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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Grand’Maison, LES TIERS. 1. Analyse de situation. (1986)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques Grand’Maison, LES TIERS. 1. Analyse de situation. Montréal: Les Éditions Fides, 1986, 240 pp. Une édition numérique réalisée par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi.

[13]

LES TIERS.
1. Analyse de situation.

INTRODUCTION

Le tiers révélateur

La récession économique a frappé durement les moins bien lotis de la société : les assistés sociaux, les petits salariés du secteur privé, les jeunes retenus aux portes du monde du travail, les nouveaux chômeurs. Est-ce trop simplifier les choses que de parler ici d'une sorte de tiers monde exclu, sinon à la marge des luttes d'intérêts et de pouvoir ? Luttes qui se concentrent chez les plus forts, les mieux équipés pour se faire entendre, pour imposer leurs priorités et pour renvoyer les mesures d'austérité aux catégories les plus faibles ? Le problème devient encore plus grave lorsque ces tiers servent à légitimer des revendications dont ils bénéficient rarement eux-mêmes. En ce sens, ils sont les révélateurs de jeux souterrains plus importants que ceux de la surface sociale où s'affrontent une nouvelle droite libérale et un progressisme corporatiste qui ne veut rien perdre des droits acquis au temps de la prospérité.

Mais cette question m'est vite apparue beaucoup plus large que ce premier diagnostic le laisse entendre. Depuis un bon moment, je suis frappé par le sort de plus en plus tragique des tiers innocents. On pense tout de suite au terrorisme, cette violence anonyme qui en est venue à assassiner n'importe où, n'importe comment, n'importe quand, des tiers qui n'ont rien à voir avec les objectifs spécifiques des agresseurs. Certes, de tels gestes permettent de publiciser la « cause » qu'on défend.

[14]

Mais à quel prix ! Il y a là un seuil critique d'inhumanité qui mérite qu'on s'y arrête, parce que cette escalade de violence anonyme exercée sur des innocents est en train de transformer cette terre en un véritable enfer. Chaque mot pour le qualifier revêt une gravité peut-être sans précédent : anonymat, victime innocente, violence incontrôlable, terreur quotidienne, impuissance politique, arbitraire, abolition de toute médiation juridique ou autre. Aucune règle du jeu ne tient.

Comment a-t-on pu arriver à pareille barbarie après des millénaires d'humanisation, de civilisation ? Aux yeux de certains critiques, ces événements dramatiques relèvent de phénomènes pathologiques, sinon marginaux. Je me demande s'il ne s'agit pas plutôt de l'excès d'une logique, d'une pratique que l'on retrouve dans bien d'autres domaines de la vie contemporaine. Un tel pari d'interprétation invite a penser que le massacre des tiers n'est que le prolongement de leur exploitation, de leur réduction à l'état de matériau d'échange et même de chantage dans un jeu social et politique de plus en plus dualiste. Combien de pays font les frais de l'affrontement entre les deux grandes puissances mondiales ? Combien d'enfants paient très cher la bataille des sexes en Occident ? Qu'arrive-t-il à une société lorsque la plupart des institutions, y compris la famille, l'école et l'hôpital, sont livrées à des duels manichéens entre deux forces qui se disputent un pouvoir unique et absolu sur le dos et même au nom de ceux qui sont la raison d'être de ces mêmes institutions ? Si tel est le cas, le drame des tiers ne se limite pas aux phénomènes spectaculaires du terrorisme, des prises d'otages, des détournements d'avion, etc. Nous devrions être plus alertés par la diffusion de la même logique inhumaine dans le champ des pratiques sociales les plus courantes.

[15]

