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Société laïque et christianisme
Avant-propos
Mon pari de base
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Un constat méconnu
Société laïque et christianisme. Ce titre marque déjà mon souci de partir du pays réel. Nous sommes d'abord des êtres au monde. Nous vivons dans une société laïque bien différente de la société sacrale d'hier où presque tout était religieux : les institutions, l'organisation sociale, la philosophie de la vie, la morale, et quoi d'autre ! La modernité, chez nous, s'est déployée sous le signe d'un nouveau projet de société d'esprit laïque. Bien sûr, cela ne s'est pas fait du jour au lendemain. Ce projet est encore en construction.
Mais c'est notre nouvelle réalité historique.
Au meilleur de l'esprit laïque, bien au-delà de la neutralité de l'État, il y a cette conviction de la primauté de l'être humain qui vaut par lui-même et pour lui-même. Une primauté qui transcende les identités particulières ethniques, religieuses et idéologiques, sans pour cela les exclure. Certes, ce n'est pas toujours le cas. Il arrive que la laïcité se fasse idéologie qui exclut tout ce qui ne relève pas d'elle-même, au point de nier le principe capital de la différenciation avec ses diverses richesses culturelles et spirituelles, y compris le socle historique de notre société. Des débats récents en témoignent. D'aucuns mettent en procès un multiculturalisme qui noie le socle historique précité.
Mais ces travers ne doivent pas laminer les rôles civilisateurs, sociétaires, rassembleurs et constitutifs d'appartenance à une même communauté humaine de base. Ce qui marque un saut qualitatif dans l'histoire qui a été si souvent déchirée par les guerres d'identités, de domination et d'asservissement des autres.
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Oui, l'esprit laïque peut être porteur de profondeur morale et spirituelle aussi nécessaire que précieuse.
Qu'est-ce à dire pour nous, dans notre propre société ? La condition laïque est notre nouvelle réalité historique. Nos identités premières ne sont plus religieuses. La majorité d'entre nous ne se définit plus comme « canadiens-français catholiques », même si cet héritage est moins mort qu'on ne le dit.
Mais pour ceux d'entre nous qui sont chrétiens, comme moi, la situation est inversée. Ils ont à faire leur place dans la société avec une Église qui ne la définit plus, et à repenser leur foi. Il en va donc beaucoup plus que de leur passage de majorité à minorité. Comme citoyens et travailleurs, nous sommes quotidiennement au coude à coude dans les institutions qui fonctionnent sans religion, peu importe la diversité des postures religieuses.
Le terrain commun est d'un autre ordre. Dans les débats récents, des esprits religieux qui revendiquent des « accommodements dits raisonnables » ignorent ce substrat laïque concret et pratique qui est devenu le tissu de base de la vie collective.
Je vis dans un milieu touristique. J'habite près d'un lac. Dans mon entourage, il y a des franco-québécois, des Irlandais, une famille juive, une famille bolivienne, une autre haïtienne, etc. Nos styles de vie se ressemblent. Ce qui nous permet une convivialité qui n'a pas grand chose à voir avec nos diverses postures religieuses ou non religieuses.
Bref, une laïcité au quotidien, bien avant les débats sur l'interculturel versus le multiculturalisme et sa menace de ghettoïsation. Il en va de même de nos débats entre identité et altérité. Non pas qu'ils n'aient pas de pertinence ni d'ancrage dans la vie réelle. Mais, il faut le redire, il y a un quotidien de styles de vie, d'objets de consommation, d'échanges de service, de solidarités écologiques qui constituent un socle commun.
Ce n'est ni une utopie, ni une idéologie ou un quelconque jovialisme.
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Si avec raison, d'aucuns soulignent les difficultés de se donner des assises, des valeurs, des raisons communes, d'autres semblent ignorer qu'on est loin du ground zéro à ce chapitre.
Voilà autant de données du pays réel qui, dans le choix du titre, m'ont amené à mettre d'abord de l'avant la société laïque. En mettant le christianisme en second, je ne veux en rien minimiser son importance. Je vais l'aborder sous un mode personnel, comme le permet « l'essai ».
