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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Léon-François HOFFMANN, “L'Étranger dans le roman haïtien.” Un article publié dans la revue L'esprit créateur, vol. XVII, no. 2, été 1978, pp. 83-102. [Autorisation accordée par le Professeur Hoffmann le 29 novembre 2010 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[83]

Léon-François HOFFMANN

L'Étranger
dans le roman haïtien.

Un article publié dans la revue L'esprit créateur, vol. XVII, no. 2, été 1978, pp. 83-102.


L'étude des personnages étrangers qui apparaissent dans le roman haïtien depuis ses origines peut permettre : d'une part de dégager certaines caractéristiques de ce roman, de l'autre, de formuler certaines hypothèses sur la psychologie collective haïtienne vue et dans sa continuité temporelle et dans son évolution.

L'étranger, personnage que l'on retrouve dans toutes les littératures, peut remplir différentes fonctions. Bornons-nous au seul roman et, pour simplifier, au personnage étranger défini comme citoyen d'un pays autre que celui où se déroule l'action. Car un personnage peut bien entendu être étranger par autre chose que par son passeport : le citadin en milieu rural, le prolétaire dans la haute société, le jeune parmi les vieillards, l'homme dans le gynécée sont, à bien des égards, aussi "étrangers" que le ressortissant d'outre-frontières et peuvent remplir des fonctions semblables. Mais ils soulèvent par ailleurs toute une série d'autres problèmes, qui nous écarteraient du sujet.

Comme tout roman est non seulement histoire d'une ou de plusieurs âmes mais aussi-peu ou prou-analyse d'une société, le personnage étranger joue facilement le rôle d'observateur critique. N'étant pas directement concerné par les institutions, les coutumes ou les Préjugés de la société, dont il est l'hôte, il se trouve à même de les observer et de les juger, sinon impartialement, du moins avec plus de sérénité. Par ailleurs, il peut comparer, rapprocher ce qu'il observe de ce qu'il a connu dans sa propre patrie. C'est, à proprement parler, le témoin par excellence. Il peut donc servir de truchement au romancier engagé pour exposer les éléments fondamentaux de son idéologie. On pense par exemple à l'Ingénu de Voltaire ou, plus près de nous, au Major Thompson de Daninos.

Le personnage étranger peut également être exotique et susciter, tant pour la société qu'il visite que pour le lecteur, la vision d'un ailleurs merveilleux ou tout du moins différent : par son apparence, son comportement ou son caractère, l'étranger excitera la curiosité de ses hôtes [84] qui demanderont, comme les Parisiens de Montesquieu, comment l'on peut être Persan.

Le personnage étranger peut être un personnage comique, voire une caricature, exciter l'hilarité par l'incongru de son 'accent ou par son ignorance des mécanismes qui régissent la société où il se produit. La comtesse de Ségur s'est fait une spécialité de ce genre de personnage : qu'on pense au général Dourakine, à Mr. Georgey, l'anglais du Mauvais génie, ou à Monsieur Frölischen. Le personnage peut ici exciter la sympathie ou la répulsion. C'est l'anglophilie de Madame de Ségur qui s'exprime en Mr. Georgey et son anti-sémitisme en Frölischen.

Le personnage étranger, comique ou pas, admirable, méprisable ou neutre peut enfin servir de réactif aux autres personnages du roman. Sa présence, les mettant devant des situations inusitées, suscitera des réactions spécifiques qui révèleront certains aspects de leur caractère. Il en va ainsi pour les habitants de Lilliput ou de Brobdingnag devant Gulliver ou pour le vieillard et sa nièce dans le Silence de la mer, de Vercors, lorsqu'un officier allemand est cantonné chez eux pendant la guerre de 40.

Il va de soi que ces fonctions possibles du personnage ne sont pas du tout mutuellement exclusives, et qu'elles sont plus complexes que je ne le laisse entendre. L'analyse de certains personnages étrangers qui apparaissent dans le roman haïtien permettra peut-être une plus grande précision. D'autant que, si l'analyse des personnages étrangers constitue une possible voie d'approche pour l'étude de tel écrivain ou de telle école, littéraire appartenant à une littérature nationale donnée, cette analyse se révèle particulièrement fructueuse dans le cas de la littérature haïtienne.

