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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Michel GRANT, “La FTQ et la nouvelle organisation du travail: de la menace au défi.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Yves BÉLANGER, Robert COMEAU et Céline MÉTIVIER, La FTQ, ses syndicats et la société québécoise, pp. 67-82. Montréal: Comeau et Nadeau, 2001, 258 pp. Collection: Leaders du Québec contemporain. [Autorisation formelle accordée par Robert Comeau, historien, le 4 novembre 2010 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[67]

La FTQ, ses syndicats
et la société québécoise

La FTQ et la nouvelle organisation
du travail
de la menace au défi
.”

Michel Grant


Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Yves BÉLANGER, Robert COMEAU et Céline MÉTIVIER,
La FTQ, ses syndicats et la société québécoise, pp. 67-82. Montréal: Comeau et Nadeau, 2001, 258 pp. Collection: Leaders du Québec contemporain.

[251]

MICHEL GRANT

Michel Grant est professeur en relations de travail à l'École des sciences de la gestion de l'Université du Québec à Montréal depuis 1981. Il se spécialise, entre autres, dans l'analyse des conventions collectives et la gestion des innovations dans les pratiques syndicales. Il a auparavant occupé des postes de direction au Syndicat canadien de la fonction publique et à la FTQ. Depuis 1997, il est membre du Comité de rédaction de la revue Relations industrielles.


CONTEXTE D'ÉMERGENCE DE L'ORGANISATION
DE LA PRODUCTION ET DU TRAVAIL
COMME ENJEU SYNDICAL PRIORITAIRE


Les nouvelles formes d'organisation de la production et du travail ont pénétré les milieux de travail d'une façon plus significative à partir des années 1980. En effet, les entreprises nord-américaines du secteur manufacturier se voyaient confrontées à une concurrence de plus en plus forte, particulièrement de pays asiatiques comme le Japon, et ce dans le cadre de transformations structurelles fondamentales à l'échelle mondiale dans les échanges commerciaux, les mouvements de capitaux et une transnationalisation du processus de production.

Le débat sur les nouvelles formes d'organisation du travail ne date pas d'hier. Inspiré par la grille marxiste, Braverman [1] apportait ainsi, il y a déjà plus de vingt-cinq ans, un point de vue très critique à l'égard des programmes patronaux d'humanisation du travail ou de qualité de vie au travail dont on peut retracer la source dans les travaux de chercheurs remontant avant même la Deuxième Guerre mondiale [2] et se poursuivant avec, entre autres, les travaux de Friedmann [3], Maslow [4], McGregor [5], Emery et Trist [6], Herzberg [7] et Ouchi [8]. Essentiellement, ces études suggèrent que le travailleur ne doit pas être traité comme un simple prolongement de la machine et que le travail ne se limite pas à sa dimension [68] technique et opérationnelle ; le travail comporte des dimensions humaines et relationnelles qui exercent une influence déterminante sur son efficacité et sa productivité et, en conséquence, sur le rendement de l'entreprise.

Au début des années 1960, on parlait déjà des « blues collar blues » ou du ras-le-bol ouvrier découlant du caractère aliénant de modes d'organisation du travail qui ne laissent aucune place à l'autonomie du travailleur. Cette approche conduisait logiquement à une remise en question du fordisme et du cadre organisationnel et institutionnel existant. C'est dans ce contexte qu'on voit des syndicats américains prôner au début des années 1970 des programmes de gestion participative et de qualité au travail [9]. Durant la période 1975-1985, la production et l'exportation japonaise de biens de consommation connurent un essor spectaculaire [10]. Dans leur volonté de connaître les mêmes succès, les entreprises au Québec, au Canada et aux États-Unis cherchèrent à reproduire et à diffuser les mêmes modes innovateurs de production et de gestion des ressources humaines que ceux utilisés par leurs concurrents nippons.

