Jacques HAMEL
sociologue, département de sociologie, Université de Montréal
“Décrire, comprendre et expliquer.
Réflexions et illustrations en sociologie.”
Un article publié dans la revue SociologieS, 22 octobre 2006. “Théories et recherches.”
- Résumés
- Introduction
-
- Qu’est-ce que décrire ?
- Décrire, un chiasme épistémologique
- Les enjeux de la description selon Bruno Latour, John Van Mannen et la thick description de Clifford Geertz
- « Comprendre et expliquer ne font qu’un »
- Au cœur du chiasme épistémologique, l’objet d’analyse
- La sociologie n’est-elle que science historique ?
- … en raison d’un objet immédiatement indexé au « contexte historique »
- … en raison d’un objet familier
-
- En guise de conclusion, le langage comme vecteur de la description, de l’interprétation et de l’explication
-
- Bibliographie
Résumés
- Français
Décrire, comprendre et expliquer, selon la formule qui traduit l’entreprise sociologique, est ici illustrée à la lumière notamment de la théorie et des considérations de Pierre Bourdieu. Sur cette base, l’article cherche à cerner les enjeux que soulèvent ces trois maîtres mots dans l’élaboration de la connaissance sociologique conçue comme « connaissance d’une connaissance ». L’objet de l’analyse apparaît dans cette perspective le cœur de ce chiasme épistémologique que représente l’édification de l’explication en sociologie.
- English
Describe, Understand, and Explain: Reflections and Illustrations in Sociology
To describe, understand, and explain, following the formula which expresses the purpose of the field of sociology, is here illustrated principally through the theories and approach of Pierre Bourdieu. On this basis, the article seeks to clarify the issues that these three key words raise in the process of developing sociological knowledge (the latter conceived of as the knowledge of how knowledge is constructed). In this perspective, the object of analysis appears to be the central epistemological opposition in Sociology constituted by the construction of theories on one hand and their explanation on the other.
- Español
Describir, comprender y explicar. Reflexiones y ejemplos de la Sociología.
Describir, comprender y explicar, según la fórmula que representa lo que es el proyecto sociológico, están aquí ilustrados muy particularmente a la luz de la teoría y de los comentarios de Pierre Bourdieu. El autor se focaliza en las apuestas que suscitan estos conceptos en la elaboración del conocimiento sociológico concebido este como el « conocimiento de un conocimiento ». El objeto del análisis aparece dentro de esta perspectiva como el nudo central del cruce epistemológico constituido por la edificación de la explicación en Sociología
Mots-clés : sociologie de la connaissance, histoire de la sociologie, Bourdieu
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Introduction
Les mots « décrire », « comprendre » et « expliquer » correspondent à la formule qui, en sociologie, traduit éloquemment l’entreprise qui porte son nom. En effet, la connaissance produite sous sa gouverne se base de nos jours sur ces trois opérations dans l’intention de rendre raison des objets placés sous la loupe des sociologues.
La sociologie fait ainsi peau neuve en inscrivant cette formule à son programme car, dans le passé, les concepts « comprendre » et « expliquer » ont été longtemps opposés. Sous les visages de Max Weber et de Émile Durkheim, cette opposition a exprimé pendant des lustres des notions différentes soit du but de la sociologie, soit des opérations différentes qui doivent toutefois être orchestrées afin de donner corps à la connaissance sociologique.
Chez Max Weber, l’objet de la sociologie correspond à l’action orientée à l’égard de l’autre et celle-ci est déclarée sociale du fait qu’elle est pourvue du sens qui témoigne de l’orientation particulière que lui donnent ses propres artisans et qui doit être forcément comprise sous l’égide de l’analyse qui donne son visage à la sociologie. Selon Durkheim, la sociologie prend pour objet un « ordre de faits qui présentent des caractères très spéciaux : ils consistent en des manières d’agir, de penser et de sentir, extérieures à l’individu, et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à lui » (Durkheim, 1988). Dans le même ordre d’idées, il affirme que la « vie sociale doit s’expliquer, non pas par la conception que s’en font ceux qui y participent, mais par des causes profondes qui échappent à la conscience » (Durkheim, 1897, pp. 643-655). Expliquer et comprendre apparaissent ainsi aux antipodes l’un de l’autre et manifestent des conceptions opposées de l’entreprise à laquelle fait droit la sociologie.