Note personnelle
Un essai est toujours marqué par une parole singulière de l'auteur.
Parvenu à la dernière étape de ma vie, j'ai le souci de décanter l'essentiel des multiples expériences et engagements que j'ai vécus. Bien sûr, il sera question, dans cet ouvrage, de l'évolution historique de la société d'ici, du passage de la chrétienté traditionnelle à la société moderne laïque, dont j'ai été partie prenante, comme ce fut le cas dans les décennies qui ont suivi et de mon souci de l'avenir au travers des enjeux cruciaux d'aujourd'hui.
Tout au long de mes engagements dans plusieurs chantiers sociaux et religieux, j'ai maintenu vivace une posture dont je veux faire état.
Comprendre est une démarche spécifique à l'être humain. Comprendre a été ma passion la plus heureuse. On peut lui appliquer cette pensée très juste du philosophe Alain : « On se lasse de tout, mais pas de toujours apprendre ».
Cela vaut pour la foi qui a été au centre de ma vie. Comme disait saint Augustin : « mieux comprendre pour mieux croire et mieux croire pour mieux comprendre ». Je viens de parents qui ont sans cesse plaidé à la fois pour la capacité de bien juger des choses de la vie et pour une foi intelligente. Ma mère disait : « Quand on est en prise sur le sens de ce qu'on vit, de ce qu'on [12] fait, de ce qu'on croit, on est beaucoup plus en mesure d'affronter les difficultés de parcours et d'aller au bout de ce qu'on entreprend ». C'est à cause de cela que je n'ai jamais blairé la posture anti-intellectuelle, hélas encore trop répandue. Sur toutes les ondes, on fait de l'émotion le quasi critère unique d'appréciation de tout. On pourrait souhaiter qu'on accorde autant d'importance à l'intelligibilité.
Certes, il y a plusieurs types d'intelligence. L'intelligence scientifique, ou philosophique, ou juridique, ou éthique. Dans mes derniers ouvrages, j'ai rappelé qu'il y a aussi une intelligence religieuse qui passe par l'intelligence symbolique. Dans ce nouvel ouvrage sur les rapports entre société laïque et christianisme, je vais évoquer le rôle culturel inestimable du christianisme dans les œuvres et les ouvrages les plus remarquables de la civilisation et de l'histoire occidentale. Comment quelqu'un peut-il reconnaître l'inspiration chrétienne religieuse de ces trésors, et en même temps affirmer que l'expérience religieuse tient d'une irrationalité absurde ? Comment ne pas s'inquiéter de la non transmission de cette compréhension religieuse des œuvres de notre civilisation, de l'inculture qui en découle, et du refus d'accorder le moindre sens aux croyances chrétiennes et à leurs valeurs d'une profonde humanité ?
Des esprits laïques s'inquiètent eux-mêmes des dérives actuelles de la croyance vers la crédulité. N'est-ce pas là un phénomène massif de régression des plus primaires et contestables de la religiosité ?
J'ai ici en mémoire cette remarque de l'historien Beauberot : « Au moment où l'on est passé de la société sacrale à la société laïque, au dix-neuvième siècle, des esprits laïques ont dit : "S'ils ne sont pas croyants dans une tradition éprouvée et critique d'elle-même, ils seront crédules et de piètres citoyens" ». Dans cette foulée, et avec humour, le philosophe athée Umberto Eco disait à son tour : « Aujourd'hui, beaucoup de gens qui se vantent de croire en rien, sont prêts à croire en n'importe quoi ». Étonnante dérive de la société laïque vers une posture de crédulité [13] fort répandue. Je préfère ma foi chrétienne qui s'est prêtée souvent à une critique d'elle-même. Cet ouvrage en témoignera, car il est aussi un essai critique sur la pensée chrétienne.
