Charles Halary
LES MOBILES DE L’ART.
Montréal : Département de sociologie de l’UQÀM, 2003, 43 pp.
- Table des matières
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- Introduction
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- 1) L’art du voyage est de forme ternaire
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- a) L’expédition guerrière
- b) Le promeneur solitaire
- c) L’exploration scientifique
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- 2) La mobilité spirituelle comme matière de l’art
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- a) Du voyage magnifié par le texte au texte simulant le voyage
- b) Partir c’est mourir un peu, connaître aussi
- c) L’art extrême de la frontière transgressée
- d) Le voyage traditionnel
- e) Le départ vers l’inconnu
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- Conclusion
Introduction
Entre le voyage et le savoir, une certaine course-poursuite est de mise au moment où le style [1] devient le mobile de la recherche en art. Antique, primitif, japonais, mauresque, gothique, baroque, classique, nouveau, déco, conceptuel, brut, pauvre, cinétique, électronique, relationnel, interactif, minimal, optique, populaire, hyperréaliste, surréaliste ou réaliste sont des figures de ce style recherché. Ces figures circulent et se combinent. Enchaînées, elles sont remises en cause par la finitude terrestre. Un style terrestre ou humain est une figure de rhétorique. Le « Journal de voyage » [2] de Bougainville et ses commentateurs illustrent une polarité tropique entre une sensualité jugée insipide par son accès aisé et une rigueur morbide [3] sanctifiée par une ascèse. Un voyage initiatique ouvre l’esprit au désir de savoir. L’inconnu cartographié engendre un sentiment propice à l’industrie et hostile aux aventures artistiques désordonnées. La fuite en avant pousse à la conquête si un objectif est identifiable. Symbolisé par Don Juan, mais régulé par Bentham, ce désir retourne au vide initial, assouvi ou non. Sur un territoire, la dissolution est synonyme de fin du voyage (ex ou implosion). C’est pourquoi la fin du voyage doit en indiquer son mobile [4].
Aujourd’hui, le prospecteur d’inconnu, encerclé dans un territoire terrestre sphérique, peut propulser l’imaginaire artistique dans l’infini cosmique. Les astronomes sont les plus férus de ce genre d’aventure du regard. Leur esprit sédentaire y cherche des régularités alors que l’artiste voyageur se plaît à la surprise des Éphémérides [5]. Les astronautes, concentrés sur leur survie, sont comme les Argonautes de la mythologie, des êtres sur lesquels se projettent les rêves de tous et chacun, mais qui n’ont aucune Toison d’Or à rapporter à leurs mandants. La mythologie grecque était faite d’histoires merveilleuses. La conquête des Amériques de fantastiques exploits. Ce qui vient alimenter l’imaginaire des Agences spatiales modernes est bien plus prosaïque. Après les promenades sur la Lune, le public a vu s’installer dans l’espace des laboratoires et des usines. Comme sur la Terre. La fin de la guerre froide entre Moscou et Washington avait démobilisé les militaires. Le voyage dans l’espace a perdu les attraits concurrentiels de la période Kennedy-Kroutchev. La station spatiale actuelle prolonge les efforts pionniers de la Russie. Oubliés en Occident, assimilés à l’ancienne dictature en Orient, les aventuriers de l’espace ont été frappés par la catastrophe de la Navette Columbia en 2002. Leur vie ne tenait qu’à un fil, celui de la communication entre fonctionnaires de la NASA. La mise en orbite d’un astronaute devenait un acte de foi bureaucratique accompagné d’une campagne de promotion dans des médias avides de catastrophe publicitaires. L’astronaute se devait de faire un tour pour faire vivre le progrès humain. Tel est le sens indiqué à l’espace infini et aux médias par le premier pas de Neil Armstrong sur la Lune le 20 juillet 1969 [6].
« Faire un tour » produit l’art du cirque ou la distraction le dispute à l’attraction [7]. La circulation des gens du voyage en Europe, les Tsiganes (mot qui veut dire esclave en roumain [8]), est inséparable de leur art du spectacle. Leur cycle de représentation est régulier et lie le commerce aux significations religieuses. Transposé de l’autre côté, celui des sédentaires, il s’agit parfois de faire un tour pour repérer l’anormal et l’éliminer comme un gardien fait sa ronde. L’état national se situe à l’apogée de cette courbe sédentaire, celle des grandes villes modernes. Tous les constructeurs d’états nationaux envisagent leur mission comme l’issue d’un parcours ancien et rectiligne qui les porte de la ruralité à l’urbain. Jusqu’au 18e siècle, le seul art reconnu est officiel et dépend de l’aristocratie nobiliaire ou religieuse. Il magnifie la statique [9] des populations appelées à être contrôlées toujours plus étroitement à travers les mobiles diversifiés du respect de l’autorité établie. Ce respect était absolu alors que les sondages de toutes sortes tentent aujourd’hui d’élucider son ampleur.
La régulation du voyage est la condition de l’action de contrôle. L’artiste est l’un des personnages les plus susceptibles de le subir. Accomplir un tour d’adresse, parfois spectaculaire, ou bien circuler simplement aux alentours devient une seule et même activité différenciée par de mystérieux rythmes internes [10]. La recherche de l’exceptionnel et la consommation de l’impersonnel polarisent les échelles de valeur de la modernité. La finitude terrestre propice au progrès et au raffinement laisse place à la répétition industrielle et à la culture « fast-food ». Dans ce cadre, le tour de magie se présente comme moyen de conciliation avec l’incommensurable.
De nos jours, jongler avec l’espace et le temps est un tour d’adresse propre aux astrophysiciens, promus nouveaux mages de la nature extraordinaire (hypernovas, trous noirs, big bang et autres expressions du genre). Cette contradiction parfois insurmontable engendre une fuite néo-romantique vers un nouveau genre artistique, la réalité virtuelle ou cyberculture, celle qui est gouvernée par l’électronique. Le voyage à deux partenaires de sexes complémentaires, autrefois « de noces », où l’un fait découvrir à l’autre les mystères de la nature, renouvelle le sentiment excitant de la novation à travers le regard étonné de chacun. Désormais, il côtoie le kitsch. Des romans comme Snowcrash et The Diamond Age de Neal Stephenson illustrent un genre littéraire qui propose un nouvel art médiatique, un méta-univers, une reprise démocratique des Chevaliers de la Table Ronde de Chrétien de Troyes avec les moqueries Monthy Python de Terry Gillian. Le voyage peut être collectif, de la rencontre à la découverte, et virtuel si la présence corporelle est imaginaire. Celui des armées, des immigrants ou d’un peuple nomade a inauguré le concept de mobilité sociale [11]. Il est alors moins puissant pour l’éveil de l’esprit créatif que la déambulation solitaire. Mais celle-ci s’avère moins riche que l’association libre du dialogue volontaire.
Par excellence, peuple du voyage qui incarne cette progression cyclique, les forains et les Tsiganes [12] se veulent les descendants directs d’ancêtres communs issus de la horde primitive mythique christianisés par convenance. Ce sont des Roms à leurs yeux. Ils cheminent sur la route pour exécuter des numéros d’adresse d’étapes en étapes comme la bande de Mackie dans l’Opéra de Quat’sous. Parmi eux, les mimes sont parmi les plus mobiles. Ils ont leur corps pour instrument de spectacle et incarnent avec les danseurs des rituels universels. Le Cirque du Soleil au Québec en recrute les éléments les plus aptes à la performance spectaculaire. Au cirque, le mouvement des corps ne recourt pas à l’idéal automatique de la danse cher à Kleist [13]. Le danseur le plus soucieux de son art cherche à laisser agir les forces de la gravité, sur ses muscles dans un combat aux surprises esthétiques admirées. Au contraire, le mime, à la suite de Marcel Marceau, reproduit des situations sociales. Son art, occulté par le cinéma et la télévision, survit grâce au cirque. Le savoir des enfants de la balle est issu du voyage et des rencontres qu’il procure sans que les cycles évolutifs soient nettement distincts des progressions irréversibles. Ce savoir-faire du mouvement de la danse ou de mime commence à passer dans les ordinateurs (KAYDARA à Montréal) après les textes, les sons et les images. Les téléopérations de robots, les capteurs de force et les revêtements tactiles liés aux synthétiseurs de mouvement ouvrent cette nouvelle phase du voyage virtuel qui sera de plus en plus réaliste pour les sens. Les logiciels popularisés actuellement dans les aventures en 3D sont dans leur majorité des aventures de voyage ou des simulations de course ou de vol aérien sur écran. Dans une génération, les capteurs de force et les combinaisons sensibles pourront créer des machines populaires de simulation directe sur le corps humain [14].
Le désir de connaître alimente la pulsion nomade. Les technologies de la réalité virtuelle permettent la simulation de certaines sensations liées au voyage. Cette évolution accélère par simulation le rapport mobile au territoire. Le frêle esquif des cours d’eau avait ouvert la symbiose humaine avec la technologie circulante. Rechercher la source, trouver le débouché des rivières, se défier de ses courants irréguliers sont des épreuves très sélectives pour le voyageur ancien. Celui qui revient à son point de départ est ainsi fort justement traité en héros. Le tronc d’arbre évidé, la pirogue, sur les cités lacustres stabilise les allers et venues et protège les concentrations humaines. Avant l’écriture, et parfois après, la véritable connaissance implique l’élargissement du savoir par l’exploration du territoire et le dialogue avec les forces étrangères qu’il abrite. Celles-ci se caractérisent par une provenance énigmatique. L’étrangeté est ainsi une propriété de l’espace transmis aux êtres qui l’habitent. Ainsi, il n’y a pas d’étrangeté sans voyage corporel ou spirituel. La sociologie ne voit pas les êtres humains comme des étrangers les uns aux autres, c’est ce qui en fait son aspect scientifique. La croyance en l’étrangeté de « l’Autre » [15] rejette la science. La disparition de l’étranger par positivisme scientifique rejoint le point de vue relativiste de l’artiste qui accepte à statut égal les réalisations les plus diverses. Leur point de convergence est l’unité de la condition humaine. Comme la science, l’art n’a pas de patrie, même si ses protagonistes se réclament parfois de l’une d’entre elles, pour fins de subvention. L’universalité de la condition humaine est une certitude des temps modernes. La vie humaine, notre seule expérience commune, s’annonce comme un voyage dont la fin observable est connue [16].
Les analogies avec la circulation de l’eau marquent alors l’explication de l’art de découvrir. Le savoir est cette part de l’être en quête de sens dans ce parcours indéterminé qui accepte les limites naturelles de l’incarnation. L’inconnu y a pris la forme de l’océan. La nature humaine commence par les flux liquides, tous les biologistes en conviennent aujourd’hui. La plupart y rajoutent maintenant les flux électromagnétiques. Les recherches les plus pointues en physique ont abouti à l’Université de l’Alberta à Edmonton au Canada à allumer une ampoule avec l’électricité produite par le passage de jets d’eau dans des matériaux poreux (Kwok et Kostiuk). Le rapport au fleuve et à sa source explique naturellement les premières grandes civilisations stables (Égypte, Sumer, Indus...). Enveloppé de croyances multiples, l’être collectif ambulatoire invente la religion comme matrice de références et de classifications sur un temps qui coule comme l’eau qui anime les premières horloges mécaniques (clepsydres). L’art est sa manière d’imiter la nature en la dépassant vers l’infinitude. Cette recherche n’est pas sans risque. Elle résulte d’un voyage affirmant une renaissance possible avant la mort. Pourtant, quérir au loin un atome de connaissance peut faire perdre quelque chose d’essentiel et de proche, tel est le prix connu de la symbiose technologique. C’est une dette rituelle à payer en échange de la novation escomptée. La légende germanique de Faust enveloppe tous les efforts humains de ce genre. La volonté de conquête pousse Faust à posséder cette puissance mais la finalité de ses actes lui échappe en en signant un pacte diabolique si séduisant et sans contrainte apparente.
La conjuration du mauvais sort en est la traduction intellectuelle pour l’humanisme européen : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Tous les débats sociologiques se résument en cette ancienne et célèbre formule qui oppose sagesse et vanité. Intensément valorisée par le modernisme, l’intelligence humaine, qui se considère supérieure au sein des espèces vivantes, accélère une évolution où l’autodestruction paraît inévitable si l’espace reste limité. Après un Montaigne précurseur et un Rousseau rêveur, Durkheim, sur un mode sévère, reprend à son compte le projet de création d’un corps de savoir situé entre la littérature et la science. Ce savoir nouveau doit rétablir les équilibres détruits par les ordres militaires et marchands. La corporation ecclésiale du christianisme ne peut plus intégrer ces oppositions dans un idéal féodal défensif destiné à enrayer les voyages assimilé à des invasions. Dernier espoir de quiétude dans un univers emporté par les cataclysmes guerriers, il fait du savoir, de la science et de sa propagation par l’éducation, le point nodal du nouvel équilibre démocratique des sociétés humaines modernes. Il écarte les arts intrinsèquement mobiles et transhistoriques.
