conscience, ici, de ce que les Grecs appelaient l'hubris, la démesure, l'absence de limites. J'ai déjà évoqué plus haut cette nouvelle conscience critique prometteuse. L‘anthropologie nous a déjà appris les rôles fondateur, libérateur et civilisateur de l’interdit dans la constitution de la société humaine. L’interdit avait un sens [19] sacral, un sens moral et un sens social qui se complétaient et se limitaient mutuellement. Cette économie de base de notre humanisation tout au long de l'histoire n'est-elle pas sapée par une permissivité tous azimuts ? Un tel propos révulse les gens qui ont congédié cette mémoire du savoir anthropologique. Congédiement même chez beaucoup d'instruits d'aujourd'hui qui laissent en plan les nouveaux possibles de réappropriations, de réinterprétations et de dépassements judicieux de cet héritage souvent relié à la conscience religieuse. À ce chapitre, les esprits laïques et les esprits religieux peuvent chercher ensemble. Reste à savoir si, ici au Québec, on peut s'ouvrir à cette aventure qui s'amorce dans d'autres sociétés occidentales. « Cette volonté de faire route ensemble », selon l'expression heureuse de Paul Ricoeur.
Une nouvelle donne ?
On ne peut faire route ensemble si les croyants minorisés se réfugient dans leur bulle religieuse privée et individuelle, et si les incroyants portent leur option comme un drapeau triomphant et nous traitent comme des « insignifiants ». Une attitude qui n'est que l'envers de ce qui est le plus haïssable dans l'héritage religieux de notre chrétienté cléricale. Chassez l'histoire sans discernement et elle revient au galop. Rien n'est plus automystificateur que le dogmatisme souterrain d‘un esprit qui se dit ouvert et progressiste, absolument sûr de sa vérité. Il n’y a pas de dialogue possible quand on établit sa vérité sans reconnaître la vérité de l'autre. Dans mon itinéraire, j’en suis venu a penser que la posture de mes vis-à-vis agnostiques peut être aussi plausible que la mienne. J'y reviendrai dans un chapitre subséquent.
Les débats autour du « choc des civilisations » sont trop vite clos, surtout quand il s'agit des rapports entre laïcité et religion. On ne peut les réduire à des considérations politiques, si [20] importantes soient-elles. Il y a là des profondeurs historiques, culturelles, morales et spirituelles indéniables qui fondent des postures fondamentales. Postures qu'on ne peut confondre avec le spectre du fondamentalisme religieux intégriste, d'une part et, d'autre part, avec cet autre spectre d'un laïcisme antireligieux, crypto-dogmatique et sans âme. Cet affrontement est sans issue dans le contexte géopolitique actuel. Les sociétés sacrales ont à s'ouvrir à la laïcité, et les sociétés laïques ne doivent pas refouler dans la sphère intime, privée et individuelle le phénomène religieux historique, social, culturel et politique. Il faut le redire : la façon la plus radicale de paver le chemin au sectarisme, c'est de refuser au « religieux » une place dans l'espace, public. Ce début du troisième millénaire n'est-il pas marqué massivement par l'explosion inattendue du phénomène religieux ? Ne pas la reconnaître comme telle, c'est s'aveugler. L'absence d'intelligence religieuse grève les autres intelligences d'un déficit, à savoir la prise en compte, la compréhension et la critique bien fondée de cette part importante du réel historique dans le long cheminement de l'humanité. On ne peut penser le présent sans ce fond de scène religieux de l'histoire humaine. Ce ne sont pas les débats ponctuels entre la « liberté £expression » et le « respect » qui à eux seuls peuvent éclairer cette nouvelle donne, pourtant prévisible à vue d'histoire. Combien de guerres insensées ont été déclenchées avec ce genre d'aveuglement ! Ladite modernité occidentale, depuis le siècle des Lumières, a trop fait fi de ce profond humus de l'âme humaine médiatisée par la conscience et l'expérience religieuse. C'est ce que nous rappellerons dans les prochains chapitres.
Dans son ouvrage La force de conviction, J.-C, Guillebaud dit que la religion, notre grand inconscient collectif, est aussi porteuse d'un savoir anthropologique qui attend d'être déchiffré... d'une mémoire commune... d'un croire commun nécessaire pour nourrir l'éthique aussi bien que la politique... [21] Loin d'être vécue comme un marqueur identitaire figé, cette croyance commune s'éprouve et se construit dans le mouvement. Faire route ensemble, ce n’est pas aller n’importe où, avec le laxisme du tout est permis... Pour contenir l'hubris, la démesure et les pulsions destructives qui bouillonnent dans l'inconscient de toute communauté humaine, ou encore la tyrannie qu’elle vienne du dehors ou du dedans, il faut une forte croyance partagée (qui est plus que des raisons communes). Purger une société humaine de toute trace du sacré collectif, c'est fragiliser son existence [6].
Dans l'esprit de l'auteur, le sacré marque des limites à respecter radicalement pour un vivre ensemble viable, et en même temps le sacré donne profondeur et élan à des croyances communes façonnées patiemment dans la délibération démocratique incessante, sans doxa imposée à cette liberté.