Un essai critique
Le qualificatif critique est important plus que jamais peut-être. Je pense que le christianisme actuel est engagé dans de profondes réinterprétations de lui-même, jusque dans ses sources premières. Durant une grande partie de son histoire, il a été pensé et vécu dans des sociétés et des cultures sacrales. Ce n'est plus le cas, surtout dans l'Occident du Nord. Or, le sacré se prête à des certitudes absolues et non critiques. Nous en savons quelque chose de par notre mémoire encore vivace de l'héritage de chrétienté où tout était religieux, pour ne pas dire sacralisé. D'où le désarroi de plusieurs chrétiens lorsque même la croyance en Dieu a cessé d'être une évidence. Il leur a fallu bien du temps pour comprendre que cette épreuve a pu faire redécouvrir que la foi chrétienne est libre, que Dieu nous a créés des êtres libres au point d'accepter la possibilité qu'ils se détournent de lui. Comme il est difficile à certains d'accepter que le christianisme ne soit qu'une parole parmi d'autres dans une société de plus en plus pluraliste, avec de multiples postures religieuses et non religieuses ! À cela s'ajoute la conscience blessée de voir les leurs quitter massivement l'Église.
Cette rupture a été, au Québec, globale et rapide comme nulle part ailleurs. Le procès de l'Église locale n'a cessé depuis plus de cinquante ans, même chez nombre de pratiquants qui ont le sentiment que l'Église catholique ajoute elle-même des raisons de la rejeter. Ce n'est pas là une vue de l'esprit ni une expression d'idéologie antireligieuse, anticléricale ou autre. Je pense aux refus de Rome au chapitre du statut des femmes dans l'Église, de la planification des naissances, de la célébration communautaire du pardon. La liste des contentieux est longue non [14] seulement pour les ennemis de l'Église, mais aussi pour ses membres les plus fidèles ! Comme pasteur de paroisse, je le constate quotidiennement. Mais comme eux, je tiens à rester, à œuvrer et à servir l'Église qui est ma famille spirituelle.
Je veux être clair là-dessus. L'Église catholique ne se réduit pas au modèle historique qui n'a cessé de s'imposer depuis le concile de Trente (XVIe siècle). Le concile Vatican II a donné beaucoup d'espoir aux chrétiens de ma génération. Malgré cette brèche, l'Église semble en être toujours au même modèle du concile de Trente. Il y a de quoi être exaspéré ! Dans un des chapitres de cet ouvrage, je ne me contente pas d'y faire écho, mais j'essaie de comprendre pourquoi et comment on en est là, particulièrement en relation avec Rome qui fait les choux gras des médias. Cela n'est pas sans retentir dans les rapports à l'intérieur de l'Église et sur la mise à plat de la crédibilité des chrétiens. Un de mes paroissiens me disait : « On est de moins en moins croyables, et ça n'a rien à voir avec les scandales de l'Évangile qui nous tient tant à cœur, et qui nous incite à persévérer dans l'Église. C'est elle qui nous a transmis le trésor de la foi chrétienne et d'un Dieu d'amour, de justice et de paix ».
Moi aussi, comme lui, je suis profondément attaché à l'Église de Jésus Christ. C'est pour ça que je la critique, à mon corps défendant, dans ses travers qui la décrédibilisent, me rappelant que Jésus de Nazareth a fortement critiqué la religion de son temps. Oui, une critique judicieuse peut être libérante et féconde.
L'inestimable rôle de l'interprétation
La fonction critique telle qu'exercée dans cet ouvrage renvoie à la pratique de l'interprétation. Quand cette démarche est réservée aux clercs, on empêche les laïques d'accéder à une foi adulte et d'adulte. Bible et Évangile sont, entre autres choses, des [15] interprétations qui appellent l'interprétation des croyants. Il n'y a pas de foi sans interprétation. Même le credo se décline en Je. En christianisme, ce Je est l'être humain comme sujet libre, responsable, interprète, acteur et décideur auquel Dieu offre gratuitement son Alliance, alliance qui en appelle à la décision et à l'interprétation du croyant. Le credo qui est défini comme symbole de foi, marque déjà la pluralité des interprétations, si tant est qu'on ait compris que le symbole ouvre sur plusieurs sens, plusieurs façons de croire, plusieurs chemins spirituels, ce qu'en contradiction avec les diverses sources chrétiennes méconnaissent le dogmatisme et le moralisme. En effet la Bible est constituée de plusieurs traditions, l'Évangile, de plusieurs versions. Toute tentative de les enfermer dans un seul moule ne peut que les assécher.
