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Filles de Solitude
Introduction
Dix ans avant le quincentenaire de la découverte de l'Amérique par Colomb, Tzvetan Todorov nous parle "de la découverte que le je fait de l’autre [1]" et s'interroge sur la rencontre entre le vieux et le nouveau monde, rencontre qui n'en était pas une, car l'autre fut ravalé au rang de l'étranger, jugé inférieur, exploité et dominé pendant des siècles.
Un plat de porc aux bananes vertes, comme les romans schwarz-bartiens qui allaient suivre, porte les traces de cette lointaine rencontre. Le personnage schwarz-bartien continue de pâtir du rapport inégal établi entre les "conquérants" venus du Nord et les Africains "transbordés" qui remplacèrent les indigènes massacrés.
Lorsque je découvris le préambule au cycle créole schwarz-bartien, je ressentis ce "choc" devant l'autre à la fois lointain et proche qu'est l'Antillais. Car avec ce curieux titre culinaire, nous entrons dans le vif de la problématique identitaire antillaise que j'examinerai dans cette étude. Fête religieuse transposée aux tropiques, Noël est adaptée à la sauce créole en Martinique et Guadeloupe : dans les "cases-à-veiller-Noël" (PDP, 160), on se réchauffe l'âme et 'Ton en mange du bon, et l'on en boit du réjouissant" [2], oubliant, le temps de l'enchantement culinaire, "les enfants vraiment attendus de personne !" (PDP, 159) Selon Mariotte, la protagoniste du roman finissant ses misérables jours dans un asile parisien, l'Antillais fête Noël d'une manière beaucoup "plus fidèle que celle des Européens, qui voyaient de la neige, des truffes et de grands sapins en Palestine..." (PDP, 159) Alors que tout à Paris rappelle la fête de la Nativité, il n'y manque qu'une seule chose pour que l'exilée se console de sa solitude : ce plat créole cuisiné délicatement par la mère, véritable "madeleine schwarz-bartienne". Ce savoureux plat lui rappelle douloureusement qu'elle n'est pas chez elle en métropole.
De fait, être Antillais signifie très souvent vivre en exil, en métropole ou ailleurs, voire dans les îles mêmes : "C'est que l'exil est en nous, dès le [8] premier jour, et d'autant plus usant que nous n'avons pas encore appris à le débusquer sous nos frêles assurances ni n'avons d'un seul tenant réussi à le terrer, ici" déclare Glissant (DA, 264).
Respecter les fêtes de l'ex-colonisateur tout en préservant ses croyances magico-religieuses et les coutumes du "pays" ; parler la langue française tout en pensant créole et enfin, sauvegarder le "manger-créole". Autant de "discours identitaires" ou de "pratiques culturelles [3]" en remède à la souffrance, palliatifs à l'aliénation, qui sera, dans mon étude, antonymique à l'identité (que celle-ci soit individuelle ou collective). D'emblée, l'Antillais apparaît comme un être moins "identique" à lui-même que changeant, différent en fonction de la personne (blanche ou noire) qu'il a en face de lui et du lieu où il se trouve, pris entre "deux ethnies, deux esthétiques, deux éthiques", comme l'a bien vu Jack Corzani. D'où un constant tiraillement entre l'ici et Tailleurs, une tension permanente du fait qu'il se trouve. Cette constitution identitaire ambiguë, trouble et clivée est aux yeux de Glissant la "meilleure" réussite du maître, du colon et du "métro" blanc : ils ont rendu l'esclave, l'ex-esclave et le "domien" étranger à lui-même (DA, 16). À la fois "l'ex-esclave noir et le Français dont il a plus ou moins bien intériorisé les valeurs et les comportements [4]", l'Antillais accomplit une quête identitaire semée d'embûches. Je propose de m'interroger sur quelques-unes des multiples "épreuves" qui rendent l'identité (raciale, sociale, culturelle) particulièrement altérable.
