Jacques HAMEL
sociologue, département de sociologie, Université de Montréal
“Everett C. Hughes
et la rencontre de deux mondes.”
Présentation de la réédition en français de l’ouvrage Rencontre de deux mondes. La crise d’industrialisation du Canada français. Un article publié dans la revue SociologieS, 26 mai 2015. “Découvertes/Redécouvertes, Everett-C. Hughes.”
- Résumés
- Introduction
-
- Everett C. Hughes, sociologue, québécois et drummondvillois
- French Canada in Transition sous le coup de la rencontre de deux mondes
- La théorie de l’École de Chicago sous les traits de l’écologie urbaine
- Le programme de recherche sur la culture canadienne-française
- Rencontre de deux mondes, un ouvrage d’actualité
-
- Bibliographie
Résumés
- Français
Cet article veut faire découvrir la nouvelle édition française de la célèbre monographie d’Everett C. Hughes Rencontre de deux mondes. La crise d’industrialisation du Canada français tombée dans l’oubli du fait que sa première traduction est épuisée depuis une quarantaine d’années. Un concours de circonstances favorable permet de remettre au goût du jour cette remarquable enquête de terrain. Le texte qui suit résume non seulement l’étude produite par Everett C. Hughes, mais le vaste programme de recherches conçu par ce dernier en rappelant combien le Québec, le Canada français comme on l’appelait à l’époque, a fait l’objet d’analyses d’autres chercheurs de ce haut lieu de la sociologie aux États-Unis que représente l’École de Chicago.
- English
Introduction to the new edition in French language of Everett C. Hughes’ book “French Canada in Transition”
This article is intended to make readers aware that a new French edition of Everett C. Hughes’ famous monograph Rencontre de deux mondes. La crise d’industrialisation du Canada français [French Canada in Transition] has been released. A happy conjunction of circumstances has brought this remarkable field study, the original translation of which had been out of print for some 40 years, back into the spotlight today. The following text summarizes not only the study produced by Hughes but also the vast research program he designed, reminding us that Quebec, or French Canada as it was known at that time, has been a topic of great interest to other researchers from the Chicago School, a highly regarded site for sociology research in the United States.
- Español
Presentación de la nueva edición francesa de la monografía de Everett C. Hughes titulada “Rencontre de deux mondes. La crise d’industrialisation du Canada français” [“French Canada in Transition”]
Este artículo tiene como objetivo revelar al público de hoy la nueva edición francesa de la célebre monografía de Everett C. Hughes titulada Rencontre de deux mondes. La crise d’industrialisation du Canada français (Encuentro de Dos Mundos. La Crisis de Industrialización del Canadá Francés) [French Canada in Transition], caída en el olvido desde que su primera de la traducción fue agotada, hace cuarenta años. Una combinación de circunstancias favorables permite actualizar, al gusto de hoy, este notable estudio hecho entonces sobre el terreno. A continuación se resume no sólo el estudio producido por Hughes, sino también el vasto programa de investigación concebido por él, que recuerdan cómo Quebec, entonces llamado "Canadá francés", fue el objeto de análisis de otros investigadores de esta cuspide de la sociología en los Estados Unidos que es la Escuela de Chicago.
Mots-clés : Everett C. Hughes, École de Chicago, écologie urbaine, Drummondville, enquête de terrain, Québec
Notes de la rédaction
Le texte d’Everett C. Hughes est accessible à l’adresse : http://sociologies.revues.org/5061
INTRODUCTION
Il importe de signaler, par cet article, la publication d’une nouvelle édition de Rencontre de deux mondes d’Everett C. Hughes (Hughes, 2014). Ouvrage réputé classique de la sociologie américaine, nouvellement réédité également chez Oxford University Press, il était pratiquement relégué aux oubliettes au Québec comme en France où l’œuvre de cet auteur connaît pourtant un regain d’intérêt [1]. La traduction française du livre, parue peu après la publication originale en anglais, avait connu une seconde publication en 1972, mais quarante après, force est de constater qu’elle était devenue introuvable. Voilà que pour souligner le 200ème anniversaire de la ville qui fait l’objet de la célèbre monographie, Drummondville, Rencontre de deux mondes refait surface. Ses citoyens, comme les jeunes sociologues d’aujourd’hui, pourront ainsi connaître le livre, son auteur et les raisons qui l’ont motivé à faire une monographie de cette localité. Qui est au juste Everett Hughes ? Pourquoi est-il venu au Québec afin de conduire une enquête de terrain ? Que cherche-t-il à connaître en choisissant cette ville ?