Avec lui, le scientifique de la période héroïque pense toucher au but de sa course. Il invoque un centre de recherches fondamentales pour modèle de référence avec le progrès comme métaphore du mouvement de la pensée publique. La science actuelle revient à ses affinités artistiques électives à chaque fois que les militaires s’en éloignent. L’artiste moderne poursuit sa propre destinée à la recherche de notoriété entre fonctionnaires d’État, médias et collectionneurs privés. Avec le design visuel et sonore, cet art médiatique propose une destination semblable pour toutes les sociétés particulières dans un devenir de conciliation.
Milan Kundera, dont le voyage personnel exemplaire explique une forme de passage sensualiste de Prague à Paris, ou encore du tchèque au français en écriture, invite le lecteur assidu à cette forte et classique sagesse qui portait, aux soirs de leur vie, Igor Stravinski et Ernest Ansermet à se réconcilier afin de ne pas emporter avec eux le poids d’une ancienne inimitié jusque dans un incertain au-delà. Le compositeur et l’interprète reproduisent, selon Kundera, cette situation classique où la volonté sans faille du premier s’impose. Se dédoubler est possible mais le don créateur doit être attribué à une muse extérieure ou à Dieu. La création moderne est alors vue comme une interprétation terrestre de forces surhumaines. Peu de créateurs modernes peuvent être des interprètes reconnus, même de leurs propres oeuvres. Peu d’interprètes se lancent dans la création de nouvelles oeuvres. Le rapport tendu à l’extrême entre le créateur et l’interprète est la matrice de toutes les interpellations sociales. Elles produisent une forme de palinodie du dépit de ne jamais en savoir assez. Le créateur limite les désirs de l’interprète dont il dépend pour être connu. L’interprète veut outrepasser ce qu’il perçoit comme des barrières à son propre génie. Tous les créateurs passent pourtant sous les fourches caudines des interprètes qui ne seraient pourtant rien sans eux. Jusqu’au cinéma, les écrivains ont refusé d’être interprétés par les praticiens d’arts concurrents. Le texte était illustré et non interprété.
Le critique littéraire, forme tolérée et mésestimée de l’exégèse, revenait, dans cette optique, à signaler un écrivain rentré ou bien un créateur prudent. La critique en arts visuels comme en musique, transposition vers le texte, d’une impression esthétique, avec les technologies numériques change les règles du jeu en intégrant l’oeuvre unique dans un flux où l’interprétation, comme au temps des copistes, permet une traduction qui ouvre la voie à une rhétorique des médias combinés. La circulation des signes dans un réseau unique permettrait, selon Pierre Lévy, un voyage de plus en plus complexe dans un espace intellectuel défini sous le terme de cyberculture dans une universalité non totalisante à venir [17]. La prépondérance d’un réseau de communication a cependant toujours engendré des tendances contraires illustrées par le refus, la subversion et le dépassement. Le risque principal, comme dans le domaine télévisuel, est d’assister à l’uniformisation des contenus par simple principe de vases communicants, le « medium devient le message » (McLuhan) ou encore la réalité, c’est la télévision. En effet, la création ne se révèle pas sur un réseau mais dans l’isolement. Le voyeurisme généralisé encourage l’exhibitionnisme et la publicité. Le voyeurisme inhibe la création. La prépondérance des réseaux dans les lieux privés hypothèque la capacité créative. Le voyage ancien qui permettait la distanciation avec le lieu d’origine deviendra de plus en plus difficile à vivre dans une sphère de communications globales où les absents ont toujours tort. La multiplication des « pourriels-junkmails », des contrôles et des canulars sur Internet en a ralenti la croissance à domicile. Le transfert sur les téléphones cellulaires de ces échanges va probablement saturer les réseaux de manière mortelle avec les échanges personnels illimités de sons et d’images. La pollution électromagnétique, déjà intense en ville, en sera multipliée avec des conséquences imprévisibles. La solution artistique apparaît clairement avec Catherine Richards et sa cage de Faraday, comme ultime refuge, ou bien des vêtements adaptés à remplir ce genre de fonction propice à la méditation. La recherche d’isolement, d’isolation ou de solitude sera la réponse possible des artistes à ce trop plein de messages. Sans dépassement de soi dans une cause commune, le repli est un mécanisme de sauvegarde tolérable.
Le don d’ubiquité fournit, aux puissants de la finance et de la politique, l’éternité mise en perspective par la génétique et le savoir durer par les techniques de l’entretien du corps (chirurgie esthétique et chimie de régénération). Pour ce milieu, le carrefour des infinis est un soi-même menacé surtout par le temps. L’art européen témoignait de cette morale affleurante avec le commerce à Venise aujourd’hui devenue un assemblage artistique de palais aussi privés que déserts la nuit tombée. Venise a inventé le modernisme urbain et remplacé la Bible par une République de créateurs commerçants. Avec l’ère industrielle que ce comportement suggère, l’objet de la croyance n’est plus le voyage vers le texte et ses sources. Avec cette identification de l’objet avec l’objectif, les méandres fluviaux s’effacent pour laisser place à une géométrie abstraite et rectiligne. Venise, en acceptant Marco Polo, suscite des concurrences incontrôlable. Alors que la Chine se referme sur elle-même, l’Europe se dissipe sur le globe. La mise en texte du voyage devient alors le nouvel objet qui donne sa légitimité à une science dénuée de tout contexte. Le point de vue obligé devient celui de l’observateur. Son oeil aliéné voit la réalité sans y déceler aucune passion ni émotion, sinon celle, refoulée, du commerce.
Son modèle devient la chambre obscure. La mise en texte du voyage crée une nouvelle machine à fabriquer des perspectives, ces vues de l’esprit mécanisé qui refoule consciemment des sentiments turbulents. Descartes en fait sa méthode, non sans un certain esprit critique. Mais cette méthode, dans sa correspondance avec la reine de Suède, est encore au service de la sensibilité artistique. Ce n’est pas de la rhétorique. Il s’agit pour lui de mieux vivre son art de la géométrie de l’espace, du son, de la lumière ou de la raison en le détachant de passions aussi inspiratrices que destructives. Il ouvre un espace à la poésie, celui des idées intuitives fondatrices. Descartes, s’il fait de la science son objet pensant, ne n’y dissout pas lui-même. Il y constate son existence. Ceci lui permet de choisir librement son style de voyage dans le savoir sensible. L’art du voyage devient celui du promeneur solitaire, comme Descartes, guerrier ou observateur, préférant en profiter parfois pour en tirer quelques vers. Pour lui, l’âme est la substance de l’être et son voyage éternel pacifie les relations immédiates avec le corps et les choses. À sa suite, pour le sociologue, l’âme est l’esprit de la société, la valeur suprême, dont la sacralité équivaut à l’éternité de la chrétienté. Son entretien nécessite aujourd’hui le développement de médiations novatrices, d’un art médiatique. Son destin consiste à équilibrer une société, en mouvement périlleux dans un espace fini, à travers ses intellectuels et artistes associés par la force des choses.
1) L’ART DU VOYAGE EST DE FORME TERNAIRE
Les trois formes de voyage dans le savoir découlent de l’opposition de la démarche du promeneur solitaire, Descartes, Rousseau ou Fabre, cheminer en pensant, ou penser en cheminant, à celle du militaire dont le plan de campagne engendre un mouvement sans improvisation. La forme mitoyenne, celle du scientifique, à l’image du militaire, comporte un plan de recherche et, comme le promeneur, est sensible à toutes les nouveautés qui le forcent à revoir ses prémisses. Le promeneur sait pour le plaisir, le militaire pour le pouvoir. Le scientifique accumule le savoir objectivement en refoulant plaisirs et pouvoirs.
a) Le voyage guerrier mobilise toutes les forces disponibles pour organiser un corps expéditionnaire. Tous y seront pour un dans un élan commun. Aujourd’hui, seuls les États-Unis peuvent se projeter dans le monde sous cette forme. Ils inspirent Hollywood à la marge. Les artistes critiques trouvent matière à exister dans la stricte protestation. Le voyage guerrier actuels n’inspire que des commentaires au même titre qu’une opération de police. Il est loin ce temps, au 18e siècle, où le chef de guerre devient le modèle pour tous les interprètes qui montent à l’assaut des créations. Le chef d’orchestre, distinct du compositeur, mobilise les musiciens sous sa baguette impérieuse. L’oeuvre est ainsi proprement exécutée. C’est pourquoi les chefs d’orchestre contemporains préfèrent les compositeurs décédés. Les gains monétaires des « jet setters » du métier de « conducatore » sont des milliers de fois plus importants que ceux des compositeurs vivants. Comme dans l’Ouverture de 1812 de Tchaïkovski, les hordes napoléoniennes sont canonnées et la Russie profonde triomphe de la Marseillaise égarée en Bérézina. Moralité : L’espace russe vient à bout des tyrans étrangers les plus décidés. Le voyage illustre alors une perte de soi dans le mouvement de défaite ou de victoire. Le militaire voyage pour piller, conquérir et jouir de ses gains. L’utilité est le critère de ses choix stratégiques. Le voyage est le moment décisif d’un gain escompté. Le départ et le retour du guerrier imposent le modèle classique de la masculinité conquérante. Gérer son action pour l’Histoire devient le seul problème et dépasse l’humanité. L’art devient monumental en écrasant le voisinage ou bien évoque une liste d’objet soumis au pillage. La circulation du guerrier est une prédation artistique dotée de règles définies par Carl von Clausewitz pour les écoles militaires, l’art de la guerre, le seul véritable art qualifiable par le terme de « déconstruction ». C’est le lieu premier de la symbiose technologique mobilisatrice d’où proviennent les navires, les avions et les fusées. Le capitalisme industriel y trouve toutes ses armes, matérielles, culturelles et sociales. Le voyage guerrier déstabilise par vocation. Il est la matrice de la mobilisation générale et des totalitarismes. L’art guerrier du voyage s’est réfugié dans la résistance supposée aux oppressions, avec les symboles les plus divers. Les voyages de la guérilla en Amérique du Sud constituent à eux seuls un genre qui a alimenté la littérature, le cinéma, la musique et l’art pictural (de Zapata à Marcos en passant par Guevara). Beaucoup plus meurtrières, les aventures africaines de ce genre n’ont pas engendré une attraction artistique aussi forte. Le seul domaine artistique populaire où se trouvent encore valorisées ces voyages guerriers est celui du jeu électronique, modèle réduit des grands systèmes de gestion du combat nord américains.
b) Le promeneur solitaire, disponible à la rencontre fortuite avec autrui, lui apporte son errance de caractère en guise de sujet de conversation. Contretype du militaire, il obéit à ses inspirations. Chaque moment fait la décision. La structure même du dialogue peut faire basculer une situation stable avec une phrase ou seulement une intonation. Tous seront égrenés en individus aux histoires diverses. La création est cachée au détour de chaque mot. Elle est la muse de la musique. Sans origine, elle ne peut avoir de fin. Le promeneur est un esthète admiratif, la recherche du beau est sa source ultime de satisfaction. Dans son jugement, il cultive ses affinités à son contact. La généralisation sociale de cet état d’esprit provoque les mouvements touristiques dont les effets sur les paysages contredisent les prémisses. En effet, si l’aristocratie du voyage a établi la première ses critères de beauté [18], elle invite les autres classes sociales à l’imiter pour mieux fuir les endroits découverts mais ensuite trop souvent fréquentés. Cette promenade est plutôt féminine et accueillante. Elle cherche une surprise venant de l’extérieur. En 1782, dans ses Rêveries du promeneur solitaire, Jean-Jacques Rousseau renonce, au profit de la jouissance intime du rêve, à la froide et raide démarche du travailleur intellectuel qu’il a lui-même été, et s’oriente, avec l’art de l’autodérision de Montaigne, vers la construction d’une vie humaine fragile assimilée à un objet d’art par effet de proximité, voire de symbiose, avec ses propres oeuvres. Avec la finitude terrestre et la nécessaire alliance technologique du voyage extra-atmosphérique, le promeneur solitaire doit se réfugier dans l’imaginaire fantastique par symétrie romantique. Il rencontre alors le danger nouveau de capture de son esprit par les machines individualisées de production de réalités virtuelles et simulées. La promenade solitaire est devenue un genre littéraire avec Céline et Conrad. Internet sera peut-être son dernier échiquier d’évolution.
c) L’explorateur scientifique a perdu sa légitimité positive. Il retient ses pulsions et économise ses emportements pour mieux nier son échec final que Bataille attribue à toute vie humaine élucidée. La science exploratrice n’est pas toujours utile mais elle doit être avérée. Elle entraîne la pensée comme un objet dans la nature en simulant la mort. Cette science prépare l’esprit et le corps à la symbiose technologique. La science ne donne aucun sens moral à son regard en désacralisant. C’est pourquoi les machines à observer lui sont si importantes. Entre l’art et le glaive, un « petit pouvoir », disait Bacon, peut se nicher, celui que la science a occupé. Ce petit pouvoir engendre des satisfactions à sa mesure. Il deviendra grand sans le vouloir vraiment. Merton lui donne ces caractéristiques puritaines : un désintéressement monétaire affirmé, une conscience collective de travail purifiant et l’acceptation de la force de jugement de ses pairs comme volonté supérieure consentie par la sienne. Le refoulement de la sexualité exigé par la science puritaine lui impose cette attitude de curieuse abstinence androgyne comme forme première de présentation de soi. Incapable d’affirmer une préférence sensuelle sous peine de perdre son objectivité de façade, le scientifique doit être neutre, en genre, comme en droit, et démontrer que son parcours intellectuel est le résultat de causes externes (formation et expérimentation). Il doit être aussi un ange socialement insoupçonnable par souci de continuité avec son modèle anticipateur dans la littérature chrétienne sacrée. L’art de la rhétorique a précédé la science avec l’outillage de l’alchimiste. La science propose une reconstruction de la vie intellectuelle pour fins de reproduction élargie. Il s’agit de promouvoir un modèle automatique reproductible de l’esprit humain destiné à le voir s’évanouir comme un accident insensé dans un univers cosmique dépassant son entendement. Avec les machines sensorielles de virtualité, la science s’attaque aux rêves de voyage pour les ramener à des illusions rationnelles où les mouvements du corps sont simulés. Jusqu’à maintenant, son produit technologique le plus complexe a été le simulateur de vol aérien.