Quelles factures ont payé les enfants tout au long de cette interminable lutte qui a fait de l'école une foire d'empoigne depuis vingt ans, au point qu'on ne sait plus comment en sortir au moment où les jeunes ont le plus besoin de nous pour retrouver quelque espoir devant un avenir plutôt sombre ? En certains milieux, il est même interdit de poser une telle question. D'ailleurs, le peu d'études et de recherches sur ce terrain témoignent déjà d'un pareil aveuglement. La censure est encore plus forte quand d'aucuns veulent s'interroger « publiquement » sur le sort des enfants dans ces solutions à la mode conçues avant tout pour les adultes en rupture ou en lutte qui ont mis en place des solutions de rechange sans trop s'interroger sur le fait que l'enfant, lui, a rarement des solutions de rechange comme l'a si bien illustré Truffault dans son film : L'Argent de poche. Je ne cherche pas ici a culpabiliser des individus et je sais que conflits et ruptures font aussi partie de la vie. Mais je veux plutôt nous amener à réfléchir davantage sur le sort des tiers, victimes d'une logique à deux qui s'enracine jusque dans les couches les plus profondes de la culture occidentale, dans ce manichéisme dont l'historien Puesch a montré toutes les ramifications jusqu'à aujourd'hui. Bien sûr, tout cela n'est pas exclusif à l'Occident, mais ce n'est pas une raison pour gommer ce défi tel qu'il se pose chez nous.

Les deux grands systèmes qui se disputent l'hégémonie de la planète ont en commun une logique à deux. Qu'il s'agisse du contrat libéral dans le capitalisme, ou de la lutte des classes telle que conçue par le marxisme-léninisme. Le terme Tiers-Monde n'est pas une expression purement nominale ou gratuite. Il s'agit bien de cette tierce partie évincée, sinon marginalisée de ce jeu à deux.

[16]

Les partisans néo-libéraux d'une pure économie de marché sont silencieux sur cette question du sort des tiers non inscrits dans le jeu de compétition, jeu dont ils n'ont pas les moyens. Les tiers en chair et en os sont ici substitués par la fameuse Main invisible d'Adam Smith. Eh oui ! il peut y avoir aussi un tiers « pervers ».

C'est là aussi une des grandes faiblesses de la théorie marxiste. Pour établir l'adéquation entre le producteur et le consommateur, Marx fait sauter le propriétaire et voici que ressurgit un troisième terme, car il y en a toujours un ; ce sera le Parti, d'autant plus intouchable que le rapport à deux apparemment résolu fait toujours oublier le tiers. À ce chapitre le léninisme n'est pas en contradiction avec la théorie de Marx. Ce ne sont pas là des vues abstruses. Chez nous des permanents de la Centrale syndicale C.S.N. ont déjà joué à fond cette carte pour s'imposer aux troupes de la base comme aux élus de celle-ci. Ils étaient ce tiers qui a beaucoup en commun avec le rôle du parti chez Lénine, parti qui incarne la révolution, en l'occurrence à la C.S.N., le Mouvement ouvrier lui-même. Même logique que celle de la Main invisible du marché dans l'idéologie capitaliste. Même logique aussi quand un pouvoir religieux se fait transcendant et absolu pour exproprier le rapport entre Dieu et les humains et entre les humains eux-mêmes. Il n'y a pas loin entre la Main invisible du marché libéral, le Parti qui incarne le Prolétariat et la Révolution, et le Royaume de Dieu dont le clerc s'approprie le monopole de définition et de gestion.

Oui, le tiers est révélateur, à plusieurs titres, de nos embarras historiques, comme de nos grandes idéologies, et tout autant de nos pratiques sociales les plus courantes. Même certaines théories scientifiques n'y échappent pas. Quand Freud a explicité les fondements de sa théorie de base, il a « pratiquement » ignoré le troisième [17] terme, à savoir les femmes : pur objet de la lutte entre le père et les fils pour la possession de celles-ci. René Girard a été un des rares scientifiques à aborder de front cette question du tiers, dans des ouvrages dont le plus percutant s'intitule : La Route antique des hommes pervers (Grasset, 1985). J'y reviendrai. Pour le moment restons-en à la pratique sociale. Je voudrais évoquer ici une situation qui me semble bien illustrer la problématique que je vais analyser dans cet essai.

Les malades, dans l'enfilade de grèves en secteur hospitalier, se sont retrouvés à la fois sans droits « effectifs », qu'il s'agisse des droits individuels (logique libérale), qu'il s'agisse des droits collectifs (logique socialiste promue par les syndicats). Voyons l'enjeu crucial bien masqué par ce jeu à deux. Voici une société qui se dit fondée sur le droit. Or, en pareille situation, ceux qui n'ont que leur droit sans carte de pouvoir dans les mains n'ont aucun poids. Cette contradiction radicale est complètement occultée par la logique et par la pratique dualistes des deux idéologies en présence.

