[13]
L’immigration pour quoi faire ?
Introduction
UNE MUTATION RÉCENTE
Cette étude vise à retracer les représentations du statut des immigrés développées dix ans après l'adoption de la loi 101. Celle-ci marque en effet un jalon historique dans l'histoire de l'immigration au Québec comme nous allons le voir brièvement.
L'influence de l'immigration sur l'avenir de la société québécoise est la base d'un débat politique avec le gouvernement fédéral depuis près de deux siècles, mais ce n'est qu'à la fin des années 1960 que ce sujet devient un réel objet de débat public. Cette question provoqua certes quelques réflexions et luttes pendant les années 1940-1950 à la suite d'une baisse de la natalité dans la province et de l'arrivée de réfugiés de la Deuxième Guerre mondiale ; les publications de la revue L'Action nationale et les âpres discussions à propos des clientèles ethniques au sein de la CECM témoignent des débats de l'époque. Mais l'intérêt combiné de la classe politique et d'une large part de l'opinion publique pour ce sujet ne se manifeste avec force que plus tard, durant les années 1960 [1]. La consolidation de l'État québécois et le nouveau statut du Québec comme territoire premier de l'affirmation du français au Canada expliquent ce phénomène.
En mars 1966, le champ de l'immigration est confié au ministère des Affaires culturelles, puis, en 1968, le gouvernement instaure le ministère de l'Immigration du Québec. Selon les articles 3 et 4 de la loi de sa création, ce ministère a deux fonctions : l'établissement d'immigrants utiles au développement du Québec ; l'adaptation des immigrants au milieu québécois, à travers, entre autres, « la conservation [14] des coutumes ethniques » que le gouvernement s'engage à favoriser. Des centres d'orientation et de formation des immigrants (COFI) sont fondés ; de juridictions provinciale et fédérale, ils offrent des cours d'apprentissage des deux langues officielles aux individus se destinant au marché du travail. D'autre part, le Ministère accorde des subventions aux associations ethniques qui facilitent l'établissement des immigrants.
Cependant le débat public ne s'intéresse pas aux usages culturels des immigrés ; il se centre sur les pratiques linguistiques des immigrés et de leurs descendants. La lutte au Québec en vue d'un contrôle de la sphère économique aux mains de capitaux principalement canadiens anglais et américains explique cette attention particulière que les faits suivants illustrent. La crise de Saint-Léonard éclate en 1967 et dure un peu plus de deux ans ; une controverse avec les autorités fédérales au sujet d'une juridiction provinciale exclusive sur les COFI se conclura en 1970 en faveur du Québec ; la Commission Gendron [2] suscite la création du terme « allophone » et nomme des experts pour commenter les choix linguistiques des immigrés ; la loi 22 est votée en 1974. Ainsi, le statut des immigrés au sein de la société québécoise est envisagé en fonction des pratiques linguistiques de ces derniers, et cette logique fonde une représentation des immigrés comme un agrégat de groupes peu différenciés, comme un rameau étranger au peuple fondateur francophone et comme une excroissance de la communauté anglo-britannique du Québec.
Mais l'adoption, en 1975, de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, et surtout celle, en 1977, de la loi 101 marquent une rupture de cette logique active depuis des décennies au Québec. La Charte inscrit le droit à la différence culturelle au nombre des libertés fondamentales individuelles ; la loi 101 donne les bases d'une nouvelle représentation des immigrés.
La loi 101 vise la francisation de la vie collective des Québécois. Pour atteindre cet objectif, elle oblige les enfants d'immigrés à fréquenter les écoles francophones et institue le français en langue officielle des services publics et des milieux de travail (à l'exception des entreprises employant moins de 50 personnes). Ce faisant, elle annule, au Québec, toute équivalence entre la culture dite des fondateurs et la langue française. Si celle-ci, par volonté de la majorité [15] politique, est parlée par des personnes n'appartenant pas à la souche des fondateurs, culture historique et langue française ne peuvent plus être associées dans la définition de l'identité des Québécois, à moins de signifier un rejet des immigrés de la société francophone. La loi 101 ne vise nullement une telle exclusion mais, au contraire, une insertion et une participation plus larges des immigrés. De plus, elle n'ostracise pas les cultures autres comme phénomènes exogènes à la société d'accueil, et, au nom de l'article 43 de la Charte des droits et libertés, elle officialise le respect des différences culturelles et instaure un programme de reproduction des langues ancestrales des groupes immigrés, le PELO (Programme d'enseignement des langues d'origine).