Les auteurs contemporains, notamment Pierre Bourdieu, se sont toutefois employés à tempérer cette opposition en avançant que, dans l’orbite sociologique, expliquer oblige à comprendre parce que, à ses yeux, « l’expérience des significations fait partie de la signification totale de l’expérience » des individus que la sociologie prend pour objet (Bourdieu, Boltanski, Castel et Chamboredon, 1965).
Les difficultés, pour ne pas dire les ratés de cette périlleuse entreprise qui cherche à conjuguer « comprendre » et « expliquer » conduisent aujourd’hui nombre d’auteurs à affirmer que tout compte fait « décrire » est le terme approprié pour qualifier la connaissance sociologique si on a soin de ne pas l’associer frauduleusement à l’explication que propose la science. La sociologie se limiterait à faire ce que Clifford Geertz appelle de la « description épaisse [1] » (thick description) afin d’identifier son objet « du point de vue du sens qu’il possède dans le contexte où il évolue » (Descombes, 1998) et qui permet d’en rendre parfaitement compte. L’esprit sociologique serait, dans cette veine, mû uniquement par la volonté de décrire son propre objet en lui accolant des « schèmes d’intelligibilité » susceptibles de le mettre en lumière dans une optique autre que scientifique, mais néanmoins suffisamment légitime pour donner à la sociologie sa raison d’être.
Or, les « impostures intellectuelles » (Sokal et Bricmont, 1997 ; Sokal, 2005) débusquées avec éclat dans les descriptions sociologiques de la science [2] ont relancé le débat autour de ces trois maîtres mots et forcé la sociologie à les remettre à l’ordre du jour afin d’établir ce à quoi elle s’emploie. Il importe donc à cet égard de les envisager l’un et l’autre et de chercher à les mettre au diapason afin de pouvoir formuler la connaissance sociologique dans ce cadre.
Qu’est-ce que décrire ?
Le philosophe des sciences Gilles-Gaston Granger propose de définir la science comme une connaissance par objet et par concepts. Cette connaissance est issue d’un travail qui obéit à l’objectif de représenter toute chose associée à la « réalité » sous une forme distincte de sa nature propre. Elle cherche, en d’autres termes, à transposer la « réalité » sous la forme d’un objet dans l’intention de l’expliquer au moyen de concepts capables d’en produire une représentation grâce à laquelle il devient alors possible d’en avoir « un contact précis et pénétrant » (Granger, 1995) du fait qu’elle se forme sous le mode de l’abstraction.
Ainsi, la description consiste à circonscrire dans la « réalité » l’objet qui donne son droit à la sociologie et à l’entreprise qui cherche à en rendre raison. Toutefois, selon Pierre Bourdieu, la « malédiction de la sociologie est d’avoir affaire à un objet qui parle » puisque de ce fait « le sociologue risque de substituer purement et simplement à ses propres prénotions les prénotions de ceux qu’il étudie, ou un mixte faussement savant et faussement objectif de la sociologie spontanée du « savant » et de la sociologie spontanée de son objet » (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 1983). En d’autres termes, en sociologie, décrire comporte le risque de donner à son objet les couleurs des « prénotions de ceux qu’elle étudie » plutôt que des notions sociologiques susceptibles de l’expliquer. La rupture épistémologique est de rigueur afin d’éviter cet écueil du Métier de sociologue. Elle se conçoit dans cet ouvrage comme une dénonciation du sens commun selon le « principe souverain d’une distinction sans équivoque entre le vrai et le faux » (ibid.). La description ainsi produite permet de bien marquer la différence entre la société que le sens commun prend pour objet et celle qui devient l’objet de la sociologie et cela sous le mode d’une distinction sans équivoque.