Apprivoiser l'inconnu par la sensibilité esthétique ou le faire disparaître par la conquête héroïque, telle est la ligne fragile de partage que le destin aveugle proposait aux êtres humains. Les frontières spatiales relèvent d’un état d’esprit qui sépare le familier de l’étrange. Toutes spirituelles, ces balises n'entravaient pas la vie aventurière ou contemplative et le monde dépendait de la puissance relative des moyens artisanaux de sa découverte. Voyager, c'est surtout chercher à transgresser ces frontières traditionnelles. La ligne de partage divise des peuples découvreurs et déchire surtout des êtres entre un avant et un après. Elles fluctuent parfois comme dans un rêve ou un songe offerts à l’analyse psychique. Les sciences de ce genre suivent aujourd’hui un parcours rousseauiste improvisé, autrefois nié, en cherchant à circuler à la manière de l’art avec un style démonstratif.
Quand l’esprit bat la campagne, il cherche ses fantaisies enfantines devant lui au moyen d’une analyse psychique transformante. Tout au contraire, maîtrisant ses passions, le voyageur scientifique veut atteindre un lieu de repos, une matrice de vérité révélatrice. Mais les Muses ne lui plaisent guère et la virilité du chef de guerre n’est pas son fort. Il cherche hors de lui ce qui le taraude. Le voyageur scientifique prend le prétexte de la progression de la connaissance pour assouvir en même temps des désirs refoulés de contemplation et de conquête. Il va proposer une lecture du monde qui devient la métaphore du Livre, celle de la Nature en lieu et place de la Bible. Par souci esthétique, le poète magnifie le voyage des conquérants, le scientifique, plus réservé, veut construire des textes de voyage simulé, en particulier celui de la Nature en évolution. Avec le 20e siècle, le scientifique autrefois proche des promeneurs solitaires a élu ses dernières affinités avec les projets destructifs des militaires. En ce siècle, il a surtout contribué à la destruction de la planète avec l’invention des armes d’extermination massive. Les limites de la planète lui commandent désormais de la voir autrement comme un objet unique qui relève de l’art de la conservation, dans ce cadre du plus grand. possible. Pour la science écologique, cette planète devient un vaisseau spatial collectif qui doit être entretenu pour éviter les mauvaises surprises aux générations futures.
La tragédie moderne de la science appliquée tient en ce que la planète qui l’a vue naître est désormais trop étroite pour ses prolongements technologiques. En effet, le voyage scientifique idéal consiste désormais à sortir de l’atmosphère terrestre. Vivre dans le vide spatial est une gageure remplie par la science sous la forme de satellites habités en permanence depuis une dizaine d’années. Certains des protagonistes de cette aventure pensent la conquête de l’Univers comme une mission d’importance supérieure en regard de la survie de notre planète. Rationalisé par la crainte de voir notre Terre s’embraser au feu nucléaire ou dépérir de pollutions cumulées, le voyage scientifique dans l’espace sidéral est parfois perçu comme le seul projet humain légitimant la mobilisation de tout l’arsenal de la science. Dans un certain sens, il s’agit du retour dans une matrice qui serait cette fois purement artificielle. Peut-on imaginer une rêverie solitaire dans un habitacle clos, environné par un vide mortel. Cette station spatiale sera dotée d’une vue imprenable sur une planète dont les habitants, dans leur immense majorité, ne se douteront jamais des sensations surprenantes que l’apesanteur peut exercer sur l’être humain ?
La promenade collective de l’humanité s’égrène en épisodes. Le dernier se joue sous la forme d’une tragi-comédie. Quitter le berceau revient à entrer dans une matrice artificielle pour penser à l’infini des espaces avec la tension productive de constructeurs de mondes. Se pourrait-il que l’aventure humaine prenne la forme d’une cité spatiale habitée survivant à un cataclysme guerrier ou écologique ? Des milliards de dollars sont dépensés dans cette tentative. Avec la construction internationale de la station orbitale permanente, les notions d’art, de science et de voyage entrent en collision. À terme, le décentrement planétaire est en jeu pour l’humanité. L’Europe a déjà vécu un processus semblable avec l’Amérique. Elle ne l’a pas encore accepté. Malgré cela, Holst, avec sa Symphonie planétaire, a tenté de préparer les esprits conservateurs à ce changement banal pour l’amateur de science fiction. Que deviendra l’art dans un environnement spatial si inhumain mais donc l’accès aurait mobilisé toutes les intelligences de la planète ainsi que des ressources considérables ? La technologie spatiale pourrait engendrer un art que la science-fiction a déjà ébauché depuis Hugo Gernsback. Ray Bradbury en avait même fait le principal courant littéraire de ce siècle. Georges Lucas, avec Star War’s a bouleversé le genre cinématographique pour toute la génération de la fin du 20e siècle. Le promeneur solitaire pourra-t-il y trouver sa place sinon sous forme allégorique avec R2D2 ? L’engouement pour la science-fiction des premiers internautes avait directement engendré l’extension du réseau Internet. En effet, les scientifiques américains d’ARPANET ont entraîné la construction d’un réseau plus développé en ajoutant à leur travail quotidien de longs commentaires sur les romans de science-fiction qu’ils avaient lus récemment. Comme dans le cas des messageries roses sur le Minitel français, ce comportement imprévu a engendré une nécessaire augmentation des capacités de transmission du réseau. Après Jules Vernes, Henry George Wells, tous deux romanciers les plus lus du 20e siècle, le voyage devenait la trame d’une intrigue où l’art et la science pactisent pour aborder une ère nouvelle qu’à la manière d’Herbert Spencer ils n’envisageaient pas aussi terrifiante dans leur jeunesse. Wells (1886-1946) exprime un pessimisme extrême dans Mind At The End Of Its Tether. Le défi actuel consiste à conserver des libertés individuelles de circulation dans une planète menacée par des ambitions concurrentes qui donnent à des individus des moyens de destruction massive.
2) LA MOBILITÉ SPIRITUELLE
COMME MATIÈRE DE L’ART
Le voyage imaginaire peut devenir la seule forme possible d’évasion créative sur une planète balisée par les géographes. L’uniformisation des cultures va provoquer un sentiment de déjà-vu néfaste pour les motivations au départ vers d,autres mondes techniquement non accessibles. La mobilité spirituelle issue des parcours planétaires et des croisements culturels ne peut qu’en souffrir. Chateaubriand imaginait si bien la Louisiane. En le lisant, le romantique quittait sa vie réelle avec un plaisir passionnel. La frontière des connaissances en étant transgressée engendrait une relecture originale de la tradition née sur le connu du moment présent (la fascination romantique pour un Moyen-Âge idéalisé, par exemple). Un inconnu nouveau peut désormais être inventé dans les grands espaces infinis des amas de galaxies à la manière poétique d’Hubert Reeves pour expliquer le sens des poussières d’étoiles que nous sommes. Loin des foules, des esprits ingénieux s’efforcent de trouver une voie originale à cet affrontement vital entre l’humanité minuscule et l’Univers infini. Comme Comte le proposait dès les années 1830, l’astronomie avait non seulement pour fonction d’améliorer la connaissance positive mais aussi de mieux la comprendre dans son rapport extraordinaire avec l’infini.
a) Du voyage magnifié par le texte
au texte simulant le voyage
Le récit de voyage d’Ulysse d’Homère, l’épopée antique de Gilgamesh, le Saint Graal et sa quête pour Chrétien de Troyes, ont fourni la trame artistique pour une exégèse textuelle à vocation littéraire en Occident. Poursuivant cette tradition magnifique dans ses propres termes, la construction du voyage scientifique moderne découle d’une volonté originale de purification des corps et de l’Univers qui prend une forme rigoureuse dans la textualisation, donc d’un artefact, de l’art fait à la main par l’artiste de l’écriture. La magie opère quand l’esprit se laisse convaincre de son entrée dans un monde par la simple lecture de signes linéaires qui ont pour principal effet de décontextualiser le lecteur. Cet artifice exige que l’observation scientifique limite ses ambitions à l’existence palpable du corps de la naissance à la mort clinique. L’au-delà est suspendu hors du réel et relégué dans la croyance ou le roman merveilleux qui s’identifie au monde de l’art où, bon ou mauvais, chaque acte créateur est admis dans son intention. L’être humain, avec les lunettes de la science, s’identifie à une fragile enveloppe corporelle dont le code est concentré dans une infime chaîne chromosomique. L’homme de l’art prend le cosmos tout entier comme mesure de lui-même, il est démiurgique et sa faiblesse lui donne toute sa signification morale. Avant la fécondation, observée au microscope, de l’ovule unique par l’un spermatozoïde anonyme dans une vague marine surpuissante, et après la cessation des ondes encéphaliques enregistrées par une machine électronique, il n’y a rien qui permette à la science de déterminer une forme particulière de voyage spirituel. Son univers est moralement creux. La raison en est simple : Personne n’est revenu de l’au-delà, ce qui est pourtant absurde vu la quantité de légendes et de religions qui prétendent le contraire et dont les arts alimentent depuis toujours leur volonté expressive. La science, intimement liée au corps humain, n’a ainsi pas d’autres finalités que sa conservation pour d’élémentaires principes de logique. De ce fait, elle est sensualiste et doit, pour combattre les tendances passionnelles que cette orientation engendre, forcer outre mesure la rigueur de son refoulement vital. Descartes propose de contrôler l’océan des passions par la méthode, les savants anglais font de la rétention de soi un style de vie économique. La science pure naît d’une réserve face aux arts.
Montrer ce que la science n’est pas se résume à cela : la jouissance paisible de la vie sans curiosité outrancière ni la compassion tourmentée de l’existence tendue vers la recherche des causes premières. Un texte plaisant, dans cette optique popularisée en Prusse, n’est, par conséquent, pas scientifique. Une page esthétique non plus, car elle se renvoie à elle même et au plaisir procuré à ceux dotés de cette forme de sensibilité raréfiée par l’industrialisation. La tragédie a encore moins de sens. La science n’est pas miscible. Faisant le procès de la nature, elle change toujours d’optique. Conséquence : les débats épistémologiques n’aboutissent jamais à rien sur le plan créatif. Par contre, ils sont nécessaires à l’interprétation de la science en dehors d’elle-même. C’est pour cela que la science a besoin d’une extériorité non divulguée pour légitimer sa fonction sociale. En effet, l’épistémologie n’a aucune utilité pour la pratique scientifique sinon de permettre le dialogue entre scientifiques de disciplines étrangères les unes aux autres. Elle justifie l’importance intellectuelle de la science face aux autres croyances et tente de la hisser à l’égal de l’art pour lequel rien de semblable n’a été tenté ni ne devrait l’être, en dehors du rapport à Dieu de l’Occident chrétien. Penser à la mort est essentiel pour l’art qui la transcende, pas pour la science, qui fait sembler de la nier par souci objectif. L’art est un mouvement vital pour combattre ce vide appréhendé en l’interprétant de manière parfois complice. La science, par un discours officiel, ne fait qu’en effacer la pertinence comme un voyage vers la non-science ou encore, ce qui revient au même, vers le néant.