Il n'y reste à vrai dire qu'une pratique, celle de la conquête d'un pouvoir qui livré à sa seule logique ne peut être conçu que comme unique et absolu. Sans la reconnaissance du tiers, le jeu à deux devient un duel où l'on vise l'élimination de l'autre. Il arrive que seul le tiers, si l'on lui laisse une voix et un certain poids, puisse inspirer des issues a ce jeu pervers dont il fait les frais. Ce jeu est pervers dans la mesure où l'on passe d'une occultation à l'autre pour gommer cet enjeu crucial, à savoir l'abolition comme telle du droit. Ne reste que le rapport de force à l'état pur, rapport de force livré à sa logique exclusive. Il ne s'agit pas ici du droit en soi, mais du droit de ceux qui, justement, n'ont que leur droit. Le sort de ces tiers témoigne du véritable poids [18] que le droit a ou n'a pas dans la société et ses rapports sociaux.

Au moment où les droits fondamentaux deviennent le seul dénominateur commun qui nous reste, au moment où les chartes de droit sont établies comme la référence morale, juridique et politique de tous les débats et combats démocratiques, au point de s'imposer dans la Constitution du Pays, on ne pourra pas ignorer pendant encore longtemps cette contradiction radicale dont les tiers sont les révélateurs, répétons-le, à plusieurs titres.

J'ai entendu des militants syndicaux justifier leur grève dans les hôpitaux en disant qu'il n'y a pas de guerre sans blessés. Dans un tel contexte, le propos est d'un cynisme incroyable. Qui sont les blessés en l'occurrence ? Même à la guerre, on s'est donné un minimum de règles du jeu pour permettre aux blessés d'échapper au rapport de force. Les acquis de la Croix-Rouge ne vaudraient même plus ici. Voyez la dérive. Au début, le conflit se fait au nom des tiers ; par la suite ceux-ci sont pris en otage ; et en bout de route on avouera plus ou moins ouvertement qu'il n'y a pas d'innocents. Ou bien on se contentera de dire qu'il y a là une sorte de logique nécessaire inévitable qu'on ne peut changer, sinon amender. On est prêt à faire certaines concessions, mais on ne veut pas remettre en cause l'exclusive de ce jeu à deux, de cette conception manichéenne du pouvoir et des rapports sociaux.

Notons ici que cette pratique est autant le lot de ceux qui défendent le contrat libéral, lui aussi fondé sur l'exclusive des seuls contractants. De part et d'autre, on construit des conventions collectives où les tiers n'ont pas voix au chapitre ! Toute la réalité institutionnelle, sociétaire et communautaire est ainsi subsumée dans ce [19] contrat-conflit à deux qu'est la convention collective qui seule a un poids déterminant dans la pratique courante. Dans le schéma industriel, les tiers sont des choses, des objets, des produits, des profits, en définitive le fric, alors que dans les institutions sociales, les tiers sont des êtres humains. Tout le monde le reconnaît, mais c'est pour passer tout de suite au sérieux de la question (!), à savoir la bataille de pouvoir, et sa logique et sa pratique à deux.

À gauche comme à droite, la question du tiers est constamment marginalisée, contournée, occultée, refoulée, niée, noyée. Si on reconnaît le problème, c'est le plus souvent du bout des lèvres pour vite passer aux vrais jeux politiques d'appropriation du pouvoir comme seul objectif sérieux. Les tiers ne font pas partie du jeu qui importe, alors qu'ils sont les porteurs des enjeux les plus cruciaux. Pensons à ces cas nombreux où c'est une population entière qui est en situation de tiers impuissant, muet, victime des joutes de pouvoir entre élites anciennes et nouvelles, entre états majors, entre clercs de tous ordres, entre bourgeoisies, entre establishments financiers, politiques ou syndicaux.

Même les sciences humaines ont peu d'outils pour penser la situation des tiers comme tels ; c'est particulièrement évident dans les sciences politiques très marquées par la logique dualiste des grandes idéologies dominantes. L'allusion aux tiers se fait toujours au coin d'un certain fatalisme, comme s'ils étaient inclassables, comme s'ils étaient de trop. Est-ce un écho au cri existentialiste de Sartre qui parlait de l'homme qui se perçoit comme un « être de trop ». Le propos du philosophe se fait vérité cruelle dans notre monde occidental où l'enfant devient un « être de trop » ou en trop. Du coup, c'est poser la question des tiers comme un des enjeux les plus radicalement humains.