Je me souviens de ma participation au synode sur l'Évangélisation en 1974. Les épiscopats des cinq continents avaient présenté, au départ, chacun une vision de la situation du christianisme. Ces cinq dossiers étaient d'une richesse remarquable. Tout le contraire de la pensée unique. L'Europe face à l'athéisme, l'Afrique à l'inculturation, l'Asie aux religions multimillénaires, l'Amérique du Sud avec ses communautés de base et sa théologie de la libération et l'Amérique du Nord et les enjeux de justice sociale. Cinq visions chrétiennes marquées par la diversité de leurs propres ancrages historiques et culturels, et leurs défis particuliers. Je retrouvais à la fois le pluralisme de la pensée chrétienne et l'universalisme du concile Vatican IL À vue d'histoire, je me disais que l'Église catholique n'a jamais été aussi vivante que dans les périodes où elle était conjuguée au pluriel avec d'inévitables débats de fond. Même le credo de Nicée n'a-t-il pas été constitué avec les différentes confessions de foi du temps ? Et que dire de la dualité de regard chez les Pères grecques et les Pères latins ! Pensons aux deux théologies de la Trinité fort différentes chez saint Basile et saint Augustin.
Toujours est-il qu'au synode précité, j'ai été témoin d'une réduction au même moule de pensée à mesure qu'il avançait. Uniformité de doctrine, même centralisme romain, unanimisme de posture, interdit de débats véritables, universalisme plat, [16] orthodoxie tatillonne, et quoi encore de la même eau. Le rapport final comportait tous ces poncifs navrants. Heureusement, le Pape Paul VI s'est dépris de ce carcan en écrivant un texte remarquable qui faisait vraiment écho au riche pluralisme de départ du synode. Mais après lui, ce fut la grande entreprise de restauration de l'orthodoxie tridentine, encore aussi vivace aujourd'hui.
Une Église autre en gestation
Mais nous verrons dans la suite de cet ouvrage qu'une Église autre est en gestation avec une pensée chrétienne aussi riche que diversifiée. Ce renouvellement pourrait bien être apte à favoriser des apports qualitatifs du christianisme dans la foulée d'un monde autre en émergence. Le paradoxe de cette nouvelle dynamique tient à ce qu'on revisite aussi bien les sources venant du passé que le courant prophétique qui inspire le présent et l'avenir. Avec cette conviction que l'Église ne peut s'enfermer dans la logique de sa propre survie, qui peut la réduire à une secte, hors du pays réel contemporain. Je pense à la Pentecôte qui a fait sauter les portes fermées du Cénacle.
Certes, je ne veux pas qu'on revienne vers le triomphalisme de la chrétienté d'hier et celui de la papauté des dernières décennies. Mais plutôt, une Église qui se rapprocherait de la modestie de Jésus de Nazareth et de son Évangile. Une parole au milieu d'autres paroles. Un ferment, une semence qui germera à son heure, qui n'est pas la nôtre. Un peu comme la Résurrection inattendue après l'échec et la mort de l'envoyé de Dieu.
Une parole neuve
Il reste donc aux chrétiens de relever ce défi majeur d'une parole croyante neuve, comme les y invite le nouveau contexte séculier et laïque de notre société, et plus largement du nouveau monde [17] qui est en train de se constituer. Un monde nouveau qui lui aussi souffre les douleurs de son enfantement. Pensons aux énormes défis planétaires qui menacent les assises de la vie, aux guerres de plus en plus dévastatrices, aux inégalités croissantes. Mais qui sait si, paradoxalement, ces épreuves ne pourraient pas les amener à se ressaisir comme partie prenante d'une même famille humaine capable d'assumer sa riche diversité culturelle et spirituelle ?
