[7]
Introduction aux sciences humaines.
Essai critique sur leurs origines et leur développement.
Introduction
LA CRISE ÉPISTÉMOLOGIQUE
DES SCIENCES HUMAINES
C'est en 1883 que Dilthey publiait son Introduction aux sciences de l'esprit [1]. Cette « critique de la raison historique », selon le mot de son auteur, peut être considérée comme la première tentative d'ensemble pour une épistémologie à la mesure des sciences humaines, dont le développement était, depuis près de deux siècles, l'un des aspects essentiels de la culture occidentale. Dans un esprit nouveau, la nécessité était nettement affirmée de donner un statut méthodologique à l'ensemble des disciplines venues élargir l'horizon intellectuel. Les sciences positives qui, jusque-là, s'étaient consacrées surtout à la connaissance de la nature se donnaient désormais, et de plus en plus, l'homme lui-même comme objet d'étude. Une véritable révolution spirituelle s'accomplissait ainsi, marquée, ici et là, par des résistances violentes et des polémiques, mais sans que les témoins directs puissent prendre conscience de l'ampleur du phénomène. Les incidents, les épisodes, masquaient le fait décisif d'un renouvellement du monde et de l'homme, aussi complet, et davantage peut-être, que celui qui se réalisa, dans l'effondrement de la civilisation médiévale, au moment de la Renaissance.
Le rare mérite de Dilthey est d'avoir pleinement compris, mieux qu'Auguste Comte ou que Stuart Mill, que le vin nouveau ne devait pas être versé dans les vieilles outres. Les sciences humaines, en pleine expansion, dessinaient les contours d'un nouveau monde intellectuel qui appelait une réflexion selon de nouvelles structures de pensée. La prépondérance abusive des sciences de la matière et de la nature se trouvait démentie, dans le domaine humain, par un autre type d'intelligibilité, fondé sur l'affirmation du primat du temps sur l'espace. Dans les sciences de l'esprit, l'homme a affaire à l'homme ; il s'efforce de comprendre l'autre, mais ne peut le faire qu'en se comprenant lui-même. Toute intelligence véritable apparaît ici comme une interprétation de la vie ; elle doit être à la fois historique et biographique. Dilthey a travaillé sans relâche à l'élaboration des catégories de la compréhension humaine, dont il a mis en pleine lumière la spécificité.
Malheureusement, son influence, assez forte parmi les philosophes allemands, ne s'exerça guère en dehors de son pays d'origine, et d'ailleurs ne trouva pas d'écho bien réel parmi les spécialistes de ces disciplines auxquelles Dilthey avait consacré le meilleur de sa réflexion. Au surplus, l'Introduction aux sciences de l'esprit est restée inachevée : la publication de 1883 s'annonce [8] comme une « première moitié », mais la seconde ne vit jamais le jour, et les immenses recherches du grand humaniste présentent rétrospectivement, un aspect fragmentaire. Il ne pouvait guère en être autrement ; l'entreprise avait quelque chose de prématuré. Les sciences humaines ont réalisé, depuis trois quarts de siècle, d'immenses progrès. L'histoire, répondant, sans le vouloir, à la prophétie de Dilthey, est sortie de l'âge positiviste où la maintenaient Bernheim, en Allemagne, Langlois et Seignobos, en France. La géographie s'est humanisée ; la psychologie, l'ethnologie, la sociologie, la démographie, l'économie politique, la biologie humaine et la médecine ont radicalement changé de visage. Mais ce développement s'est accompli au hasard, sans plan d'ensemble, sans que les philosophes s'y intéressent d'une manière systématique, et sans que les spécialistes aient éprouvé, d'ordinaire, le besoin de déborder l'horizon immédiat des questions précises qu'ils se posaient, pour prendre conscience des solidarités intrinsèques de l'ordre humain.
On ne saurait trop s'étonner de ce retard épistémologique des sciences humaines. Alors que les sciences de la matière, les sciences de la nature, dont l'éventail se déploie, dans une obéissance plus ou moins stricte à la discipline mathématique, de la physique à la chimie et à la biologie, avec les intermédiaires de la chimie physique et de la chimie biologique, jouissent d'une armature conceptuelle bien définie et sans cesse réexaminée, les sciences de l'homme progressent en ordre dispersé, sans souci de l'apparentement qui devrait maintenir entre elles un dénominateur commun. L’unité de la « physique sociale » dans la classification d'Auguste Comte (1830) a définitivement éclaté en un nombre indéterminé de fragments plus ou moins incohérents, et le tableau des « sciences noologiques » présenté en 1843 dans l'œuvre d'André Marie Ampère n'a plus qu'un intérêt rétrospectif, tout de même que les essais, dans le même sens, de Stuart Mill et de Spencer. Dilthey avait conscience de composer le Novum Organum des sciences humaines, mais celles-ci attendent toujours leur Discours de la Méthode.
Cette enfance méthodologique explique sans doute, si elle ne la justifie pas, la méfiance des philosophes à l'égard de la science de l'homme. Quarante ans après l'ouvrage de Dilthey, Léon Brunschvicg demande à la physique seule, et à la mathématique, l'attestation des progrès de la conscience humaine. Paradoxe étrange, ni la biologie, ni l'histoire, ni la sociologie n'entrent en ligne de compte lorsqu'il s'agit de mettre en lumière l'avancement de la connaissance que l'esprit peut prendre de lui-même grâce à l'examen réfléchi de son travail d'élaboration scientifique. Le grand penseur qu'était Brunschvicg hésitait à reconnaître aux sciences humaines le statut de sciences à part entière ; elles demeuraient des parentes pauvres, misérables « sciences conjecturales », selon le mot de Renan. Cette attitude d'indifférence ou d'hostilité reste celle de bon nombre de philosophes de notre temps. Pourtant l'historiographie n'est-elle pas aussi une odyssée de la conscience ? et l'anthropologie, la sociologie, la médecine ? Le fait que ces disciplines nous touchent de très près, nous mettent personnellement en cause, ne devrait pas en détourner l'attention des métaphysiciens, bien au contraire.
Nous nous heurtons ici à un préjugé qui intervient à la manière d'un obstacle épistémologique insurmontable aux yeux de beaucoup d'excellents esprits, fidèles à la tradition de Platon et de Descartes. Cette famille spirituelle demeure persuadée que les sciences dites « exactes » bloquent en elles l'essentiel de la recherche de la vérité. L'entreprise de la connaissance ne saurait se réaliser de plusieurs manières différentes ; ses premiers succès définissent le prototype à jamais de toute certitude. Les sciences non mathématiques, parce qu'elles ne correspondent pas au modèle stéréotypé de [9] l'axiomatisation euclidienne, ne sont pas des sciences rigoureuses, et donc ne méritent pas d'être prises à témoin par l'enquêteur soucieux de découvrir la vérité de l'être humain.
Ce parti pris apparaît intenable à l'examen ; il postule un réalisme mathématique naïf, en vertu duquel le langage de l’intelligence calculatrice manifesterait la parole créatrice d'un Dieu géomètre. Or rien n'autorise à affirmer que les équations mathématiques constituent le dernier mot de la réalité. Il est vrai que l'oeuvre des géomètres représente l'une des plus parfaites réussites dans l'oeuvre de la connaissance ; mais les mathématiques ne sont pas sacrées pour autant, et la langue des calculs peut devenir elle-même maîtresse d'illusion si elle s'impose partout à tort et à travers. La mathématique nous livre l'épure d'une des tentatives de l'esprit humain, parmi toutes les autres ; et lorsqu'elle se veut exclusive, elle risque de n'être plus qu'une vaine caricature.
L’épistémologie contemporaine a mis en pleine lumière cette relativité du langage mathématique. Elle n'y voit plus la révélation d'une surréalité, mais plutôt une sorte de réserve indéfinie de formes et de structures mises à la disposition des savants spécialisés dans tel ou tel ordre de phénomènes, qui peuvent y choisir des formulaires à leur convenance. « Les mathématiques pures, écrivait récemment Léon Brillouin, sont construites sur des abstractions, sur des rêves irréalisables : le point immatériel et sans dimensions, les lignes sans épaisseur, les plans et surfaces infiniment minces, l'espace continu, etc. (...) La rigidité logique de ces structures fantastiques s'allie avec une fragilité de cristal. Le physicien ne peut plus admettre ces méthodes irréelles. Toute la science atomique moderne est en complète opposition avec les mathématiques « pures [2] ». Le mathématicien, chercheur d'absolu, apparaît ainsi aveugle à la réalité. Dans le domaine physique, la théorie mathématique, loin de livrer l'essence des choses, n'en fournit qu'une approximation plus ou moins lointaine, fort utile certes, mais dont il ne faut pas être dupe. « Une théorie physique, écrit encore Léon Brillouin, n'est qu'une carte d'une portion du monde extérieur. Gardons-nous de lui donner plus d'importance qu'elle n'en possède réellement. Tôt ou tard, il faudra se débarrasser des abstractions illusoires des mathématiques pures. Le physicien doit reprendre contact avec la terre... [3] »
La protestation du physicien contre l'impérialisme mathématique autorise, à bien plus forte raison, celle du philosophe. La métaphysique, aujourd'hui, ne peut plus accepter d'être l'humble servante de la mathématique ; elle ne doit plus lui confier toute son espérance, comme si elle avait nécessairement partie liée avec elle, et avec elle seule. L'exercice de l'esprit dans l'ordre de l’arithmétique, de la géométrie ou de la topologie peut sans doute fournir, à l'examen, des indications utiles sur certains mécanismes intellectuels ; mais il serait absurde d'imaginer qu'il nous révèlera jamais le sens, et encore moins la solution, des grandes questions qui se posent à l'homme soucieux d'éclairer sa condition dans le monde. La fascination mathématique s'explique sans doute par le fait que l'esprit semble porté, dans ce domaine, à sa plus haute puissance par l'exercice d'une activité qui n'obéit qu'à elle-même en toute rigueur. Mais cette validité plénière n'est possible que parce que l'intelligence fonctionne à vide, ayant lâché la proie de l'existence pour l'ombre du calcul. Le métaphysicien qui se laisse prendre à ces mirages se rend coupable, sans le savoir, d'un véritable abandon de poste ; il a déserté [10] le réel pour se réfugier dans un de ces arrière-mondes plus propices au confort intellectuel, et dont Nietzsche dénonçait l'illusion.
Le séparatisme de l'intellect, tentation de tous les rationalismes de stricte observance, campe sur les positions épistémologiques du mathématisme cartésien. Or Descartes formait son idéal du savoir en fonction de l'état actuel de la connaissance. Il ne pouvait prendre en considération les sciences humaines, pour l'excellente raison qu'elles n'existaient pas encore. S'il méprisait l'histoire, c'est que les historiens de son temps ne lui en offraient qu'une caricature : on comprend qu’il ait négligé Mézeray, mais en un autre siècle, il aurait sans doute reconnu l’importance d'un Ranke ou d'un Lucien Febvre. Nous vivons en un temps où les sciences humaines existent ; leur influence pèse d'un poids sans cesse croissant sur la vie sociale, économique et politique des peuples de la terre ; l'existence quotidienne de chacun d'entre nous en est profondément marquée. Il serait absurde de se boucher les yeux devant un phénomène aussi général, dont les répercussions proches et lointaines mettent en cause les structures mêmes de notre civilisation.