Everett C. Hughes, sociologue,
québécois et drummondvillois
Américain, né en 1897, Everett C. Hughes entreprend des études en sociologie à l’Université de Chicago, réputée le haut lieu de cette discipline aux États-Unis. Il acquiert sa formation pendant l’entre-deux-guerres et s’inscrit en thèse sous la direction de Robert Park, illustre représentant du courant théorique qui, dans les murs de cette institution, fait école. Il défend avec succès sa thèse en 1928, à l’époque où l’École de Chicago connaît son apogée. Il est déjà, depuis 1927, professeur à l’Université McGill qu’il quittera en 1938 pour rentrer au bercail et devenir en 1949 professeur en titre de l’Université de Chicago. Il y dirigera le Département de sociologie de 1954 à 1956, période durant laquelle la « querelle des méthodes » (Platt, 1995, 1994) se manifeste avec éclat dans les rangs des sociologues. L’enquête de terrain qui a fait la réputation de l’École de Chicago se voit ouvertement contestée par les jeunes chercheurs férus des méthodes statistiques en pointe dans les mathématiques sociales. Everett C. Hughes claque la porte en 1961 et décide de faire carrière à Brandeis en restant fidèle aux enquêtes monographiques, conduites sur place et toujours avec l’intention d’observer sur le vif les changements à l’œuvre, à l’instar de sa propre étude de Drummondville. Il publiera une série d’articles sur les méthodes qualitatives utiles pour donner corps au Regard sociologique (Hughes, 1997).
En tant que professeur à l’Université McGill, Everett C. Hughes se fait vite témoin de sa société d’adoption. Il y découvre évidemment le fait français qui le pousse à apprendre la langue et, chose rare, à vouloir connaître ses vis-à-vis francophones. À l’époque, comme aujourd’hui, les échanges entre sociologues francophones et anglophones sont rares tant ils s’ignorent les uns et les autres. Everett C. Hughes, quant à lui, noue avec ses collègues francophones de solides liens professionnels et amicaux. Après son retour à Chicago, il tirera fierté d’être en 1942-1943 professeur associé à l’Université Laval et à l’Université de Montréal en 1965. Il dirigera à ce titre des travaux utiles à la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme [2], chargée d’expliquer l’infériorité des Canadiens français dans leur propre société. Il séjournera régulièrement au Québec du fait qu’il est littéralement « tombé en amour » avec cette société et la ville où il a vécu suffisamment longtemps « pour bien connaître les Canadiens français » (Guindon, 1971, p. 164).
L’année passée à l’Université Laval se révèle particulièrement propice et féconde. Il se fait pour l’occasion conseiller pour le développement des sciences sociales (voir Gagnon, 1988) dans les murs de cette institution. Il attire vers lui bon nombre d’étudiants comme Jean-Charles Falardeau enclins à entreprendre leur thèse sous sa direction. Il joue le même rôle à l’Université McGill en s’associant à Carl Dawson pour mettre en œuvre un programme de recherche sur le Canada. Ses travaux ont toutefois trait au Québec, le Canada français de l’époque et trouvent écho dans les rangs universitaires francophones. En effet, de nature monographique, ses études concordent avec les enquêtes de terrain conduites par les premiers sociologues québécois, comme Léon Gérin et Marcel Rioux, en phase avec les études empiriques que Frédéric Le Play produit en France (Platt, 1997) sur le monde ouvrier et qui, ici, connaissent un certain retentissement.