[20]

On est ici bien au-delà d'un problème moral. Il faut le dire parce que les esprits dits « politiques » discréditent ce genre de préoccupation en n'y voyant qu'une démarche moralisatrice. La real politik, la vraie politique sérieuse ne doit pas s'embarrasser de telles considérations « abstraites », pour ne pas dire « pieuses ». Étrange, n'est-ce pas, quand on sait qu'il n'y a rien de plus concret que ces tiers exclus, laissés pour compte par ces jeux entre tenants d'avoir, de pouvoir ou de savoir. Voyez la dérive de cette censure : il ne reste plus de médiation pour penser et assumer le problème spécifique des tiers, puisqu'on leur refuse tour à tour : un véritable poids politique, un réel impact moral, une place dans les sciences sociales, une interrogation philosophique radicale.

Ne resterait-il qu'une certaine signification religieuse reliée à l'exercice de la charité pour les blessés dans le dernier wagon d'un train qui fonctionne et qu'on dirige sans eux ? Sans levée de drapeau, je dirai tout de suite que ma sensibilité aux tiers vient de ma tradition chrétienne et plus spécifiquement évangélique. J'y ai puisé ma principale inspiration dans cet ouvrage à la fois théorique et pratique. Il ne sera pas question de cette charité résiduelle, marginale, paternaliste que je viens d'évoquer. Je voudrais re-situer les tiers en plein coeur des enjeux sociaux et politiques, d'abord comme un des principaux « révélateurs » de notre société, de notre temps, et ensuite comme une des issues pratiques à ce manichéisme ancien et nouveau qui est en train d'étouffer nos sociétés d'ici et d'ailleurs.

Je ne veux pas laisser entendre que là réside toute la solution, qu'une société sans conflits est possible, que tout pouvoir est essentiellement pervers. Je soutiens qu'il y a dans la question des tiers une clé de compréhension et d'action très importante. Je ne dis pas la clé, [21] car je me méfie de toute logique univoque et des systèmes à référence unique. Je cherche plutôt un élargissement et un renouvellement de la pratique sociale. Et l'on verra comment l'approche ternaire peut être féconde pour comprendre ce qui nous arrive et pour pointer des alternatives.

Au départ, je ne savais pas où cette première intuition allait me mener. Je résistais même a y chercher une veine de compréhension prometteuse, à cause d'une mode récente qui abuse de cette référence à un troisième terme. Du « troisième âge » à la troisième vague de Toffler. De la troisième conscience de C.A. Reich à la rencontre de troisième type. Thèse, anti-thèse et synthèse... foutaise ironisait Garaudy. Et que dire de la « troisième voie » présentée comme alternative au cul-de-sac des deux autres. Encore moins s'agit-il des corps intermédiaires, cette tierce partie du vieux corporatisme qui a d'étranges relents dans l'évolution sociale récente où les lobbyings financiers, les gros syndicats professionnels veulent imposer leurs intérêts au nom de toute la population sans que celle-ci n'ait aucun poids dans les pratiques, les intérêts et les objectifs de ces corporations. D'autres esprits critiques pourraient flairer dans mon projet un plaidoyer typique des classes moyennes qui semblent se percevoir de plus en plus comme des tiers qu'on siphonne de toute part.

La question des tiers serait-elle piégée, sinon réfractaire à toute problématisation sérieuse ? Fourre-tout ou exercice simpliste pour un esprit de géométrie. On ne compte plus les tiers piégés et piégeurs dans la société. Je pourrais être moi-même un intellectuel au dessus de la mêlée qui s'autorise à juger les deux parties en conflit pour les renvoyer dos à dos avant de proposer sa solution pure de tout intérêt. On n'en finit plus d'identifier les divers types de tiers. Tels les tiers dits « neutres », [22] cette pléthore de technocrates médiateurs entre l'État et les citoyens. Tel ce nombre grandissant de consultants et d'enquêteurs professionnels. Tel ce rôle médiatique de tierce partie souveraine que se donne le monde des média de communication, champion de l'objectivité et de la neutralité au même titre sacré que celui d'une magistrature qu'on a juchée au-dessus du parlement, des législateurs eux-mêmes, au-dessus des nécessaires débats démocratiques télescopés par un hyper-juridisme sur tous terrains.