Il faut souligner cette indifférence des philosophes qui, pour la plupart, se refusent à reconnaître l'évidence. Aujourd'hui encore, lorsqu'on parle de « philosophie des sciences », on se réfère d'ordinaire au seul domaine des sciences dites exactes : mathématiques, physique, chimie et biologie. La très estimable Introduction à l'épistémologie génétique, de Piaget, atteste la persistance de cet état d'esprit, selon lequel la seule méthodologie des sciences de la matière et de la nature serait apte à fournir des indications pour le bon usage de la pensée. Les sciences humaines, sciences inexactes, ne pourraient, semble-t-il, donner à la méditation que de mauvais exemples. Le paradoxe est alors que les disciplines qui alimentent la connaissance de l’homme réel ne sont pas prises à témoin lorsqu'il s'agit pour l'homme de tirer au clair le sens de l'existence humaine. La fonction de l'épistémologie consiste à réaliser une prise de conscience, après-coup, des démarches de l'intelligence scientifique ; elle les répète en esprit pour en dégager la signification. Les sciences de l'homme ne se contentent pas de donner carrière à un esprit désincarné ; elles ont pour objet les attitudes, les conduites de la personnalité concrète et, par là, elles sont seules révélatrices du phénomène humain dans sa plénitude. Une philosophie des sciences appliquées aux sciences humaines serait donc, en quelque sorte, une science de la philosophie.
Nous sommes loin de compte. Et l'indifférence coupable des métaphysiciens à l'égard des sciences de l'homme entraîne par contrecoup l'hostilité plus ou moins agressive des spécialistes envers la philosophie. Cette non-reconnaissance mutuelle est dès lors préjudiciable aux deux camps : non seulement les métaphysiciens se perdent en leurs labyrinthes d'abstractions sans portée, mais les historiens, les psychologues, les sociologues et autres techniciens de l'humain, refusant de prendre conscience des tenants et aboutissants de leurs recherches, paraissent littéralement aveugles à ce qu'ils font. La saine raison y perd sur les deux tableaux.
Cette affirmation n'a malheureusement rien de fantaisiste ; il est aisé d'en fournir des exemples saisissants. L'ignorance et l'incuriosité des philosophes vis-à-vis de l'essor des disciplines anthropologiques apparaît comme une caractéristique constante dans l’école française depuis Royer Collard et Victor Cousin jusqu'à Brunschvicg et Alain, en passant par Ravaisson, Lachelier et Lagneau ; la même attitude se retrouve d'ailleurs, sans distinction d'école, dans la pensée existentielle de Gabriel Marcel et dans l'ontologie phénoménologique de Jean-Paul Sartre. Mais les penseurs allemands, un Husserl, dans son souci de faire de la philosophie une « science rigoureuse », un Heidegger, tenacement hostile à tout humanisme où se dégraderait [11] l'unité et l'universalité de l'être, apparaissent tout aussi hostiles à l'enseignement de Dilthey [4].
Lachelier, par exemple, qui règne sur une longue période de la philosophie universitaire française, publie en 1885, dans la Revue philosophique, un article resté classique, sous le titre : Psychologie et Métaphysique. L'étude conclut que la science authentique de l'esprit n'est pas la psychologie, mais la métaphysique. Les premiers mots du texte disent : « le nom de psychologie est récent ... [5] », affirmation péremptoire que vient tempérer un peu plus loin la correction suivante : « il importe peu de savoir à qui la psychologie doit le nom qu'elle porte aujourd'hui ... [6] » Une discipline condamnée ne mérite sans doute pas d'être examinée avec une précision excessive. On s'étonnera néanmoins que le penseur scrupuleux qu'était Lachelier n'ait pas pris la peine de s'informer davantage. Il aurait découvert sans trop de peine que le mot de « psychologie », loin d'être en 1885 un néologisme, avait déjà ses lettres de noblesse. Le terme Psychologia apparaît dès les dernières années du XVIe siècle dans le titre d'ouvrages allemands. On le retrouve, un siècle plus tard, dans les notes de Leibniz [7], et il devient bientôt d'un usage courant. Christian Wolff, qui fut une sorte de Lachelier dans la philosophie allemande du XVIIIe siècle, consacre à cette discipline des traités considérables, une Psychologia empirica en 1732 et une Psychologia rationalis en 1740. Toute une littérature d'études et de manuels fleurit dans le sillage de ces ouvrages. En Angleterre, David Hartley emploie le mot psychology dans ses Observations on man, parues en 1749, et traduites en français en 1755. Enfin le très célèbre Charles Bonnet publie en 1754 un Essai de psychologie où le mot s'affirme sous sa forme française.
Lachelier ignore dédaigneusement ces données historiques relatives à une discipline qu'il juge d'emblée sans intérêt. Il ne remonte pas au delà de Victor Cousin, en lequel il voit le fondateur de la psychologie française. Seulement il est permis, dès lors, de se demander ce que vaut la condamnation portée par un juge aussi mal informé. C'est en dehors de la tradition du spiritualisme universitaire que débute en 1843, à l'instigation de Baillarger, la publication des Annales médico-psychologiques ; dès l'origine, s'y affirme avec une lucidité prophétique le programme d'une science de l'homme, sain ou malade, selon l'esprit à la fois positif et philosophique de la glorieuse école parisienne de médecine et de psychiatrie, institutrice de l'Occident, envers laquelle la postérité se montre si ingrate. La philosophie française conserve pieusement dans ses archives Psychologie et métaphysique de Lachelier ; elle a oublié, ou plutôt elle n'a jamais pris en considération, le manifeste des Annales médico-psychologiques, non plus que l'œuvre séculaire qui s'en est suivie.
Le même Lachelier, en présence des développements contemporains de l'anthropologie, qui s'accordent mal avec des postulats spiritualistes, n'a pas d'autre attitude que de se voiler la face. Ayant lu, par hasard, une étude sur la famille préhistorique, d'où il ressort que celle-ci ne se conformait [12] pas exactement aux préceptes de l'impératif catégorique, il communique son émotion à son ami Émile Boutroux, autre penseur de la même obédience : « Tout cela est effrayant, et quand cela serait réellement arrivé, il faudrait dire, plus que jamais, que cela n'est pas arrivé, que l'histoire est une illusion et le passé une projection, et qu'il n'y a de vrai que l'idéal et l'absolu ; là est peut-être la solution de la question du miracle. C'est la légende qui est vraie, et l'histoire qui est fausse [8]. » Ce texte étonnant donne la clef de l'attitude fondamentale du métaphysicien à l'égard des sciences humaines. Si la mathématique et la physique méritent considération, c'est qu'elles ne mettent pas en question l'idéal et l'absolu. Mais dès que la réalité humaine risque d'être manifestée telle qu'elle est, démentant les spéculations du sage, celui-ci se cache la tête dans le sable, pratiquant la politique intellectuelle de l'autruche pour sauvegarder ses bons sentiments. Fiat philosophia, pereat mundus...
Sans doute le métaphysicien se figure-t-il avoir, à ce prix, préservé l'essentiel. Seulement sa méditation se poursuit dès lors dans une sorte de vide humain, elle concerne tout le monde et personne, dessinant les configurations abstraites d'un no man's land où les hommes réels ne pénètrent jamais. De là l'imprécision essentielle du langage philosophique, par delà son apparence de rigueur. Dans un monde en voie de constant renouvellement, seuls les concepts philosophiques demeureraient inaltérables : temps, espace, raison, liberté, droit, devoir, être, devenir, etc., tous les termes du langage sauvegarderaient leur identité à travers les millénaires, ce qui autoriserait le métaphysicien à continuer ses fonctions de paisible conservateur de momies. Il est pourtant clair que le sens des mots s'établit dans une relation à l'époque et à l'événement ; le sens change avec l'époque, de sorte que le même mot peut être appelé à poser et à résoudre des questions essentiellement différentes. Pour ne prendre qu'un exemple, l'idée de liberté assume des significations très diverses selon qu'elle est mise en cause par un clerc du Moyen-âge, par un humaniste du XVIe siècle, par un nouvelliste du XVIIIe, par un révolutionnaire de 1793, un militant socialiste du XIXe siècle, un propagandiste communiste du XXe ou un paisible professeur d'université. Et lorsqu'il s'agit d'une aire culturelle éloignée de l'Occident, celle de la Chine traditionnelle, ou de l'Inde, celle de tel ou tel peuple d'Afrique ou d'Océanie, le sens du concept de liberté ne peut être retrouvé que grâce à des transpositions plus ou moins hasardeuses.
Toute méditation philosophique se situe en un temps donné ; elle est la mesure d'un monde et son rayon d'action se trouve limité par l'expansion d'une culture. A vouloir ignorer ces présupposés, on ne fait en réalité que leur obéir davantage. Il y a une aliénation philosophique, analogue à celle d'Archimède, poursuivant dans l'abstrait ses calculs, sans même s'apercevoir que la place est prise et qu'il est inutile désormais de tirer des plans pour sa défense. Sans doute le penseur peut-il faire illusion, en recourant pour son compte, aux consolations de la métaphysique. Mais il n'en impose pas à autrui, et singulièrement aux spécialistes des sciences de l'homme. Ceux-ci ne sauraient admettre que leur labeur soit nul et non avenu aux yeux de celui qui se prétend l'arbitre suprême de la condition humaine. Le philosophe, qui devrait les aider, leur fournir des éléments d'intelligibilité, des structures pour la compréhension de leurs objets particuliers, [13] les regarde de haut, avec un dédain qui n'a d'égal que son incompétence. C'est un fait que les philosophes, lorsqu'ils invoquent l'Histoire, par exemple, traitent d'un concept si général qu'il n'entretient aucun rapport avec les études historiques réelles : jamais un événement précis, un fait, une date, un personnage proprement historique, seulement un fantôme idéologique assez désincarné pour autoriser des gymnastiques verbales, de brillantes dialectiques où l'historien militant ne reconnaît plus son bien. Homme de savoir probe et minutieux, il a horreur des illusionnistes, et préfère s'en tenir à ses certitudes modestes et à ses incertitudes propres, dont il mesure du moins à peu près exactement la portée. Les livres des philosophes, d'ailleurs illisibles le plus souvent, ne contiennent rien qui puisse lui être utile.