Everett C. Hughes, on le constate, n’est pas un penseur en chambre qui, Américain, envisage le Québec sans contraste avec son pays natal. Il cherche au contraire à le connaître sous ses traits particuliers en s’évertuant à les expliquer. Il constate que par-delà Montréal où il vit, le Québec est majoritairement francophone, mais que son développement est néanmoins sujet aux forces extérieures que représentent le capitalisme anglo-saxon et du coup la culture « anglaise » qui s’induit dans des localités mues par la culture traditionnelle issue de la colonisation française. Drummondville se révèle un cas de figure éloquent de cette « rencontre de deux mondes ». Voilà pourquoi il décide de s’y établir pendant deux ans afin d’observer sur place les mutations produites par la venue récente de « grandes manufactures de textiles » britanniques et américaines et l’influence culturelle de leurs dirigeants. Il se fait Drummondvillois pour l’occasion. Il entreprend une enquête de terrain à la manière des anthropologues qui s’obligent préalablement à maîtriser la langue d’usage afin de connaître in vivo les us et coutumes en vigueur en se fondant dans le décor et, ainsi, il observe à loisir ce qu’il cherche à connaître : French Canada in Transition au gré de la rencontre de deux mondes, pour reprendre les titres anglais et français de l’ouvrage. Sur place, il recueillera des informations de la bouche même des citoyens de la ville, discutera du pouvoir du clergé sur le perron de l’église au sortir de la messe, se fera un devoir de lire les journaux locaux pour être au fait de l’actualité et consignera sur papier une foule d’observations de la vie quotidienne recueillies à chaud. Il se prend d’affection pour la ville qu’il a choisi d’étudier. Il se plaît à y vivre en marge de son enquête de terrain, se mêlant de bonne grâce aux rites, aux événements et aux fêtes qui donnent corps à la culture ambiante.
French Canada in Transition
sous le coup de la rencontre de deux mondes
Rencontre de deux mondes est la traduction française de French Canada in Transition publié en 1943 et qui, dès sa parution, connaît un succès retentissant. Everett C. Hughes y dresse la monographie d’une petite ville du centre du Québec à la lumière de la tradition sociologique de l’École de Chicago (Chapoulie, 2001), haut lieu de la sociologie aux États-Unis et à laquelle son nom donne sa renommée. Enquête de terrain, Rencontre de deux mondes cherche à saisir en acte les mutations de la culture ambiante au fil de la transition qui s’opère à l’échelle de la société en passant d’une économie traditionnelle à une économie moderne largement insufflée par la venue d’entreprises étrangères : des manufactures de textile britanniques et américaines. L’ouvrage s’inscrit dans un vaste programme de recherche ayant pour but d’observer sur le vif une culture en mutation à l’instar de la culture que Robert Redfield a étudiée au Yucatan sous la forme monographique (Redfield, 1941). Le Québec, on tend à l’oublier de nos jours, fait office à l’époque de laboratoire social à cette fin. En effet, pour Everett C. Hughes, comme pour les autres chercheurs associés à ce courant théorique, la culture à l’œuvre dans cette société doit être conçue en théorie à la lumière du continuum folk → urban society selon lequel la culture en vigueur dans toute société mue en passant de sa forme traditionnelle et homogène à une culture différenciée qui en est sa forme moderne.
La théorie de l’École de Chicago
sous les traits de l’écologie urbaine
Le continuum folk ---» urban society, la transition de la culture qu’il représente sur le plan théorique, se fondent sur trois forces d’inflexion que sont l’industrialisation, l’immigration et l’urbanisation qui, à Chicago, se sont développées en serre chaude. Les manufactures qui y voient le jour drainent d’abord vers elles les populations rurales, puis ensuite des immigrants qui, par vagues successives, pour échapper à la misère dans leurs propres pays, décident de s’y enrôler et par conséquent de s’établir dans une ville étrangère. La présence en grand nombre des immigrants comme les Polonais (Thomas & Znaniecki, 1998) fait pression sur la culture ambiante et contribue à sa différenciation. La ville ne cesse de s’étendre avec leur arrivée et les immigrants constituent de ce fait une force d’urbanisation rapide sans véritable plan d’aménagement.
Les sociologues de l’Université de Chicago font école en prenant le parti de penser que leur discipline de prédilection, la sociologie, doit s’employer à envisager et à expliquer les « problèmes sociaux » de l’heure et dont la ville est le théâtre immédiat. Ils se font fort de concevoir l’objet de la sociologie en termes pratiques. Selon eux, la société, ou plus exactement le social, s’observe idéalement à l’échelle réduite. Impossible de l’envisager en bloc. Ils doivent donc s’obliger à circonscrire la « société » sous ses traits les plus représentatifs et dans le cadre d’études mobilisant des moyens et des efforts raisonnables. Dans cette perspective, ils sont fondés à penser que les « problèmes sociaux » représentent les ratés de la vie sociale susceptibles de compromettre l’intégration des individus à la société. Ils découlent en d’autres termes des difficultés qu’éprouvent les individus à se ressentir solidaires des autres pour pouvoir vivre en commun. Les problèmes de cet ordre, vécus à l’échelle individuelle comme collective, se manifestent sous forme visible sur fond urbain. Ainsi, le délabrement de certains quartiers, la pauvreté et l’apparition de gangs de rue témoignent des problèmes susceptibles de contraindre les individus à vivre en marge de la société.