L'idée que le taylorisme était dépassé se répandait donc avec de plus en plus de force On remettait en question les fondements mêmes des modes de production construits sur cette approche, c'est-à-dire la séparation stricte de la conception et de la direction du travail par rapport à son exécution [11]. Cette dichotomie sous-tend encore aujourd'hui tout le régime juridique de relations du travail puisque la notion de salarié syndiqué ou syndicable repose sur cette opposition entre la personne qui dirige et celle qui est dirigée. Le mode taylorien d'organisation de la production axé sur la décomposition des tâches a aussi favorisé, surtout avec la mise en œuvre des chaînes de production de type fordiste, des rapports du travail basés sur l'affrontement et la conflictualité.

Les pratiques syndicales, notamment celles de la FTQ et de ses syndicats dans le secteur manufacturier, se sont historiquement définies et développées dans le cadre d'un type d'organisation taylorienne et fordiste du travail. Poussées par [69] un environnement concurrentiel de plus en plus intense, les entreprises ont dû recourir à des transformations dans leurs modes de production non pas seulement au niveau des technologies mais aussi dans les rapports de travail. Un tel changement interpelle toujours les orientations et les stratégies syndicales à l'égard des nouvelles formes d'organisation du travail.

L'objet de ce texte est de voir, comment et dans quelle mesure, à travers les prises de position de leur centrale, les syndicats affiliés à la FTQ redéfinissent leurs stratégies à l'égard de la réorganisation du travail et des modes de gestion qui l'accompagnent. Après avoir expliqué comment le discours s'inscrit dans le cadre des pratiques, je rappellerai le contexte et la nature des nouvelles pratiques de gestion de la production et des ressources humaines qui peuvent accompagner les nouveaux processus de production. Ensuite, j'analyserai l'évolution du discours de la FTQ à l'égard de ces pratiques. Je conclurai en suggérant que la centrale, à la lumière des expériences de ses syndicats affiliés, a cessé de voir ces transformations comme une menace externe mais a plutôt cherché à les intégrer dans une stratégie d'appropriation et de recherche de contrôle et d'influence sur leur mise en œuvre et leur impact sur les conditions de travail.


LE DISCOURS : UNE PRATIQUE

Il ne faut pas confondre discours et pratique. Cette dernière notion recouvre certes les pratiques discursives, mais elle renvoie aussi aux actions concrètes posées par les organisations syndicales et leurs membres dans le cadre de la recherche et de la mise en œuvre de leur stratégie, tant au niveau du milieu de travail qu'au niveau sectoriel, régional, national ou international. La définition et l'élaboration des orientations et des moyens d'action syndicaux s'opèrent dans des contextes historiques qui se modifient sous l'impulsion des transformations économiques, technologiques, politiques et sociales. Ainsi, les syndicats se sont trouvés, au cours des deux dernières décennies du vingtième siècle, plus préoccupés par [70] les enjeux relatifs à la protection de l'emploi que par ceux relatifs à la rémunération, cette dernière constituant jusqu'alors le premier ressort des mouvements de revendication.

Les pratiques discursives expriment dans des orientations, des analyses et des prises de position, des choix qui vont imprimer les actions choisies pour réaliser des objectifs. Le discours constitue déjà une pratique puisqu'il inspire cette dernière tout en s'en inspirant à son tour. Il faut donc voir un aller-retour incessant et une interaction continue entre le discours et la pratique. On peut certes trouver des moments où il existe un écart et même parfois des contradictions entre ces deux dimensions de la vie syndicale, mais cet écart peut persister ou s'élargir sans susciter une crise interne aboutissant à des changements à la direction syndicale ou à des désaffiliations. Je pense entre autres aux conditions qui ont conduit des syndicats du secteur privé à quitter la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et à créer la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) en 1972.

L'analyse du discours de la FTQ, et surtout de son évolution, sur l'organisation du travail apparaît donc pertinente pour comprendre et interpréter le sens des changements dans les milieux de travail et les choix stratégiques opérés par la centrale. Ceci apparaît d'autant plus approprié que la FTQ constitue essentiellement un regroupement volontaire de syndicats qui peuvent s'en désaffilier sans que les services de négociation et d'application de convention collective en soient affectés. Certains peuvent, avec raison, y voir une faiblesse ou une fragilité structurelle de la FTQ dans ses relations avec les organismes affiliés. Par contre, le caractère volontaire de l'affiliation à la centrale force celle-ci à tenir un discours collé sur les préoccupations des syndicats membres. Comme centrale syndicale, la FTQ fournit un lieu et un forum où les intérêts convergents et parfois divergents des syndicats affiliés se concilient et se fondent à travers les débats et certains arbitrages que la direction de la centrale propose, d'une part pour maintenir et consolider sa cohésion [71] interne comme l'organisation, et d'autre part pour influencer les politiques des entreprises et celles de l'État.