Situation désastreuse, qui aboutit à un véritable dialogue de sourds, également préjudiciable aux deux parties en présence. Peu de temps avant sa mort, en 1941, Charles Seignobos, historien honnête qui avait beaucoup réfléchi à la méthodologie de sa science, selon l'esprit positif en honneur à la fin du XIXe siècle, confiait à un confrère sa déception : « J'ai l'impression, écrivait-il à Ferdinand Lot, que, depuis un quart de siècle à peu près, le travail de pensée sur la méthode historique, très actif depuis 1880 et surtout 1890, à atteint à un point mort. Je n'ai plus rien lu de nouveau, rien que des morceaux de philosophie de l'histoire, c'est-à-dire de métaphysique [9]. » Le propos, étrangement injuste, n'en est que plus révélateur : Seignobos considère comme sans intérêt pour le travail historique proprement dit les recherches allemandes de Dilthey et de ses successeurs, l'œuvre italienne de Benedetto Croce ; il néglige résolument les ouvrages du philosophe Raymond Aron aussi bien que les mouvements de pensée, dans le domaine de l'histoire militante, dont un Henri Berr et un Lucien Febvre furent, en France, les initiateurs.
L'historien doit donc, de l'avis de Seignobos, se garder de toute curiosité métaphysique. L'historiographie ne pose pas de problèmes qu'elle ne puisse elle-même résoudre. Les faits historiques, consignés dans les documents, s'offrent à nous de la même manière que les phénomènes matériels se présentent à l'investigation du chimiste ou du physicien. Ils sont seulement un peu plus compliqués, ce qui demande au chercheur une plus grande sagacité, mais ne modifie nullement les conditions du problème épistémologique. « Comme l'histoire, écrit Seignobos, opère sur des faits beaucoup plus difficiles à constater exactement, et avec des moyens plus défectueux qu'aucune autre science, dépourvue de tout instrument d'observation, réduite aux forces de l'esprit humain, naturellement confus, vague, hâtif, la méthode consiste à résister à la démarche spontanée et à procéder en sens opposé à la nature, avec précision et prudence [10]. »
À peu près exactement à la même époque, un autre historien éminent, dont la compétence scientifique n'est nullement en cause, Louis Halphen, rédige une petite Introduction à l'histoire où s'affirme la même indifférence candide aux présupposés de la connaissance. La bonne volonté, la patience, la sagacité viennent aisément à bout de toutes les difficultés : « Dans la pratique, la plupart des faits ressortent avec une clarté suffisante du simple rapprochement des témoignages recueillis, pourvu que le dossier en ait été établi avec soin (...). Il suffit alors de se laisser en quelque sorte porter par les documents, lus l'un après l'autre tels qu'ils s'offrent à nous, pour voir la chaîne des faits se reconstituer presqu'automatiquement. [11] » Les [14] faits parlent d'eux-mêmes ; il faut s'effacer devant eux, et toute la méthodologie culmine dans la réalisation d'une histoire sans historien. Cet effacement suprême définit l'objectivité à la manière d'un suicide du chercheur. Reste à savoir si l'historien peut en fait parvenir à abstraire son esprit de sa personnalité propre et de son époque, s'il peut se désolidariser de toutes les perspectives dans lesquelles il est pris, pour opérer dans l'absolu d'un passé figé une fois pour toutes, « tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change... » Question redoutable, et qui met en cause toute une métaphysique de la connaissance. Halphen lui-même a peut-être entrevu la difficulté, mais il l'esquive en quelques mots, où la contradiction implicite se dissimule sous un ton péremptoire : « Sortir de soi pour accéder de plain-pied au passé ou, si l'on préfère, recréer en soi selon le cas, l'état d'esprit d'un contemporain de Périclès, de Charlemagne ou de Louis XIV est la condition même d'une science historique pleinement consciente de ses devoirs... [12] »
Que signifie au juste cette « condition » ? Peut-elle être remplie, dans quelle mesure, et à quel prix ? N'y a-t-il pas contradiction entre l'idée d'une objectivité plate, quasi-matérielle, et celle d'un dépaysement spirituel, entre l'impersonnalité de la première et la dépersonnalisation supposée par le second ? L'historien de stricte observance recule, horrifié, devant ces spectres philosophiques dressés sous ses pas. Il se contente de collectionner des faits, duement vérifiés, qui composent à ses yeux une histoire sans philosophie, l'historien disparaissant modestement derrière sa matière. C'est ainsi que le considérable Manuel de politique étrangère d'Émile Bourgeois, sur lequel peinèrent tant de générations d'étudiants, réduisait l'histoire diplomatique en une poussière quasi-impalpable de dates et d'événements, dont la densité masquait le réel bien plutôt qu'elle ne révélait. La matière de ces épais volumes était à peu près à l'histoire elle-même comme les molécules et les électrons sont à la réalité de l'être vivant qui se réalise à travers eux. La plus haute exactitude apparaissait ici comme la négation même de la vérité.
On n'échappe pas à la philosophie, la pire philosophie étant celle qui s'ignore elle-même. Le spécialiste qui ne veut pas être induit en tentation de penser, d'élargir tant soit peu la portée de sa réflexion, demeure prisonnier d'une métaphysique implicite et d'autant plus tyrannique. Ainsi en est-il d'un Seignobos ou d'un Halphen, captifs inconscients de l'idéologie positiviste en faveur à la fin du XIXe siècle. La métaphysique, correctement conçue, consiste simplement dans l'exigence de penser ce qu'on pense ; elle impose le souci d'une sorte de recul, du sens apparent et donné jusqu'au sens du sens. L'historien devrait être le premier à savoir que les évidences elles-mêmes sont historiques : une science de l'homme sans présupposé obéit en réalité aux présupposés du sens commun, c'est-à-dire qu'elle admet sans critique la philosophie de Joseph Prudhomme, les idées de tout le monde, parfois rebaptisées plus ou moins pompeusement.
De là cette impression gênante que les techniciens de telle ou telle discipline, historiens, géographes, économistes, psychologues, ignorent très souvent de quoi ils parlent, bien qu'ils en parlent très savamment. Leur science se déploie sur un fond d'ignorance résolue ; ils ne comprennent pas que, s'ils ne savent que ce qu'ils savent, ils ne savent pas ce qu'ils savent. Il m'est arrivé de demander à deux éminents spécialistes, en des secteurs différents, de l'histoire du moyen âge, quelques informations sur les historiens médiévaux : qui étaient-ils ? de quelle catégorie sociale ? pour qui écrivaient-ils ? quel était leur public ? pourquoi écrivaient-ils ? en fonction de quelle intention secrète ou avouée ? Mes interlocuteurs parurent [15] surpris par des questions qui, visiblement, ne les avaient jamais préoccupés ; et tous deux finirent par me renvoyer à la classique Histoire de l'historiographie, de Fueter, qu'ils ne devaient guère avoir pratiquée, puisqu'ils ignoraient qu'elle ne prend la question qu'à partir du XVIe siècle [13]...
Philippe Aries, historien lui-même, observait, dans un essai récent : « Les mathématiciens, les physiciens, les chimistes, les biologistes, les naturalistes n'ont pu se passer de justification philosophique. Les historiens sont à peu près les seuls à refuser cette méditation sur le sens de leur discipline (...) Au-delà des difficultés techniques, jamais rien ; aucun sens de l'apport des sciences du passé à la connaissance de la condition humaine et de son devenir [14]. » Le propos est excessif ; il y a des exceptions, celle, par exemple, d'un Lucien Febvre et de son inlassable combat pour une « autre » histoire, dont il voulait qu'elle fût proprement une science de l'homme. Mais, quelle qu'ait été, quelle que demeure l'influence de Lucien Febvre, on doit reconnaître qu'elle n'est pas parvenue à détruire une certaine mentalité historienne moyenne, à laquelle obéissent encore bon nombre de ceux-là mêmes qui se réclament des nouvelles tendances. Ils demeurent, dans leurs travaux, fidèles à l'idéal d'une érudition sans curiosité, et qui se refuse à dépasser l'horizon étroit de sa technologie.
Seulement cette attitude n'est pas particulière aux historiens ; les mêmes reproches pourraient être adressés à chacune des sciences de l'homme en son particulier. La même hostilité à toute « métaphysique » y justifie un scientisme à courte vue, comme si la rigueur de la méthode suffisait à garantir la valeur d'une recherche. La technicité, considérée comme une vertu majeure, se suffit à elle-même, sans qu'on se préoccupe à l'ordinaire d'assurer les fondements de la connaissance, ni même de préciser clairement les concepts essentiels. « J'ai gardé le souvenir, observe Fernand Braudel, d'un économiste de renom, qui définissait l'économie politique comme « l'étude des échanges à titre onéreux ». Tout était défini. Restait seulement à préciser l'onéreux : le mot avait concentré en lui toute l'obscurité du débat [15]. Un autre savant éminent, Gabriel le Bras, note pour sa part : « Un des maux dont me paraît souffrir la sociologie, c'est qu'elle répond presque toujours et je parle précisément de la sociologie religieuse à des questions qu’elle n'a pas posées, ou quelquefois à rien du tout. On entre dans le vif de la sociologie religieuse, on aborde les débats les plus compliqués, mais les termes mêmes du débat..., il est rare qu'ils aient été posés d'une façon satisfaisante pour l'esprit [16]. »
[16]
On pourrait faire aux diverses sciences de l'homme le même reproche de pécher par la base, et de se laisser duper dans une certaine mesure par leur méthodologie propre. La psychologie de laboratoire, par exemple, celle qui règne sur la vénérable publication de l'Année psychologique, se développe comme un dialogue hermétique entre initiés, et d'autant plus savant qu'il se formule d'une manière plus exacte en équations, courbes et graphiques. Le postulat fondamental, jamais clairement affirmé, est que l'on serre la vérité humaine d'autant plus près que l'on utilise un langage chiffré plus rigoureux. En vertu de quoi, on calcule pour calculer, sans trop savoir au juste ce qu'on calcule. Or absolument rien ne permet de penser que la réalité de l'homme dans sa spontanéité vécue se conforme aux normes de la formalisation mathématique. Les techniciens se contentent de suivre la voie ouverte par la fameuse loi de Weber-Fechner, qui assure la première correspondance entre la mathématique et la perception. Or le principe de Fechner, affirmé dans des ouvrages aux titres pittoresques : Nanna, oder das Seelenleben der Pflanzen (1848), Zend Avesta, oder ilber die Dinge des Himmels und des Jenseits (1851), apparaît d'abord comme le fruit d'une intuition mystique et quelque peu délirante, sur laquelle ses lointains disciples préfèrent jeter le voile de Noé. Encore faudrait-il, pour remplacer ce fondement métapsychique inavouable, trouver autre chose... De même, on a travaillé pendant des dizaines d'années sur le schéma du réflexe conditionnel construit et mis au point par Pavlov dans son laboratoire ; on l'a produit en grande série, on l'a compliqué à plaisir, on s'en est servi à toutes fins utiles, sans se soucier de savoir s'il s'agissait là d'autre chose que d'une vue de l'esprit, étrangère à l'anthropologie concrète.