La définition paléontologique de l’humanité passe pourtant par la sépulture, lieu des premiers voyages célébrés vers l’au-delà. Le corps est peu de choses, un agglomérat à vocation pulvérulente, mais le sien est tout ce qui compte. L’esprit séparé du corps, considéré comme un obstacle dans le voyage vers le savoir, ne pouvait être soumis à la science méthodique. Certains savants tentent pourtant de réduire par la génétique les valeurs spirituelles à leurs molécules de base. Cette tentative risque de poser en termes délétères la fameuse interrogation « Qui sommes-nous ? ». Les passions deviendront affaire de chimie et l’âme un dérivé de l’électromagnétisme et de la mécanique quantique. « Où allons-nous ? » n’a de sens que pour l’espèce entière. Pour toutes les civilisations, la mise au tombeau a été le moment certifié du départ vers un autre monde. La science constate l’absence de preuve réfutable. Le défunt était pourtant équipé par ses proches pour accomplir ce voyage au-delà de la mort. La science propose aujourd’hui de le découper en pièces détachées pour être encore utile après la mort. Il s’agit d’une forme inédite d’anthropophagie qui ne passe pas par les dents et l’estomac. L’intégration se fait par greffe. Ce découpage avait bouleversé Bataille dans sa psychanalyse. Aujourd’hui, le défunt quitte souvent les mémoires de ses proches entraînés par l’industrialisation de la vie car ceux-ci, hyperactivés, ne voient plus le vide qui viendra les engloutir et ne s’y préparent donc plus. Toutes les morts en cela deviennent accidentelles. La mort a été éjectée de la vie sociale normale en direction des hôpitaux et des machines à mesurer la vie. Comme les naissances. Arrivées et départs sont devenus des moments médicalisés par souci préventif. Les hôpitaux sont désormais les plus importants lieux de la mobilité humaine avec les aéroports. Dans les premiers, les êtres humains habitent et quittent la planète. À partir des seconds, ils se déplacent sur tous les continents. Ces activités sont en cours d’industrialisation et perdent peu à peu leurs significations sociales traditionnelles. L’art funéraire s’est industrialisé comme celui de la naissance. Les transports aériens achèvent de banaliser des mouvements qui ont autrefois justifié des romans et un journal de bord.
Pour les croyants, les idées migrent d’un monde à un autre avec les âmes. Le corps est une manifestation passagère de celles-ci. Il est l’apparence trompeuse de l’âme. Son mouvement superficiel ne peut être important. Expliquer la genèse de l’âme comme mode d’interprétation de soi des corps humains est une activité sociologique. Comme Mead et Mauss l’ont souligné, le masque est la personne des Anciens qui sortent de l’état de Nature pour se donner une âme. Mettre un masque est un moment d’affirmation dans ce voyage que le théâtre grec a porté à son apogée (Les Atrides). La plume n’y a que faire. Elle n’est pas encore invitée. La mémoire orale n’a pas besoin de support mécanique. Elle s’identifie totalement à la vie humaine et disparaît avec elle. La transmission des savoirs se fait d’homme à homme. Le sens n’est manipulable que de manière éphémère dans des cérémonies appropriées qui entretiennent la cohésion de la tribu. Le voyage archaïque est surtout à but initiatique et manifeste parfois l’exogamie tribale.
Le voyage est d’abord une stricte affaire de voyageur. Le conteur, voyageur lui-même ou bien qui les interroge à leur retour, en tire d’abord la trame d’une épopée quand il s’agit d’une expédition guerrière entremêlée de conquêtes sexuelles. Le scribe mémorise ensuite l’aventure dans une machine à penser. C’est un premier acte de défiance vis-à-vis de la mémoire humaine vivante et toujours créative. La mise en texte simule peu à peu le voyage en lui imposant une forme linéaire, celle du parchemin qu’on déroule et qui porte la ligne qui s’étire dans une illusion acceptée. Le guide de voyage est le prolongement industriel contemporain de cette évolution qui fait passer du Nous au Je, selon Gurvitch.
Tout ce que Descartes appelle l’océan des passions n’est pas entravé par une quelconque rhétorique. À l'origine des choses, la persuasion n’est pas un but recherché. L’art de persuader est dans les limbes. La création ne s’explique pas facilement. L’explication naît de la volonté du répétiteur de justifier son infertilité. Certes, les intuitions suscitent parfois les éclairs d’un génie qui élucide. Mais ce discours n’est pas réflexif. Il s’étend sans se saisir lui-même. Ce sont les formes qui lui donnent matière à penser. Ainsi la forme n’est jamais vraie ou fausse. Elle est une vue de l’esprit.
L’esprit découvre la perspective quand il se pense vagabond. Il évoque au milieu du tableau une ligne de fuite qui autorise un ailleurs. La mobilisation des scribes et des copistes va changer ce point de vue au Moyen Âge européen. La rédaction de textes est probablement considérée comme un art mineur, sinon une technique comptable, dans les temps les plus reculés de la civilisation organisée et urbaine. L’art majeur est militaire. La volonté de refaire le monde par le texte est une caractéristique occidentale même si son origine sulfureuse est probablement cabalistique et chinoise. En fait, le monde a été modelé par des guerres qui portent les textes en appendices (déclaration de guerre et traité de paix). Le texte occidental n’est plus seulement la transcription des volontés divines ou de la sagesse infinie, comme dans toutes les religions asiatiques, il devient le seul mode d’appréhension vraie du monde en perpétuel changement pour une catégorie sociale qui cherche à faire l’opinion publique : les intellectuels. Avec eux, la prière devient synonyme de la lecture matinale de quotidiens cosmopolites (Le Monde, New York Times, Die Welt, La Stampa, Globe and Mail,...) qui se concentrent dans les kiosques des grandes métropoles. Les religions du livre (judaïsme, christianisme et tradition coranique) suscitent un rapport au texte qui le sacralise en tant que tel en perpétuelle concurrence avec l’image. Le médium devient déjà le message. Le texte est naturellement puritain, l’image sensuelle. Il ne s’abandonne aux sens que dans la diction, par la voix et ses intonations, en revenant siècle mondialisé. Évidente à nos yeux au 21explicitement à ses sources physiologiques. Avant le texte, il y le verbe. Avant le verbe, il y a la vibration sonore. Par la suite, une fois l’extraction sensuelle opérée, tous les cheminements peuvent être volontairement inscrits dans le texte de manière légitime. C’est ce que Max Weber appelle la « rationalité » qui ainsi ne peut qu’être occidentale et mieux pratiquée que dans l’Allemagne unifiée par le protestantisme le plus rigoureux : Manipuler le sens des textes pour forcer le monde à accepter la normalisation est une opération qui caractérise le 20e siècle, cette opération est devenue immersive avec l’informatique. Les programmes des ordinateurs (qui sont des textes actifs par machines interposés) poursuivent cette rectification en dehors de nos sensibilités possibles mais surtout à l’extérieur de notre sensorialité. La tonalité et la perspective occidentales normalisent le son et les images dans le dessein de simuler un voyage avec le texte (programmatique) et à travers lui dans les nouveaux arrangements numériques à produire un univers totalement manipulable.
Ce fondamentalisme textuel pousse jusqu’à ses plus durables et contemporaines avancées le rapport au voyage avec ce qu’on appelle, en opération mathématique, l’algorithme [19]. L’algorithme est la matière spirituelle qui permet de progresser dans la résolution d’un problème complexe comme les grandes caravanes cheminaient en Asie centrale d’oasis en oasis de la Méditerranée vers l’Inde et la Chine. C’est la version latine Algoritmi de Numero Indorum (c’est-à-dire la pensée de Muhammed Ibn Musa Al-Khoreizmi sur la numération indoue) des travaux arabes qui a permis aux Européens de se forger une idée sur les progressions mathématiques issues de la tradition sanscrite. Comme l’Amérique renvoie au navigateur Amerigo Vespucci et au moine lorrain cartographe de Saint-Dié, Waldseemüller, l’algorithme structure le continent informatique comme objectivation de la pensée de ce mathématicien arabe qui oeuvrait au moment où le chaos le plus barbare oblitérait l’Europe orpheline de Rome. Cette pensée nuancée en étant radicalisée en Occident par les copistes intégristes engendre la scolastique où le texte devient la seule et unique source de savoir dans les monastères. Le monde est, en fait (rapporté) comme en droit (canon), à base textuelle, affirme cette religion du signe inscrit. Proche de la tradition cabalistique [20], cette idée va faire fortune dans la science européenne à partir de la lecture qu’en font les Puritains anglais à partir du 17e siècle, en particulier Newton qui peut être considéré comme le dernier des grands magiciens. Cette lecture va donner la science expérimentale mais aussi l’économie politique qui impose la loi naturelle (au nom du libéralisme) de la torture du travail (trepaliare) comme source de la richesse matérielle des nations (Smith). Cette volonté de mettre en texte la Nature s’éloigne petit à petit de l’art littéraire et affirme sa rupture avec la littérature avec les sciences dites humaines. Plus près de nous, le texte qui simule le voyage est un argument clef pour les interprétations fondamentalistes de l’informatique qui la considèrent comme source de mondes virtuels, c’est-à-dire actualisables par un voyage assisté par ordinateur. L’art du texte va ainsi jusqu’à produire une image fractale simulant celle donnée à nos sens par le cerveau. L’algorithme peut ainsi être vu comme l’art de refaire le monde rationnel avec une formule.
Une vérité particulière devient alors générale par le fait qu’elle emploie une formule textuelle pour s’exprimer. Friedrich Engels qui, à l’instar de son ami Karl Marx, veut renverser le vieux monde, n’hésite pas à reprendre à son compte cette idée qui fait de l’histoire « écrite » la source de la nouvelle science sociale du matérialisme historique. Cette généralisation serait impossible ailleurs qu’en Occident chrétien où le texte doit refléter une vérité et non indiquer le chemin pour y parvenir. Les transports de l'âme, souffrance privée et cachée par chacun, deviennent désenchantés, publics et légitimes si le texte leur sert de support. Le roman est cet univers virtuel produit par le texte qui ouvre l’univers dit réel à l’entreprise personnelle de la publication estimée. Ce texte devient un masque dessiné par une plume pour un personnage qui peut parfois se cacher en utilisant un nom d’emprunt, un nom de plume. Un autre artifice consiste à mettre en texte un personnage (voire plusieurs) qui simule l’auteur dans la trame du récit. Voyage au bout de la nuit montre ainsi les pérégrinations imaginaires de Louis-Ferdinand Céline dans un style autobiographique avec le personnage de Bardamu.
Le texte qui simule le voyage peut aussi le nier en affirmant l’intense fixité des choses et des hommes. Cette négation est d’autant plus forte que le texte a tendance à gommer la différence. Le voyage, qui est toujours une expérience personnelle irremplaçable, tend ainsi à être normalisé pour devenir professionnel et transmissible. Deux textes rapportant en termes opposés le même voyage ne peuvent ainsi cohabiter. L’un est vrai et l’autre faux. Dans cette perspective, le relativisme du Météore de Carel Tchapek serait un anodin exercice de style littéraire. L'ère de l'aventure se termine avec la recherche du meilleur chemin, de la route la plus sûre [21]. Commence alors celle des guides. Le territoire planétaire se rétrécit culturellement comme une peau de chagrin au fur et à mesure que s'accumulent les découvertes dans un monde sphérique et par conséquent fini. Pour Hérodote, ce rapport à la finitude territoriale entraîne la géographie à servir l’art de la guerre. Cette mission est toujours remplie avec succès car une victoire est la production finale de l’exercice. Le militaire ouvre aujourd’hui l’espace extra-terrestre, encore inaccessible aux artistes et d’accès strictement contrôlé pour les scientifiques.
La conjuration des maux qui nous menacent prend de plus en plus souvent la forme d’un voyage d’agrément sur le mode trivial, celui de David Lodge, ou de l’exil toujours didactique, bien que souvent douloureux, pour la majeure partie des romanciers exilés en Occident. Le voyage est redevenu un genre littéraire avec Bruce Chatwin et Nicolas Bouvier sur les traces de Joseph Conrad. Ce nouveau genre propose de redécouvrir le connu et prend à la mode vestimentaire toutes ses techniques esthétiques.
La science accompagne les expéditions militaires dans des milieux hostiles avec la conquête spatiale avec la littérature et le cinéma de science-fiction, dont Hollywood s’est emparé pour réaliser ses méga-productions les plus suivies. Magnifier le voyage par le texte propose nécessairement un parcours virtuel par l’image que les aventures de Star Wars, Alien et Star Trek illustrent par la mise en scène de cette phrase de Vannevar Bush sur la science comme une nouvelle frontière indépassable cette fois, pour les États-Unis, car identifiées aux limites de l’Univers. Mais le mythe faustien exerce son influence pour en souligner le prix comme dans le film Docteur Folamour de Kubrik [22]. Le thème classique des romans de science-fiction comme les essais philosophiques des directeurs d’agence spatiale mentionnent toujours la conquête galactique comme une conséquence de la perte de la Terre par l’humanité. Le texte voyageur produit une nouvelle épopée qui indique aux artistes du futur la voie à suivre : donner du sens à l’Univers et observer la lente fusion de l’humanité et des machines qui vont l’aider à voyager hors de sa matrice originelle, par simulation, téléprésence et enfin comme enveloppe protectrice.
b) Partir, c’est mourir un peu, connaître aussi.