QUELLES NOUVELLES PRATIQUES ?

Kochan, Katz et McKersie [12] identifie trois niveaux d'intervention possibles pour les syndicats dans l'entreprise. Le premier niveau est celui de la stratégie globale de l'entreprise d'où découle les grandes décisions telles celles relatives aux investissements, aux acquisitions ou à sa restructuration. Les organisations syndicales ont été historiquement absentes à ce niveau, mais la création du Fonds de la solidarité constitue toutefois un moment significatif vers une influence syndicale dans les entreprises où le Fonds détient une part des actions et se trouve représenté au conseil d'administration. Le second niveau renvoie à la dimension institutionnelle où patrons et syndicats négocient la convention collective ; il s'agit du lieu principal où se déploient les pratiques syndicales, des campagnes de syndicalisation jusqu'à l'application de la convention collective. Le troisième niveau concerne le milieu de travail immédiat et s'attache aux conditions de la production et de l'organisation du travail comme telle.

Grant et Lévesque [13] dressent un relevé des principales innovations dans les rapports du travail au Québec dans les milieux de travail. Ils relèvent des cas de transformations au niveau de la participation à la propriété de l'entreprise et à sa direction. Ils constatent aussi que, dans contexte des années 1990, notamment dans le secteur manufacturier, on a noté une baisse significative dans les conflits de travail et à une plus grande propension à recourir à des modes de négociation plus coopératifs et plus « raisonnés ». Toutefois, c'est au niveau du milieu de travail immédiat, soit celui des processus de production, de l'organisation de la production et du travail, que les innovations sont proportionnellement les plus répandues, particulièrement celles impliquant une plus grande flexibilité du travail et une polyvalence plus importante des salariés.

Les principes sous-tendant ces nouvelles formes organisationnelles visent à intégrer la dimension technique du travail [72] avec sa dimension sociale et humaine. Cette approche voudrait placer la ressource humaine au centre de l'entreprise comme principale source et valeur pour optimiser le rendement et la compétitivité de l'entreprise. Ainsi la réduction des niveaux et de l'encadrement hiérarchique vise à responsabiliser (i.e. « empower ») et mobiliser le travailleur, augmenter son autonomie et sa motivation au travail.

Ces pratiques couvrent à la fois, mais à des degrés divers, l'organisation de la production et l'organisation du travail, les deux éléments étant intimement liés tout en étant distincts. Ainsi le recours à la sous-traitance modifie certes l'organisation de la production et peut provoquer des pertes d'emplois, voire démobiliser les salariés en créant un sentiment d'insécurité et de frustration. Les changements technologiques contribuent certes à la transformation des processus de production, mais ils ne poussent pas nécessairement vers une plus grande autonomie des travailleurs dans l'exécution de leurs tâches ; un même environnement technologique peut, selon la diversité des milieux de travail et des directions d'entreprise, conduire à des formes d'organisation allant du taylorisme le plus traditionnel aux équipes de travail semi-autonomes [14].

Les nouvelles formes d'organisation du travail peuvent impliquer un enrichissement qualitatif des tâches et s'articuler autour de programmes avec des appellations et des caractéristiques plus ou moins différentes : cercles de qualité, équipes semi-autonomes, qualité totale, réingénierie des processus, amélioration continue, juste-à-temps, produire plus avec moins (i.e. « lean production »), etc. L'ensemble de ces programmes repose au fond sur une analyse sociotechnique selon laquelle l'entreprise est constituée de deux sous-systèmes, l'un technique (ex. : équipement, savoir-faire, etc.) et l'autre social (ex. : besoins des personnes et des groupes, savoir-être, etc.). Comme dans le cas des changements technologiques, les innovations techniques et opérationnelles dans les processus de production ne s'accompagnant pas nécessairement d'un accroissement de l'implication ou de l'autonomie [73] des salariés dans le cadre de leurs fonctions. Même dans un milieu syndiqué, les changements au système de production et en conséquence au processus de travail, sont souvent introduits de façon unilatérale par l'employeur, plaçant ainsi syndicat et employés dans une position défensive de réaction. De plus, ces derniers peuvent voir s'alourdir les cadences de production de même que leurs tâches. Par l'examen des orientations de la FTQ, regardons comment le débat syndical a évolué au fur et à mesure que l'environnement commercial et technologique poussait les employeurs à diffuser ces innovations et que les syndicats affiliés tentaient, avec un succès inégal, de redéfinir leurs pratiques pour tenir compte de ces nouvelles conditions de l'action syndicale.