Le retard épistémologique des sciences de l'homme est pourtant préjudiciable à leur développement. C'est un fait, par exemple, qu'il n'existe à l'heure actuelle, en français, aucune histoire de la psychologie, ni de la philologie, aucun exposé satisfaisant du développement de la géographie, aucune histoire de l'anthropologie. La meilleure histoire de la médecine demeure celle de Daremberg, parue en 1870. Cette indifférence pour la recherche rétrospective trahit le dédain des spécialistes à l'égard des tenants et des aboutissants du travail immédiat. Chacun s'enferme dans sa routine, et considère avec méfiance le confrère qui serait tenté d'élargir l'horizon, mettant ainsi en cause le confort intellectuel de tous. « Pas d'idées ! surtout pas d'idées ! » : celui qui en a fait aussitôt figure de trouble-fête. Ainsi d'un Boucher de Perthes ou d'un Darwin au siècle dernier ; ainsi, plus récemment, d'un E.F. Gautier, d'un Frobenius, d'un Spengler ou d'un Toynbee, d'un Teilhard de Chardin, ou même d'un Lucien Febvre. Le cas de Freud est peut-être le plus significatif, dans la mesure où ses idées apportaient un élargissement et un renouvellement des positions traditionnelles. Du coup il se heurta à l'opposition résolue des médecins, des psychologues et des sociologues, hostiles à une conception d'ensemble de l'être humain, qui choquait non seulement les préjugés, mais encore et surtout les routines méthodologiques.
Inertie d'autant plus étrange que les sciences de l'homme ont pris au XXe siècle une immense importance : elles pèsent désormais d'un poids décisif sur les destinées de l'humanité, assumant ainsi, qu'elles le veuillent ou non, la fonction qui revenait à la théologie dans la civilisation médiévale et chrétienne. Sociologie, anthropologie, économie sont appelées à orienter la vie des individus et la vie des nations ; c'est à elles qu'il appartient de faire en sorte que les planifications nécessaires cessent de ressembler aux délires d'un ilote ivre ou aux ébauches maladroits d'un apprenti sorcier. Nous sommes loin de compte, et le désordre présent est l'une des conséquences [17] de ce « hiatus entre la science des choses et celle de l'homme », dont parlait un géographe : « nous savons désintégrer l'atome, ajoutait-il, et nous ne sommes guère capables de résorber le chômage. Les sciences humaines sont étonnamment en arrière, et de ce décalage résulte la confusion du temps présent, qui est à l'origine de nos maux [17]. » L'économie politique, l'organisation du travail sont, elles aussi, des sciences de l'homme. Combien de temps a-t-il fallu pour que les spécialistes le reconnaissent ?
L'entreprise est considérable ; elle ne peut aboutir que grâce à l'effort concerté d'un grand nombre de chercheurs. Elle présuppose une véritable conversion épistémologique, un changement radical dans l'état d'esprit qui prévaut aujourd'hui encore chez la plupart des spécialistes des sciences humaines comme chez la plupart des philosophes. L'idée d'une science de l'homme devrait servir d'horizon commun et de lieu de rencontre aux techniciens des disciplines intéressées, dont chacun se contente d'ordinaire de réclamer, au détriment du voisin, la meilleure part, l'historien se méfiant du psychologue, le géographe prétendant constituer pour sa part une sociologie qui suffirait à ses besoins, etc. Par delà ces querelles de voisinage, qui ne peuvent se résoudre que dans la collaboration et la fédération, la science de l'homme s'affirme nécessairement comme un schéma métaphysique de la condition humaine. La prise de conscience des facteurs constituants de son existence implique pour l'homme une option en valeur, celle-là même que le positivisme croyait pouvoir économiser. La fuite devant la philosophie est une fuite devant soi-même, et donc la pire philosophie qui soit. Chacune des sciences humaines ne gagne rien, elle a tout à perdre, à se dissimuler qu'elle est un examen de conscience de l'humanité portant sur tel ou tel point particulier de sa réalisation présente ou passée.
Tout se passe pourtant comme si, plutôt que de regarder la réalité en face, savants et philosophes se réfugiaient dans la contemplation de leurs chimères respectives. Les spécialistes cultivent le petit jardin de leur érudition, satisfaits d'une technologie à courte vue, et sans doute obscurément conscients que s'ils voulaient aller plus loin, poser les vraies questions, le terrain se déroberait sous eux. Les textes, les documents, les statistiques, les tests, interprétés d'une manière toute matérielle et du point de vue de la seule correction formelle, deviennent un asile d'ignorance. Quant aux philosophes, dans leur majorité, ils mettent le même entêtement à refuser ce modèle épistémologique d'une science de l'homme, qui pourtant restituerait à la métaphysique sa pleine actualité, sa fonction originaire de rassembleuse et d'arbitre. Le philosophe ne voit pas que les sciences humaines lui fournissent une investigation socratique de l'homme d'aujourd'hui. A la science de l'être, il préfère une méditation sur le devoir être. Il s'en tiendra donc à l'idée bâtarde de « sciences morales et politiques », de « sciences de l'esprit », où l'aspect normatif l'emporte sur l'investigation positive. La matière mise en oeuvre par les sciences normatives est une substance intellectuelle et subtile, et qui se conforme docilement aux exigences conjuguées du Vrai, du Beau et du Bien, idoles métaphysiciennes dont la vertu majeure est de demeurer, dans leur splendide isolement, tout à fait indifférentes à la révolte des faits. Les faits ont toujours tort, et la métaphysique classique a précisément pour fonction de fournir à l'homme de l'esprit, égaré ici-bas, les consolations appropriées,
La spécificité de la science de l'homme n'est donc admise ni par les uns, ni par les autres. Elle renvoie à un domaine intermédiaire dont la reconnaissance exigerait au préalable une révision complète de la division du travail épistémologique traditionnellement admise, qui se fonde sur la ségrégation [18] du fait et du droit, de la réalité et de la valeur. Une fois acceptée l'implication, et non plus l'exclusion réciproque, des deux domaines, un paysage neuf s'ouvre à la recherche, où le penseur redoute de s'aventurer, toutes sécurités perdues, par crainte de ne pouvoir aboutir. Or le métaphysicien, dans sa perspective, peut toujours aboutir et fermer sur lui-même un système de concepts. L'Ethique de Spinoza constitue à jamais un domaine formel parfaitement clos ; cercle vicieux, peut-être, mais qu'importe ? puisqu'il suffit à assurer la tranquillité d'esprit du sage. Pareillement, une lie spécialisée peut toujours être menée à bonne fin, à condition de restreindre suffisamment le problème posé. Une investigation historique, une enquête sociologique ou psychotechnique fournissent, moyennant un labeur suffisant, la date exacte, le pourcentage statistique ou le temps de réaction cherché. La question ici présuppose en quelque sorte sa réponse, elle ne met pas en question les conditions mêmes de la question. L'exigence d'une science de l'homme suppose l'abolition des cloisonnements épistémologiques ; elle opère la jonction entre les conditions générales de l'existence et de la pensée et les préoccupations plus ou moins étriquées des spécialistes. De sorte que, dans la situation présente, chacun reste chez soi, tant il paraît difficile d'assumer des tâches contradictoires et peut-être sans espoir.
Nous ne sommes pourtant pas libres de nous maintenir dans un cadre épistémologique depuis longtemps périmé. Les sciences humaines s'affirment depuis plus de cent cinquante ans ; elles ne cessent d'apporter à la réflexion philosophique des matériaux nouveaux. Imperturbables, les philosophes persistent à penser comme si rien ne se passait alentour, sous leurs yeux, imitant à leur manière les architectes du XIXe et du XXe siècle qui continuaient à bâtir en style byzantin ou gothique basiliques et cathédrales. Complètement étrangers aux possibilités nouvelles, aux vertus du béton, du verre et de l'acier, les responsables de la basilique de Lisieux, par exemple, offrent la parfaite image de cette sclérose spirituelle qui se refuse à voir les temps nouveaux dont un Perret ou un le Corbusier furent, avec quelques autres, les pionniers. Pareillement les sciences humaines se trouvent placées, qu'elles le veuillent ou non, dans une situation révolutionnaire ; elles démentent en fait les opinions méthodologiques de la plupart de leurs techniciens. Les sciences anciennes se fondaient sur des présupposés aujourd'hui dépassés. Il ne suffit pas, pour les fonder en vérité et en humanité, de prolonger la classification des sciences, en quelque sorte, sur sa lancée antérieure. Il faut trouver un sol nouveau pour y fonder un savoir dont la structure sera intrinsèquement différente de celle qui assurait les sciences traditionnelles.
Si l'on veut mesurer la difficulté d'une pareille conversion épistémologique, et l'ampleur des résistances auxquelles elle se heurte, il suffit de se reporter au précédent de la révolution non euclidienne dans le domaine de la géométrie. Dans ce cas aussi, il ne s'agissait pas de mettre en lumière certaines conséquences nouvelles des principes traditionnellement reçus ; les principes eux-mêmes se trouvaient mis en question, c'était toute l'armature de la mathématique établie qui craquait. Or la lutte contre les évidences familières occupe tout le XIXe siècle ; la nouvelle conception du monde mathématique triomphe seulement, dans toute son ampleur, avec les Grundlagen der Geometrie, le grand ouvrage de Hilbert en 1899, et certains des grands savants qui se consacrèrent à l'investigation du nouvel esprit scientifique s'usèrent à la tâche, jusqu'à y perdre la raison, tel le jeune et génial Johannes Bolyai. L'illustre mathématicien allemand Gauss, mis au courant des recherches de Bolyai par le père du jeune homme, lui écrivit qu'il avait lui-même obtenu, longtemps auparavant, les mêmes [19] résultats, mais sans pouvoir se résoudre à les publier : « Mon intention était de ne rien faire connaitre de mon vivant de mes propres travaux, dont à la vérité je n'ai encore confié que peu de choses au papier. La majorité des hommes ne saisissent pas de quoi il s'agit, et j'ai trouvé bien peu de gens qui écoutassent avec un intérêt particulier ce que je leur en communiquais. Pour cela, il faudrait avoir vivement senti ce qui manque, et la plupart n'en ont encore aucune clarté [18]. »
Les sciences de l'homme en sont encore à traverser leur crise non euclidienne, et la partie, en ce qui les concerne, est loin d'être gagnée. Lorsque Raymond Aron, introducteur en France de l'historisme allemand, soutenait, en 1938, ses thèses en Sorbonne, il se heurta à l'opposition résolue de Fauconnet, gendre et héritier intellectuel de Durkheim. Le représentant de la sociologie orthodoxe se déclara épouvanté par l' « esprit négateur » d'un travail qui ne pouvait être le fait que « d'un satanique ou d'un désespéré ». Fauconnet concluait ainsi sa critique : « Je termine par un acte de charité, en vous redisant mon admiration et ma sympathie ; un acte de foi dans la valeur des thèses que vous condamnez, et un acte d'espérance, l'espérance qu'à l'avenir la jeunesse ne vous suivra pas [19]. » Ce texte passionné trahit clairement l'intensité des résistances, et les situe sur leur véritable terrain, car on ne voit pas comment la foi, l'espérance et la charité pourraient faire fonction de juges en matière d'épistémologie... Mais telle est précisément la nature propre des sciences de l'homme qu'elles mettent en cause l'existence personnelle ; elles s'enracinent au niveau des préjugés, des préférences instinctives, elles débouchent directement sur le drame de chaque destinée. Les réactions tenaces à l'anthropologie freudienne attestaient, par leur violence même, qu'il s'agissait bien, par delà les schémas épistémologiques, d'une véritable lutte pour la vie. Pareillement, les débats séculaires autour de la philologie biblique et de la critique des textes sacrés font bien voir que l'exégèse met en scène un combat déchirant de la conscience religieuse : quelle que soit l'attitude prise, il est bien difficile de rester indifférent.