Selon l'esprit de la loi 101, les immigrés sont définis comme des membres de groupes culturels particuliers, conviés à s'intégrer à la collectivité francophone en expansion. Cette définition a un effet majeur : elle crée les bases de la représentation d'une collectivité francophone fondée territorialement et non historiquement ou culturellement. Au sein d'une telle collectivité, chaque résident détient les mêmes droits et des individus socialisés dans des contextes culturels et politiques différents, venant s'établir au Québec, jouissent du même statut que des natifs francophones de souche.
Vu les bases de la représentation des immigrés qu'elle propose, la loi 101 ne fait plus des pratiques linguistiques des immigrés les seuls objets de débat et de décision politiques les concernant ; le statut des immigrés comme membres de minorités ou de groupes culturels et comme membres à part entière de la collectivité québécoise ouvre la voie à de nouvelles controverses. Le terme de minorité culturelle est certes totalement rejeté du vocabulaire politique québécois quand sont désignés des groupes ethniques d'origine immigrée. Il demeure que le statut de groupe culturel minoritaire est de fait reconnu par la loi 101. Le débat, suite à l'adoption de la loi 101, va de plus en plus aborder les droits des immigrés et la différenciation culturelle de la société montréalaise et québécoise [3]. Les apports des immigrés vont être diversement appréciés comme un enrichissement culturel, une menace pour la culture « francophone de souche », une cheville d'un plan de redressement démographique, un cheval de Troie anglo-américain ou encore un simple bassin d'expertise avancée ou à bon marché, utile à l'économie québécoise. Cette reconnaissance [16] d'un nouveau statut des immigrés donne lieu à des modalités d'intervention nouvelles.
En 1981 le ministère de l'Immigration est rebaptisé ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration (MCCI) et un programme est présenté, le Plan d'action à l'intention des communautés culturelles qui respecte l'esprit du Livre blanc sur la politique québécoise du développement culturel (1978). Le terme de communauté culturelle demeure très imprécis car sa définition exclut nombre d'immigrés et, surtout, de descendants d'immigrés. Il désigne un groupe de personnes ayant pour langue d'usage ou maternelle une langue autre que le français et l'anglais et disposant d'institutions (associations, journaux, services commerciaux, institutions d'entraide, églises) [4]. Le Plan d'action de 1981 a pour thème principal la correction d'une situation de marginalisation de certains groupes immigrés que ce soit dans l'emploi, l'accès aux services publics et la participation aux institutions collectives québécoises.
À partir de l'adoption du Plan d'action, la lutte contre la discrimination et le racisme, les programmes d'accès à l'égalité, l'ouverture des frontières, l'accueil de réfugiés, l'adaptation de l'école montréalaise à l'arrivée accrue d'enfants allophones et sous-scolarisés prennent de l'importance dans le discours politique et les prises de position des organisations politiques. Des mesures, le plus souvent incitatives, sont rendues publiques par les ministères de l'Éducation, des Communautés culturelles et de l'Immigration, par des organismes scolaires de l'île de Montréal, le réseau des Affaires sociales, des municipalités de la région montréalaise, les principaux regroupements ethniques et par les deux principaux partis provinciaux.
Mais, à partir de 1984-1985, deux conjonctures relancent le débat sur le statut à part entière des immigrés au sein de la société québécoise. Des projections sur l'évolution démographique à long terme du Québec sont rendues largement publiques et portent à concevoir une fonction nouvelle de l'immigration refusée jusqu'alors, celle de peuplement ou, pour le moins, d'élément majeur d'une politique de stabilisation démographique. L'origine des courants d'immigration en provenance majoritairement du Tiers-Monde depuis les années 1970 soulève, à la suite de tensions dans les écoles de Montréal et dans l'industrie du taxi, des questions sur la gestion des [17] relations interraciales, la sélection des bassins d'émigration vers la province et la valorisation de la différence culturelle.