On est très, très loin de cela, me dira-t-on, mais peut-on garder espoir sans mettre le cap sur cet horizon ? Croyants ou non, ne sommes-nous pas dans le même bateau de survie ? S'il est une posture aveugle, c'est le déni des échéances planétaires environnementales. Certes, il est trop tôt pour envisager un gouvernement mondial comme solution immédiate. Mais d'ores et déjà il y a, en gestation, une nouvelle conscience mondiale des grands enjeux présents et à venir, une conscience qui a beaucoup à voir avec l'être humain comme finalité, et pas n'importe laquelle : celle de la première transcendance fondamentale. C'est là que se loge la hauteur et la profondeur morale et spirituelle. C'est cette transcendance humaine qui interdit radicalement l'instrumentalisation, l'exploitation ou l'exclusion des êtres humains. Comment surmonter pareil ravalement, si on ne donne pas à l'humanisme universel une valeur de transcendance ?
C'est sur ce socle séculier commun à tous les peuples, les cultures et les religions, que doit se penser et se construire un nouvel humanisme. Dans cet ouvrage j'explore les apports chrétiens à cet humanisme. Le christianisme ne peut plus vouloir définir seul ce nouveau monde en émergence. Encore lui faut-il retrouver et repenser les touches humanistes de la Bible et des Évangiles jusque dans le passage du sacré religieux au profane séculier. À qui s'étonnerait de ce déplacement, je souligne qu'il traverse toute la tradition prophétique des deux testaments, qui a contesté toutes les bulles religieuses enroulées sur elles-mêmes. Chez Jésus de Nazareth, on trouve le plus bel exemple de ce refus. « La religion est pour l'homme et non [18] l'homme pour la religion ». Eh oui ! il y a de l'humanisme dans l'Évangile. Celui-ci ouvre sur un universel interculturel, interethnique qui se répand dans un contexte laïque, d'où une accointance chrétienne avec ce nouveau monde plus métissé qui est en train d'émerger.
À ce que je sache, l'ONU n'est pas fondée sur un œcuménisme religieux ou un regroupement des religions. Les grands enjeux actuels ne se vivent pas, ne se pensent pas d'abord en termes religieux, qu'il s'agisse d'économie, de politique, d'écologie, de techno-science ou même d'éthique. Bien sûr, ce « religieux » reste massivement présent, surtout hors des sociétés occidentales. De plus, la religion est souvent instrumentalisée et aliénée politiquement, dans des guerres particulièrement. Quand elle s'en fait complice, cette dérive de la religion est de plus en plus mise en cause, au nom d'un nouvel humanisme, par l'esprit laïque que je viens d'évoquer.
L'incontournable défi de la laïcité
Qu'en est-il alors du christianisme dans cette situation historique nouvelle ? Il faut revenir ici au socle séculier de la Bible et des Évangiles. Celui-ci est beaucoup plus près de la laïcité que d'un confessionnalisme, surtout mur à mur, ce qui constitue un renversement du religieux conçu dans une posture hégémonique et totalisante comme définisseur déterminant de la société. Il me semble que le christianisme bien compris est d'abord d'esprit laïque. Il peut normalement très bien s'inscrire dans la laïcité et le nouvel humanisme en gestation. Mais ce ne sera pas sous la forme de l'humanisme chrétien de la chrétienté d'hier, autosuffisant et prétendant au monopole sur la vérité, sur le monde et sur Dieu. Il faut le redire, les chrétiens doivent accepter d'être une voix parmi d'autres. Pour eux, n'est-ce pas la carte que Dieu lui-même a jouée en créant l'être humain libre, en se faisant compagnon des différents peuples, cultures [19] et religions ? En Jésus de Nazareth, l'un des nôtres, et de toute l'humanité dans sa diversité. Voilà pourquoi je veux explorer les apports possibles du christianisme dans le nouvel humanisme laïque contemporain.