- Décrire, un chiasme épistémologique
Pierre Bourdieu a toutefois soin de nuancer son propos sur le sujet en soulignant, à l’occasion de son étude sur la Misère du monde, que la description met en lumière la différence entre, d’une part, la « sociologie spontanée » qui, en donnant corps au sens commun, tend à rendre raison en termes « d’individus, d’événements et autres réalités substantielles » propre aux « routines de la pensée ordinaire » (Bourdieu, 1994) et, d’autre part, la connaissance sociologique qui, quant à elle, dans la perspective de sa théorie, s’emploie à expliquer dans l’optique de l’« espace de relations objectives dans lesquelles s’insèrent les individus », celles-ci « échappant à la conscience et la volonté individuelles » (Bourdieu, 1992). Sous l’égide de la description, elles deviennent « justiciables d’une analysis situs, d’une topologie sociale » (Bourdieu, 1997) fondée sur les positions sociales établies à la lumière de la mobilisation des ressources et des pouvoirs selon les dispositions des individus que Bourdieu associe aux notions de capital et d’habitus [3]. En effet, dans cette perspective, « les agents sociaux, et aussi les choses en tant qu’elles sont appropriées par eux, donc constituées comme propriétés, sont situés en un lieu de l’espace social, lieu distinct et distinctif qui peut être caractérisé par la position relative qu’il occupe par rapport à d’autres lieux (au-dessus, au-dessous, entre, etc.) et par la distance (dite parfois "respectueuse" : e longinquo reverentia) qui le sépare d’eux » (Bourdieu, 1997).
Pierre Bourdieu ne peut s’empêcher de noter à ce chapitre que la sociologie correspond en vérité à une « connaissance d’une connaissance » ou, si l’on préfère, l’« explication d’explications » (Geertz, 1998, pp. 73-105). Elle se révèle en effet une entreprise qui cherche à expliquer sur la base d’une connaissance théorique en s’appuyant à cette fin sur la connaissance pratique qui s’exprime au moyen de « réalités substantielles ». Sous cet angle, la description cherche donc à circonscrire l’objet d’étude, en l’occurrence les « relations objectives », tel qu’il apparaît sous la forme des « réalités substantielles » à l’œuvre dans les propos des individus qu’on envisage comme sources d’information. Elle implique en d’autres termes de débusquer dans les « réalités substantielles », les « informations » susceptibles de porter au jour l’habitus et le capital grâce auxquels s’édifie la topologie sociale propice à l’explication sociologique.
Décrire signifie donc en ce sens repérer les « informations », les découper et en extraire les éléments qui, dans l’optique de la théorie, donnent corps, par exemple, au capital conçu sur ce plan comme un « ensemble de ressources et de pouvoir » de différentes espèces. L’épistémologie contemporaine recourt à cet égard au terme réduction pour qualifier la description sans qu’il ne soit entendu de manière péjorative. Il relève au contraire d’un « processus de sélection et de focalisation » (de Sardan, 2003, pp. 13-39) afin d’avoir face à l’objet un « contact précis et pénétrant » dans l’esprit de l’adage « distinguer pour mieux comprendre ».
- Les enjeux de la description selon Bruno Latour,
John Van Mannen et la thick description de Clifford Geertz
Aux yeux de Bruno Latour, la description en science se révèle à cet égard l’enjeu d’une controverse par laquelle se règle en définitive la réduction des « réalités substantielles » au statut d’objet. Selon lui, toute « réalité » de cet ordre qui s’offre à la description est l’« élément mobile d’une controverse » en vertu de laquelle elle acquiert ce statut. Elle s’impose comme objet du moment que cesse la discussion à ce propos du fait que la description la dote d’un sens stable qui la rend largement indépendante des saisies subjectives nécessaires à sa description et révèle sa propre nécessité opératoire. Ce sens stable passant à l’usage, nulle controverse ne saurait alors surgir. La description vient par exemple nouer le sens « ensemble de ressources et de pouvoir » à l’information, formulée en termes de « réalités substantielles », qui correspond à la notion de capital sur le plan théorique.
Or, en dépit d’apparences contraires, cette controverse ne se résout pas en considération des qualités qu’offre la description et dont témoigne le sens stable attribué aux « réalités substantielles » pour qu’elles deviennent objet. La controverse prend fin selon Bruno Latour quand celles-ci sont converties en un énoncé propre à être utilisé sans contestation comme prémisse de la démarche et des procédés qui rendent possible une explication. La contestation n’a plus lieu d’être dans la mesure où tout un chacun s’est rallié à l’énoncé et où son auteur veille à ce que personne ne songe à le mettre en doute. Le seul moyen de mettre fin à une controverse « c’est d’empêcher quiconque venir débaucher ceux qu’on a enrôlés, en les poussant à trahir. C’est toujours par un coup de force qu’un [énoncé] sera stabilisé » (Latour, 1984).