Dans une tentative de gérer cette nouvelle situation, l'État québécois adopte trois séries de mesures. En 1986, le gouvernement provincial réaffirme, dans une déclaration publique, le respect dû aux diverses cultures et races présentes sur le territoire provincial (Déclaration sur les relations interethniques et interraciales) et il adopte un règlement marquant l'entrée en vigueur de programmes d'accès à l'égalité en vertu de la section III de la Charte provinciale. En mars 1990, le Conseil du Trésor crée un programme d'égalité en emploi à l'intention des minorités visibles et des allophones et demande un rapport sur la présence des anglophones au sein de la fonction publique. En décembre 1990, une nouvelle politique d'immigration est déposée devant l'Assemblée nationale. Cette politique vise une hausse significative des niveaux d'immigration pour la décennie à venir. Elle met l'accent sur diverses mesures d'accueil, de francisation et d'intégration des immigrés plus que sur la valorisation d'une mosaïque culturelle québécoise et sur la reproduction des organismes ethniques. En cela, elle vient se distinguer clairement de la politique du Plan d'action de 1981 et du multiculturalisme fédéral.
Cette brève description de la représentation de l'immigration au Québec montre quelle évolution celle-ci a connue depuis les années 1960. L'étude qui suit tente de cerner les multiples contours actuels de la représentation de l'immigration développée dans un milieu spécifique, celui de décideurs politiques et de définisseurs de situation.
[18]
Les notes en fin de texte ont toutes été converties, dans cette édition numérique, en notes de bas de page. JMT.
[19]
[20]
[1] Divers travaux permettent de suivre cette évolution du débat sur l'immigration. Ce sont entre autres : Action catholique canadienne : Rapports des travaux de la Conférence nationale sur les problèmes des immigrants, tenue à Montréal les 22 et 22 avril 1951, Montréal.
Pierre Anctil, Le rendez-vous manqué. Les juifs de Montréal face au Québec de l'entre-deux-guerres, Québec, IQRC, 1988, 366 p. ; « Le Devoir », les Juifs et l'immigration. De Bourassa à Laurendeau, Québec, IQRC, 1988,170 p.
Michael D. Behiels, Prélude to Quebec's Quiet Révolution : Liberalism versus Neonationalism, 1945-1960, Montréal, McGill-Queen's University Press, 1985, 366 p.
Michael D. Behiels, « Le nationalisme québécois avant la Révolution Tranquille », Jean-François Léonard, Georges-Emile Lapalme, Sillery, Presses de l'Université Laval, 1988, 277 p.
Paul Cappon, Conflit entre les Néo-Canadiens et les francophones de Montréal, Québec, Presses de l'Université Laval, 1974, 288 p.
Fernand Harvey : La question de l'immigration. Genèse historique, manuscrit non publié, 1987. Cette étude retrace les diverses images de l'immigration véhiculées dans des publications telles que L'Action sociale, L'Action nationale, Le Devoir, La Presse.
Denise Helly, Les Chinois à Montréal, 1877-1951, Québec, IQRC, 1987,305 p. chapitre 10.
L'Action nationale : les parutions des années 1940, notamment les articles de François-Albert Angers, puis durant les années 1960, de Richard Ares.
Andrée Lajoie-Robichaud, Politiques et attitudes à l'égard de l'immigration depuis la Confédération au Québec, Rapport présenté à la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1965.
[2] Commission d'enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec, Les groupes ethniques et l'épanouissement du français au Québec, Québec, 1972, livre III, 570 p. Sont décrits les comportements scolaires, linguistiques et associatifs des immigrés et de leurs descendants.
[3] L'examen des documents et des mesures des principaux intervenants (MCCI, Commissions scolaires, Conseil scolaire de l'île de Montréal, réseau Affaires sociales) ainsi que celui des dossiers de presse hebdomadaires du MCCI permettent de suivre ce débat. Voir aussi Francine Bernèche et Denise Helly, Le Québec face au pluralisme culturel, 1977-1990 : un premier bilan, janvier 1991, rapport déposé à la Direction d'analyse des politiques, Multiculturalisme, 361 pages + 80 pages bibliographie.
[4] Gouvernement du Québec, ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration, Autant de façons d'être Québécois. Plan d'action du gouvernement québécois à l'intention des communautés culturelles, 1981, Québec, Éditeur officiel, p. 18-20.
|