Sous cette optique, la ville représente donc en théorie un « milieu naturel » sujet à ce genre de problèmes qui ont sur elle un pouvoir d’inflexion. Sur le plan théorique, la ville se conçoit donc comme un jeu d’équilibre entre les forces en présence et auxquelles sont sensibles les individus et les groupes membres de la société. L’écologie urbaine (Joseph & Grafmeyer, 2009) est mise au point dans cette voie en vue d’expliquer les problèmes auxquels Chicago est en proie, comme bien d’autres villes américaines [3].
Sous l’égide de la sociologie, la ville a donc pour qualité de correspondre à un « laboratoire », semblable à celui qui permet en science de connaître à l’échelle réduite la matière et la nature afin d’en rendre raison. En physique, les forces magnétiques sont reproduites en miniature afin de les expliquer et de les utiliser sur le plan pratique. Les forces susceptibles d’infléchir le jeu d’équilibre qui donne acte à la ville peuvent d’ailleurs être conçues par analogie avec les forces magnétiques. Sous l’optique sociologique, elles correspondent au pouvoir d’inflexion susceptible de combiner harmonieusement les valeurs collectives et les attitudes individuelles en jeu dans la ville. En bref, les valeurs collectives ont trait à la culture ambiante, c’est-à-dire les « éléments culturels objectifs de la vie sociale » (Thomas & Znaniecki, 1988, p. 36) en vigueur à l’échelle de la ville, tandis que les attitudes individuelles désignent les idées et les émotions susceptibles de former les dispositions subjectives des individus et qui, à leur échelon, gouvernent leurs comportements. Si les forces en présence sont propices à l’équilibre entre les valeurs collectives et les attitudes individuelles, la ville atteint le stade de l’organisation sociale grâce auquel ses citoyens ne devraient en principe éprouver aucun problème d’intégration à la société. Inversement, la désorganisation sociale issue de forces en déséquilibre génère des problèmes qui, sous les formes tangibles de la pauvreté et de la délinquance, entre autres, témoignent du fait que certains citadins vivent en marge de la société. Les auteurs de Chicago se font devoir de penser qu’il est possible de remédier à la désorganisation sociale, de l’enrayer provisoirement, avant que de nouveaux problèmes sociaux naissent des forces contraires qui vont éventuellement se former dans le cadre de la ville. Il est opportun pour eux d’imaginer une espèce de continuum organisation sociale ---» désorganisation sociale ---» organisation sociale qui, en toute hypothèse, scande le développement naturel des concentrations urbaines et leur permet de l’expliquer dans les termes de la théorie sociologique. La transition d’un stade à l’autre signifie dans leur esprit que la ville, plus exactement la culture ambiante, se différencie et rend probable la modernisation qui, tôt ou tard, en s’étendant par-delà son périmètre, va progressivement changer la société dans sa totalité. Selon eux, il convient finalement de penser que ce mouvement fondé sur l’état d’équilibre entre les attitudes individuelles et les valeurs collectives, gouverné par les forces présentes dans la ville, instille à l’échelle sociale le continuum folk society ---» urban society en vertu duquel toute société évolue au rythme du passage de la culture « traditionnelle » à la « culture moderne » qui en manifeste la différenciation.
Le programme de recherche
sur la culture canadienne-française
Sur cette base, Everett C. Hughes élabore un programme de recherche destiné à comprendre et à expliquer les mutations à l’œuvre dans la société québécoise et cela dans la foulée de l’étude monographique conduite en 1936 par Horace Miner à Saint-Denis de Kamouraska afin de pouvoir cerner la « culture canadienne-française telle qu’elle s’est le mieux conservée » (Miner, 1985, p. 15). La localité, village isolé des grands centres urbains, se révèle l’observatoire parfait à cette fin en raison des qualités qui lui sont accolées sur la base de la théorie développée dans les murs de l’École de Chicago.