DE LA MENACE AU DÉFI

L’intérêt de la FTQ pour l'organisation du travail, de même que ses orientations sur cet enjeu, traduisent les expériences des syndicats affiliés qui se sont vus confrontés à des transformations de plus en plus significatives de leur milieu de travail. Les décennies précédant la création du Fonds de solidarité se caractérisaient par des luttes axées sur la rémunération et le partage des profits. Comme le contexte d'émergence des nouvelles formes d'organisation de la production et du travail est intimement lié à des stratégies visant la survie de l'entreprise et le rétablissement de son avantage concurrentiel, l'objet des préoccupations syndicales prioritaires se déplaça, d'une façon plus significative au cours des années 1980, des revendications salariales à la protection de l'emploi. Voyons comment le discours de la FTQ s'est modifié au fil des ans à l'égard des transformations des milieux de travail. En partant du congrès de 1973 et en scrutant les textes émanant des congrès et colloques suivants, je tenterai de démontrer comment les transformations au processus de production et du travail, souvent qualifiées de « nouvelles stratégies patronales » (NSP), ont d'abord été perçues comme des menaces externes. Par la suite, au fur et à mesure de leur implantation et de leur impact sur les conditions de travail, la [74] centrale a tenté de développer avec ses syndicats une approche moins frileuse, moins défensive et plus soucieuse d'une appropriation syndicale de la question. Les conditions des pratiques syndicales dans l'entreprise exigeaient que la centrale propose des avenues permettant une prise en charge compétente et éclairée de cette question. Commençons par le congrès de 1973, où pour la première fois selon notre recherche, la FTQ a présenté aux délégués un projet de prise de position.


CONGRÈS DE 1973 :
NOTRE PLACE DANS L'ENTREPRISE

Rappelons que le mouvement syndical participe pleinement, à cette époque, à la montée du nationalisme et son rapprochement avec le Parti Québécois n'est pas étranger à construction du programme social-démocrate de ce dernier. Le Québec connaît une effervescence sociale dont les conflits de travail sont la principale manifestation. Le congrès précédent avait sans doute été le moment où la FTQ tint le discours le plus radical de son histoire avec le discours de son président sur la nécessité d'Un seul front [15] et un document d'inspiration marxiste sur le rôle de l'État, rouage de notre exploitation [16]. Ce climat fortement conflictuel n'était pas propice aux discours favorables à coopération patronale-syndicale et à l'innovation dans les rapports du travail et l'organisation du travail. L’État est alors présenté comme l'ennemi de classe et l'instrument des puissances de l'argent. À peine plus de dix ans plus tard, la FTQ aura obtenu l'appui de l'État pour créer son Fonds de solidarité afin de sauver des emplois, assurer une sécurité de revenus pour la retraite et modifier les rapports du travail dans l'entreprise, le tout en investissant dans des entreprises capitalistes dans le cadre des règles du monde financier !