La crise actuelle des sciences humaines est donc ensemble une crise de l'homme contemporain. Dans la pensée contemporaine, l'image de l'homme s'est troublée, et ce trouble se manifeste à plein dans chaque science de l'homme, qui est aussi, qu'elle le veuille ou non, une science pour l'homme. Dès lors il ne sert de rien au spécialiste d'invoquer l'alibi de sa spécialité : comme tous ses chemins particuliers mènent à l'homme, il est d'avance assuré de n'arriver nulle part s'il est incapable de toute prise de position anthropologique. Cette condition au départ fait l'unité des sciences humaines.
Il serait d'ailleurs injuste d'affirmer que tous les spécialistes s'aveuglent sur le sens de leur propre recherche. Bon nombre d'entre eux prennent conscience de l'impossibilité de limiter étroitement le cahier des charges de leur discipline. Varagnac, spécialiste du folklore, constate « la crise de croissance que subissent actuellement les sciences de l'homme. Tard venues dans l'activité scientifique générale, elles demeurent des disciplines d'accumulation ; c'est-à-dire qu'elles ne sont pas encore des sciences véritables » [20]. Et Varagnac réclame des vues d'ensemble, des perspectives hardiment ouvertes sur le devenir de la civilisation. Fernand Braudel, historien, souligne [20] qu'il existe aujourd'hui conjointement une crise de la géographie, « une crise de l'histoire, une crise de la sociologie ou de l'économie politique. La vie actuelle remet en cause toutes les sciences humaines à la fois, solidaires les unes des autres, inextricablement mêlées » [21]. Les diverses sciences de l'homme ne jouissent que d'une autonomie très relative : « l'histoire est assez naturellement, comme la sociologie, une vue globale du social. Mais toutes les autres sciences du social sont également condamnées à être globales ou à ne pas être. L'économique, l'historique, le géographique se diffusent dans tout le social (…) Tout cloisonnement des sciences sociales est une régression [22]. »
Ainsi l'homme est le point focal qui assure la convergence de toutes ces disciplines. C'est ce que constate de son côté le sociologue Georges Gurvitch : « la réalité que toutes ces sciences étudient est la même : la condition humaine, considérée sous un éclairage particulier et construite dans un objet particulier par une méthode spécifique [23]. » S'il en est bien ainsi, toute recherche de cet ordre, qui ne procède pas d'une vue d'ensemble de la condition humaine, pour en partir et pour y revenir, est fondamentalement viciée : celui qui l'entreprend ne sait pas, à la lettre, ce qu'il fait. Or le spécialiste de l'homme par delà toutes les spécialités, c'est le philosophe. Il est donc absurde que le technicien de l'humain se voile la face devant le théoricien de l'humain. Georges Gurvitch met en pleine lumière sur un point particulier les conséquences funestes de ce « divorce entre philosophie et sociologie ». « Il empêche, observe-t-il, tout développement de la théorie sociologique, car la théorie de n'importe quelle science et tout particulièrement des sciences de l'homme, est impossible sans collaboration avec la philosophie. » Le sociologue sans orientation métaphysique préalable marche à l'aveuglette : « faute de cadres conceptuels épurés et clarifiés, les enquêtes empiriques s'enlisent dans des détails sans grand intérêt et sont souvent parfaitement inutilisables (...) Soixante-quinze pour cent des enquêtes sociologiques américaines ne sont jamais dépouillées, mais reposent pour toujours dans des tiroirs [24]. » Et comme la fuite devant toute philosophie explicite n'économise pas le recours à une philosophie, on aura recours à une philosophie inavouée, sans critique, la plus mauvaise qui soit.
On ne peut néanmoins s'en tenir là. Car enfin le refus de la philosophie, plutôt qu'une attitude de principe, une objection de conscience fondamentale opposée à la nécessité de penser ce qu'on pense, correspond ici à une sorte de constat de carence. Si les philosophes prenaient à cœur le devoir de fournir les premiers principes, les fondements d'une science de l'homme concret, la situation serait tout à fait différente. Mais pour le moment il est difficile de reprocher aux techniciens des sciences humaines leur refus de prendre en considération quelque chose qui n'existe pas.
Il faut donc reprendre le procès de l'optique traditionnelle en matière de philosophie. La fonction de la métaphysique est de fournir, d'âge en âge, par delà la dispersion des connaissances et des techniques, une image du monde et de l'homme. Cette fonction de regroupement de la culture et de l'action, à laquelle un Aristote, un Thomas d'Aquin, un Descartes, un Leibniz, un Kant se consacrent de tout leur génie, il semble que les penseurs contemporains l'aient tout à fait perdue de vue. Bien plutôt que de marcher avec leur époque et d'équilibrer en esprit sa culture, ils paraissent [21] soucieux d'échapper à leur époque, comme s'il y avait incompatibilité radicale entre le rationnel, l'éternel, et le temporel. Au lieu d'être attention au réel, élucidation du réel, la métaphysique est devenue une école de fuite devant le réel. Elle se constitue en technique spécialisée et se contente de poursuivre l'exégèse de son propre discours.
Lucien Febvre, dans un texte de 1938, s'étonnait, en historien, de l'imperméabilité à l'histoire des prétendus historiens de la philosophie, « s'appliquant à repenser pour leur compte des systèmes parfois vieux de plusieurs siècles, sans le moindre souci d'en marquer le rapport avec les autres manifestations de l'époque qui les vit naître. Et qui, devant ces engendrements de concepts issus d'intelligences désincarnées, puis vivant de leur vie propre en dehors du temps et de l'espace, nouent d'étranges chaînes aux anneaux à la fois irréels et fermés... » [25]. La perspective de l' « historien » de la philosophie ne fait que prolonger vers le passé l'attitude adoptée dans le présent par le métaphysicien, spécialiste des entités ontologiques. De sorte qu'il faut transposer dans l'actuel le vœu de Lucien Febvre, souhaitant que les philosophes « songent non pas seulement au jeu des idées pures, ni même à leur filiation logique, mais à leur genèse et à leurs rapports avec le mouvement général du siècle qui les vit naître » [26].
Le malentendu perpétue ici, en la sclérosant, une lente perversion de l'exigence métaphysique. La philosophie, autrefois toute puissante, s'est vue peu à peu chasser de partout par l'essor des sciences de la nature, puis des sciences de l'homme. Elle contrôlait jadis la totalité du savoir, mais elle a dû assister à la constitution successive de domaines autonomes de connaissance, qui échappaient à sa juridiction. Mathématique, physique, chimie, biologie, histoire, sociologie se sont affirmées en dehors d'elle, c'est-à-dire contre elle, dans la mesure où chacune pour sa part faisait la démonstration de l'inefficacité, de l'inutilité de la métaphysique. Le domaine de celle-ci s'est rétréci à la manière d'une peau de chagrin ; et, finalement, évacué, vidé de toute substance, il s'est trouvé réduit au paysage lunaire de l'ontologie dogmatique, dont la morne contemplation occupe les titulaires des dernières chaires d'université consacrées à cet office. Ces penseurs compensent tant bien que mal leur sentiment d'infériorité devant le réel en gérant le monopole de l'absolu qu'ils se sont attribués, et que personne ne leur conteste.
Auguste Comte, devant l'étendue du désastre, avait proposé une autre solution. Il prétendait remplacer la défunte métaphysique, voile jeté sur le réel et que les sciences positives avaient déchiré chacune à son tour, par une « philosophie générale », qui serait une réflexion systématique sur les méthodes et les présupposés du savoir. Ce qui aurait permis au philosophe de récupérer, en seconde lecture, tout le terrain perdu, pourvu qu'il ait la longue patience, et l'intelligence, de se mettre à l'école des disciplines émancipées. C'était sans doute trop demander : au lieu d'être le spécialiste de toutes les spécialités, le métaphysicien a préféré se faire le spécialiste de la non-spécialité. C'est ainsi que la ligne officielle de la philosophie française au XIXe siècle se résume par la triade administrative Cousin-Ravaisson-Lachelier. Seigneurs de l'Université, ils avaient d'autant moins de peine à faire prévaloir leur point de vue qu'ils contrôlaient rigoureusement les approches du sanctuaire.
Ce repli dans la sécurité du ghetto universitaire a eu pour conséquence une révision générale du concept même de philosophie et une déformation systématique de son histoire. Quand le métaphysicien se penche sur son [22] passé, il y cherche le reflet, et la confirmation, de ses certitudes présentes, négligeant systématiquement tout ce qui ne s'inscrit pas dans ce cadre préfabriqué. La falsification s'opère sans mauvaise foi, et d'une manière quasi inconsciente, facilitée par le caractère corporatif de la philosophie française qui fut constituée de toutes pièces par l'Université de la Restauration, en réaction contre le groupe des Idéologues, suspects de sympathies révolutionnaires. Une tradition s'est établie, imposée par des esprits honnêtes et médiocres, incapables seulement de sauter par dessus leur ombre. On répète toujours la même chose, on traite les mêmes sujets [27], on lit les mêmes livres ; les auteurs invoqués se vérifient, à peu de chose près, les uns les autres ; ils se font écho en un cercle indéfiniment vicieux.
Ainsi s'explique la carence de la métaphysique actuelle en face des sciences de l'homme : elle n'a rien à déclarer, parce qu'elle s'est voulue étrangère à leur mission et à leur développement. Une autre philosophie évoquerait aussitôt une autre histoire de la philosophie. Mais il y faudrait un renouvellement intellectuel, ou même une véritable mutation, dont le point de départ serait une révision de la tradition régnante, qui n’aurait pas de peine à mettre en lumière bon nombre d'indications méconnues. Il faut d'abord réagir contre la conception d'une histoire de la philosophie considérée comme une entité autonome, qui se poursuit dans un temps indépendant du temps historique, sous la seule impulsion des génies de grand format sélectionnés par l'inscription au tableau d'honneur du programme d'agrégation. Il en est de cette histoire comme de la politique internationale, où seuls comptent les Grands, tandis que la masse des petits reste dans l'ombre. Du même coup, les génies, un Platon, un Descartes, un Spinoza, un Kant, délestés du contexte de leur époque, prennent un caractère insulaire : l'archipel des grands hommes, égrenés dans le temps comme autant de blocs erratiques en leur superbe isolement, aligne des figures entièrement originales. On ne distingue plus, au sein de leur affirmation, les thèmes d'époque des idées vraiment personnelles, de sorte que le sens authentique de leur pensée demeure méconnu. Inversement, certaines périodes sont oubliées complètement, périodes creuses où le regard du métaphysicien ne voit rien à glaner. En France, les philosophes ignorent d'ordinaire le Moyen Age, contaminé par la théologie, mais ils dédaignent assez généralement le XVIe siècle, dont les normes ne correspondent pas aux préjugés régnants. Enfin Descartes jaillit tout armé de l'éternité. Après lui, Malebranche ; mais on oublie à peu près tout ce qui se passe entre Malebranche et Maine de Biran ou Comte. Ce vaste domaine est abandonné aux historiens de la littérature, au prix d'une surprenante division du travail : Montaigne appartient aux littéraires, de même que l'Encyclopédie, et les « philosophes » du XVIIIe siècle, en totalité. Quant aux Idéologues, moins brillants écrivains que Voltaire ou Diderot, ils n'intéressent personne.