Sur les bords du Styx, Ulysse fait appel au passeur qui le conduit au royaume des morts. Ce voyage temporaire vers le terminus des défunts est pour lui une source puissante de connaissances. Les morts se déplacent sans contrainte dans le temps. La dernière toile de Patinier illustre avec force ce passage vers la clairvoyance qui ôte aussi la vie. Les savants acceptent de se comporter anormalement de leur vivant pour de se consacrer aux études qui vont désenchanter un peu plus le monde en le mécanisant Le voyage vers la connaissance finit toujours par ressembler à celui que Pascal aurait voulu éviter en le limitant à sa propre chambre. C’est pourquoi la science du vivant est la moins sûre et celle du mouvement la plus proche des croyances religieuses.
L'étrangeté commence à renaître du trop connu. On ne découvre plus. On redécouvre. Le voyage comme rite de passage d'un monde à un autre peut revenir aux enseignements du Bouddha qui laisse s'évader de sa fragile enveloppe charnelle un espoir éthéré d'éternité. Ce voyage astral par la contemplation intérieure et le retrait physique du monde dit réel n'a pas caractérisé notre forme de civilisation. Max Weber avait bien montré que les sociétés de l'Asie, l'Inde et surtout la Chine, n'aspiraient pas à conquérir le vaste monde mais à parfaire le leur. La stratégie de la fuite en avant habilement illustrée par Laborit ne pouvait les concerner car leur religiosité excluait la conquête de l'inconnu par des moyens temporels. Les Occidentaux ont fait de cette prudence modeste une tare irrationnelle. Après avoir refusé ces idéaux qui ont mené par deux fois le monde à sa perte, voilà que désormais les deux berceaux culturels de l’humanité que sont la Chine et l’Inde se mettent à vouloir eux aussi à le matérialiser en plus grand et en plus puissant. L’Inde et la Chine sont les deux mondes qui veulent structurer l’humanité future et dont les diasporas puissantes parcourent toutes les régions de la planète. Jamais dans l’histoire humaine deux populations aussi imposantes ne se sont mises en mouvement dans le cadre dangereux de la rationalité inventée en Occident. La dernière grande aventure mondiale d’origine européenne avait eu la Russie comme acteur principal avec le réalisme socialiste en guise d’art pour guider essentiellement le cinéma, la musique, l’architecture et la littérature qui ont attiré des dizaines de milliers de créateurs à travers le monde. Le Japon shintoïste aux influences discrètes avait vainement tenté de s’imposer en Asie de l’Est par l’art militaire. Aujourd’hui, avec près de la moitié de la population, les deux civilisations qui sont à l’origine de l’épopée humaine se retrouvent au premier plan d’un monde créé par les Européens. Les milieux artistiques de l’Inde et de la Chine sont de plus en plus influents à Los Angeles, New York, Paris et Londres.
Peut-on affirmer que cette circulation diasporale dans le monde est un facteur de force pour le futur ? Que penser alors du premier empire mondial forgé par l’Espagne et qui a paradoxalement précipité sa ruine ? De celui de l’Angleterre, qui l’a amené à la situation actuelle à la marge appauvrie de l’Europe en guise de grand large ? De l’Europe elle-même qui dominait le monde jusqu’en 1939 et s’est vue ensuite partagée en 1945 en deux zones d’intérêts conflictuels par deux empires provenant de son sol ? L’un réclamait un art engagé, au service de l’État, l’autre, l’art pour l’art et surtout pour le marché de l’art. Les productions artistiques qui ont précédé l’engagement politique et la mise en marché libre des oeuvres ouvraient un univers cosmopolite à partir de l’Europe avec lequel les diasporas artistiques renouent aujourd’hui, de manière visible sur le Web [23]. Cette volonté de se faire ou se refaire ailleurs engendre souvent le désintérêt pour la vie locale hors des grandes métropoles. Ce reproche est souvent lancé aux tenants du capitalisme des multinationales pour lesquels aucun lieu n’est sacré. Il y a quelque chose de pathétique dans cette errance du capital à la recherche d’un lieu toujours plus séduisant que le précédent. Cette course incessante l’épuise comme les milieux qui sont livrés à sa prédation. Le dernier mythe moderne n’est-il pas celui de Don Juan ? Avec les déconcentrations urbaines d’entreprises, un mouvement nouveau s’affirme en cette fin de siècle : la concentration accrue des artistes du monde entier dans les grandes métropoles et le reflux des entreprises dans les zones rurales où la main d’oeuvre est bon marché. De ce fait, les artistes sont aujourd’hui au premier rang des migrations intellectuelles incertaines. Alors que le scientifique cherche à trouver mieux ailleurs, l’artiste veut sentir autrement son art . Il sait que revenir chez soi relève du mythe, car son seul lieu est son oeuvre et non une parentèle ou un terroir de référence. Une tension créative en découle. Le déchirement intérieur peut en être l’aboutissement extrême. Ce parcours migrant est initiatique.
Don Juan concentre l’esprit de conquête du militaire, la spontanéité inopinée du rôdeur et la science toute pratique de la séduction. Chaque étape conjure l’angoisse originelle du voyage que certains font remonter au cri primal. Le voyage, comme expérience physique, implique de surmonter sa peur d'aller au loin. Mais le contexte, celui d’Ulysse en est l’archétype, propose toujours le retour chez soi comme solution bénéfique à tous les maux. Le voyage vers le Nouveau Monde illustre au mieux cette expérience européenne qui est ainsi devenue mondiale et a commencé par marginaliser l’Europe elle-même. Colbert avait saisi dès la fin du 17e siècle cette funeste évolution en empêchant efficacement l’émigration des Français. L’Allemagne avait aussi tenté de dissuader les siens de la quitter. Le Japon aussi mais avec beaucoup plus de succès. On ne parlait pas de brain-drain mais l’idée était déjà là. Après le Royaume-Uni, les États-Unis ont été ensuite les agents actifs et structurels de l’accueil des transfuges venant d’ailleurs. Ils proposaient chez eux une renaissance privée en plus du refuge. Le système américain de prédation a drainé efficacement les Européens pendant deux siècles et les artistes depuis cinquante ans. Il concerne aujourd’hui tous les continents. Les États-Unis ont été les premiers à proposer à chaque individu un voyage de renaissance pacificatrice (rebirth). Celle-ci avait deux visages comme Janus. Le thème voyageur original de la « frontier » montrait un seul ennemi, les populations autochtones comme les Apaches, Cheyennes, Sioux, Séminoles et Comanches issues du premier peuplement humain de ce continent venu d’Asie. Le genre du western a ensuite popularisé au cinéma le génocide comme thème cinématographique légitime. Il a ainsi fait l’admiration de Hitler dans Mein Kampf. Le deuxième temps de la « frontier » sur les rives du Pacifique, a mis en scène une supériorité technologique maritime et aérienne au service d’ambitions de domination planétaire. L’expérience américaine s’est alors fondue en une symbiose de dépassement de soi et de culte de la technique. La capture du modernisme européen s’est alors organisée entre 1939 et la guerre froide. Deux visions collectives du voyage vers l’inconnu se sont affrontées à Moscou et Washington.
L'expérience est un rite de passage qui signifie aller au-delà du connu pour élargir sa vision du monde. Le danger et le risque sont les compagnons de route du voyageur qui tente cette expérience. Le voyage provoque une transformation du voyageur qui devient ainsi expérimenté. L'expérience change d'abord l'expérimentateur qui devient par elle plus intelligent et plus puissant. Le voyage implique une jouissance retardée précédée d'une souffrance. Il résume en quelque sorte toute une expérience terrestre. Les premières épopées de la culture européenne, celles d'Ulysse qui suivent l'expédition contre Troie comme celle de Gilgamesh, mettent l'accent sur l'effort et la douleur du voyageur qui subit presque toujours contre son gré les caprices des dieux qui le forcent à aller de l'avant pour rencontrer des épreuves toujours plus terrifiantes. Le voyage est offert par les dieux aux hommes qui sont trop entreprenants pour leur entourage. Ils doivent le quitter sous peine de le détruire ou d'être supprimé. L'expérience du voyage est une question d'équilibre social. Tous les militants politiques revendicatifs des sociétés autoritaires le savent, parfois dans leur chair. Les pays du socialisme soviétique ont perpétué cette tension classique alors que les États Unis en l’identifiant au « mal » ont entraîné des « compagnons de route » sans leur demander leurs opinions. Avec la fin de la « guerre froide », les « compagnons de route »qu’ont souvent été les artistes perdent leur finalité sociale et se recyclent tant bien que mal dans l’ethnie, le sexe ou le nihilisme.
Le premier voyageur est nécessairement un guerrier qui devient de plus en plus expérimenté d'une expédition à l’autre. Chaque expédition nourrit la suivante. La tragédie peut en être le dénouement. La sagesse aussi. Ulysse revient en Ithaque, se venge sur les prétendants de Pénélope qui briguent sa succession. Il se calme cependant sur les conseils de l'intelligente Athéna. Le chef de guerre victorieux a sur ses proches un ascendant sans égal. Il est le Bonaparte à qui tout réussit. Il doit renouveler sans cesse ses exploits jusqu'au dénouement par l'apocalypse ou la réconciliation. Le pillage des oeuvres d’art est son premier credo.
Le thème de l’expédition guerrière est aujourd’hui désuet. Le départ des armées ne suscite plus d’enthousiasme en Occident. Les jeunes n’y veulent plus se battre. Seul l’attrait de la technique entraîne certains d’entre eux à voir dans les expéditions guerrières un moyen de côtoyer des machines puissantes. Le mercenaire d’antan ne fait plus recette. Le but n’a plus aucune importance, même plus celui qui consiste à pratiquer l’art militaire. La guerre actuelle est surtout devenue une expédition médiatique. La connaissance de la mort s’identifie aux moyens spectaculaires de la donner. Peu importe l’adversaire, les contingences sont reines. Pour le guerrier de l’an 2000, rien ne permet de distinguer l’écran du territoire. L’augmentation continue des connaissances finit par en étouffer l’assimilation par la disparition des balises et des points de repères qui lient la partie au tout. Déléguer cette recherche aux agents informatisés pose plus de problèmes vitaux que jamais. Cette absurdité de la guerre simulée avait entraîné la fin de la guerre froide et de la confrontation stratégique entre l’URSS et les États-Unis, la simulation du théâtre d’opération n’a pas encore engendré la fin des conflits locaux. La guerre ancienne menée avec des armes blanches et des armes à feu est en passe de devenir un crime de droit commun contre l’humanité. Place à la guerre électronique, chimique, bactériologique et de rayonnements ! Le thème de la mort au combat qui a défini la condition masculine pendant des millénaires est obsolète. Après la grande mort héroïque, la petite mort quotidienne est devenue la nouvelle frontière dont l’approche s’accompagne de la généralisation des tendances dépressives et psychotiques. Cette conception héroïque de la civilisation avait pourtant porté l’Occident à porter son art comme étalon de mesure des cultures passées sous sa tutelle.
c) L’art extrême de la frontière transgressée
La transgression de la frontière est une sorte de quête collective du soleil couchant qui a probablement commencé en Asie centrale il y a plus d’un millénaire. « Go West, young man » est une expression qui a peut-être eu son origine dans le désert de Gobi. Les colonies espagnoles, portugaises, anglaises et françaises d’Amérique ont partagé cette idée par leur naissance européenne. Les États-Unis l’ont maintenue avec la mobilisation constante sur le thème de la « frontier ». À l'autre extrême, la France a refusé ce modèle pour les masses (on n’immigre pas vers l’étranger) et l’a préservé pour une certaine élite (faire carrière aux colonies) [24]. Le voyage est devenu un service commandé et l'Empire colonial français un immense territoire républicain d'allégeance laïque mais de mission catholique. Deux sociétés ne peuvent être si éloignées et complémentaires l'une de l'autre et en même temps objets de fascinations réciproques. La France est le pays qui est constamment envahi par l'étranger depuis la Gaule. Elle est aussi le seul à chercher à se protéger par des murailles, des lignes Maginot et des forces de dissuasion. Les États-Unis organisent systématiquement leur propre invasion devenant ainsi une immigration qui renouvelle le cérémonial fondateur en le régénérant. Les États-Unis aspirent à se faire le modèle de toute la planète pour mieux la comprendre, la dominer et probablement un jour l’aimer pour s’y fondre. Le voyage est souvent une tragédie dans la littérature en France [25] alors que les États-Unis le célèbrent comme la seule voie d'acquisition de la sagesse surtout quand il se déroule en leur sein pour accroître le domaine commun.