Le document d'orientation Notre place dans l'entreprise s'inscrit donc dans l'environnement conflictuel des années 1970. Le document suggère toutefois qu'il est de plus en question de « refonte de l'organisation du travail et de participation » [17]. Les milieux de travail se caractérisent par des [75] modes de gestion autoritaires et par la parcellisation des tâches. La centrale reconnaît que les syndicats ont accepté de privilégier l'amélioration des conditions de rémunération aux dépens des dimensions plus qualitatives et intrinsèques du travail en soi. L’approche de la FTQ à l'égard des initiatives patronales de réorganisation du travail est très critique puisqu'elle renvoie aux motivations à l'origine des ces dernières. Les employeurs qui veulent transformer le travail ne cherchent qu'à remédier à la démobilisation contreproductive des structures de fonctionnement rigides et hiérarchiques héritées du taylorisme. Pour la FTQ, les expériences de modernisation des modes de gestion se soldent par des gains pour les employeurs et des pertes d'emplois pour les travailleurs. On note toutefois une attitude ambivalente se dessiner à l'égard de ces innovations patronales. On voit comme une menace à la solidarité syndicale ces programmes de gestion participative axés sur le travailleur comme individu et non comme membre d'un groupe ; selon cette vision, ils créent des conditions de compétition et de division entre les salariés. De plus, le développement du patriotisme d'entreprise constitue une menace pour le sentiment d'appartenance au syndicat. Malgré le fait que les innovations patronales soient perçues comme un contrepoids à l'influence du syndicat, on décèle une attitude ambivalente dans les pratiques discursives. La FTQ admet que les syndicats ne peuvent s'opposer à des initiatives patronales qui visent à rendre le travail plus intéressant et plus motivant. Ce congrès de 1973 constitue le premier effort systématique pour articuler une politique sur l'introduction de formes organisationnelles encore peu répandues à l'époque.


SANTÉ ET SÉCURITÉ DU TRAVAIL

Pour les congrès de 1979 et de 1981, c'est la dimension santé et sécurité du travail qui occupe l'espace le plus important. Les délégués au congrès de la FTQ en 1979 avaient d'ailleurs adopté une résolution pour que la Loi sur la santé et la sécurité du travail du travail (L.R.Q., c. s-2.1) soit [76] adoptée avant la fin de l'année. Les débats sur le travail, tout en privilégiant la dimension santé et sécurité du travail, commencent à amorcer un virage stratégique à l'égard des nouveaux modes de gestion. En effet, au lieu d'un discours nettement défensif, on se déclare prêt à appuyer les programmes de qualité de vie au travail comme on les appelle à l'époque, en autant qu'ils ne réduisent pas le rôle du travailleur à un simple rouage du processus de production et qu'ils soient négociés [18].

La centrale poursuit dans la même direction lors de son congrès en 1981, alors que la mise en place de la réforme en santé et sécurité retient particulièrement l'attention des délégués. La centrale condamne tout programme implanté sans l'accord du syndicat et rappelle qu'il peut constituer un subterfuge pour contourner le syndicat et s'adresser directement aux travailleurs [19]. À peine deux ans avant la création du Fonds de solidarité, Louis Laberge lance des coups de sonde auprès des délégués tout en demeurant prudent quant à l'engagement syndical dans les formes de participation à la propriété de l'entreprise : « Un des moyens de créer et de maintenir des emplois est la participation ouvrière au financement et à la gestion des entreprises. Ce moyen s'est imposé ces dernières années comme une voie d'avenir, même s'il ne convient pas dans tous les cas » [20]. On voit ici comment le président de la centrale semble associer participation financière et participation à la gestion. Les conditions économiques conduisant à création du Fonds de solidarité et la diffusion des nouveaux modes de gestion de la production et du travail vont progressivement mais irréductiblement amener la FTQ à articuler des orientations plus complètes et plus développées.


LA CRÉATION DU FONDS DE SOLIDARITÉ

Le congrès de 1983 est axé sur les débats entourant la création du Fonds de solidarité et sur le virage qu'il implique par rapport au modèle syndical antérieur développé dans le cadre du taylorisme et du fordisme. La lutte pour l'emploi occupe [77] tout le champ d'intérêt : en plus de la création du Fonds, on discute de la réduction du temps de travail, du resserrement du travail supplémentaire et de la lutte contre le travail au noir [21]. On ne pourra plus dorénavant analyser et comprendre le discours de la centrale sans tenir compte de la présence et du succès que connaîtra le Fonds de solidarité de même que de la toile de fond incontournable qu'il imprime au contexte des débats sur les rapports du travail en entreprise.