Toutes ces constatations sur les diverses formes de tiers, avec les énormes interrogations qu'elles soulèvent, m'ont incité à poursuivre ma recherche en ce sens. Il y a là-dessous trop d'enjeux cruciaux rarement abordés de front. Quand une majorité de citoyens devient la tierce partie impuissante face aux luttes manichéennes d'états majors qui se disputent un pouvoir livré à sa seule logique, on a une raison suffisante pour fouiller ce problème. Mais il y a ici plus qu'une problématique. Je voudrais montrer comment une approche ternaire peut inspirer de nouvelles pratiques. Je ne saurais le faire sans un examen plus empirique de la situation à travers une démarche descriptive des divers types de tiers. Examen qui sera suivi d'une analyse des fondements critiques. Et de là, je passerai aux nouvelles pratiques qu'inspire cette recherche.

Je tiens à le redire : cet essai ne prétend pas proposer une nouvelle théorie sociale. La référence au tiers n'explique pas tout. Ce n'est ni un passe-partout ni un fourre-tout. Tout au plus une optique particulière, un angle d'éclairage que je vais situer parmi d'autres façons de voir. Par exemple, je m'en vais proposer un paradigme contemporain des forces et des pratiques libératrices à l'oeuvre dans notre époque : l'affirmation du sujet individuel et collectif, la quête d'alternatives (dynamique de [23] l'autre, de l'autrement, de la différence), les rôles et enjeux des tiers et enfin la foi en l'avenir. Ces quatre forces sont en interaction selon des cheminements très divers de l'une à l'autre et selon des pratiques sociales toutes aussi riches. Encore là, je suis conscient des limites de ce paradigme qui présente une vision particulière de notre époque avec sa singularité, ses accents propres, ses actifs et ses passifs, ses travers et ses virtualités.

C'est l'avantage mais aussi la limite de tout « essai » que de proposer des paris d'interprétation, de les mettre à l'épreuve de la complexité du réel. Sans compter le fait qu'on peut faire intervenir sa propre expérience comme source de compréhension. Ce qui permet au lecteur d'y confronter la sienne, bien sûr, sur le terrain circonscrit d'un certain examen de la situation que je propose. On sait mieux aujourd'hui que personne, de quelque discipline qu'on soit, ne peut prétendre au statut de « définisseur de situation »... exhaustif ! Il reste que le plus humble citoyen cherchera toujours à se comprendre, à se situer dans l'ensemble du « pays réel », à travers son expérience singulière et sa vision particulière du monde. Tout essai se veut une entreprise un peu plus systématique, un peu plus fouillée de cette démarche de base qui a beaucoup à voir avec les exigences d'une maturité démocratique ouverte à la pluralité et à la confrontation des interprétations de la situation. Encore faut-il expliciter, critiquer, étayer, éprouver la sienne. C'est ce que j'ai essayé de faire dans cet ouvrage avec le souci de déboucher sur des pratiques qui correspondent à cette tentative de renouvellement de la problématique sociale.

Je devrais plutôt parler de quelques apports critiques et constructifs à ce renouvellement ! Pas plus, parce que j'entends déjà l'humoriste qui me demande si le [24] triangle amoureux fait partie de « l'enjeu des tiers », ou encore, si j'ai choisi entre la trilogie de droite : famille, travail et patrie d'une part et, d'autre part, la trilogie dite révolutionnaire : liberté, égalité et fraternité. C'est suffisant pour ne pas se prendre trop au sérieux quand on aborde des choses fort complexes et fort différentes, même en variant les angles de sa lunette d'approche ! Mais que diable ! s'il faut bien vivre avec l'ensemble du réel, on ne saurait s'épargner la tâche de s'y situer avec le plus de pertinence possible, sans trop se faire illusion sur la portée de ses diagnostics et d'une certaine vision du monde qui s'en dégage.