Sur le plan de la théorie l’écologie urbaine le village offre les qualités nécessaires à cette fin. En effet, à son arrivée, en 1936, nulle force extérieure ne s’est manifestée en son sein. Saint-Denis est resté pour diverses raisons imperméable à l’industrialisation, à l’immigration et à l’urbanisation. Le village peut ainsi être considéré en théorie comme le haut lieu de la culture traditionnelle. Le jeu d’équilibre entre les valeurs collectives présentes et les attitudes individuelles n’a pas encore été fragilisé par les effets de la différenciation culturelle. Saint-Denis représente donc l’observatoire idéal pour connaître la culture traditionnelle en voie de s’effacer à Drummondville au gré de forces largement indépendantes du milieu. Il correspond à l’état original de la culture dont les mutations possibles sont saisissables en étudiant Drummondville.
Drummondville, par contraste, constitue aux yeux d’Everett C. Hughes le laboratoire social idéal pour expliquer les mutations de la société québécoise puisque, à l’époque, la ville est sujette à des forces extérieures identiques à celles qui marquent Chicago : industrialisation, immigration et urbanisation susceptibles d’infléchir le jeu d’équilibre responsable de la concordance entre valeurs collectives et attitudes individuelles. Selon lui, il est requis d’entreprendre l’étude monographique de cette ville du fait que les forces en présence viennent à peine de s’activer. En effet, comme il l’écrit, en mots imagés, on a affaire à une petite ville qui fait face « pour la première fois à la vie industrielle et urbaine moderne; où les Canadiens français de classe moyenne, bien assis et déjà urbains, doivent affronter une classe de gérants anglophones dont la mentalité et les façons de travailler sont différentes des leurs; et où, finalement, les institutions traditionnelles du Québec traversent des crises provoquées par la présence des institutions de l’industrialisme et du capitalisme extrêmes » (Hughes, 2014, p. 7).
Drummondville est le cas parfait pour saisir en acte la différenciation culturelle susceptible d’expliquer les mutations de la société. Son étude permet en effet de savoir comment les « Canadiens français », de par leur culture, vont parvenir non sans mal à se mettre au diapason de la culture moderne insufflée par le développement industriel et la venue des immigrants appelés à diriger les manufactures récemment implantées dans la ville ou à en être la main-d’œuvre spécialisée.
Selon Everett C. Hughes, pour connaître le Québec en transition, il faudrait idéalement entreprendre l’étude sociologique de Montréal, la métropole, qui en toute hypothèse représente le haut lieu de la « rencontre des deux mondes », francophone et anglophone, grâce à laquelle se modernisera la société québécoise sur la base d’une culture qui, en se différenciant, en deviendra le fer de lance. Il importe donc de cibler cette dernière ville, afin de réaliser ce programme de recherche permettant d’envisager la culture canadienne-française sous le spectre le plus propice : de la culture traditionnelle « telle qu’elle s’est le mieux conservée » à Saint-Denis de Kamouraska à la culture moderne en vigueur dans une ville cosmopolite, Montréal. Drummondville correspond à la ville où la culture est en voie de mutation et, de ce fait, permet de connaître la transition qui s’opère au sein de la société québécoise. En d’autres termes, il s’agit à cet effet « de pratiquer des coupes en profondeur sur des localités dont chacune représenterait un degré croissant de complexité sociale […] depuis un village “traditionnel” jusqu’à la métropole montréalaise » (Falardeau, 1985, p. 9).
Ce plan de recherche sur le Québec se conforme au continuum folk ---» urban society élaboré en théorie et selon lequel toute société « évolue » au gré de la mutation de la culture traditionnelle en culture moderne activée par le jeu d’équilibre entre les forces observables à l’échelle de villes judicieusement choisies pour les besoins de l’explication sociologique [4].
Everett C. Hughes se fera l’ardent défenseur de ce programme de recherche pour connaître et expliquer la société québécoise. Il souhaite convaincre les chercheurs québécois de le mettre en œuvre en entreprenant l’étude de la métropole, Montréal, afin de boucler la boucle. En effet, sans qu’ils se soient concertés, Horace Miner a ouvert le bal en étudiant Saint-Denis tandis que, sur la lancée, Everett C. Hughes s’est penché sur Drummondville qui représente le moyen terme du continuum folk / urban society. Il reste à envisager une ville témoin de la différenciation culturelle en vertu de laquelle s’opère la modernisation de la société. En toute hypothèse, la culture moderne fera tache d’huile et se répercutera progressivement sur la société dans son ensemble, contribuant sans conteste à la changer sous les traits de la modernisation dont Montréal offre déjà un aperçu.