Si l'on veut échapper à ces schémas systématiquement faussés, pour parvenir à des vues moins partiales et partielles, il faut faire accueil sans discrimination préalable à toutes les générations philosophiques, à toutes les écoles. Il faut reconnaître le droit à l'existence des philosophes de second plan et de second rayon, dont le rôle est essentiel comme transmetteurs, inventeurs ou transformateurs d'idées. Il faut renoncer à la vision rétrospective [23] qui, partant du présent pour en rechercher les antécédents, ne tient pas compte des tentatives sans suite, anticipations trop hardies qui paraissent finir en cul-de-sac, fausses pistes où l'esprit humain effectue néanmoins son apprentissage par la méthode des essais et des erreurs.
Autrement dit, il est nécessaire de substituer à une histoire doctrinaire une histoire historienne, qui serait une histoire de la connaissance vivante, une histoire des idées plutôt qu'une « histoire de la philosophie » au sens étroit et exclusif du terme. Aussi bien, cette philosophie autonome et sélective n'a-t-elle jamais existé... Il y a d'autres lignes de force, d'autres vecteurs culturels que le rationalisme métaphysique dont on se contente d'ordinaire de relever le sillage, et qui fait volontiers alliance avec la mathématique ou les sciences dites « exactes ». La perspective étriquée de l'ontologie intellectualiste a déformé d'ailleurs, plus ou moins inconsciemment, les systèmes mêmes qu'elle prétend restituer, en les projetant dans un cadre qui leur est étranger. C'est ainsi que Léon Bloch soutient en 1908 une importante thèse de doctorat sur La philosophie de Newton, présentée comme une étude d'histoire de la philosophie. Lors de la soutenance, Gabriel Séailles reprochait au candidat d'avoir fait de Newton le tenant d'un rigoureux positivisme mathématique, en négligeant l'aspect mystique et théologien de sa personnalité. « Vous faussez la pensée de Newton, disait Séailles (...) L'effort de Newton, c'est de faire saisir sur le vif l'action divine (le bras divin qui lance les planètes sur les trajectoires de leurs orbites) (...) La théorie de l'espace absolu se rapporte à cette possibilité de saisir Dieu sur le fait. Dieu est présent partout (...) Newton considère que ces assertions font partie de la philosophie de la nature, entre laquelle et la science expérimentale il y a continuité. Vous faites bon marché de cette métaphysique. » A cette objection, le candidat se contentait de répondre : « Il n'y a pas de purs savants en ce temps. Je n'ai fait aucune allusion aux ouvrages théologiques et mystiques de Newton. Ce serait nécessaire pour connaître la pensée intime de Newton. Mais ce n'est pas ce que je me proposais : je voulais seulement dégager l'esprit scientifique impliqué dans ses travaux de savant [28]. »
Ainsi l'historien de la philosophie qui s'occupe de « la philosophie de Newton » n'a pas à tenir compte de la « pensée intime de Newton ». Il lui suffit de situer l'illustre savant aux origines du positivisme mathématique moderne, fût-ce en dénaturant complètement ses idées, dégagées de leurs résonnances personnelles et de tout le contexte intellectuel et spirituel de leur époque. L'exemple est d'autant plus significatif que la thèse de Léon Bloch demeure, après cinquante ans, l'ouvrage français le plus complet sur l'oeuvre de Newton. Il n'a pas été remplacé, de sorte que nous connaissons un Newton sans Newton, revu et corrigé par Laplace, Berthelot et quelques autres. On sait que Léon Brunschvicg, historien lui aussi de la philosophie, s'est vu reprocher à maintes reprises le parti pris systématique en vertu duquel il déformait les doctrines des grands penseurs pour les rendre conformes à ses propres perspectives intellectuelles, un peu hâtivement identifiées à une vérité définitive qui permettrait au jugement dernier du philosophe de s'exercer rétrospectivement sur ses prédécesseurs.
Nous nous heurtons ici, à propos d'un cas particulier, à l'un des obstacles épistémologiques majeurs de la recherche historique. Le déchiffrement de l'histoire ne peut s'affranchir d'une certaine relativité à l'historien ; la lecture implique le lecteur. Brunschvicg projetait sur sa galerie des philosophes les postulats de son positivisme spiritualiste, qui pour lui n'étaient pas des [24] postulats, parce qu'ils exprimaient la vérité même. Le pire présupposé est celui au nom duquel on admet la possibilité d'une histoire sans présupposé. On aboutit ainsi à une oblitération du sens du passé, dont le remède ne peut consister que dans un véritable décrassage intellectuel. La condition préalable en est le renoncement à l'idole d'une vérité objective qui pourrait être une fois et définitivement mise en lumière. Il n'y a pas, en histoire, de vérité absolue, pour la bonne raison que toute histoire est dans l'histoire. Et la simple prise de conscience de cette situation de l'historien implique déjà le dépassement des présupposés abusifs.
L'histoire la plus authentique sera donc celle qui, au lieu de se hâter de juger le passé, se préoccupe surtout de le reconnaître, c'est-à-dire de ressaisir, autant que faire se peut, la pluralité de ses significations. L'historien doit commencer par une sorte d'autocritique, afin de mesurer l'importance que peuvent avoir sur sa recherche les partis-pris de son temps. Il ne lui appartient pas de les rejeter tout à fait, mais il peut tout au moins les définir et les localiser ; en mesurant ses limites, il cesse d'en être le prisonnier. L'historien de la connaissance pourra dès lors entreprendre l'étude de l'horizon mental et des possibilités intellectuelles propres à chaque époque. C'était une des thèses favorites de Lucien Febvre que de souligner la nécessité d'une histoire des sentiments et de l'affectivité, qui retrouverait de siècle en siècle le renouvellement du sens de la vie, à la manière de Huizinga évoquant, dans son Automne du Moyen Age, l' « âpre saveur de l'existence » pour les hommes du XVe siècle en Occident. L'intelligence elle-même et la science sont prises dans le même mouvement, en dépit de leur prétention à un privilège d'exterritorialité. Il est absurde d'imaginer que le sens de la vérité n'a pas d'histoire, alors que l'homme en a une, c'est-à-dire que la vérité serait une part, dans l'homme, qui ne serait pas de l'homme, à la manière de l'âme immortelle des anciens philosophes.
Le sens de la vérité est un rapport à la vérité, et ce rapport varie avec la position même de l'être humain, sa place dans l'univers. La vérité, la raison, en de certaines époques se donnent à l'homme sous les espèces d'une révélation divine ; en d'autres temps, elles apparaissent comme une conquête et une construction de l'esprit humain, parfois même comme une réalisation technique. Le sens de la vérité n'est pas le même pendant les siècles de la Romania occidentale, ou bien en Orient, au XVIIIe siècle ou dans le cadre de la civilisation marxiste. La tâche la plus urgente, avant l'étude des doctrines, est donc l'exploration de l'univers culturel dans lequel elles s'affirment, l'étude des dimensions intellectuelles selon lesquelles elles se développent. Il existe bien quelques travaux de ce genre, par exemple le Problème de l'incroyance au XVIe siècle, de Lucien Febvre, ou bien l'ouvrage de Cassirer : Individuum und Kosmos in der Philosophie der Renaissance. Mais ces enquêtes demeurent trop rares, et il faut reconnaître que la plupart des philosophes sont loin de leur accorder la considération qu'elles méritent. De là procède l'erreur si fréquente qui fait de Newton, de Kepler, de Tycho Brahé ou de Giordano Bruno, par exemple, des pionniers de la science expérimentale et positive, alors que leur pensée se déploie sur l'arrière-plan des croyances de leur temps, dont ils partagent la sensibilité intellectuelle. Kepler a bien formulé les lois de Kepler, premier triomphe de l'astronomie scientifique moderne ; mais le même Kepler est un astrologue réputé et ses œuvres abondent en spéculations devant lesquelles les scientistes ne pourraient que se voiler la face, s'ils se donnaient jamais la peine d'en prendre connaissance.
Autrement dit, l'histoire de la philosophie, si elle veut être fidèle à sa vocation authentique, devrait cesser d'être une gymnastique abstraite sur des montages d'idées, pour devenir une histoire naturelle de la pensée humaine [25] à travers les renouvellements de la culture. Ce changement de perspective permettrait à l'histoire de la philosophie de constituer un examen de conscience de l'humanité, et donc une sorte de philosophie de la philosophie. Mais cet inventaire rétrospectif de la condition humaine dans sa recherche de la vérité ne devrait pas s'en tenir au mince filon que dessinent à travers le temps les affirmations des métaphysiciens. Ceux-ci ne possèdent nullement le monopole du savoir, trop soucieux qu'ils sont de prendre leurs pieux désirs d'absolu pour la réalité. Ce sont les savants qui définissent, pour chaque époque, la mesure du monde et de l'homme, et les métaphysiciens d'ailleurs dans leurs spéculations les plus aventureuses tiennent compte de l'image globale du réel qui se dégage de leurs travaux. L'épistémologie est donc le lieu de passage obligé de la philosophie dans son dialogue avec elle-même ; elle fournit des références privilégiées dans la mesure où la science d'une époque reflète les valeurs régnantes. Elle les conditionne et se trouve à son tour conditionnée par elles.
Auguste Comte, à l'âge de vingt et un ans, écrivait à son ami Valat : « Ce n'est point a priori, dans sa nature, que l'on peut étudier l'esprit humain et prescrire des règles à ses opérations ; c'est uniquement a posteriori d'après ses résultats, par des observations sur ses faits, qui sont les sciences. C'est uniquement par des observations bien faites sur la manière générale de procéder dans chaque science, suc les différentes marches que l'on y suit pour accéder aux découvertes, sur les méthodes en un mot, que l'on peut s'élever à des règles claires et utiles sur la manière de diriger son esprit. Ces règles, ces méthodes, ces artifices composent dans chaque science ce que j'appelle sa philosophie. S'il y avait des observations de ce genre sur chacune des sciences reconnues comme positives, en retenant ce qu'il y aurait de commun dans tous les résultats scientifiques partiels, on aurait la philosophie générale de toutes les sciences, la seule logique raisonnable [29]. » Ce texte remarquable n'est pas seulement la prophétie de tout le système de Comte, et peut-être l'acte de naissance du positivisme. Il définit aussi le programme, toujours valable, d'une connaissance plénière de l'homme par l'homme.