Si l'identité préoccupe l'auteur comme son personnage, il était cependant important de les dissocier. Car si Flaubert déclara, sûr de choquer, "Madame Bovary, c'est moi", une des plus talentueuses romancières antillaises réplique aujourd'hui que "Véronica n'est pas Maryse Condé [5]". Dès qu'il est question de littérature tiers-mondiste, on a tendance à lire et à interpréter l'œuvre à la lumière de la vie des auteurs. Il est vrai que le genre [6] et le titre [7] excusent en partie une pareille projection. Puisque la quête identitaire préoccupe auteurs et personnages, puisque l'identité est thématisée aussi bien dans le locus classicus littéraire noir (the slave narrative) que dans les romans négro-américains et [9] afro-antillais modernes, une pareille approche a longtemps dominé l'étude des "new literatures [8]."
F.I. Case déplore que Michèle Lacrosil, pour ne donner que cet exemple, soit méjugé et mal lue par la critique parce que celle-ci fait converger auteur et personnage [9]. L'obstination à "autobiographier" la littérature des ex-colonies fait tort à ce qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire une littérature originale et innovatrice, défiant celle du Centre. Elle est d'autant plus injustifiée dans le corpus schwarz-bartien que Télumée, Solitude et Mariotte constituent un trio que beaucoup, sinon tout, sépare de leurs créateurs [10].
Afin d’étudier la problématique identitaire dans l'œuvre schwarz-bartienne, j'ai opté pour une perspective trifocale qui sépare auteur, narrateur et personnage. Dans un premier volet, je m'interrogerai sur l'identité des auteurs. Certes, cette question aurait pu faire l'objet d'une thèse en soi mais d'autres y ont répondu fort bien avant moi [11]. C'est pourquoi je me limiterai ici uniquement à la force motrice de l'écriture schwarz-bartienne.
Ensuite, je passerai en revue les mobiles d'écriture et de prédominance féminine, axe stratégique de l'œuvre romanesque schwarz-bartienne qui, à tous égards, rend Hommage à la femme noire [12]. D'où mon titre, qui met en relief le rapport étroit entre l'identité antillaise et l'"obsession généalogique" d'une part, l'importance de la relation mère-fille en milieu matrifocal d'autre part et enfin, l'exploitation littéraire de l'unique héroïne antillaise. L'esclave Solitude continue d'inspirer aujourd'hui des Antillaises et qui veulent se libérer des rôles imposés à la femme noire dans le passé, et que j'examinerai dans le chapitre trois. Enfin, j'ai reconsidéré la signification de la formule "littérature antillaise" qui, elle aussi, nous fournit quelques lignes de force de l'antillanité.
Le deuxième volet illustrera des aspects de l'écriture schwarz-bartienne souvent esquivés par la critique mais qui rendent compte à la fois de ses [10] ressources originales et hardies et de la problématique identitaire. Sans me limiter au pur fonctionnement du texte, j'étudierai le narrateur à l'œuvre dans le récit (la perspective narrative), dans l'interstice paratextuel et au début des romans (configuration spatio-temporelle, fonctionnement du mythe).
Comment le personnage schwarz-bartien se construit-il une identité raciale et socio-culturelle ? Quand et comment le caractère bi-, voire multi-dimensionnel de l'identité antillaise fait-il surface et le sujet en prend-il conscience ? Véritables quêtes d'identité, les romans se prêtent à merveille à une enquête sur l'identité antillaise, sujet du dernier volet du triptyque. Constamment écartelé entre des camps opposés, confronté à des valeurs antagonistes, le personnage schwarz-bartien devra surmonter des crises identitaires, rétablir l'équilibre fragile. Héritier de plusieurs races et cultures, vivant dans une société métissée et néocolonisée, l'Antillais(e) adoptera une conduite spécifique. Le maître mot étant, comme le conseille inlassablement Reine Sans Nom, d'être "une vraie négresse à deux cœurs (TM, 66, 241) ou encore, "un vrai tambour à deux peaux" (TM, 94). Cette dualité et duplicité, résultant en un intelligent métissage, est le fil rouge qui me guidera à travers l'analyse.