Au congrès suivant, les délégués font le point sur une dimension spécifique de l'organisation de la production, soit celle des changements technologiques. La centrale encourage certes de tels changements, mais dans la mesure où ils ne nuisent pas au plein emploi, qu'ils favorisent la démocratie industrielle et la requalification des travailleurs [22]. Le syndicat ne doit donc pas chercher à s'opposer à des innovations, il doit plutôt chercher à négocier les conditions de leur implantation. On voit donc se préciser et se développer une stratégie syndicale moins caractérisée par la crainte et le refus mais plutôt axée sur l'implication et la volonté d'influencer le sens et la mise en œuvre des nouvelles technologies. La FTQ n'en poursuit pas moins prudemment son cheminement en rappelant que l'amélioration de la productivité demeure la motivation principale des employeurs « progressistes » qui mettent en place des modes de gestion plus participative. Les syndicats doivent continuer de se méfier de cette voie qui menace d'affaiblir la cohésion syndicale. La centrale considère que la diffusion de ces nouveaux modes de gestion a pris une telle ampleur qu'elle décide d'organiser une rencontre majeure sur les nouvelles stratégies patronales.


COLLOQUE DE 1987 SUR LES NOUVELLES
STRATÉGIES PATRONALES (NSP)

Avant d'examiner le contenu du document de réflexion proposé à l'important colloque, tenu en 1987 auquel plus de 700 personnes participèrent [23], il m'apparaît pertinent de rappeler la forme même du document de travail. L’illustration sur la page couverture nous renvoie à l'histoire du Petit [78] Chaperon Rouge. Elle nous montre sur un fond noir un loup représentant l'employeur nommé Jean-Loup coiffé d'un bonnet, vêtu d'une robe de nuit et lisant un livre titré « Productivité dans l'entreprise ». L’animal est au lit et porte des lunettes, mais ses griffes, crocs et langue rouge démesurément longue, ressortent clairement. La page suivante donne le ton de ce document « rédigé dans la langue de bois officielle [24] ». En effet, on y trouve un conte relatant l'expérience de travailleurs qui ont fait confiance à leur patron et qui ont accepté de coopérer avec lui dans la réorganisation de la production et du travail. Voici un extrait de l'histoire :

Jean-Loup leur laissa l'organisation des horaires et de la production. Ils avaient tous le sentiment de diriger le bâtiment... Tout allait pour le mieux... Jusqu'au jour où, dans le journal, ils apprenaient qu'une multinationale avait acheté l'atelier pour le fermer... Lorsqu'ils ont voulu rencontrer Jean-Loup, il était parti avec ses gros sous. Il leur avait volé leurs idées, leur ardeur, leurs meilleures années. Eux, grâce à qui il a grossi, devenus le dernier de ses soucis. Loup assagi ne perd pas pour autant son appétit, ses griffes et ses dents. [25]

Si le ton reflète la méfiance et la crainte, un examen plus attentif du contenu de l'ensemble nous amène à constater que la direction de la centrale aborde la question de façon tactique. Elle ne veut pas paraître comme pactisant avec les employeurs en privilégiant la coopération et ainsi provoquer l'ire des militants plus radicaux ; en même temps, elle sait qu'elle devra trouver le moyen de trouver et définir les conditions d'une implication syndicale dans ces NSP. Le document rappelle qu'on ne peut ignorer ces transformations parce qu'elles se diffusent de plus en plus ; elles comportent certes des dangers dont il faut protéger les membres, mais elles peuvent par contre entraîner des avantages pour ceux-ci, avantages qu'il faut alors préserver et multiplier.

Le document de travail [26] regroupe ces nouvelles stratégies patronales (NSP) en trois catégories : celle qui s'adresse au travailleur en tant que producteur (ex. : élargissement ou enrichissement des tâches), celle qui l'interpelle comme individu [79] (ex. : programmes d'aide aux employés), et finalement celle qui lui offre l'opportunité d'être un partenaire économique (ex. : détention d'actions). Si la FTQ ne favorise pas la cogestion, son président Louis Laberge souligne que la présence du Fonds dans l'entreprise transforme les rapports du travail et correspond à des changements exigés par le nouvel environnement :