Encore faut-il que ce retour sur soi de l'esprit se réalise sans exclusive, selon les cheminements divers du savoir. La vérité n'habite pas seulement l'histoire des mathématiques et de la physique, qui portent sur des épures plus ou moins abstraites du monde matériel. Les sciences exactes n'engagent qu'indirectement l'être humain, inexact par essence ; elles doivent leur privilège de rigueur à la distance où elles se tiennent de la réalité concrète. La biologie, la médecine, la psychologie, les sciences historiques, la sociologie, bref toutes les sciences de l'homme, dans leur inexactitude même, portent un témoignage qui nous touche de plus près. Mais les philosophes ne se sont pas souciés jusqu'à présent d'étendre à ces ordres nouveaux de la connaissance la même méthode de réflexion sur l'épistémologie que Brunschvicg et Bachelard ont appliquée à l'histoire des mathématiques et de, la physique.
Une telle méditation entraîne une véritable révision des valeurs établies. Elle met en lumière un vecteur de l'histoire de la philosophie généralement méconnu par les penseurs animés d'un parti-pris d'intellectualisme formel. Cette nouvelle lecture permet de regrouper dans la perspective d'une continuité saisissante tous ceux, théoriciens ou techniciens, qui ont contribué à cette nouvelle compréhension de l'homme dans le monde. Ainsi réapparaissent certaines des parties cachées dans l'histoire de la philosophie, [26] ainsi s'affirment riches d'avenir certains siècles obscurs, certains penseurs injustement oubliés : les humanistes, les voyageurs, les historiens de la Renaissance, l'équipe des Encyclopédistes et celle des Idéologues, qui la relaie dans le temps. Médecins, biologistes, historiens, philologues, économistes, sociologues apportent leur témoignage à cette vaste enquête de l'homme sur l'homme qui se poursuit depuis quatre siècles dans la culture de l'Occident. Pareillement se trouve remise en honneur la tradition de l'empirisme, qui, s'efforçant de serrer l'expérience au plus près, passe souvent pour une « petite » philosophie aux yeux des tenants de l'ontologie systématique. Des solidarités se dessinent entre les diverses lignées de la pensée occidentale, dialogues et disputes, dont l'enjeu est le sens même de notre civilisation.
L'enquête épistémologique voit ainsi s'ouvrir devant elle un monde fort peu exploré jusqu'à présent. Pour retrouver ce continent perdu, des études approfondies et spécialisées seraient nécessaires, dont on s'étonne qu'elles ne tentent pas davantage les jeunes philosophes en quête de sujets de thèses de doctorat. Ce dédain est sans doute la conséquence du préjugé défavorable qui pèse sur des disciplines considérées comme des sciences au petit pied : un monisme scientiste, d'autant plus dangereux qu'il est passé dans les mœurs intellectuelles de l'époque, discrédite les domaines où la planification intellectuelle selon le modèle épistémologique de la mathématique ne trouve guère matière à s'exercer. L'Ecole de Vienne, dernier en date des systèmes de logique, se présente souvent sous le nom de « physicalisme », qui est en même temps un slogan. Or il est bien clair que si la physique mathématique définit le modèle de la vérité, le physicalisme ne saurait être un humanisme. « Il n'existe pas diverses sciences, affirme Carnap, des sources distinctes de connaissance ; il n'y a que la Science. Toutes les connaissances y trouvent leur place, et ces connaissances sont toutes de même nature ; leur diversité apparente n'est que le reflet de la diversité des langages employés dans les différentes branches du savoir. »
Dans une pareille perspective, le langage idéal est celui des sciences rigoureuses, les autres dimensions de la connaissance, et singulièrement les sciences humaines et la métaphysique, se développant en forme de pseudo-langages où ne saurait s'accomplir aucune vérité. L'impérialisme de la syntaxe logique les frappe, à peu près, de nullité. Reste à savoir si cet impérialisme est vraiment justifié. Auguste Comte, déjà, protestait de la manière la plus nette contre « la vaine présidence scientifique, provisoirement laissée à l'esprit mathématique » : il s'élève contre la prétention de « chercher aveuglément une stérile unité scientifique dans la vicieuse réduction de tous les phénomènes quelconques à un seul ordre de lois » [30]. Chaque ordre de connaissances possède sa spécificité propre, de sorte qu'il est contraire au développement même de la vérité dans sa structure de réduire successivement la physique aux mathématiques, puis la chimie à la physique, la biologie à la chimie et la sociologie à la biologie. La positivité véritable respecte l'émergence des normes nouvelles à mesure qu'apparait une nouvelle forme de savoir. La science la dernière venue, la plus complexe de toutes, est aussi la plus révélatrice de la réalité totale ; elle éclaire rétrospectivement les domaines intellectuels précédemment organisés. C'est pourquoi, au témoignage de Comte, « l'étude de l'homme et de l'humanité a été constamment regardée comme constituant, par sa nature, la principale science » [31].
Comte, l'un des affirmateurs de la science de l'homme, fait éclater par [27] avance l'insuffisance du physicalisme contemporain. Non que la logique des mathématiques soit à mépriser ; mais il faut la maintenir dans la dimension qui lui est propre. Le langage mathématique ne peut exprimer vraiment que la réalité mathématique. Il est absurde d'imaginer que par une prédestination providentielle, il puisse manifester l'essence même de la réalité humaine, et résoudre les problèmes humains. C'est d'ailleurs ce que reconnaît à sa manière l'un des principaux théoriciens, avec Carnap, de l'école de Vienne, Hans Reichenbach. Celui-ci identifie la logique des sciences exactes avec la philosophie, mais admet que cette philosophie demeure étrangère à la vie personnelle dans ses options fondamentales. « Il ne sert à rien, écrit-il de demander au philosophe de justifier une hiérarchie des valeurs. Et il ne peut pas fournir d'échelle qui permette de distinguer entre valeurs plus ou moins élevées. Cette échelle en soi est un jugement de valeur, non un jugement cognitif [32]. » Les problèmes de valeurs se situent donc en dehors de la philosophie scientifique, car « on ne peut les résoudre par des moyens scientifiques. Ils font partie de la psychologie... » [33]. Reste alors à justifier comment et pourquoi le discours scientifique est seul valable, et ce problème de valeur suffit, paradoxalement, à dépouiller la science de sa prérogative, puisqu'elle apparaît à son tour comme dépendante de cette « psychologie » au statut incertain. Le monisme scientiste repose donc en fin de compte sur un cercle vicieux.
Le seul moyen d'échapper à d'insolubles difficultés est donc d'envisager résolument la conversion épistémologique dont Auguste Comte annonçait la nécessité, et que Dilthey s'efforça par la suite de mener à bien grâce à une révision des structures du savoir. Nous nous proposons, dans cet essai, de suivre le mouvement de pensée qui mène, à travers la culture moderne, vers une intelligibilité spécifiquement humaine, esquissant ainsi sommairement cette « autre histoire » de la philosophie dont nous pensons qu'elle mérite d'être tentée. L'apparition et le développement, depuis le XVIe siècle, d'un ensemble de disciplines positives, consacrées à la mise en lumière de la réalité humaine sous ses aspects les plus variés, entraîne petit à petit une nouvelle évaluation de la condition humaine. L’ethnographie, la médecine, l'histoire, la philologie, la critique religieuse, l'anthropologie, la sociologie, nées un peu au hasard et d'abord sans présupposé de méthode, dégagent peu à peu leur épistémologie ; puis, ces technologies s'affirmant, elles entraînent par contrecoup des répercussions d'ordre philosophique. Dans un premier moment, les spécialistes découvrent qu'ils sont en train de constituer des sciences de l'homme, ce qui suppose une révolution intellectuelle, car l'association de ces deux termes implique d'abord contradiction. Puis on passe des sciences de l'homme dispersées à l'idée d'une science de l'homme regroupant tous les apports particuliers. Et cette science de l'homme serait la philosophie même, mais une autre philosophie que celle qu'on enseigne dans les écoles.
On peut dire que cette découverte a été un des thèmes majeurs de la pensée du XVIIIe siècle ; elle est le noyau de l'Encyclopédie ; les Idéologues, héritiers de ce grand dessein, s'efforcent de le réaliser dans les faits, grâce aux possibilités offertes par la Révolution. Mais la Révolution est un échec ; Saint-Simon, puis son élève Auguste Comte, reprennent l'idée de science de l'homme, qu'ils transmettront à Stuart Mill, à Spencer, à Renan, à Taine. Le développement extraordinaire des sciences historiques et philologiques qui s'opère d'abord dans l'Allemagne romantique marque ensuite de son [28] empreinte ce mouvement, né de la rencontre entre l'empirisme anglais et l'intellectualisme français. Et l'œuvre positive des savants au cours du XIXe siècle vient sans cesse solliciter, provoquer, enrichir la méditation des penseurs : Claude Bernard, Virchow, Darwin, Berthelot, Freud apportent à la science de l'homme des éléments nouveaux, qui obligent à repenser les résultats acquis. Un immense travail se poursuit, sans que ses promoteurs prennent toujours une exacte conscience de ce qu'ils font, en sorte que la notion d'une science de l'homme domine notre civilisation, en fait et en droit. L'anthropologie commande aujourd'hui une mise en perspective du domaine humain dans son ensemble.
L'indifférence des philosophes devant cet état de choses semble dès lors scandaleuse. Toute expérience, quel que soit le champ épistémologique considéré, doit être comprise comme une mise en question, où l'homme interroge le monde et s'interroge lui-même. C'est pourquoi la méthodologie de chaque science, y compris celle des mathématiques, relève de l'anthropologie. Le malentendu sur ce point remonte loin ; il est lié à la position même, dès l'origine, du problème philosophique. Ou plutôt, il prend naissance dans l'obstination du métaphysicien à conserver rigoureusement l'attitude prise par ses devanciers, malgré la transformation radicale du monde et de l'homme.
Socrate, pour s'interroger sur lui-même, donne congé aux mythes établis. Il n'a pas à tenir compte des sciences de l'homme, pour la bonne raison qu'elles n'existent pas. Son entreprise est pensée de la pensée, conscience de la conscience, de sorte que la question présuppose sa réponse ; elle confie à la réflexion la prérogative d'arbitrage, le droit de nouer et de dénouer les contradictions humaines. Celui qui affirme : « je pense, donc je suis », pose en principe qu'il est essentiellement pensée. L'être, c'est la pensée ou ce qui se résout en pensée, de sorte que l'analyse philosophique ne pourra qu'approfondir sans fin la pensée de la pensée. Dès lors, une entreprise qui refuse l'accès direct de la réflexion de conscience à la vérité se condamne elle-même, parce qu'elle ne joue pas le jeu, ainsi que le répètent sans se lasser les métaphysiciens intellectualistes.