Le piège de la Vérité absolue et dogmatique, du Système parfait, de la théorie irréfutable n'est pas le lot exclusif de l'esprit religieux, de l'idéologue ou même du scientifique. C'est une tentation qui nous guette tous, aujourd'hui autant qu'hier. J'aime bien cette remarque de Bonnot : « Le propre des vérités vécues est justement de proposer au lieu d'imposer. Il y a toujours place, à côté, pour une autre proposition »... [1] pour d'autres propositions. Cet essai, justement, tente de le montrer à partir de l'intuition du tiers souvent inclassable dans les systèmes qui s'imposent aujourd'hui en s'excluant l'un l'autre. Même le tiers juge pervers, celui qui n'entre pas dans la logique qu'on voudrait assigner au réel, peut nous enseigner bien des choses. Il ouvre à « l'autrement », et nous empêche de tourner en rond, d'ajouter de l'eau dans l'eau, de revenir sans cesse au même.

À titre d'illustration des bienfaits de « l'irréductible », on pourrait évoquer les oeuvres d'art toujours uniques dont aucune copie même la plus fidèle ne peut rendre cet accent particulier qui emporte la conviction. N'est-ce pas aussi la beauté des êtres humains, des [25] peuples, des cultures, des époques en leur caractère irréductible qui échappe aux « constantes scientifiques », à la logique comparative qui souvent sacrifie l'unique à la ressemblance ? Sans compter ce fameux complexe du « système étanche et homogène » incapable de supporter le moindre corps étranger.

Je trouve qu'on parle de pluralisme, de droit à la différence, dans des termes trop souvent superficiels. Il suffit de voir la tête des gens au restaurant quand ils ont au milieu d'eux un handicapé frappé de paralysie cérébrale. La copie conforme de la parfaite forme ne peut l'intégrer celui-là. Et l'idéologie montante du néolibéralisme toute vouée à la gloire de l'individu a d'étranges visées politiques quant aux individus qui n'ont qu'eux-mêmes a mettre dans la balance dans la logique marchande et matérialiste du marché des biens. C'est un tiers sans poids. Il n'y a pas que les régimes totalitaires qui font bon marché de leurs « ressources humaines » !

Il arrive que le tiers prenne un visage et un sens inattendus dans l'évolution des forces idéologiques en présence. La plus récente se qualifie en termes de néolibéralisme. Elle se légitime par une tierce référence qui tient lieu de politique unique et impérative imposant ses priorités exclusives aux gouvernements et à l'ensemble de la population. Il s'agit du marché libre de toute contrainte, seul étalon de tous les jugements, de tous les choix et de toutes les décisions de la société. Une sorte de tiers transcendant qui, telle une idole, exige le sacrifice total de tout ce qui n'entre pas dans sa suprême volonté. Cette « Main invisible » nous conduirait vers le paradis terrestre si nous consentions aveuglément à nous laisser guider par elle. Nouvelle providence qui porte toutes les promesses du Progrès et du Bonheur de l'humanité. Nous n'en aurions fait que des expériences limitées jusqu'ici. Il faudrait maintenant nous décider à [26] lui laisser toute la place. Là se loge l'unique absolu, la seule vraie Solution, la Vérité. Mais à quel prix !

Ce néo-libéralisme nous sert parfois certains sophismes des Plus éculés. Il dira, par exemple, que le travail n'est pas une responsabilité collective mais un choix individuel. Comme si la majorité des chômeurs étaient réduits à une telle situation par choix « individuel », comme s'il n'y avait là aucun problème social et politique, aucune responsabilité collective, comme si un tel drame ne justifiait pas des regroupements, des luttes et des initiatives collectives, sociétaires.

Étrange plaidoyer quand on sait que les pouvoirs économiques du dit marché libre réclament le droit d'agir ensemble pour forcer les gouvernements à adopter des politiques qui soient favorables à leurs intérêts investis sans autre considération, surtout pas celle d'une couverture décente des besoins sociaux les plus vitaux. C'est pourtant cette couverture que des milieux financiers cherchent à restreindre. Ils ne voient les restrictions budgétaires qu'à ce chapitre.