Nous avons pris un coup de réalisme avec la crise. Le temps des grandes croisades syndicales est révolu. Les mentalités ont changé. Pour améliorer leurs conditions de travail, les syndiqués ont compris qu'ils doivent s'impliquer dans les formes de gestion de leur entreprise. [27]

Les orientations prises lors de ce colloque et consolidées lors du congrès de la centrale, tenu la même année, poursuivent la sortie du discours frileux et défensif pour se diriger progressivement vers une intégration plus stratégique dans le discours syndical des enjeux relatifs à l'organisation du travail. Essentiellement, la FTQ considère que les syndicats doivent prendre l'initiative et ne pas se montrer réfractaires aux changements ; on doit envisager les NSP comme une opportunité pour élargir le champ de la négociation.


LES CONDITIONS
D'UNE NOUVELLE STRATÉGIE SYNDICALE

La tenue d'un autre colloque [28] s'inscrit dans la poursuite de l'évolution et du développement de la pensée de la centrale. Le document de travail observe que les expériences de réorganisation du travail se multiplient et que les syndicats sont continuellement sollicités par les employeurs. Il faut donc privilégier l'organisation du travail comme enjeu de relations du travail. On rappelle la nécessité de prendre l'initiative, d'assurer une présence syndicale à toutes les étapes de la démarche et, surtout, d'empêcher toute action unilatérale du patron. Toutes ces discussions conduisent à développer un discours et une pratique autonomes pour rencontrer des objectifs syndicaux pourtant pas nouveaux : la démocratisation des lieux de travail, la revalorisation du travail, la sécurisation des emplois et la dynamisation de la vie syndicale [29]. [80] La démarche doit donc être paritaire et l'employeur doit fournir au syndicat toute l'information stratégique pertinente de même que les moyens nécessaires pour procéder à une véritable consultation auprès des membres. Il s'agit là d'une occasion de construire une nouvelle expertise syndicale équivalente à celle développée sur le plan financier par les représentants syndicaux dans les entreprises où le Fonds de solidarité est présent.


CONCLUSION

Quel bilan pouvons-nous dresser des pratiques discursives de la FTQ sur la réorganisation du travail pour la période étudiée ? Les premières réactions syndicales s'appliquaient à souligner les aspects négatifs de la réorganisation du travail. Elles tendaient d'abord toutefois à identifier les NSP comme une menace dans la mesure où elles ne respectent pas l'intérêt des salariés et qu'elles ne servent qu'à masquer le maintien du taylorisme. Seule une action syndicale peut amplifier les aspects positifs de ces pratiques. Finalement la création du Fonds de solidarité trace la voie à une implication prudente mais concrète. Les orientations de la centrale se sont développées dans un contexte d'émergence qui continuera à l'amener à redéfinir ses pratiques. Comme le soulignait le regretté Claude Morrisseau, alors qu'il était directeur québécois du Syndicat canadien de la fonction publique et vice-président de la FTQ :

Nous avons dû nous mettre à l'heure de la concertation et même du partenariat pour protéger et créer des emplois. C'est ainsi que malgré les réticences de principe de plusieurs militants nostalgiques des batailles rangées, la FTQ a pris le taureau par les cornes en créant le Fonds de solidarité. Cela a eu un impact énorme sur la façon même de gérer le syndicalisme tout en poursuivant les mêmes buts [30] (cité dans Fournier, 1991, 216).

La mondialisation de l'économie va continuer à bouleverser les conditions dans lesquelles les entreprises doivent survivre et se développer. Les conditions des pratiques syndicales devraient donc toujours s'ajuster et exiger la redéfinition [81] continue du discours de sorte que ce dernier inspire une action toujours préoccupée à préserver l'autonomie du syndicat, sa pertinence et son efficacité.



[1] Harry Braverman, Labor and monopoly capital, New York et Londres, Monthly Review Press, 1974.

[2] F.J. Roethlisberger et W.J. Dickson, Management and the Worker, Cambridge, Harvard University Press, 1939.

[3] Georges Friedman, Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1946.

[4] Abraham Maslow, Motivation and Personality, New York, Harper, 1954.

[5] David M. McGregor, The Human Side of Enterprise, New York, McGraw Hill, 1960.