L’étude sociologique de Montréal restera toutefois en plan. Le Programme de recherche sociale pour le Québec qu’Everett C. Hughes s’est évertué à promouvoir n’aboutira jamais. Seule sa monographie de Drummondville laisse entrevoir ce qu’aurait pu être l’étude sociologique de la modernisation du Québec de l’époque. Les considérations développées dans la dernière partie de l’ouvrage sur les répercussions de la « rencontre des deux mondes » permettent d’imaginer l’explication qu’il aurait pu formuler sur le sujet à la lumière du cas montréalais.
Rencontre de deux mondes, un ouvrage d’actualité
Force est d’admettre que la réédition de Rencontre de deux mondes vient rappeler l’actualité de l’ouvrage. Difficile de comprendre qu’il ait sombré dans l’oubli, tout comme du reste son auteur dont le nom brille par son absence à Drummondville et dans l’histoire intellectuelle du Québec. La chose étonne du fait que la « rencontre des deux mondes », francophone et anglophone, reste aujourd’hui comme hier l’objet de vifs débats politiques et publics. L’état du Québec, son développement économique comme culturel, restent tributaires du jeu d’équilibre entre ces forces qui se manifestent à l’échelle urbaine, certes Montréal en fait foi avec la concentration des anglophones et des allophones, mais qui de nos jours, au Québec, s’étendent sur toute la surface sociale.
L’équilibre entre les « attitudes individuelles » des Québécois et les « valeurs collectives » en présence se joue encore et toujours sur fond de ces « deux mondes » qui, par ricochet, gouvernent leur mode de vie, leur ouverture d’esprit, leur sens éthique, leurs conceptions du bien commun, leurs comportements politiques et électoraux et leur propension à s’expliquer ce qu’ils sont et ce qu’ils font par référence aux « autres ». À son époque, Everett C. Hughes voyait à Drummondville des Canadiens français encore dominés par les « institutions de l’industrialisme et du capitalisme extrêmes anglo-saxons », mais toutefois de plus en plus enclins à « prendre leur place » dans une société en voie de changement et propice à l’éclosion d’une culture qui leur permettra de renverser la vapeur. Il note par exemple que « les Canadiens français font leur première expérience d’une nouvelle structure sociale telle que l’industrie… mais qu’une expérience plus longue va considérablement atténuer le caractère [traditionnel] de la société canadienne-française » (Hughes, 2014, pp. 106-107) avec l’éclosion d’une culture moderne leur permettant d’atténuer la supériorité anglophone dans l’industrie comme dans la société. Bref, ils pourront être et agir sur un pied d’égalité avec leurs vis-à-vis anglophones.
Sans conteste, Rencontre de deux mondes mérite d’être redécouvert après avoir failli sombrer dans l’oubli. Les sociologues désireux de connaître l’École de Chicago, en France comme au Québec, y liront l’enquête de terrain qui donne tout son relief aux larges considérations théoriques et méthodologiques développées par Everett C. Hughes et qui par exemple trouvent écho chez son élève, Howard Becker. La réédition de l’ouvrage vient également mettre en lumière les nombreux témoignages des sociologues français et québécois qui l’ont connu personnellement et se sont liés d’amitié avec lui (Sociétés contemporaines, 1997) : Paule Verdet, Jean-René Tréanton, Jean-Michel Chapoulie, Jean-Charles Falardeau et bien d’autres. La nouvelle publication de Rencontre de deux mondes vient finalement enrichir le corpus des enquêtes de terrain et des monographies produites de nos jours par les jeunes sociologues (notamment Grousset-Charrière, 2012 ; Renahy, 2005 ; Jounin, 2014) en rappelant, selon les mots d’Everett C. Hughes, que « ce livre, bien qu’il ne traite qu’un cas particulier, et encore de façon restreinte, me donne l’espoir qu’il stimulera d’autres travaux d’observation et de description comparative de ce genre qui sont moins la seule fin ou le seul but que le commencement de l’effort scientifique » (Hughes, 2014, p. 36-37).
Bibliographie
Champagne P. (1982), « Statistique, monographie et groupes sociaux », dans Études dédiées à Madeleine Gravitz, Genève, Éditions Dalloz, pp. 3-16.
Chapoulie J.-M. (2001), La Tradition sociologique de Chicago, Paris, Éditions du Seuil.
Falardeau J.-C. (1985), « Présentation », dans Miner H., St-Denis, un village québécois, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, pp. 7-14.