Dans ma conquête du discours métis schwarz-bartien, - métis parce qu'il porte l'empreinte de deux identités -, le caractère double, aussi embarrassant soit-il aux yeux de plus d'un critique [13], m'est apparu comme la foncière originalité des auteurs. Celle-ci consiste à répondre uniformément à la question de l'altérité : en démontrant que ce que désire et ce que souffre Vautre est en fin de compte ce que je désire et souffre. D'où le mérite de l'œuvre schwarz-bartienne : "sa 'vérité' est plus 'universelle' que proprement antillaise", comme le conclut Cailler pour un autre grand auteur antillais [14].
[1] Tzvetan Todorov, La Conquête de l'Amérique. La question de l'autre, SI, 1982, 11. Dans Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine (SI, 1988, Coll. "La couleur des idées"), Todorov reprend la réflexion sur la relation entre "nous" (le groupe culturel et social auquel on appartient) et "les autres" (ceux qui n'en font pas partie).
[2] Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal, PA, 1983, 15. Réédition de 1947.
[3] Voir Daniel Baggioni, "Le cache-cache d'une culture minorée et les lambeaux de l'identité perdue" dans Formes-Sens/Identité, éd. par Jean-Claude Carpanin Marimoutou et Daniel Baggioni, Publication de l'Université de la Réunion, 1989, 11-12.
[4] Francis Affergan, Anthropologie à la Martinique, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1983, 2-3.
[5] Interview avec Vévé Clark, "Je me suis réconciliée avec mon île", Callaloo, 12.1, Winter 1989, 120. voir aussi sa préface à la réédition d'Hérémakhonon, En attendant le bonheur, Seghers, 1988.
[6] Biographie romancée, journal intime, autobiographie fictive, roman épistolaire.
[7] Je pense à : Je suis Martiniquaise (M. Capécia), Fille d'Haïti (M. Chauvet), La Négresse Blanche (M. Capécia), Mon examen de Blanc (Y. Manicom), Lettres à une noire (F. Ega), Black Boy (R. Wright), In the Castle of my Skin (George Lamming), etc.
[8] Terme par lequel on désigne la littérature des ex-colonies britanniques. Voir la revue New Literatures.
[9] Frederick Ivor Case, The Crisis of Identity. Studies in the Guadeloupean and Martiniquan Novel, Sherbrooke, Naaman, 1985, 30 : "The conclusions concerning Lacrosil's work evoke the fundamental problem in the study of African and Caribbean writers in particular and of third world writers in general and that is the tendency to see the writer in his/her characters, to consider the novel as a mere extension of the writer's autobiography, a timid attempt to expose the self."
[10] Pour F.I. Case {oc, 134-5) le pessimisme extrême exclurait toute identification entre lecteur et personnage, d'une part, entre auteur et personnage, de l'autre. Selon Richard Burton, tout intellectuel antillais est en proie à un "bifocalisme chronique", à une "permanente extroversion" qui dresse une barrière entre lui et le peuple en faveur duquel il s'engage, (cf. "Between the particular and the universal : dilemmas in the Martinican intellectual" dans Intellectuals in the Twentieth-Century Caribbean, éd. par Alistair Hennessy, Warwick University Caribbean Studies, 1992, 187-198.)
[11] Voir p.e Les écrivains antillais et leurs Antilles, thèse de doctorat nouveau régime de Romuald Fonkoua, Univ. de Lille III, juin 1990, 2 Vol.
[12] Simone Schwarz-Bart avec la collaboration d'André Schwarz-Bart, Hommage à la femme noire, Ed. Consulaires, 1989, 6 Volumes.
[13] Fanta Toureh (L'imaginaire dans l'œuvre de Simone Schwarz-Bart : approche d'une mythologie antillaise, HA, 1987) sépare rigoureusement TM et 77 de. LMS et PDP. F.I. Case (oc, 133) considère que PDP est de la main seule de Simone et que LMS aurait dû être écrit par un Caribéen ! Enfin, Beverley Ormerod (An Introduction to the French Caribbean Novel, London/Kingston : Heinemann, 1985) se limite à TM et ne souffle mot du roman d'André.
[14] Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue. Edouard Glissant et l'(H)histoire antillaise, Tübingen : Gunter Narr, 1988, 173.
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