Avec une grande finesse d'analyse, Guillebaud souligne le paradoxe de nos sociétés à la fois permissives et répressives, anomiques et pénalisantes, libertaires et contrôleuses, sceptiques et crédules. Ce balancement d'un extrême à l'autre n’aide pas à des politiques sensées de la gouvernance et à des pratiques de vie et de citoyenneté cohérentes et responsables. Ceux qui célèbrent ces paradoxes comme une conquête postmoderne, posthistorique, postreligieuse et posthumaniste ne peuvent expliquer et encore moins surmonter le désarroi de plusieurs contemporains. Et le pourquoi de ce qu'on a appelé la « société thérapeutique ».
Une espérance dynamique et féconde requiert un sol plus solide, un tonus moral plus robuste, une force d'âme plus coriace, une inscription plus patiente dans la durée. Même des jeunes, au milieu de nous, nous disent qu'« on ne va pas loin sans foi ». J'en ai entendus qui nous reprochaient de ne leur avoir pas transmis ce langage de l'âme des patrimoines [22] historiques religieux. Je cite ici de mémoire l'anthropologue Malinowski qui disait : « Est-ce que nous, anthropologues, ne transmettons que la carcasse morte de ce qui fut une brûlante humanité encore vivante dans l'âme de tant de nos contemporains ? »
L’opposition simpliste entre tradition et modernité ramène la première à un dépôt figé, fossilisé, alors qu'elle est une source de constant renouvellement. Tradition, transmission et transformation ont en quelque sorte la même origine étymologique. L’évacuation de la tradition amène la crise de la transmission. L’amnésie religieuse, bien au-delà de son erre, est révélatrice d'une rupture générationnelle dont on refuse de prendre la mesure et les effets négatifs. « Personne ne transmet rien à personne », disait-on, il y a à peine quarante ans. Nous payons cher cette utopie. L’expérience religieuse historique nous a pourtant montré la riche et dynamique virtualité de la transmission. Celle-ci transforme ce qu'elle transmet, suscite le requestionnement, appelle la réinterprétation, ouvre de nouveaux horizons de sens. Ce que l'idéologie du vécu, du présent immédiat ne peut faire à cause de l'absence de distance sur elle-même. La foi et le doute, comme la culture et la science, ont besoin de la distance qu'offre la trame historique de leurs propres évolution, tradition et transmission. C'est l'ABC de l'éducation. C'est par là qu'elle devient « mise au monde », aventure, voyage intérieur, instituant d'un monde commun partagé, idéal à croire et certitude à critiquer. On juge, entre autres choses, d'une laïcité ou d'une religion par leur façon d'éduquer et par ce qu'elles transmettent aux nouvelles générations.
Retour critique
Paradoxalement, comme chrétien, j'ai parfois les mêmes réactions qu'ont certains esprits laïques effarés par un monde [23] saturé de religion et je dirais la même chose de ma propre société truffée de crédulités qui tiennent de ce qu'il y a de plus primitif et régressif dans la religion. Par exemple, l'astrologie, l'ésotérisme, la « voyance », les extraterrestres, Nostradamus, la pensée magique, et quoi encore ! Autant de postures qui gomment ou oblitèrent le fait que la vie humaine est une question sans solution immédiate [7], et le chrétien lucide se doit de reconnaître que rien n'est donné de manière exhaustive et définitive dans sa foi. Même les plus grands saints ont vécu cette épreuve. Pour croire, il faut faire un pari, il faut se décider, engager sa liberté, prendre un risque. La foi n'explique pas tout ni sur l'homme, ni sur le monde, ni sur Dieu. Elle ne donne pas la certitude de tout savoir et de tout bien faire. Si c'est le cas, elle empêche la vérité de circuler ou de reconnaître celle des autres. C'est la forme la plus mystifiée et mystifiante du fondamentalisme ou de l'intégrisme.
Au risque d'anticiper quelque peu, je veux souligner ici un passage récent de la pensée chrétienne si bien exprimé par le théologien Claude Geffré. À savoir le passage d'une pensée dogmatique à une pensée herméneutique (constamment interprétative et réinterprétative), pourtant déjà présent dans la Bible et les Évangiles. Les définitions dogmatiques doivent être réinterprétées à la lumière de notre lecture moderne de l'Écriture Sainte et en fonction de notre expérience humaine et ecclésiale actuelle. Notre situation historique particulière est en effet un élément constitutif de notre compréhension du message chrétien. Les Églises locales sont enracinées dans des expériences historiques, culturelles et sociopolitiques irréductibles [8].
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Il y a bien des contentieux entre l'Église romaine et le monde moderne que le magistère aurait pu lever. Il l'a fait un moment au concile Vatican II. Mais le verrou s'est refermé par la suite. J'y reviendrai dans la deuxième partie.
[1] Pierre Vadeboncœur, Essais sur la croyance et l'incroyance, Montréal, Bellarmin, 2005.
[2] Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction, Paris, Seuil, 2005.
[3] Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 288-289.
[4] Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Cerf, p. 118-119.
[5] Jean-Claude Guillebaud, op. cit., p. 290-29 . Voir aussi Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Le livre de poche, 2001.
[6] Cf. Guillebaud, op. cit., p. 305-308.
[7] Bernard Pottier, « L’agnosticisme, choix évident pour l'homme contemporain », dans Nouvelle Revue théologique, Bruxelles, mars 2007, p. 4-5.
[8] Claude Geffré, « Pluralités des théologie s et unité de la foi », dans Initiation à la pratique de la théologie, introduction, Paris, Cerf, 1982, p. 135, 136 et 139.
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