La sociologie américaine d’obédience postmoderne cherche à montrer pour sa part que ce « coup de force » se trame en définitive au moyen de l’écriture de la description. En effet, si l’on a soin d’admettre franchement que « toute écriture implique que le sociologue essaie d’influencer le point de vue de ses lecteurs » (Van Mannen, 1991), celui-ci doit se soumettre de bonne grâce à des procédés rhétoriques afin de les convaincre « qu’il décrit quelque chose avec précision » en dotant la description des qualités requises à cette fin.
La thick description proposée par Clifford Geertz fait recette dans cette veine en anthropologie en prônant que le lustre esthétique de l’écriture par laquelle s’énonce la description répercute en vérité la saisie subjective en fonction de laquelle cette dernière prend corps sous la plume du chercheur, anthropologue ou sociologue en l’occurrence (Geertz, 1996).
Chez ces auteurs, la description se révèle ainsi matière à « controverse », pour ne pas dire à subterfuge, puisque traduire les « réalités substantielles » sous le sens que revêtent les notions auxquelles on les assigne fait appel à une saisie subjective, voire une interprétation, rendue toutefois clandestine dans le feu même de cette opération qu’est décrire et qui s’exprime sous le couvert de « coup de force » de nature stratégique (Bruno Latour), rhétorique (John van Mannen) ou esthétique (Clifford Geertz).
Car la description témoigne en effet de la façon dont se transpose l’objet enrobé sous la forme de la connaissance pratique dans la connaissance théorique axée, quant à elle, sur des notions susceptibles d’en créer la représentation. La description renferme donc une manière de « protocole » qui est pour tout dire une sorte de « théorie », une théorie en acte. Par cette expression, on veut signifier ici des procédés qui règlent la transposition des « informations » en une description propre à les présenter sous forme d’un objet d’étude sociologique. En cela la description est, d’après Gilles-Gaston Granger, « une sorte de début d’insertion de l’objet décrit dans un système opératoire qui en prépare la manipulation formelle » (Granger, 1992) [4].
La description requiert donc d’office une « interprétation » qui donne tout son sens à l’expression « comprendre » dans l’orbite sociologique. En effet, la « sélection et la focalisation » inhérentes à la description « contiennent un niveau minimal d’interprétation » [5] en perçant à jour la connaissance pratique dont sont pourvues les informations décrites afin de les associer sans ambiguïté à la définition accolée aux notions de capital et d’habitus qui ici illustrent la connaissance sociologique. La description se révèle par conséquent « indissociable d’un regard théorique, interprétatif qui la guide et la rend donc « utile », « pertinente », mais elle n’est pas elle-même interprétation ou explication » (Lahire, 2005, chapitre 1 « Décrire la réalité sociale », pp. 29-39). Force est toutefois de constater que cette interprétation apparaît à bien des égards en filigrane dans la théorie sociologique tant, sous sa coupe, « comprendre » se dissout maintes fois dans la description.
« Comprendre et expliquer ne font qu’un »
Comprendre se révèle à cet égard l’antichambre de l’explication et la manifestation du chiasme épistémologique qu’elle implique en sociologie. En effet, on l’a vu, l’explication se formule au moyen de concepts et de la combinaison de ceux-ci dans l’intention de créer une représentation susceptible d’expliquer sous une forme abstraite, c’est-à-dire d’une autre nature que l’objet, celle de la théorie. Si l’on reprend l’exemple de la théorie de Pierre Bourdieu, l’explication sociologique surgit, dans cette perspective, de la transposition de la connaissance pratique basée sur des « réalités substantielles » en connaissance théorique axée sur les notions d’habitus et de capital propices à l’élaboration de la topologie sociale destinée à les représenter sous ce mode afin d’en rendre raison sur le plan théorique.
Expliquer correspond donc à combiner les concepts et à en régler l’articulation sur la base de la compréhension de la connaissance pratique et du jeu épistémologique qu’elle met en œuvre sous la forme du chiasme déjà signalé et qui amène Pierre Bourdieu à affirmer avec audace que « contre la vieille distinction diltheyenne, il faut poser que comprendre et expliquer ne font qu’un » (Bourdieu, 1993, p. 910).
En effet, l’explication se base d’office sur des notions ou concepts voués à représenter l’objet afin d’en avoir un « contact précis et pénétrant » grâce auquel ses pièces et rouages peuvent être exhibés dans ses tenants et aboutissants. Expliquer, au sens où l’entend l’épistémologie, signifie représenter un objet sous forme de concepts dont les relations soient clairement et exactement posées et exprimées afin de manipuler et raisonner à l’intérieur d’une représentation, idéalement d’un « modèle » qui fait office de théorie (Granger, 1988, pp. 137 et suiv.).