Depuis les débuts de la crise économique les diktats de la haute finance tiennent lieu de politique gouvernementale, sans compter le chantage des cambistes, des spéculateurs par le truchement de leurs jeux souterrains sur l'argent, les taux de change et d'intérêt. Ce problème devient mondial. Rares sont les pays qui y échappent surtout dans le cadre des lourds endettements que l'on connaît. Mais, peut-on accepter que la seule logique du marché vouée aux intérêts des plus forts impose à tous et unilatéralement ses propres priorités. Du procès de l'État-Providence, on passe à la disqualification pure et simple de l'État jusque dans ses rôles politiques fondamentaux d'établissement des priorités, d'arbitrage des intérêts particuliers dans une perspective de bien commun. [27] Bien sûr, la crise présente a de fortes incidences économiques qu'il faut considérer comme telles. Mais à ne prendre en compte que celles-ci et dans la seule ligne d'intérêt des plus forts, on risque de jeter par-dessus bord les progrès accomplis en justice sociale, en attention aux catégories les plus fragiles des citoyens.

De plus, c'est ignorer que même en matière économique, les dynamismes de long terme s'alimentent à d'autres sources que celle du profit immédiat. Qu'il s'agisse de force morale, de courage d'entreprendre, de qualité du sens d'appartenance, d'identité personnelle, culturelle et sociétaire, de ce que les anciens appelaient la « virtu » d'un peuple et de ses membres, bref de cet ensemble de qualités humaines qui font une société dynamique et solidaire. Au regard de ces exigences, le discours comme la pratique des néo-libéraux sont d'une navrante étroitesse d'esprit et de coeur. Ils n'ont pas tort de dire que nos sociétés vivent au-dessus de leurs moyens et qu'elles ne peuvent continuer dans cette foulée, mais de là à revenir aux forces sauvages de la loi des plus forts, c'est une toute autre affaire ! Même la démocratie la plus minimale risque d'y passer, et cela au nom d'une liberté réservée aux maîtres du marché. Et que dire de la justice ! Il n'y a pas que les régimes totalitaires qui nous menacent ; et le spectre du collectivisme n'est pas le seul drame à éviter.

Voilà donc mille et une façons d'appauvrir, d'aliéner, de réduire ou d'instrumentaliser la condition humaine. Les nôtres sont plus feutrées et subtiles. On dira, par exemple, que nos problèmes sont dérisoires au regard des peuples opprimés. Je suivrais ce raisonnement s'il ne servait pas d'alibi pour occulter nos propres déficits en humanité, particulièrement au chapitre des solidarités les plus fondamentales, et cela jusque dans le tissu affectif des rapports humains. Voyez comment, en Occident [28] tout blanc, on est passé de la famille étendue à une famille nucléaire qui explose dans son noyau de plus en plus réduit, et récemment, de la famille au couple, puis de celui-ci à l'individu solitaire. Faut-il voir dans la pratique du walkman-balladeur ou de la planche à voile, un symptôme parmi mille, d'une profonde destructuration communautaire en dépit d'une hypersocialisation structurelle bureaucratique ? Que l'individu veuille se dégager des zones libres et privées pour se reprendre en main, je le comprends facilement. Ce peut-être une réaction saine. Mais de là à remettre aux calendes grecques les énormes requêtes de requalification du vivre ensemble au quotidien, c'est une toute autre question.

Personne ne vit sur une île à la Robinson Crusoé. Nous sommes tous inscrits dans des réseaux de relations dont dépend, en bonne part, notre personnalité, et cela jusque dans sa genèse. Freud a montré clairement que l'enfant ne peut s'individuer, se « personnaliser », s'il n'y a pas un solide réseau ternaire de rapports sains entre son père, sa mère et lui-même. En combien de débats publics récents, j'ai constaté une sorte de nouvel interdit pour faire taire « l'anormal » qui rappelle une telle évidence du bon sens le plus élémentaire. Freud a montré les conséquences désastreuses de la faillite d'un tel réseau. En bout de ligne, une société peuplée de solitaires qui, au plus, se regrouperont selon le modèle du club social, c'est-à-dire entre semblables, de la même copie conforme narcissique qu'on se renvoie l'un à l'autre. Mais c'est toujours du même au même, parce que toute « monade » ne supporte pas d'altérité. Dans cette mosaïque de clubs de pairs, les tiers, ceux qui n'entrent pas dans la copie conforme, en sont exclus ou marginalisés, sinon ignorés. Du coup, on se rend compte de leur rôle révélateur... et potentiellement libérateur.