Deux sortes de voyages en découlent. Tout d'abord, la tragique randonnée qui postule une origine mystérieuse à découvrir pour acquérir le repos de l'âme. La célèbre quête d'identité qui porte les missions, les croisades et les généalogistes. Ensuite, la froide expédition qui prend possession du monde et fonde ainsi un commencement par ce qui a l'air au début de n'être qu'une simple rénovation, une répétition talentueuse de l'univers déjà connu. La tragédie et la sagesse sont les deux éléments moraux de la science qui tendent son horizon verbal. La tradition ancienne ne voit que perdition dans le voyage source de malheurs car de novations. La modernité hisse l'ailleurs au rang d'absolu qu'il faut aller visiter pour en être enfin transfiguré en accomplissant son destin, celui de remplir un personnage qui n'est au départ qu'un masque vide. La modernité attribue au voyageur toutes les vertus de l'être libre en pleine possession de ses moyens. La tradition ne voit que le signe malheureux du destin qui pousse mécaniquement les êtres sages à se détruire volontairement dans une expédition sans signification autre que celle d'une punition divine. L'exil était l'une des pires condamnations de l'Antiquité. L'équivalent de vivre sa mort loin des siens. La pulsion religieuse qui porte le modernisme encourage au contraire à l'abandon de ses proches pour aller au loin chercher la vérité. Toujours poussée de l’avant, la destinée humaine concerne des mammifères qui n’ont aucune possibilité de revenir dans leur matrice originelle et en font un style existentiel.
d) Le voyage traditionnel
Le voyage traditionnel est synonyme de souffrance portée de lieu en lieu sans fin, sans cesse. L'âme errante est celle qui est condamnée à voyager pour l'éternité. Le navire fantôme du Hollandais errant est peuplé d'esprits de navigateurs qui n'ont plus de port d'attache. L'expérience est alors sans sagesse. La science sans conscience. Cette souffrance est celle de l'homme qui cherche l'accueil et le repos qui le suit. Il manifeste un besoin inassouvi de l’être complémentaire. Tous les guerriers de Grèce vont chercher Hélène. Ulysse, de retour de cette expédition, en quittant Circé va retrouver Pénélope. L’aventure d’Ulysse est symbolique pour le voyageur qui se retrouve lui-même dans l'épreuve. Il a besoin de l'épreuve pour se découvrir et s’affirmer. L'action permet de se donner une identité. Celle-ci était cachée. L'action la révèle. Là aussi la science se modèle en filigrane. Rien n'est inventé par le voyageur. Il se découvre comme il se trouve. La difficulté supprime le superflu. Le voyageur est maigre, voire squelettique. Son âme est réduite à l'essentiel : l'espoir.
Le voyage est le théâtre de la mort. Le départ une simulation de la fin de l'existence terrestre. Le départ est le moment fatidique que le retour banaliserait. Le voyageur jette un défi à la mort en jouant avec elle de près. Le retour du voyageur conjure la mort. Revenir, c'est ressusciter. Pour les autres et soi-même, un long voyage qui se termine par un retour fait entrer son auteur dans la catégorie des revenants. L'aventurier voyageur en rajoute souvent de bonne foi car son public en redemande. Mille fois son épopée est récitée et chacun y rajoute un épisode plus grandiose. À chaque fois, le retour démontre que la mort a été vaincue et qu'Orphée peut ramener Eurydice à la vie terrestre. Franchir le Styx ou le Rubicon est le moment de vérité. Ne pas le faire, c'est prouver qu'un masque n'abrite personne. La science qui se fait est ce voyage nécessaire dans l'expérience dont l'enseigne protestante a éloigné les fioritures qui rendent l'écoute plaisante. L'épopée au contraire enchante le récit des malheurs héroïques du voyageur. La science prétend rapporter sans enchanter. Son modèle est celui du refus puritain des plaisirs épicuriens qui pose comme condition à la sagesse que la souffrance est l'alpha et l'oméga de l'être humain. Le voyage perd alors tout rapport au plaisir, surtout dans le discours qui en témoigne. On doit se sentir comme l'enfant qui sort de la matrice originelle. Malheureux, mais fier d'être soi-même. Dénué de tout, mais plein de sa propre sensibilité. La science va occulter cette sensibilité pour mieux avancer l'hypothèse de l'identité de soi et de l'objet étudié. L'objectivité en découle. Chassés de la matrice paradisiaque, l'homme et la femme de la Genèse vont se prendre l'un pour l'autre un moyen de vivre en commun dont le voyage de rencontre est une épreuve sans cesse renouvelée de génération en génération. Alors, l'esprit ne sait plus trop si le voyage est une punition divine, une chance à saisir, une distraction temporaire, une initiation essentielle à la purification de l'âme ou une cure d'amaigrissement.
Le nomade se lamente et célèbre avec enchantement sa condition qui le rend libre mais malheureux car conscient de l'être. Le voyageur est l'être animé par un dieu et marqué par lui. Il est souvent considéré comme un envoyé, un messager, un prophète qui, comme chacun sait, ne peut exercer ses dons chez lui. L'étranger est le voyageur du point de vue du sédentaire. Pour le voyageur, tout est étranger. C'est ce qu'il recherche pour des raisons mystérieuses. Accueillir avec bienveillance le voyageur est un signe de respect pour la divinité qui l'anime. La thématique chrétienne du Messie concentre cette attitude pour qui la justesse de l'âme se mesure à la chaleur de cet accueil. Mais cette idée vient d'un peuple de nomades, celui de Moïse, qui voit la croissance des villes comme un signe majeur de la fin des temps. Comment interpréter cette parabole quand tous ou presque seront entassés dans des villes aux structures presque identiques ? La science qui se présente comme une connaissance en perpétuel progrès cherche à entrer dans la cité pour illuminer les âmes. C'est son thème de prédilection depuis la Philosophie des Lumières jusqu'au positivisme. Mais comment renouveler ce rite de passage quand tout aura été recréé par la science, à commencer par la vie humaine ? Ceux qui parlent de construction de la science, de construction de la technologie s'aperçoivent-ils qu'ils parlent en fait de reconstruction de l'homme en termes aussi puritains que les fondateurs de la discipline issue du protestantisme.
Le congrès, le colloque ou le séminaire qui justifient la plupart des voyages scientifiques modernes sont la sécularisation de cette idée ancienne qui voyait ces réunions savantes comme des moments de préparation au pèlerinage. Que se passe-t-il lors de ces rencontres ou que devrait-il s’y passer ? Une confrontation des idées à travers la présence d'individus qui s'initient les uns les autres aux expériences les plus originales. On le souhaite. Doit en sortir alors un message raffiné et purifié. On en doute. Tous ceux qui auraient participé à ce voyage reviendraient renforcés dans leur croyance en la force de leur discipline. Cette simulation du voyage vers la connaissance est devenue très insatisfaisante car, avant la rencontre, les résultats sont connus. La rencontre ne doit plus devenir un lieu de création pour la science sérieuse. La rencontre est un lieu de légitimation. En effet, l'information ne circule plus par les rencontres mais par les médias. On s’informe sans communiquer. Tout l'effort scientifique qui consiste à rendre explicite l'implicite supprime le sens du voyage créateur de sagesse. Là aussi, il devient prévisible comme l'un des maillons scientifiques de la grande industrie touristique. En effet, l'une des caractéristiques du voyage d'initiation est que le personnage change selon les lieux. La rencontre scientifique ne le permet pas. Où que ce soit, la vérité scientifique doit être communiquée de la même manière pour protéger son caractère universel. La tradition du voyage renforce un lien social qui mime une punition conjurée par la curiosité touristique.
e) Le départ vers l’inconnu
Le départ vers l’inconnu devient plus difficile car le monde s'est littéralement rétréci par les transports, les techniques de repérage et la circulation des images. Tous les moyens de communication disponibles ne servent qu'à atténuer l'effet surprenant de la découverte. Le voyageur est devenu le maillon d'une chaîne qui le dépasse largement en quantité et supprime tout le sens qu'un individu peut donner à un événement. Il faut vraiment être allé partout dans le monde pour faire autorité. Mais ce monde est banalement visible en tout temps par les télévisions et les photos de magazine. Il faut donc être enregistré dans le monde sous forme de photos, le plus souvent, pour y exister. Ce rituel photographique des touristes qui forment les ballets habituels auprès des monuments célèbres est une forme technologique de probation populaire. L'esprit veut changer de décor en période de stabilité et se raccrocher à un point fixe en période de désordre. Ceci caractérise la liberté moderne. Cette notion n'a aucun sens dans un univers mental fondé sur le respect de ce qui est. S'enregistrer dans le monde a porté les Européens à dessiner des cartes et nommer des lieux en gommant les présences humaines antérieures. L'idée de parler d'un Nouveau Monde pour désigner un continent peuplé et civilisé est une affirmation extraordinaire comme celle de dénommer ses habitants des Indiens alors qu'il est déjà certain qu'ils n'en sont pas. L'expédition européenne en fabriquant l'Amérique est partie prenante de cette recherche de purification par le voyage et la souffrance. L'extermination des populations autochtones qui refusaient d'être abusées par cette idée de découverte est contemporaine de la naissance de l'idée scientifique. L'Européen s'est alors arrogé le droit de définir l'homme libre par celui qui peut circuler armé. L'Amérique est rapidement devenue, avec les Européens, le continent de ceux qui ne peuvent voyager et doivent être désarmés : les Noirs et les tribus autochtones. Les premiers sont déportés d'Afrique comme esclaves et les seconds parqués dans des réserves. Le mythe de la « frontier » a été ensuite construit par le roman et popularisé par le cinéma au début du 20e siècle. Le 7e art est devenu celui du voyage immobile pour l’habitué des salles obscures.
Dans cet univers puritain, la seule innovation acceptable est le gigantisme. Plus grand, plus long, plus lourd, telle est la devise américaine que les romanciers adaptent avec l’angoisse des grands espaces qu’il faut dépeupler des Mauvais pour mieux les remplir avec des Bons [26]. Le christianisme bon teint des Américains avec Melville sépare le monde en deux principes opposés (Eux et Nous). Mark Twain invente un art littéraire des nouveaux territoires, art impossible en Europe. Tout cela finit pourtant par une revendication d’innocence nord-américaine qui condamne la perversité incorrigible du Vieux Continent en même temps que son imitation par les États-Unis dans leur guerre menée contre l’Espagne à Puerto Rico, Cuba et les Philippines, e moment où Citizen Kane prend son envol de magnat de la presse. Il faut attendre la première guerre mondiale pour voir le réalisme américain se poser le problème de la subtilité. Alors que le contact avec les tribus autochtones aurait pu déclencher une pulsion artistique originale, elle n’a fait que renfermer les populations immigrées sur leurs certitudes de sectes chrétiennes. L’Amérique du Nord jusqu’au début du 20e siècle est globalement insensible à l’idée de création artistique locale. Ses artistes lui proviennent de l’immigration temporaire et permanente ou d’expatriés étatsuniens qui reviennent chez eux après un long séjour en Europe. Le voyage vers les États-Unis pousse les scientifiques à se faire ingénieur et les artistes des décorateurs. L’effet de contraste ne sera obtenu que par les romanciers américains en voyage européen (Hemingway). Sans peur et sans reproches, le voyage américain présente des certitudes, rarement érodées, en ce siècle sinon par les Noirs américains [27]. La critique sociale a toujours été un produit d’importation. Dans ce contexte, le voyage n’apporte que la vérification de la supériorité du pays. America, the Best... Conscients de cette situation, les responsables américains ont favorisé une immigration intellectuelle contrôlée en accueillant les réfugiés (scientifiques et artistes) de la révolution bolchevique, du nazisme [28], du stalinisme et de nombreuses autres dictatures d’apparences diverses. Ceux-ci, dans tous les domaines, ont été de puissants facteurs de modernité culturelle aux Etats-Unis, en leur apportant le monde à domicile.
Au contraire des États-Unis, l’association de la liberté et du voyage avait été nouée au Moyen Âge en France et en Angleterre comme critique dissolvante des ordres établis. Le thème du chevalier errant (Chrétien de Troyes), si puissant dans la tradition chrétienne d'origine celtique, montre que les signes de la noblesse, donc du modèle de la liberté de l'époque, résidaient dans la conjonction de la circulation libre et du port d'une arme au service d’une quête. La libre circulation des individus a forgé la conscience européenne de la critique sociale fondée sur des liens volontaires issus d’arrangements contractuels et personnels. La science est née de ces liens entre individus libres dévoués à la recherche d'armes nouvelles pour acquérir le savoir et pour faire la guerre. L'idée de nouveauté est entièrement fondée sur cette forme de voyage initiatique. Or, la science se veut aussi une morale qui érige la nouveauté en système. Elle ne pouvait donc se développer sans que l'idée de libre circulation des hommes soit banalisée. En Europe, c'est en Angleterre que la protection des individus par le droit a permis que se constitue un milieu favorable à cette conception du monde où le voyage est un privilège acquis par le droit. Dissolvantes en Europe, les perspectives voyageuses sont au contraire porteuses de cohésion, aux États-Unis car la fin de la pérégrination est inscrite dans son histoire dès le premier pas avec un concept calviniste de destin qu’Hollywood a dévoyé avec la notion de Happy End.