Si l’on reste fidèle à la théorie de Pierre Bourdieu, l’inégalité sociale s’éclaire sous le mode de la topologie sociale en vertu de laquelle les individus se distribuent en des positions différenciées dans l’espace des relations objectives, nommé champ, selon les pouvoirs et les ressources dont ils sont dotés et leurs dispositions à les jouer.
La combinaison des concepts s’opère ainsi à la lumière de la compréhension des informations en vertu de laquelle les « réalités substantielles » se coordonnent les unes aux autres sous le mode de la connaissance pratique. En d’autres termes, le jeu induit entre les concepts se base sur la description des « réalités substantielles » que forment les « routines de la pensée ordinaire » au fur et à mesure que sont comprises les orientations significatives de cette connaissance associée à juste titre au sens commun.
Comprendre et expliquer ne font donc qu’un. L’explication vient toutefois éclipser à bien des égards la compréhension sur laquelle elle se base du fait que la représentation créée au moyen de concepts apparaît d’emblée au premier plan, sans que ne soient suffisamment explicités les principes qui ont présidé à leur combinaison sous cette forme au gré de l’analyse. En analystes pressés d’expliquer, les sociologues ne se soucient guère de formuler clairement les règles grâce auxquelles s’opère dans leur esprit l’interprétation de la connaissance pratique qui ordonne les « réalités substantielles » en des « routines de la pensée » sous la forme de la combinaison de concepts aptes à expliquer au moyen d’une représentation. À cet égard, force est d’admettre, avec le sourire narquois de l’anthropologue Philippe Descola, que « dans la fabrique quotidienne de la découverte et de l’intelligibilité, les [sociologues comme bien des] scientifiques ne font pas toujours ce qu’ils disent et ne disent pas toujours ce qu’ils font » (Descola, 2003).
- Au cœur du chiasme épistémologique,
l’objet d’analyse
Comprendre représente ainsi le point aveugle de cette entreprise qu’est expliquer en sociologie. À notre avis, l’objet d’analyse révèle cependant à bien des égards l’interprétation à l’œuvre dans l’esprit du chercheur quand il décrit les « réalités substantielles » sous sa loupe et qui préside à la combinaison des concepts susceptibles d’expliquer dans cette voie au moyen de la représentation.
En effet, au vu du schéma suivant, l’objet d’analyse c’est-à-dire les informations ciblées dans ce but trahit au premier chef l’interprétation constitutive de leur description et de l’explication formulée sur cette base.
L’objet d’analyse correspond en bref aux « informations » que l’analyste va puiser dans la connaissance pratique sous la forme de « réalités substantielles » afin de donner corps aux notions de capital et d’habitus aptes à les expliquer sous le mode de la connaissance sociologique. En d’autres mots, il fait référence aux informations de cet ordre qui, dans l’orbite de la connaissance sociologique, s’amalgament sous la notion de capital à l’« ensemble des ressources et des pouvoirs », par exemple.
Non seulement l’objet d’analyse pointe t-il les « réalités substantielles » qui, sur le plan de la connaissance pratique, correspondent à la « matière » relative aux notions formulées sous le mode de la connaissance théorique, mais laisse également transparaître l’interprétation qui en est immédiatement donnée et qui, sur l’élan, détermine la combinaison des concepts grâce à laquelle est produite l’explication.
L’objet d’analyse donne ainsi un aperçu de ce que signifie « décrire » et « comprendre » faute d’être conçus en des opérations parfaitement et univoquement réglées au moyen desquelles se formulent idéalement les méthodes dignes de « faire ce que l’on dit et de dire ce que l’on fait » en sociologie comme en science [6].
La sociologie n’est-elle
que science historique ?
En l’absence de véritables méthodes descriptives et interprétatives, la sociologie est-elle condamnée à n’être qu’une « science historique » comme l’affirme Jean-Claude Passeron à propos du raisonnement sociologique ? À ses yeux, celui-ci déroge manifestement à ces trois maîtres mots que sont décrire, comprendre et expliquer en raison même de l’objet que la sociologie s’emploie à tenir dans sa mire. Du fait « qu’il parle », ledit objet reste continuellement indexé à des « contextes historiques » impossibles à décrire et à comprendre sous la forme de la représentation qui donne à la science l’éclat de l’explication « parfaitement et univoquement réglée ».