Voilà un grand défi pour la pensée chrétienne, car cela ne peut se jouer par oreille avec de bons sentiments. Encore ici, je m'inquiète des modes religieuses ou pastorales anti-intellectuelles, et tout autant du retrait et de l'enfermement dans des bulles religieuses hors du pays réel. Bien ne sert de céder à la nostalgie des triomphes de la chrétienté d'hier. Il n'est pas nécessaire d'être un grand nombre comme dans la grosse Église de la défunte chrétienté. La modeste semence évangélique d'une bonne nouvelle pour notre temps peut se transmettre par un petit nombre de chrétiens convaincus et engagés qui s'investissent dans l'exploration et l'expérimentation d'une pensée et d'une pratique chrétienne crédibles et pertinentes aux yeux de leurs contemporains. Il peut en sortir une Église autre, qui, d'ailleurs, est déjà à l'œuvre aujourd'hui.
Certes, je le redis, le christianisme est plus qu'un humanisme, mais il est d'abord cela, si tant est que les chrétiens se rendent compte qu'ils sont d'abord des êtres au monde sur lesquels se greffent les bourgeons de la foi chrétienne. De tous les mystères chrétiens, celui de l'Incarnation du divin en Jésus de Nazareth est peut-être le plus sous-estimé. C'est là que se révèle le beau scandale de l'humanité de Dieu, à contre-courant de la majorité des conceptions de Dieu, qui se sont imposées jusque dans les Églises.
On comprendra ici pourquoi je pars du socle séculier de la condition humaine et du nouveau monde qui commence à surgir. On ne saurait repenser le christianisme, et l'humanisme évangélique, sans passer par les chemins critiques et dynamiques d'une culture moderne qui se conjugue au pluriel. Plusieurs petits groupes de chrétiens vivent cette nouvelle aventure avec passion. Je pense qu'ils ont besoin d'assises intellectuelles plus profondes pour construire leur pertinence.
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Ce au nom de quoi...
Pour être crédible, le témoignage chrétien doit s'exprimer aussi dans les postures privilégiées par l'Évangile, à savoir la liaison entre l'intériorité et l'engagement dans les enjeux cruciaux de notre époque. Je pense ici à des enjeux sociaux comme le sort des tiers qui ne sont pas inscrits dans les champs du pouvoir et de l'avoir et qui n'ont que leur humanité à mettre dans la balance. Voilà un des lieux de crédibilité des chrétiens.
Cela peut commencer par des démarches modestes. Par exemple, l'exploration du « croyable disponible » dans la situation d'aujourd'hui, pour reprendre ici cette expression heureuse du théologien protestant, Paul Ricoeur.
De tous les apports possibles du christianisme à la société laïque, il y a celui de contribuer à donner plus de profondeur spirituelle et d'âme à la laïcité. Les diverses communautés culturelles tiennent à leur composante identitaire religieuse, et un Québec laïque pauvre spirituellement risque de perdre sa crédibilité à leurs yeux. Dans les débats autour de la laïcité et de la religion, on ne parle jamais de cela. Ce déficit de crédibilité de la société a même des répercussions politiques, allant du désintérêt du politique lui-même à la ghettoïsation des groupes religieux, au risque d'un nouveau sectarisme. Mais un laïcisme antireligieux peut générer tout autant son propre rejet, particulièrement par les communautés culturelles, et faire obstacle à leur intégration dans un Québec laïque.
Le christianisme d'ici, de par ses ancrages culturels et spirituels, peut aider à crédibiliser la laïcité, à la condition, bien sûr, qu'il mette en œuvre son propre socle séculier et laïque, déjà marqué, nous l'avons vu, dans la Bible et les Évangiles, à la condition d'accepter d'être une voix singulière parmi les voix de notre société pluraliste.