Il faut pourtant en prendre son parti. L'homme est encore autre que la pensée rigoureuse, de sorte que l'on doit situer non pas l'homme par rapport à la pensée, mais la pensée elle même par rapport à l'homme. Toutes les sciences humaines, de l'histoire à la sociologie, de l'ethnographie à la psychologie, dénoncent l'illusion de la fausse transparence qui donnerait à chacun l'accès direct à la connaissance de soi. Le long chemin de la connaissance indirecte révèle la duperie des évidences les mieux instituées : l'absolu, le nécessaire, l'universel varient dans l'espace et dans le temps, comme l'avaient affirmé les sceptiques grecs, et comme le révélèrent à nouveau les missionnaires chrétiens, compagnons de route des explorateurs, à partir du XVIe siècle. La science de l'homme concret, tel que le découvrent les voyageurs, les prêtres, les médecins, les aliénistes, les juges donnent de lui une image toute différente de celle qui s'impose au sage lorsqu'il fait retraite dans sa tour d'ivoire.
De plus, si l'étonnement est le commencement de la métaphysique, une métaphysique nouvelle doit commencer avec l'étonnement du penseur devant son semblable, dont un Montaigne est, parmi bien d'autres, le témoin passionné. Au moment où l'homme devient un objet de connaissance, il apparaît que l'autre n'est pas le même, et la découverte des nouveaux mondes entraîne par contre coup un changement des horizons intérieurs. Les Voyages de Gulliver ont pour contrepartie un nouveau style du Voyage autour de ma Chambre. Toute science de l'homme est en même temps conscience de l'homme, ouverture et enquête de soi à soi. C'est-à-dire que la science de [29] l'homme ne se réduit pas au simple constat d'une réalité devant laquelle je pourrais prendre l'attitude du spectateur pur. Connaissance de l'homme par l'homme, elle établit un dialogue au cœur de la réalité humaine ; elle poursuit une négociation qui dégage des significations nouvelles, elles-mêmes remises en question par le renouvellement des circonstances, car l'être humain ne saurait être immobilisé dans une détermination une fois donnée, fixé comme un papillon dans sa boîte.
La science de l'homme apparaît ainsi comme une contribution à l'édification de l'homme. L'objet de l'enquête se trouve en fin de compte modifié par l'enquête. En deux siècles, la durée moyenne de la vie humaine a plus que doublé, et le rythme de cette augmentation s'est encore accéléré dans des proportions considérables depuis une dizaine d'années. L'homme qui, aujourd'hui, pilote des avions supersoniques, dirige des centrales atomiques et se prépare aux expéditions interplanétaires n'a plus, ne peut plus avoir les mêmes dimensions intellectuelles et spirituelles que le clerc du Moyen Age, prisonnier de l'univers du discours scolastique, ou le serf de la même époque, attaché à la glèbe et cantonné dans l'horizon le plus rapproché. Une philosophie qui, par souci de l'éternel, néglige le temporel, dénature à la fois l'éternel et le temporel. Car les structures politiques, économiques et sociales sont aussi, en leur temps, des structures mentales, qui concourent à décomposer et à recomposer l'homme, sans cesse remis en question par l'histoire.
Tel est le point de départ de cette anthropologie non socratique et non cartésienne, dont l'élaboration s'impose aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'opposer aux sciences de la nature des sciences de l'esprit, en perpétuant ainsi l'alternative classique de la substance pensante et de la substance étendue. Toute science de la nature est aussi une science de l'esprit, toute science particulière apporte sa contribution à cette Science de l'Homme, dont l'unité peut seule regrouper dans une même perspective tous les aspects du savoir. Même dans le cas des disciplines scientifiques et techniques les plus rigoureuses, qui paraissent se fermer sur elles-mêmes en un système formel parfait, la science de l'homme intervient comme un arrière-plan métaphysique dont la nécessité s'impose pour rattacher le domaine axiomatique à la réalité humaine. Alors se présentent des questions relatives aux valeurs et aux applications, car le système formel ne peut assurer par ses propres moyens sa mise en place dans la totalité du réel. La fonction métaphysique d'arbitrage fournit ainsi la dernière instance, dont la juridiction sauvegarde la prérogative de l'être humain, qui peut chercher le sens de son destin et contribuer à son achèvement.
Œuvre de longue haleine, et par essence inachevée. Car le pire échec serait pour l'homme de se prendre au piège de l'une de ses réalisations. Toute forme une fois trouvée devient une formule, et toute formule atteinte se trouve par là dépassée. La science de l'homme est une science douteuse : elle ne nous présente jamais qu'une perspective de fuite, et comme un jeu de miroirs où notre image, en se multipliant à l'infini, se dérobe à nous tout autant qu'elle se révèle. Plutôt que d'un savoir nouveau sur le modèle des anciens savoirs, il s'agit ici d'une nouvelle attitude, et d'un autre regard, d'un renouvellement de la conscience. Cette réflexion sur la connaissance a son utilité pour l'homme en quête de lui-même ; elle se propose aussi à l'attention des spécialistes des diverses disciplines mises à contribution, qu'elle voudrait aider, pour une meilleure compréhension de leurs propres cheminements.
En somme, il s'agissait de reprendre, après plus d'un demi-siècle l'entreprise de Dilthey, comme une indispensable introduction à la culture de l'Occident. Ceci n'est qu'une ébauche et un essai, l'esquisse d'un grand [30] ouvrage sans doute irréalisable. Ils étaient une grosse équipe, vers 1750, pour réaliser l'Encyclopédie ; et le savoir d'alors n'avait pas l'ampleur de celui d'aujourd'hui. Les spécialistes me reprocheront sans doute des lacunes, des omissions. Mais enfin si les spécialistes se préoccupaient eux-mêmes de leurs épistémologies particulières, ce travail serait certainement moins imparfait. Paul Hazard, après la publication de sa Crise de la conscience européenne, se vit adresser par les érudits toutes sortes de reproches : il était coupable, en effet, d'avoir écrit un ouvrage riche et suggestif, qui n'existait pas, et dont on avait besoin [34].
[1] Einleitung in die Geisteswissenschaften ; traduction française par Louis SAUZIN sous le titre assez inexact : Introduction à l'étude des sciences humaines, P.U.F., 1942.
[2] Léon BRILLOUIN, Poésie mathématique et théorie physique, Nouvelle revue française, août 1957, p. 316.
[3] Ibid., p. 322 ; cf. dans le même sens : Louis ROUGIER, Traité de la Connaissance, Gauthier-Villars, 1955, passim.
[4] On trouvera dans notre Traité de Métaphysique (Colin, 1957, p. 167 à 209) une longue étude consacrée à cet « escamotage de l'homme dans la philosophie ».
[5] Dans : Œuvres de Jules Lachelier, t. I, P.U.F., 1933, p. 169.
[7] Opuscules et fragments inédits de Leibniz, p.p. COUTURAT, Alcan 1903, p. 526. Couturat, qui dit le texte postérieur à 1696, suggère qu'il s'agit d'un « mot nouveau », pour expliquer une erreur d'écriture de Leibniz. Pas si « nouveau » pourtant, dès 1696. On trouvera toutes les précisions utiles sur les origines de la psychologie en Allemagne dans : Max DESSOIR, Geschichte der neueren deutschen Psychologie, t. I, 2e édition, Duncker Verlag, Berlin, 1902.
[8] Lettres de Jules Lachelier, édition hors commerce, 1933, à Émile Boutroux, 21 juillet 1876, p. 113-114. Il faudrait ici rappeler ou plutôt apprendre à tous les philosophes qui ne l'ont jamais su que Leibniz, passionné de minéralogie, est un précurseur de la géologie, et que Kant est un des fondateurs de la géographie moderne. Ces métaphysiciens-là avaient le sens du réel.
[9] La dernière lettre de Charles Seignobos à Ferdinand Lot, juin 1941, Revue historique, juillet-septembre 1953, p. 3-4.
[11] HALPHEN, Introduction à l'histoire, P.U.F., 1946, p. 37-38 et 43.
[13] J'assistais récemment, au cours d'un colloque de spécialistes de la Renaissance, à un exposé sur la devotio moderna, mouvement de rénovation spirituelle qui se développe en Europe à la fin du XVe siècle. J'eus la curiosité de demander au conférencier quelle pouvait être la devotio antiqua, à laquelle s'opposaient les tenants de la spiritualité nouvelle. D'autre part, quelles étaient les résonnances précises de cette « modernité », quelles valeurs affirmait cette désignation, qui devait sans doute revêtir la signification d'un mot d'ordre, ou d'un programme. Les éminents historiens européens réunis à cette occasion reconnurent l'intérêt de ces questions ; mais personne ne put répondre. Il apparut qu'on n'y avait jamais pensé. Pareillement, la plupart des concepts historiques essentiels : peuple, nation, État, classe, démocratie, révolution, etc., sont employés d'ordinaire sans aucune épuration critique, selon l'acception du sens commun. Le vocabulaire historique n'est pas encore constitué.
[14] Philippe ARIES, Le temps de l'histoire, éd. du Rocher, Monaco, 1954, p. 276.
[15] Fernand BRAUDEL, La géographie face aux sciences humaines, Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 1951, p. 488.
[16] Gabriel LE BRAS, L'Explication en sociologie religieuse, Cahiers Internationaux de Sociologie, XXI, 1956, p. 60-61.
[17] Maurice LE LANNOU, La géographie humaine, Flammarion, 1949, p. 8.
[18] Lettre citée dans GONSETH, les Fondements des Mathématiques, Blanchard éditeur, 1926, p. 78-79.
[19] Compte rendu dans la Revue de Métaphysique et de Morale, juillet 1938, Supplément, p. 29.
[20] André VARAGNAC, De la préhistoire au monde moderne, Plon, 1954, p. 5.
[21] Fernand BRAUDEL, article déjà cité, Annales..., 1951, p. 496.
[23] Georges GURVITCH, Réflexions sur les rapports entre philosophie et sociologie, Cahiers Internationaux de Sociologie, XXII, 1957, p. 10.
[27] L'agrégation de philosophie a été créée en 1766, et supprimée une première fois en 1791. Si l'on examine la liste des sujets donnés au concours pendant cette période, avant la Révolution, on découvre que les thèmes sont ceux-là mêmes qui sont proposés aux candidats d'aujourd'hui. Seule différence : les questions concernant Dieu sont sensiblement plus nombreuses. (Cf. LIARD, L'Enseignement supérieur en France (1789-1889), Colin, 1888, t. I, p. 59).
[28] Compte rendu de soutenance dans la Revue de métaphysique et de morale, mars 1908, Supplément, p. 40.
[29] Lettre du 24 septembre 1819, dans Lettres d'Auguste Comte à M. Valat, Dunod, 1870, p. 90.
[30] COMTE, Cours de philosophie positive, Conclusions générales, t. VI, 1842, p. 845.
[32] REICHENBACH, l'Avènement de la philosophie scientifique, trad. Weil, Flammarion, 1956, p. 272.
[34] Julien Freund, qui avait lui-même entrepris, puis abandonné, une étude sur l'épistémologie des sciences humaines, m'a libéralement communiqué le résultat de ses recherches. Qu'il en soit ici remercié.
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