- … en raison d’un objet immédiatement
indexé au « contexte historique »
La connaissance sociologique reste, tout compte fait, « indexée sur des configurations historiques […] non intégralement définissables par "description définie" » (Passeron, 1993). Par « définie », il entend cette qualité qu’aurait la description d’indexer ces contextes historiques à des notions abstraites qui les préparent ainsi à une manipulation formelle au sein de la représentation qu’on associe à la connaissance proprement théorique.
La sociologie est au contraire témoin en la matière de descriptions basées sur des « actes d’interprétation » que ses propres auteurs sont incapables de formuler en une « méthode de discursion » (Passeron, 1996a), c’est-à-dire d’interprétation selon un « discours » précisément réglé et voué à l’argumentation. Son absence fait que la description en sociologie débouche immanquablement sur des « schèmes d’intelligibilité » qui, dans bien des cas, dérivent de la connaissance pratique et lui font perdre toutes forces argumentatives et probatoires en se dissolvant dans les « réalités substantielles » élevées à tort au rang d’explication. Par exemple : la bourgeoisie, conçue chez Karl Marx comme propriétaire des moyens de production au xixe siècle, s’affiche de nos jours en sociologie sous les traits des artisans du capitalisme financier contemporain sans que ceux-ci ne soient forcément propriétaires de moyens de production.
Selon Jean-Claude Passeron, la sociologie se rapproche à cet égard de l’histoire qui ne saurait être une science. Toutes deux sont placées devant l’impossibilité « de stabiliser, fût-ce provisoirement, une théorie, c’est-à-dire une langue protocolaire de description et d’interprétation » (Passeron, 1991) capable de régler la connaissance qu’offre une entreprise comme la sociologie. En ce sens, elle oscille constamment entre la « robustesse de liens logiques et la richesse du sens historique » (Passeron, 1996b) qui, dans l’esprit de notre auteur, compromet singulièrement l’élaboration du « langage protocolaire » susceptible de régler les « actes » que sous-tendent décrire, comprendre et expliquer.
Or, paradoxalement, faute de l’être pour l’heure, la description, l’interprétation et l’explication peuvent être réglementées en sociologie comme elles le sont sous l’égide de la science. Jean-Claude Passeron note en effet que « quelle que soit la science empirique dont relève un discours sur le monde, sa scientificité est fonction, non d’une inconcevable absence d’interprétation, elle-même toujours solidaire d’un langage théorique. Et quand le monde dont on parle est le cours historique du monde, le rôle de l’interprétation affleure encore plus visiblement en chacun des actes de la recherche. La teneur en scientificité d’une science sociale se mesure, non à sa proximité par rapport aux méthodes spécifiques des sciences de la nature, mais à la richesse d’interprétation qu’elle est capable de contrôler et de domestiquer par une méthode de discursion, quelle qu’elle soit » (Passeron, 1996b).
- … en raison d’un objet familier
Les ratés de la description, de l’interprétation et de l’explication tiennent-ils alors au fait que l’objet de la sociologie est d’emblée familier à ses artisans puisque ceux-ci évoluent dans la société qu’ils cherchent à éclairer ? Les sociologues ne bénéficient pas face à leur objet de la distance dont jouissent, par exemple, les anthropologues par rapport aux cultures qu’ils veulent expliquer. En effet, celles-ci en fonction de leur degré d’étrangeté brisent d’emblée le « miroir du soi » (Godelier, 2003, p. 193) et, par conséquent, les forcent à envisager et décrire leur objet avec une « attitude de distance critique par rapport à leur civilisation » (idem) qui, en la circonstance, se révèle un « privilège épistémologique » (Bazin, 1996, p. 402).
Sous la bannière de l’anthropologie, décrire et comprendre produisent d’emblée un écart en vertu duquel la culture ciblée n’est pas familière par rapport à celle dans laquelle baignent les anthropologues. Les comportements mus selon une autre culture requièrent d’eux leur description sous le mode de notes jetées sur papier et formulées au moyen du langage selon des règles, souvent établies à leur insu, mais qui se révèlent en vérité ce que les anthropologues en comprennent sur le vif, bref leur interprétation. À la lumière de ses propres expériences d’immersion en culture étrangère, Jean Bazin note à ce propos : « Si leur comportement m’apparaît étrange, c’est qu’il est "expressif" et que ce qu’il exprime, son "sens", m’est caché. Si je ne sais pas ce qu’ils font, je ne sais pas de quoi au juste je me trouve ignorant, c’est-à-dire de quelle nature est ce qu’il me faut apprendre pour cesser de l’être. Or je ne peux pas décrire quoi que ce soit sans faire, généralement à mon insu, une [interprétation] sur ce qu’il y a à observer » (Bazin, 1996, p. 403).