Après tout, le christianisme n'a-t-il pas joué un rôle historique important dans trois dynamiques de la civilisation occidentale : les mouvements migratoires, les métissages [21] interculturels et l'hospitalité ? Des laïcistes à tout crin d'ici semblent ignorer ce genre de connaissances historiques. Non, on ne peut réduire le christianisme à la dite Grande Noirceur.
Il y a bien d'autres contributions possibles des chrétiens, comme des rôles de médiation entre la laïcité et les religions. J'y reviendrai dans cet ouvrage.
Il sera donc question ici d'un nouvel humanisme comme lieu de sens disponible dans la difficile intelligibilité d'une société et d'un monde de plus en plus complexes. Lieu de sens peut-être le plus susceptible de surmonter la crise des finalités oblitérées par la logique procédurale et instrumentale qui prévaut dans presque tous les domaines, y compris l'éducation et même l'éthique. Un peu partout dans le monde émerge une conscience nouvelle qui pose la question : Est-ce que les êtres humains valent pour eux-mêmes et par eux-mêmes, alors qu'on les instrumentalise au point d'en faire des rouages des systèmes, de l'économie et des partis politiques ?
On ne peut penser l'humanisme sans cette conscience critique. Mais il y a plus. L'humanisme permet de nommer ce au nom de quoi on veut construire un monde autre, ce au nom de quoi on se bat pour s'arracher aux nombreuses servitudes actuelles. Ce qui nous arrive est peut-être une chance historique.
Le fil directeur
Le fil directeur de cet ouvrage tient de l'accointance de convictions communes à la société laïque et au christianisme, au niveau de leur humanisme de base. Il en va de même des valeurs et des postures sur certains enjeux cruciaux. Par exemple, les exigences d'un universalisme humain concret, réel et historique à l'horizon d'une mondialisation bien différente de celle du marché tous azimuts et son rabattement de toute transcendance et de fondement. Je ne sais plus qui disait : « On traite l'homme selon [22] l'idée qu'on s'en fait, de même qu'on se fait une idée de l'homme selon la manière dont on le traite ». Qu'il s'agisse de responsabilité, de dignité ou de fraternité, l'homme laïque ou religieux est toujours en projet. Et il est d'autant plus vivant qu'il remonte le courant, comme le saumon quoi ! Il y a quelque chose de cela dans ce livre.
La facture de ce livre
Dans un premier temps, je veux retracer la filiation historique concrète de l'avènement concomitant, au Québec, de la société laïque et d'un christianisme renouvelé.
Le deuxième chapitre rappelle que la laïcité est beaucoup plus que la séparation de l'État et des religions, plus même que la neutralité de l'État et sa traduction dans la gestion des institutions publiques. Pour en explorer les contenus de sens, j'ai fait le pari d'un nouvel humanisme en gestation et porteur de valeurs communes dont certaines sont inédites. De plus, je veux montrer comment le christianisme bien compris peut être à l'aise dans la société laïque et y apporter non seulement ses richesses historiques, mais aussi sa posture d'espérance tournée vers l'avenir.
Le troisième chapitre fait état de trois dynamiques actuelles largement partagées concernant les valeurs : révision, refondation et recomposition. C'est là une assise commune pour la délibération démocratique et pour assumer le pluralisme des identités de tous ordres. Sur ce terrain commun, la voix des chrétiens est une parmi d'autres.
Dans le quatrième chapitre, je mets à l'épreuve trois tests du nouvel humanisme susceptible d'inspirer de nouvelles tâches culturelles, éthiques et spirituelles dans la société laïque.
Le cinquième chapitre se veut une synthèse personnelle de mes convictions laïques et chrétiennes, et des valeurs qui y correspondent.
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L'épilogue va au-delà du témoignage subjectif pour ressaisir le plus objectivement possible l'ensemble du parcours de cet ouvrage.
On notera sûrement que cet essai est marqué par le constant souci de situer mon positionnement personnel dans le pays réel d'hier, d'aujourd'hui et de demain.
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