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AVANT-PROPOS
Par Hubert Guindon
Montréal, octobre 1987
La longue et quelque peu indiscrète introduction de mes deux anciens étudiants révèle l'hypothèse tacite à l'origine de ce livre, une hypothèse admise également par l'éditeur et par l'auteur ; il s'agirait du premier et du dernier livre que l'on puisse attendre de moi. Qui sait si je ne surprendrai pas tout le monde, moi le premier ?
Les essais de ce livre s'échelonnent sur plus de trente ans de carrière d'enseignement universitaire (1954-1987). je ne les ai pas écrits pour influer sur la vie politique, ce qu'ils n'ont évidemment pas fait. Essentiellement, je cherchais à m'expliquer à moi-même la société dans laquelle je vivais, au moment où elle subissait de profondes mutations sociales et politiques qui ont marqué ma vie. À une certaine époque, il était mal vu d'observer la société d'une manière détachée, sans s'engager dans la praxis ou dans l'action politique ; néanmoins, par tempérament plutôt que par principe et à cause aussi de ma méfiance viscérale à l'égard de toutes les institutions, je suis demeuré non pas au-dessus, mais en dehors de toute action politique et sociale, sans cesser pour autant de m'y intéresser vivement à titre de spectateur directement touché.
Mes anciens étudiants prétendent que ces essais ont influencé les milieux universitaires canadiens-anglais, mais qu'ils ont été ignorés, sinon systématiquement boycottés, au Québec. Cela semble les tracasser plus que moi. Une influence universitaire reste confinée à l'université et bien qu'il soit flatteur d'avoir quelque influence sur ceux qui [xiv] vivent dans le monde des idées, c'est là un univers moins dangereux que celui de la politique, comme Socrate l'a appris à ses dépens. Le monde des idées impose une condition particulière que Hannah Arendt a décrite avec beaucoup de justesse ; pour y entrer, il est nécessaire de se couper du monde social et politique quotidien. L'université permet de remplir cette condition presque à temps plein, en théorie sinon en pratique. En effet, comme ceux qui y vivent le savent, elle représente souvent toute autre chose que le monde des idées ; c'est un monde de politique, de chasse aux ressources et d'auto-glorification. Il ne faut donc pas se scandaliser d'y découvrir de la mesquinerie, du carriérisme et de la prétention. Lorsque sa croissance l'a transformée en place du marché, l'université a perdu la « noblesse » qui la caractérisait à une époque révolue où, selon la légende, elle semblait plus « noble » que le monde du commerce.
L'avantage de vieillir, c'est de vivre de plus en plus dans un monde de souvenirs et surtout de découvrir qu'il existe essentiellement deux types de souvenirs, ceux qui nous sont chers et ceux qui sont évanescents. Les insultes, les boycottages, les luttes amères finissent un jour, pour qui a bon caractère, par appartenir au monde des souvenirs évanescents. Ces événements perdent leur mordant et la rancœur que l'on éprouvait se dissipe. Quant aux souvenirs chers à un professeur d'université, ils évoquent rarement des recteurs, des doyens ou des directeurs de département. Ils sont parfois reliés à des collègues, mais ils englobent toujours des étudiants, des étudiants qui pénètrent craintivement dans le monde des idées, qui doivent acquérir une assurance intellectuelle et qui, l'ayant développée, demeurent éternellement reconnaissants à ceux qui les ont encouragés à répondre à cette « vocation ».
J'ai une dette énorme envers mes étudiants, et pas seulement envers les meilleurs d'entre eux. Comme ils ont toujours le même âge, ils sont à la recherche de certitudes, mais ils ne sont pas prêts à accepter celles de leurs parents et de leur milieu. La sociologie est une discipline qui peut légitimer à la fois leur recherche et leurs doutes, leur ambivalence et leur malaise à l'égard du monde auquel ils sont confrontés. La salle de cours peut se transformer en un merveilleux « espace semi-privé » que se partagent un professeur et ses étudiants et étudiantes et où ces derniers peuvent, avec la complicité du premier, désapprouver et critiquer sans ménagement la conduite des affaires sociales par les élites du moment. L'indifférence audacieuse des jeunes, pour ne pas dire leur manque de respect, envers le monde et le mode de vie que leurs aînés ont péniblement édifié, est due au fait que ce monde dans lequel ils pénètrent leur a été donné et qu'il n'est pas le leur. Arendt qualifie de phénomène de « natalité » cette remise en cause du monde tel qu'il existe [xv] par la nouvelle génération qui y entre. L'enseignement est généralement défini comme la transmission à la jeune génération des connaissances acquises. En tant que travail intellectuel, l'enseignement est exactement le contraire ; c'est une remise en cause du monde tel qu'il est avec la complicité de la jeune génération.