L’écart propre au « privilège épistémologique » de l’anthropologie en fonction de son objet d’étude se manifeste en réalité par la différence entre les éléments du langage recueillis sur le vif sous la forme d’informations et ceux jetés sur papier qui représentent d’office la description et l’interprétation préalables à l’explication en anthropologie comme du reste en sociologie.
En guise de conclusion,
le langage comme vecteur de la description,
de l’interprétation et de l’explication
Le langage constitue à cet effet le meilleur moyen de saisir la mutation de la description en une interprétation qui, à son tour, se révèle le prélude à l’explication. Car, sans qu’il y ait besoin d’insister sur ce point, le langage s’impose à la sociologie parce que, du fait que son « objet parle », les informations dont elle procède sont formulées par son intermédiaire et se communiquent sous des formes langagières. La description et l’interprétation de l’objet d’étude suscitent des opérations qualifiées précédemment de réduction de sélection et de focalisation pour mieux dire qui peuvent être mises en lumière par un jeu entre les formes langagières qui soulignent leur différence. En effet, la description de l’objet d’étude utilise principalement le langage qui donne corps aux informations et qui témoigne de la connaissance pratique au moyen de « réalités substantielles », connaissance associée au sens commun sans que celui-ci ne soit conçu péjorativement.
La description suscite par ailleurs une forme langagière qui s’oppose à la forme pratique du langage en venant déterminer les informations sous l’aspect de l’objet d’analyse qui répercute les actes d’interprétation de l’analyste en vertu desquels la connaissance théorique à laquelle il doit s’astreindre est désormais possible. Les formes langagières en présence sont donc porteuses de formes de connaissance que la description met en jeu. Ces dernières témoignent d’usages du langage selon des formes dont la description doit précisément marquer la différence tout en l’exploitant pour bien déterminer l’objet d’étude ciblé.
En ce sens, dans sa constitution même, la description doit mettre en évidence ce va-et-vient du langage au moyen duquel s’effectue le passage de la forme qu’adoptent les informations relatives aux « réalités substantielles » vers celle qui les transpose dans le registre de la représentation propre à la théorie. Si l’on préfère, la description doit donner une vue complète des procédés par lesquels les informations sont transformées en un objet d’analyse qui prend la forme d’interprétations basées sur des notions dont l’exploitation conduit à l’élaboration de l’explication. En termes plus imagés, la description doit dissoudre la forme que prennent les informations au gré des usages différenciés du langage pour ensuite les reconstituer sous forme d’un objet d’étude qu’expriment parfaitement des notions ou concepts propres à la formulation de la théorie.
La description met donc en œuvre des formes de langage qui, en accusant leur différence, affichent le passage de la connaissance pratique sous laquelle se formulent les informations à la connaissance théorique qui les « interprète » en fonction du langage propre à la sociologie. Sur ce plan, la « prolifération lexicale libre » qu’orchestre la première se mue sous la seconde en un usage du langage « par choix contraint et codé » (de Sardan, 2003, p. 30). L’explication s’élabore dans cette voie quand les informations, dépourvues de leur forme pratique, celle des « réalités substantielles », se jouent désormais sur fond de notions telles capital et habitus chez Bourdieu manipulées sur la base de leur interprétation par ce moyen.