L'Europe occidentale a été le lieu par excellence des voyages de toutes sortes. Les invasions venues de l'Est et de l'Asie centrale se sont mêlées aux expéditions maritimes des peuples nordiques. Les Vikings ont créé la Normandie et ouvert Paris à la grande navigation maritime. Devenus Normands, les Vikings ont ensuite conduit les Français en devenir à faire l'Angleterre moderne avec l'invasion fondatrice de Guillaume Le Conquérant victorieux des Saxons à Hastings en 1066. Après la Grèce et Rome, le monde européen résulte de cette navigation maritime scandinave à l’origine du premier empire atlantique jusqu’aux côtes orientale de l’Amérique moderne. Le monde européen, dans son ensemble, est finalement le produit de voyages incessants et surtout guerriers dont la tapisserie de Bayeux est l’archétype. Les expéditions guerrières en sont les événements les plus significatifs et le principal mobile de l’art. Les armées - États ont structuré des sociétés. Les artistes avaient pour mission d’en adoucir les moeurs. Le phénomène est encore plus accentué au sein de l'immigration nord-américaine où les liens sociaux se renforcent sur les grands navires transatlantiques entre des individus d'origines diverses mais de destin commun (Voir Franz Kafka, L’Amérique, 1927) : un même port d’arrivée.
La sociologie interroge cette formation de liens sociaux durables issus des intensités émotionnelles éphémères liées au voyage en commun. Cette intensité du voyage partagé est un instant où la lutte contre la mort engendre les solidarités les plus solides. Dans l’expédition militaire elle-même, les solidarités renvoient aux actions de soutiens mutuels que les guerriers manifestent au combat et non pas à la destruction de l’ennemi. Victorieuse ou défaite, une armée tisse entre ses membres les amitiés les plus fortes sur ce principe. Les véritables scientifiques, pour les populations humaines, ne sont pas les savants inventeurs inconséquents de la bombe atomique mais ceux qui prolongent et facilitent la vie humaine. Einstein fait peur alors que Pasteur rallie et se rapproche de l’attachement populaire pour les artistes de la bohème. Ceux qui partent vers l’inconnu reçoivent de leurs proches une considération morale qui confine au sacré. Cette part mystique de l’art d’exister éveille les esprits au voyage. La science méthodique devient une technique sans signification. La science intuitive rejoint au contraire l’art de la découverte. Toutes les biographies de savants montrent aux côtés de celles des grands artistes une vision de la création comme épreuve de connaissance de soi suivant immédiatement un éveil aux propriétés sensualistes d’un objet, une esthétique pragmatique.
CONCLUSION
Internet et aéroportation sont les deux moteurs des migrations internationales contemporaines. Elle jettent un défi aux artistes contemporains. Les réseaux de communication instantanés permettent désormais des collaborations déterritorialisées sans autre contrainte technologique majeure que la saturation. Seul importe encore la langue de communication. Le recours systématique aux icônes diminue cette contrainte ainsi que les logiciels de traduction en ligne. La formalisation écrite du dialogue engendre une possibilité plurielle de langues facilitée par l’usage de logiciels toujours plus perfectionnés d’aide à la rédaction. Le réseau Internet peut créer ou renforcer des liens communautaires de manière privilégiée dans le monde des arts (photographie et vidéo). Il est tout à fait approprié aux dialogues scientifiques ayant été créé à cette fin. Aujourd’hui, plusieurs dizaines de millions de personnes sont branchées de manière plus ou moins suivie sur le réseau Internet. La multiplication des pages personnelles est remarquable. Les artistes les utilisent fréquemment. Elle leur permettent une forme de communication autrefois impossible. La multiplication des possibilités offertes sur le réseau Internet offre un lieu idéal pour forger des liens permanents entre individus au rythme souhaité par ceux-ci. Ces liens ne sont pas exclusifs, ils peuvent être noués par observation extérieure et proposition subséquente. De plus, le réseau Internet n’est pas affecté par des contraintes frontalières. Il s’abrite derrière un flou légal que cherchait à dissiper par mesures répressives une loi votée aux États-Unis sur la « décence » dans les communications radioélectriques. La Cour Suprême l’a ensuite déclarée inconstitutionnelle. La représentation artistique de la nudité et la liberté de jugement personnel ont été deux thèmes cruciaux de débats. La volonté des États de contrôler ce réseau qui leur échappe va occuper le devant de l’actualité pendant de nombreuses années. L’attitude de l’Église face au livre imprimé permet de saisir les enjeux de pouvoir mis en scène. À cette époque, la représentation artistique et le roman étaient les lieux de création visés par les autorités ecclésiastiques. Le livre imprimé a été la première machine à reproduire en série. L’étude publique de l’utilisation du réseau permet déjà de repérer les lieux de vie et les habitudes des usagers d’Internet. L’osmose de plus en plus grande entre l’individu et la machine à communiquer a franchi une nouvelle étape avec le portable cellulaire. L’expansion de ce réseau dans les zones urbaines inquiète et la généralisation subséquente de systèmes téléphoniques par satellites permettra de supprimer les contraintes anciennes qui freinent le développement des communications dans les pays du Sud. L’activité artistique urbaine mondiale sera ainsi pour la première fois unifiée en un rythme commun.
La création de communautés virtuelles d’individus sur Internet a des effets divers. Parmi ceux-ci, on doit noter la présence de diasporas scientifiques émanant d’un même pays qui se donne des forums de rencontre et de débats. On retrouve sur Internet une forte présence chinoise et latino-américaine dans cette catégorie. La présence de logiciels de navigation dans des langues non alphabétiques latines (dans Alta Vista ou pour la société Alis de Montréal, par exemple, avec son logiciel Tango) ouvre les réseaux aux populations qui devaient utiliser une langue européenne à la place de leur langue maternelle. Loin de se condenser autour de l’anglais, la dynamique du réseau Internet engendre une multiplication des communautés virtuelles spécifiques.
L’effet probable de ce réseau consiste à engendrer des désirs et des besoins de voyage plus répandus. Les populations asiatiques et latino-américaines seront les premières concernées par cette nouvelle mobilité transcontinentale. Les universitaires de ces régions du monde sont particulièrement attirés par les possibilités professionnelles offertes au Nord. Ils vont utiliser les nouvelles capacités de transport offertes par les avions modernes. L’industrie de l’aviation avait été jusqu’à maintenant contrôlée par les puissances du Nord qui monopolisent encore la construction des aéronefs. Cependant, les compagnies d’aviation de l’Asie seront rapidement les premières à l’échelle mondiale en termes de passagers transportés. Une concurrence sérieuse finira par en découler et certainement la naissance d’une industrie aéronautique du Sud, à partir de l’Asie et de l’Amérique latine (Brésil). Cette nouvelle circulation dirigée du Sud ne sera pas sans conséquence sur le choix des futurs créateurs dans les expositions culturelles et les colloques savants du XXIe siècle. Cette transcroissance va affecter ensuite le monopole solide qu’ont la Russie et les États-Unis sur les vols spatiaux habités. Il faut ainsi rappeler que la puissance maritime commerciale des États-Unis avant la deuxième Guerre Mondiale a directement engendré leur politique internationale de recrutement d’artistes et de scientifiques ainsi que leur quasi-monopole sur les transports aériens qui a suivi ce conflit.
La conjugaison des facilités de réseaux de communication avec des transports plus accessibles va provoquer un phénomène massif dans les universités du Nord, la candidature qui passera vers des taux avoisinant le quart des effectifs des étudiants provenant du Sud. Cette évolution est démographiquement prévisible. Elle est activement préparée au Québec et en particulier à Montréal qui s’avère être l’une des villes les plus cosmopolites d’Amérique avec ses quatre universités (deux anglophones et deux francophones). Montréal qui a été fondée par les Français et développée par les Britanniques est désormais le lieu d’accueil d’une importante communauté latino-américaine qui modifie la composition européenne classique de l’immigration récente (Italie, Grèce, Portugal). Montréal symbolise bien cette nouvelle tendance qui consiste à inventer une nouvelle américanité qui dépasse celle qui avait Washington pour centre. Une américanité nouvelle est en train de naître avec les moyens de communication liés au déplacement des individus. Elle tend à devenir planétaire au plus grand dam des structures politiques traditionnelles fondées sur la surveillance directe des individus. Aujourd’hui, le contrôle social est un effet de machine qui tient compte des grandes variables tout en misant sur des enregistrements de données personnelles sans précédent dans l’histoire. Cependant, le droit d’origine nationale, le droit qui a été à l’origine des États-nations, le droit privé ou collectif ne peut guère se transposer sur les réseaux électroniques où l’idée de véracité est attribuable entièrement aux machines et non plus au témoignage humain. La preuve de la mobilité qui était auparavant fondée sur les sens humains et leurs imperfections est transférée aux machines à observer et à communiquer. Le contrôle des individus n’a jamais été aussi étroit que dans ces frontières modernes qui se trouvent aujourd’hui dans les aéroports. Le passage systématique des voyageurs dans des portiques de détection ne connaîtra pas de cesse. La multiplication des caméras de surveillance dans les lieux de passage et leur connexion à des systèmes de reconnaissance de formes ou encore, comme dans le cas des prisonniers et des oiseaux migrateurs, la formule de la bague émettrice de signaux va permettre de suivre en permanence les trajectoires individuelles. Le couplage entre des fichages internationaux systématiques et la population globale passe en ce moment, à l’image du début du siècle avec la carte d’identité française, par la lutte contre le grand banditisme. Les méthodes employées pour traquer les criminels dans leurs allers et venues peuvent être généralisées pour contrôler des flux de déplacement (ex : voitures dotées d’émetteurs numériques de repérage et pourquoi pas de fiches identificatrices greffées dans le corps humain dès la naissance. La promenade artistique serait-elle immunisée contre cette officialité obligée par le dénuement économique du créateur à ses débuts ? Probablement, par cette caractéristique unique qui consiste à chercher ce qui est introuvable.
La science qui est née de la volonté vagabonde et de la curiosité qui l'anime offre aujourd'hui des possibles contraires. Comme Jean-Claude Beaune l'a bien analysé au tournant du XIXe et du XXe siècle, le vagabond est devenu un déviant assimilé à une machine déréglée dont la seule chance d’expression sociale devient l’art pour éviter le crime. Toutes les forces sociales de la science ont été conjuguées pour contrôler des foules et des individus. Ces tentatives manquaient d'un point de référence objectifié. La mondialisation effective de la planète et les réseaux électroniques permettent d'envisager pour la première fois la construction d'une machine d'observation de la société mondiale. Celle-ci, dans un avenir prévisible, n'aura que des effets bénéfiques et peu de contraintes. Cette période de transition va faciliter les communications entre cultures diverses et susciter ainsi des mouvements transversaux. C'est pourquoi les intellectuels sceptiques par habitude ont encore devant eux une période intéressante pour imaginer un espace du savoir universel débarrassé des logiques totalisantes et empreint de pragmatisme créateur de nouvelles idées. L’art qui consiste à voyager par l’esprit autour d’un objet textualisé devient une offrande pour des rapports détendus. Cette approche immanentiste que Pitirim Sorokin avait proposée pour expliquer les rapports de la production artistique à l’évolution des sociétés globales, par son opposition à l’ici et maintenant de la production éphémère du kitsch, au découpage en champs délimités par les aspirations de pouvoir, engendre un esprit de l’art qui désire le voyage comme errance pédagogique.
[1] Galvaudé dans la classification, le mot style, aux aventures picaresques, peut ici désigner un comportement personnel original qui appelle un jugement esthétique externe. De ce fait, on ne sait plus trop si le style, c’est l’homme même, comme l’affirmait Buffon ou le jugement de ses pairs porté sur ses oeuvres. L’approche scientifique fait disparaître le style dans la stylistique de la même manière que la technique dans la technologie. Il n’y a guère plus que la graphologie pour maintenir en Europe cette notion ainsi que la calligraphie en Asie de l’Est. L’industrie nord-américaine a tué le recours artisanal au style personnel par dépouillement puritain. La
[2] Louis Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde (1771), La découverte, Paris, 1992, 294 pages.