Depuis 30 ans, ces remises en cause n'ont pas manqué au Québec. Les hommes et les femmes de ma génération étaient impatients et nerveux face au système socio-politique et au monde traditionnel dans lequel ils sont entrés dans l'après-guerre. Nous avons épousé le modernisme corps et âme et, en rétrospective, l'image sombre de la société traditionnelle que nous avons tracée et diffusée n'était pas une analyse « objective, détachée et scientifique » de la réalité. Lorsqu'elle perd son caractère « sacré », la tradition devient insupportable pour certains. Au fur et à mesure que mes essais progressent dans le temps, je deviens moins sévère à l'égard de l'Église catholique et de son rôle dans le développement de la nation québécoise. Je conteste de plus en plus vivement les opinions de la gauche comme de la droite selon qui l'Église a nui au développement économique de la société québécoise, opinions qui ont cours tant dans les universités et les écoles d'administration que dans le monde professionnel et commercial des francophones en mobilité ascendante.
Je n'ai pas partagé le rêve socialiste qui a animé tant de jeunes et d'intellectuels à la fin des années 60. A leur dénonciation de l'exploitation capitaliste se mêlaient la fascination pour le pouvoir et le dogmatisme idéologique. Il ne faut pas donner le pouvoir à ceux qui sont fascinés par lui. Quant au dogmatisme idéologique, j'ai été immunisé contre lui lorsque j'ai abandonné un catholicisme dogmatique. Les membres de la nouvelle gauche n'ont contesté avec succès le « libéralisme » des années 50 et du début des années 60 que pour se voir eux-mêmes débordés par les idéologues de l'aile droite qui triomphent maintenant dans les années 80. Nous sommes loin du rêve socialiste égalitaire puisque l'inégalité est considérée aujourd'hui comme un fait qu'il faut personnellement éviter et non comme une situation sociale qu'il faut politiquement corriger. Un rêve vicié est quand même préférable à une course éhontée et impitoyable vers la richesse. À mon avis, ce n'est pas une coïncidence si le règne des conservateurs est si souvent associé à la corruption morale et politique ; au cours de l'histoire, cette corruption a imprégné la progression de l'impérialisme et, après huit ans de conservatisme triomphant, elle est devenue de plus en plus apparente en Amérique du Nord.
Au fil des années, avec réticence et avec une amertume croissante, j'ai perçu sous un jour de plus en plus sombre le rôle de l'État canadien [xvi] dans ses relations passées et actuelles avec le peuple québécois. Il est devenu évident pour moi que ces relations s'inspirent toujours de la même origine viciée. Il m'apparaît également évident qu'aucun homme politique n'a la volonté ou le pouvoir de faire face courageusement à cet état de choses. Si paradoxal que cela puisse paraître, le rêve de l'indépendance est pour moi un aboutissement tristement nécessaire. L'exubérance candide qui a marqué l'entrée de ce rêve dans le monde de la politique partisane d'une société de masse a fasciné les médias et monopolisé la scène politique pendant une décennie. Cette exubérance et cette attention des médias ont masqué le danger d'une croyance naïve à un mythe : une politique partisane pouvait conduire à l'indépendance. Cette naïveté a disparu aujourd'hui ; mais même s'il n'apparaît plus sous le feu des projecteurs, le rêve demeure silencieusement ancré dans le cœur de suffisamment de Québécois pour rendre irréalisable l'autre rêve, celui de « l'unité nationale ».
Le problème politique du Canada est l'un des tristes legs que notre génération transmettra aux suivantes, faute de l'avoir résolu. Avec le temps, on peut espérer que le courage et la sagesse politiques permettront de le résoudre.
En terminant, c'est un devoir agréable pour moi de remercier les personnes directement responsables de la publication de ce livre ; Roberta Hamilton et John McMullan en ont eu l'idée et, ce qui est bien dans leur caractère, ils ont mené le projet à bonne fin. Il y a eu également Virgil Duff ; je ne le connais pas intimement, mais d'abord chez Macmillan, puis aux Presses de l'Université de Toronto, il a cru en ce livre et je l'en remercie du fond du cœur.
Enfin, mes remerciements vont au « Club du jeudi ». Ce club regroupe six universitaires et une ancienne personnalité politique qui dînent ensemble tous les deux jeudis du mois pour discuter de leurs travaux intellectuels et s'encourager mutuellement. Grâce à ces rencontres, ceux d'entre nous qui se retrouvaient en panne d'inspiration ont pu reprendre la plume après avoir laissé tomber la fourchette et ce livre doit beaucoup à ce groupe agréable.
H. G.
Montréal, octobre 1987
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