[29]

C'est là, je l'avoue, un discours de « conviction » qui peut conduire aux mêmes travers que j'ai dénoncés plus haut. On retombe si vite dans la chausse-trappe d'une critique et d'une pratique univoques, unilatérales. Par exemple, celle de dire que seul le droit peut arrêter le pouvoir qui tend à s'enfermer dans sa seule logique pour devenir le seul repère absolu et donc exclusif. On notera ici l'importance que prend le terme « seul »qu'on retrouve dans certaines théories sociales, politiques ou économiques érigées en thèse monolithique : « Seul le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu). Seul le marché libre ! Seule la lutte des classes ! Seule la révolution féministe ! Seul le virage technologique et informatique !... Seuls les tiers... !

Il me faudra donc critiquer, relativiser mon point de vue, en circonscrire les limites, l'inscrire dans une réalité toujours plus complexe que les logiques qui tentent de la comprendre. Je me méfie des absolus qui ignorent la relativité des choses. Et j'ai appris qu'il est plus facile de démystifier les absolus des autres que les siens.

Mais je crains tout autant un autre travers, celui d'un pluralisme d'opinions qu'on change comme ces modèles d'auto de la toute dernière mode. Les enjeux des tiers sont trop cruciaux pour qu'on les livre à cette foire. Ils engagent plus qu'une simple opinion qu'on tient avant de passer a un autre centre d'intérêt tout aussi superficiel, un peu comme au téléjournal. Cette mentalité de « buffet » qui prend un peu de ceci, un peu de cela finit par être une salade indigeste et peu « soutenante » pour soi et les autres. Cela ne vaut pas seulement pour les individus. Il y a là un problème de société.

Quand plus rien ne mérite un profond respect, un engagement durable, une solide loyauté d'appartenance, [30] quand on passe d'une expérience à l'autre sans en laisser mûrir une seule, quand la solidarité ne dure que le temps d'un téléthon, d'une grève ou d'une campagne électorale, quand une tolérance superficielle sert d'alibi pour ne pas se commettre ou se compromettre devant l'intolérable, quand on ne croit pas vraiment à ce qu'on croit, il faut cesser d'accuser les gouvernements de manquer de volonté politique et de s'en prendre à l'inertie des institutions, de la bureaucratie et de quoi encore.

Ce ne sont plus seulement les ressorts du système qui sont affaissés, mais aussi les bases humaines qui permettent de foncer à nouveau dans l'avenir. En dessous de la crise sociale, économique et politique, il y en a une autre plus invisible, mais non moins réelle... faute d'autres termes, je l'appellerai spirituelle avec tout ce que cela connote de plus spécifique dans l'être humain. Les tiers exclus de nos jeux sociaux et politiques, de nos rapports de force n'ont précisément que leur humanité à mettre dans la balance. En eux se conjuguent les tâches les plus matérielles et les enjeux les plus spirituels. Éduquer un enfant, ce tiers par excellence, est un bel exemple de cette inséparabilité de la chair et de l'esprit, du pain et de l'âme. Je cite à dessein un éducateur agnostique (Jean Duneton) qui disait après trente ans d'enseignement et de paternité : « Pour enseigner, pour éduquer, il faut avoir la foi. L'une ou l'autre, n'importe laquelle. Une foi qui écarte le doute sur le sens de cette mission. Si on la perd, on est foutu ».

Voilà le tiers révélateur de ce que nous sommes, le tiers qui nous amène au meilleur de nous mêmes. On pourrait appliquer à une foule d'autres domaines un constat d'époque qui me frappe de plus en plus : mettre au monde, aujourd'hui, un enfant, c'est plus qu'un acte de nature, plus qu'un acte de raison, c'est un acte de foi. Au moment où les jeux se resserrent, chacun a la [31] tentation de pratiquer le sauve-qui-peut, de consacrer toutes ses énergies a sa propre survie. Ce minimum ne saurait que nous faire reculer. Je fais le par, que les tiers dont je viens de parler pourraient nous redonner le goût du dépassement et d'une nouvelle communauté de destin. A la condition, bien sûr, que nous leur donnions leur véritable poids d'humanité dans nos choix de vie et de société.

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[1] C. BONNOT, La Vie, c'est autre chose, Paris, Belfond, 1976.



Retour au texte de l'auteur: Jacques Grand'Maison, sociologue québécois (1931 - ) Dernière mise à jour de cette page le jeudi 23 mai 2013 10:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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