[3] Bougainville, défenseur de Québec en 1759 aux côtés de Montcalm a accompli dix ans plus tard le premier tour du monde francophone avec un équipage franco-canadien (voir site Bougainville, http://www.unites.uqam.ca/Bougainville ). Son voyage a provoqué le plus intéressant des débats autour du monde civilisé et des valeurs propres aux sociétés dites alors sauvages. Diderot y joua un rôle important. «Quels mobiles avaient bien pousser Aoutourou (le tahitien ramené à Paris par Bougainville, NDA) à quitter sa terre natale, à se confier aux Français? Ces gens simples sont ordinairement curieux de l’inconnu, et plus encore que les découvertes, ils aiment le changement. Pour eux, se déplacer, c’est vivre. Nous gardons un peu ce penchant qui nous vient du temps où nous leur ressemblions. Dans les pays sauvages ou à demi-civilisés, tout sédentaire est un nomade arrêté dans sa course et qui n’aspire inconsciemment qu’à repartir.» dans Bougainville et ses compagnons, Jean Lefranc, Collection Les vies authentiques, Albin Michel, Paris, 1929, p 183. Bougainville nous informe des intérêts exogamiques de son protégé pour les danseuses de l’Opéra.
[4] Cette idée recoupe les travaux de Jean-Louis Lemoigne et Edgar Morin sur leur site Chemin faisant : http://www.mcxapc.org
[5] La trajectoire d’un point sur un cercle au rayon variable en rotation et en mouvement sur son axe peut indiquer cette forme géométrique où le terme répétition se transforme sereinement en variation.
[6] Un film sera fait en 2005 par Clint Eatwood sur Armstrong, le premier être humain à avoir posé le pied sur la Lune avec une adaptation d’un livre biographique à paraître de Joseph Hansen, l’auteur de Spaceflight Revolution, NASA, 1995. À ce jour, il s’agit du numéro acrobatique le plus original jamais réalisé par un être humain en voyage. Les astronautes constituent un groupe bien spécifique de gens du voyage dont les plus originaux sont Dennis Tito de Californie et le sud africain Mark Shuttleworth qui ont payé aux Russes 20 millions de US$ chacun pour aller dans la station spatiale. En tout 434 astronautes dont 41 femmes sont allés dans l’espace depuis Gagarine en 1961. Parmi eux 12 sont allés sur la Lune et 9 sont encore vivants en novembre 2003.
[7] Le cirque est évidemment le cercle premier qui permet de délimiter le lieu du spectacle(cercle de craie caucasien). En astrophysique, le terme propose un impact météoritique
[8] L’abolition de l’esclavage en Roumanie a été proclamée en 1864. Elle concernait surtout les Roms, population originaire de l’Inde. Cette population Romani (rom signifie «homme» pour eux) a subi un massacre en Europe semblable à celui des Juifs entre 1939 et 1945.
[9] Spiro Kostof, A History of Architecture, Oxford University Press, 1995, pp 511-546, Chapitre 21 Absolutism and Bourgeoisie : European Architecture, 1600-1750. Il s’agit de l’art monumental qui structure la France et rayonne en Europe avec Versailles et les cités à la Vauban.
[10] Ce mystère se résume dans la figure du masque qui engendre la personne à travers un processus que rapporte Marcel Mauss.Mauss, Marcel, Essais de sociologie, Paris. Editions de Minuit, 1971, 252 pages.Mauss, Marcel, 1872-1950, Sociologie et anthropologie, Paris : Presses universitaires de France, 1966, 482 pages. L’étude des effets de la télévision sur les familles
[11] Pitirim Sorokin a inventé ce concept de mobilité sociale en 1927 dans son livre Social Mobility ensuite plusieurs fois réédité (The Free Press of Glencoe, New York, Collier-MacMillan Ltd, London, 1959, 644 pages). La mobilité sociale concerne au premier chef les formes culturelles qui circulent avec les individus. Sorokin a une vision large des sociétés modernes comme des ensembles qui sont en mesure de régenter les mouvements de ses composantes par des agences de sélection sociale. Voir Dominique Merlié, Les enquêtes de mobilité sociale, PUF, Le sociologue, Paris, 1994, 256 pages.
[12] Anne-Sophie Tiberghien, Tzigane, mon ami, Anako Éditions, L’Harmattan, Paris, 1989. 128 pages. Le style de vie des Gitans, Roms, Tsiganes, Gypsies et autres Manouches peut rappeler aux Européens la condition des tribus dites amérindiennes qui partagent avec eux une origine asiatique profonde.
[13] Kleist, Heinrich von, Les marionnettes, GLM, 1947 et le passage de la thèse deBernhild Boie, L’homme et ses simulacres, José Corti,1979, pp 165- 174 : «La marionnette en mouvement : l’essence du beau». L’art de la danse exprime pour Kleist la beauté naturelle de forces cinétiques quand la conscience s’efface derrière le mouvement pur.
[14] Cette simulation existe déjà dans les laboratoires de recherche et dans certains jeux d’arcades. Leur généralisation va prendre cependant une vingtaine d’années. Stewart Brand, The Media Lab, Inventing the Future at MIT, Viking, New York, 1997.
[15] Le A majuscule qui affuble cette représentation de l’autre évite le terme «Étranger» qui n’est plus guère admis dans les sociétés libérales démocratiques. Le thème du Grand Méchant Loup qui effraye et excite les enfants n’est guère différent dans sa signification sociale. La peur de l’étranger a succédé à la peur du loup au début du Moyen-Âge. Ragache, Claude-Catherine et Ragache Gilles, Les loups en France : légendes et réalités, Paris, Aubier, 1981, 255 pages.
[16] Le connu réside dans l’existence visible d’une fin pour autrui. La science explique cette fin naturelle par un mécanisme biochimique lié à la présence de télomères au bout des chromosomes. Ceux-ci rythment le voyage humain sur la planète en commandant la division cellulaire. Leur manque indique un état de sénescence. L’âge avancé provoque une chute de l’activité et de la mobilité.
[17] Pierre Lévy, Cyberculture, Odile Jacob, Paris, 1997.
[18] La beauté est, dit-on, une catégorie subjective. Il n’en reste pas moins que les foules se pressent dans les musées et traversent certains paysages plus que d’autres. Il y aurait diverses beautés pour les moments de la vie et les sociétés plurielles. L’objectivité devrait supprimer ce penchant bien humain qui consiste à rechercher la beauté. La science invente une belle idée par épuration. Avec les mathématiques fractales, une convergence de la science et de la beauté paraît renouer avec la tradition picturale de Léonard de Vinci. Jeff Berkowitz, Fractal Cosmos, New York, Amber Lotus, 1994. La trajectoire de Benoit Mandelbrot, l’inventeur des fractales offre un modèle de synergie entre le voyage migrant de Pologne vers les États-Unis en passant par la France. Cette migration physique qui le conduit finalement aux laboratoires d’IBM se double d’un cheminement dans les sciences et finalement dans les arts. Sa conférence de 1996 au Conseil de l’Europe commence ainsi : Fractal Geometry and the Representation of Nature, « In the beginning and the end was art : thoughts, centered on fractal images, concerning mathematics and sciences. », New Ideas in Science and Arts, Conseil de l’Europe, novembre 1996, http ://pconf.terminal.cz/participants/mandelbrot.html
[19] Ce mot dérive du nom de Muhammed Ibn Musa Al-Khoreizmi, savant musulman né en 780 en Asie centrale et mort en 850 à Bagdad, c’est-à-dire provenant de la région de Khiva dans l’actuelle Ouzbékistan tombée sous la domination russe en 1873. Elle s’est formée ensuite en éphémère république de Khiva en 1920.
[20] Le mot lire a une origine incertaine qui le fait passer de l’action d’assembler ce qui est cueilli ou ramassé à l’idée de rassembler avec les yeux des signes alphabétiques. La lecture comporte aussi une idée de propagation de l’idée par un enseignement (un lecteur dans une université) délivré à un groupe par un discours qui doit être pris en notes. En ce sens, le texte doit être interprété pour faire sens. Voyager vers celui qui assemble les signes pour construire une signification est probablement la justification des premières universités qui publicisent des traditions antérieures plus discrètes à une époque où les villes ne font que réapparaître en Europe occidentale après la chute de Rome.
[21] Le voyageur qui découvre hésite toujours entre l’idée de route à faire et de route à suivre. La réponse du point de vue sociologique est assez simple à exprimer. Avant que l’humanité ne bétonne les plaines pour y dérouler des autoroutes, les chemins avaient été la préoccupation constante des États et leur archétype, l’Empire romain, qui, avec un système stratégique de voies de communications, avait inauguré le concept de réseau routier. C’est lui qui a donné ses lettres de noblesse à l’ouvrage d’art par excellence que constitue le pont. Celui-ci est en soi un défi lancé à la nature. Bien longtemps avant eux, la nature vivante, avec les animaux terrestres, produisait des chemins dans les forêts et les plaines. L’élément mobile qui donne la vie, l’eau, avait tracé bien avant l’apparition de la vie terrestre des voies qui découlaient des accidents géologiques. Les êtres humains se sont adaptés à cette situation en innovant dans quatre domaines : les routes maritimes, les routes aériennes, les routes spatiales et plus localement des routes souterraines. Les États-Unis ont hissé les chemins de fer comme agents essentiels de construction d’une nation. Les années 50 et 60 ont porté les routes dans la poésie et la chanson (Kerouac, Burroughs et Ginsberg). L’art nomade automobile avait trouvé ses troubadours. Pour Willem De Kooning avec la toile Merrit Parway (route qui lie NewYork à Washington) et James Joyce dans Ulysse avec Léopold Bloom, voir Thierry Dufrêne, « On the Road again, notes sur un thème de l’art américain », dans « Qu’est ce qu’une route? », Cahiers de médiologie, Gallimard, No 2, deuxième semestre 1996, pp 173-182.
[22] Ce vieux mythe germain relativise l’intelligence de l’être humain. L’intelligence a permis à l’humanité de triompher des autres espèces vivantes et de s’approprier temporairement la planète. Elle est aussi en mesure de lui donner les moyens de sa propre auto-destruction.
[23] La multiplication des pages personnelles d’artistes sur le Web est un phénomène notable depuis deux ans avec une présence très grande des artistes non occidentaux qui ont un parcours professionnel européen et nord-américain. Le Web permet à ces artistes de former des communautés locales et mondiales. La diaspora artistique chinoise va s’accélérer après l’intégration de Hong Kong à la Chine communiste, voir la génération post 1989, Hanart Gallery, Hong Kong. City Museum & Art Gallery, Hong Kong Arts Centre, China's new art : post-1989, Hong Kong, Hanart T Z Gallery, 1993.
[24] Après la colonie de peuplement de la Nouvelle France et de la Louisiane, la France s’est laissée aller un siècle plus tard, avec Napoléon III, dans l’aventure coloniale populaire avec une Algérie cependant déjà peuplée par les Arabes et les Berbères. L’effacement des traditions artistiques musulmanes locales n’a pas connu le même succès que celui des réalisations amérindiennes du Canada. La colonisation algérienne avait été imaginée par l’administration française comme un moyen dissuasif en direction de l’émigration vers l’Amérique du Nord. En dehors d’Albert Camus, romancier de l’absurde, rien ne pouvait surgir de ce greffon hostile à toute créativité artistique.
[25] Cet aspect tragique provient de la défaite napoléonienne sur la Bérézina et tourne à l’obsession personnelle chez Louis Ferdinand Céline. La colonie permet de juguler cette hantise et fournit l’occasion d’un développement artistique spécifique, l’art colonial, l’art nègre à partir des années 20 et surtout de 1937. Cette évolution française est jugée globalement négative en Allemagne et comme un signe dégénéré par les nazis.
[26] Le western américain inspire le cinéma russe (Einsenstein) pour mettre en scène bourgeois et prolétaire. Sous Hitler, le cinéma allemand va trouver son inspiration esthétique dans la même veine avec les personnages cosmopolites d’origine juive opposé aux représentants du peuple aryen.
[27] Les États-Unis apportent au monde une grande contribution musicale : le jazz. C’est la musique collective d’un peuple qui a voyagé contre son gré. Georges Gershwin, pianiste prodigieux, a réussi a créer une musique nationale américaine en liant cette tradition au courant classique européen. Ainsi, un juif de Brooklyn venu de l’Empire tsariste a imposé aux États-Unis racistes leur premier opéra, Porgy and Bess, joué exclusivement par des artistes Noirs.
[28] L’exposition californienne Exilés+émigrés qui s’est déroulée à Montréal de juin à septembre 1997 a illustré cet aspect douloureux de la fuite des artistes européens vers les États-Unis. Un trait de caractère les unit : L’attachement sentimental à l’Europe. Les facilités matérielles nord-américaines séduisent certains. La plupart des exilés reviennent chez eux. Le séjour américain force à l’abstraction formelle et entraîne la perte de contact avec les liens sociaux réels qui se transmutent en nostalgie subsumée. Stephanie Barron (éditrice), Exilés+émigrés, l’exode des artistes européens devant Hitler, Musée des Beaux-Arts de Montréal, 1997. L’interprétation dominante de ce courant de mobilité intellectuelle consiste à poser la question de la modernisation de l’Amérique par l’afflux européen.
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