Gagnon N. (1988), « Le Département de sociologie, 1943-1970 », dans Faucher A. (dir.), Cinquante ans de sciences sociales à l’Université Laval. L’histoire de la Faculté des sciences sociales (1938-1988), Sainte-Foy, Faculté des sciences sociales, Université Laval, pp. 76-130.
Guindon H. (1971), « Réexamen de l’évolution sociale du Québec », dans Rioux M. & Y ; Martin (dir.), La société canadienne-française, Montréal, Éditions Hurtubise HMH, pp. 149-171.
Grousset-Charrière S. (2012), La Face cachée de Harvard. La socialisation de l’élite dans les sociétés secrètes étudiantes, Paris, La Documentation française.
Hughes E. C. (1997), Le Regard sociologique, Paris, Éditions de l’EHESS.
Hughes E. C. (2014), Rencontre de deux mondes. La crise d’industrialisation du Canada français, Montréal, Éditions Boréal.
Jounin N. (2014), Voyage de classes, Paris, Éditions La Découverte.
Joseph I. & Y. Grafmeyer (2009), L’École de Chicago : naissance de l’écologie urbaine, Paris, Éditions Flammarion.
Miner H. (1985), St-Denis, un village québécois, Montréal, Éditions Hurtubise HMH.
Platt J. (1997), « Hughes et l’École de Chicago : méthodes de recherche, réputations et réalité », Sociétés contemporaines, no 27, pp. 13-27. DOI : 10.3406/socco.1997.1454
Platt J. (1995), « Research Methods and the Second Chicago School », dans Fine G. A. (dir.), A Second Chicago School? The Development of a Postwar American Sociology, Chicago, The University of Chicago Press, pp. 82-107.
Platt J. (1994), « The Chicago School and Firsthand Data », History of the Human Sciences, vol. 7, no 1, pp. 57-80.
Redfiled R. (1941), The Folk Culture of Yucatan, Chicago, University of Chicago Press. DOI : 10.2307/2262507
Renahy N. (2005), Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, Éditions La Découverte.
Sociétés contemporaines (1997), Autour d’Everett C. Hughes, no 27, juillet http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/issue/socco_1150-1944_1997_num_27_1
Thomas W. & F. Znaniecki (1998), Le Paysan polonais, Paris, Éditions Nathan.
Pour citer cet article
Jacques Hamel, « Everett C. Hughes et la rencontre de deux mondes », SociologieS [En ligne], Découvertes / Redécouvertes, Everett C. Hughes, mis en ligne le 26 mai 2015, consulté le 18 octobre 2017. URL : http://sociologies.revues.org/5056
Auteur
Jacques Hamel
Département de sociologie, Université de Montréal, Montréal, Qc., Canada - [email protected]
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[1] Grâce notamment à Jean-Michel Chapoulie, responsable de la traduction de ses écrits sous forme du recueil intitulé Le Regard sociologique (Hughes, 1997).
[2] À partir de 1963, instituée par le gouvernement canadien de Lester B. Pearson et présidée par André Laurendeau et Davidson Dunton, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme tente de dresser un tableau de la réalité canadienne avec pour mandat de « faire enquête et rapport sur l’état présent du bilinguisme et du biculturalisme, et de recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d’après le principe de l’égalité entre les deux peuples qui l’ont fondée, compte tenu de l’apport des autres groupes ethniques à l’enrichissement culturel du Canada, ainsi que les mesures à prendre pour sauvegarder cet apport ». Il en résulte un rapport en six volumes et la Loi sur les langues officielles. L’un des rapports conclut à l’infériorité, économique et sociale, des Canadiens français au Québec, infériorité génératrice du discours séparatiste que cherchent à contredire les travaux de la Commission.
[3] Force est ici de noter, comme le sociologue français Maurice Halbwachs, que « s’il existe à l’Université de Chicago une école sociologique originale, cela n’est pas sans rapport avec le fait que ces sociologues n’ont pas à chercher bien loin un sujet d’étude », la ville même le leur offre (Maurice Halbwachs, « Chicago, expérience ethnique », Annales d’histoire économique et sociale, vol. 4, 1932, cité par Joseph & Grafmeyer, 2008, p. 287).
[4] Ce programme de recherche s’inspire largement des études mises en œuvre par Robert Redfield pour expliquer les mutations de la culture traditionnelle dans la région du Yucatán, au Mexique, sous des forces analogues à celles décelées au Québec (Redfield, 1941).
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