[6] Fred E. Emery et Eric L. Trist, « The causal texture of organisational environments », Human Relations, vol. 18, n° 1, 1965, pages 21-32.

[7] Frederick Herzberg, Work and the Nature of Man, New York, New American Library, 1973.

[8] William Ouchi, Theory Z, New York, Avon Books, 1982.

[9] Voir Andrew Levison, The Working-Class Majority, New York, Penguin Books, 1975.

[10] Yukio Watanabe, « Les spécificités structurelles de l'industrie manufacturière japonaise », dans Hiroyuki Yoshikawa (sous la direction), Made in Japan, Paris, le Livre de Poche, 1998, p. 114.

[11] Paul R Bélanger, Michel Grant et Benoît Lévesque, « Vers de nouvelles formes d'organisation du travail ? » dans Grant, Bélanger et Lévesque (sous la direction), Nouvelles formes d'organisation du travail, Paris et Montréal, Harmattan Inc., 1997, pp. 15-37.

[12] Thomas A. Kochan, Harry C. Katz et Robert B. McKersie, The Transformation of American Industrial Relations, New York, Basic Books, 1986.

[13] Michel Grant et Benoît Lévesque, « Aperçu des principales transformations des rapports du travail dans les entreprises : le cas québécois », dans Grant, Bélanger et Lévesque (sous la direction), Nouvelles formes d'organisation du travail, Paris et Montréal, l'Harmattan, 1997, pp. 221-277.

[14] Michel Grant, « Les changements technologiques et les relations patronales-syndicales ; vers de nouvelles stratégies » Êdans Réal Jacob et Jean Ducharme (sous la direction), Changement technologique et gestion des ressources humaines, Montréal-Paris-Casablanca, Gaétan Morin, 1995, pp. 245-277.

[15] FTQ, Un seul front, discours inaugural du président Louis Laberge, 12e congrès, 1971.

[16] FTQ, Un seul front, discours inaugural du président Louis Laberge, 12e congrès, 1971.

[17] FTQ, L'état rouage de notre exploitation, 12e congrès, 1971.

[18] FIQ, Notre place dans l'entreprise, 13e congrès, 1973, p.

[19] FTQ, La FTQ et la question nationale, 16e congrès, 1979 et FTQ, Le Québec des travailleurs, discours inaugural du président Louis Laberge, 16e congrès, 1979.

[20] FTQ, Procès-verbal du l7e congrès et S'unir pour le vrai... partout, discours inaugural du président Louis Laberge, 17e congrès, 1981.

[21] Cité dans Louis Fournier, Solidarité Inc., Le Fonds de solidarité (FTQ), Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1991, p. 31.

[22] FTQ, Déclaration de politique sur la réduction du temps de travail et Faire le plein d'emplois, discours inaugural du président Louis Laberge, 18e congrès, 1983.

[23] FTQ, Procès-verbal du 19e congrès et Déclaration de politique sur les changements technologiques, 19e congrès, 1985.

[24] Louis Fournier, Histoire de la FTQ, Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1994, p. 216.

[25] Louis Fournier, Solidarité Inc., Le Fonds de solidarité (FTQ), Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1991, p. 128.

[26] FTQ, Nouvelles stratégies patronales : menace ou défi ? , Colloque, 1987, non paginé.

[27] FTQ, Pour une société à notre mesure, 20e congrès, 1987.

[28] Louis Fournier, Solidarité Inc., Le Fonds de solidarité (FTQ), Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1991, p. 128. FTQ, Face aux nouveaux changements, de nouvelles solidarités, Colloque sur l'action syndicale dans l'entreprise, 1993.

[29] FTQ, Procès-verbal du 23e congrès et Regroupons nos forces, document de travail, 23e congrès, 1993. FTQ, Procès-verbal du 24e congrès, 1995. FTQ, Guide d'action : Notre action syndicale et la réorganisation du travail, Montréal, 1995. FTQ, Démocratiser nos milieux de travail : Pistes de réflexion et d'action, 1997.

[30] Cité dans Louis Fournier, Solidarité Inc., Le Fonds de solidarité (FTQ), Montréal, Éditions Québec/Amérique, 1991, p. 216. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 19 novembre 2012 10:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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