Décrire, comprendre et expliquer remplissent alors parfaitement leur office au gré des jeux du langage qui, en marquant leur différence, font de la sociologie une connaissance pas uniquement assimilable à une « science historique », mais qui peut aspirer à une « méthode de discursion » grâce à laquelle, selon Jean-Claude Passeron, ces trois opérations peuvent être élaborées sous le signe d’un « discours » parfaitement et univoquement réglé et donc susceptible de leur donner une force argumentative et probatoire. De ce fait, on est fondé à penser que ces trois mots peuvent se concevoir en sociologie sous la forme de règles basées sur une utilisation du langage qui prendrait soin de substituer à ses formes pratiques issues de la connaissance axée sur des « réalités substantielles » des formes d’ordre méthodologique propres à exprimer exactement le « cahier des charges » (Granger, 1994) qui lui est délibérément attaché afin de produire la connaissance théorique attendue de la sociologie. Il faudrait à cette fin affiner les éléments et procédés de nature « pratique » du langage et, par artifices, leur en associer d’autres, d’ordre « théorique » susceptibles de déterminer exactement les opérations que sous-tendent décrire, comprendre et expliquer en sociologie malgré sa malédiction d’avoir affaire à un « objet qui parle ».
Bibliographie
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Pour citer cet article
Jacques Hamel, « Décrire, comprendre et expliquer », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 22 octobre 2006, consulté le 18 octobre 2017. URL : http://sociologies.revues.org/132
Auteur
Jacques Hamel
Professeur au Département de sociologie, Université de Montréal, Qc, Canada [email protected]
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[1] Vincent Descombes en donne un riche exemple qui permet d’illustrer éloquemment le présent propos et celui qui suivra. « Si j’écris : "au milieu de l’agglomération se trouve un édifice plus grand que les autres et gardé par des hommes en armes", je me sers d’un vocabulaire aussi pauvre que possible, mais je n’en suis pas pour autant plus objectif [ou sociologique], car cette description "mince" (thin description) n’est pas celle dont je vais me servir pour expliquer la manière de vivre de la société étudiée. En réalité, il faut une description "épaisse" du genre : « au centre de la capitale se trouve le Palais du roi » (Descombes, 1998, pp. 35-54).
[2] Descriptions orchestrées sous l’égide de la « déconstruction » vouée notamment à montrer la relativité de la construction de l’objet en science et, sur l’élan, de la connaissance produite sur cette base.
[3] La théorie de Pierre Bourdieu fait ici uniquement office d’illustration. Elle n’est pas envisagée dans son détail, ni dans l’intention de discuter de sa pertinence et de sa fécondité. Voilà pourquoi seules trois notions seront évoquées, celles de capital, d’habitus et de champ définies ici sommairement. En bref, chez Pierre Bourdieu, capital désigne l’ensemble des biens matériels (richesse, revenus, etc.) et symboliques (notoriété, réputation, culture) qui, en ayant valeur dans les jeux sociaux, donnent corps au pouvoir ; habitus correspond à des dispositions, inclinaisons et réflexes qui se « déposent dans les corps individuels » au fil des relations ou des « jeux sociaux » dans lesquels s’insèrent consciemment ou non les individus en mobilisant leurs ressources et pouvoirs ; et champ signifie un « espace de relations objectives » ou « espace structuré de positions », celles des individus, déterminées par le capital dont ils disposent et l’habitus en vertu duquel s’orchestre sa mobilisation.
[4] Le même auteur ajoute d’autre part que « les "théories descriptives" fournissent essentiellement un cadre pour la description des faits, ce qui est un pas considérable. Proposer des principes provisoires de classification des faits et des objets, c’est déjà imposer une certaine méthode d’interprétation, d’abstraction, éventuellement de hiérarchisation et de mesure, préliminaire à toute théorisation plus poussée » (voir Granger, 1979).
[5] Jean-Pierre Olivier de Sardan ajoute pertinemment que si « toute description contient un niveau minimal d’interprétation, elle ne contient pas obligatoirement un niveau maximal… Ou encore, elle n’est pas nécessairement saturée d’interprétations, voire "surinterprétative" » (de Sardan, 2003).
[6] Si l’on fait exception de la « théorisation ancrée » mue par la découverte de la théorie au fil des données. Sous son égide, la description et l’interprétation, voire l’explication, résultent d’un processus itératif que l’on s’emploie expressément à déterminer sous la forme de procédés propres à exhiber « l’interaction entre les chercheurs et les données » (voir Strauss et Corbin, 2004, p. 47). La critique de cette « méthodologie qualitative » tient à ce que la détermination des opérations cognitives en vertu desquelles s’orchestrent décrire/comprendre/expliquer dans l’esprit des chercheurs ne se formule pas en termes techniques qui, en science, permettent de les régler « parfaitement et univoquement ». La suite de l’article cherche à nuancer cette conception à la lumière de considérations sur le langage que mobilisent ces trois opérations.
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