La république d'Haïti n'a pu voir le jour qu'au prix d'une lutte meurtrière et héroïque menée contre les étrangers. Contre les Français, au premier chef, contre les Espagnols et les Anglais dans une moindre mesure. De surcroît, l'indépendance d'Haïti fut l'issue d'un combat non seulement anti-colonialiste mais également anti-raciste. Il s'agissait de revendiquer la dignité nationale face à l'oppresseur européen en même temps que la dignité raciale face à des Blancs convaincus de l'infériorité congénitale des Africains et de leurs descendants. D'où le titre significatif du livre d'Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire [85] par la république d'Haïti (1910). [1] La première constitution de la république reflète l'idéologie raciale des fondateurs : elle refuse à toute personne de race blanche la nationalité haïtienne et même, par son fameux article 6, le droit à la propriété foncière dans le pays. Elle donne par contre le droit d'asile et de naturalisation à tout Noir, quelles que soient ses origines. Tout se passe apparemment comme si la xénophobie et la négritude avaient présidé à la naissance d'Haïti. En réalité, les choses n'étaient pas si simples. Dès l'indépendance, une "élite" composée en majorité d'anciens affranchis et de chefs militaires s'empara des postes de commande. La politique intérieure des nouveaux dirigeants visait à conserver leurs privilèges, voire à les accroître aux dépens de la masse paysanne. Quant à leur politique extérieure, elle avait un double but : faire admettre l'indépendance d'Haïti par les grandes puissances, et sortir la nouvelle république de l'isolement auquel l'avaient prudemment condamnée les Pays européens, et surtout les Etats-Unis et les républiques d'Amérique latine. La menace d'un retour offensif des troupes françaises ayant disparu avec la reconnaissance officielle de l'indépendance, honteusement "accordée" par Charles X contre monnaie sonnante et trébuchante, le contentieux franco-haïtien était à peu près liquidé. Les préférences de l'élite s'accordent désormais avec les impératifs de la politique extérieure. La France en vient à faire figure d'alliée politique contre les convoitises américaines, britanniques et allemandes, et d'inspiratrice culturelle pour une élite se réclamant de la latinité. À tel point que Michelet a pu appeler Haïti "un petit coin noir de France". Les Haïtiens d'aujourd'hui s'indigneraient de voir leur pays ainsi qualifié. Il y a une génération ou deux, ils en étaient flattés.

L'occupation américaine de 1915-1934 reserra les liens sentimentaux entre Haïti et la France. Devant la grossièreté et le racisme virulent des anglo-saxons, les Haïtiens se réclamèrent, avec l'énergie du désespoir, d'une civilisation française qu'ils imaginaient plus humaine, plus ouverte aux choses de l'esprit, moins obsédée par le matérialisme. La grande guerre favorisa cette francophilie. Les Haïtiens n'avaient pas oublié la visite de la corvette prussienne La Panthère et la continuelle ingérence de l'Allemagne dans les affaires d'Haïti, sous prétexte de protéger les intérêts de ses ressortissants établis dans le pays. Bref, l'élite voulait imaginer la France comme le porte-flambeau de la civilisation, le pays [86] du savoir-vivre et du savoir-faire, comme une deuxième patrie, lointaine géographiquement, mais toute proche par mille affinités affectives. Que ce fut là une image onirique ne fait pas de doute, mais n'est pas la question. L'impérialisme français en Afrique noire ? Aucun romancier ne l'a évoqué. Les temps de la colonie à St Domingue ? J'en ai trouvé quatre exemples, significatifs.

Le premier est bien entendu Stella (1859), où Emeric Bergeaud prend soin de distinguer nettement les colons des Français et traite les troupes de Leclerc en adversaires chevaleresques plutôt qu'en ennemis génocides ; même cette sanglante ordure de Rochambeau n'est pas - à ses yeux - entièrement condamnable. [2]

Dans Deux amours (1895), Amédée Brun imagine une jeune Créole, Danielle de Chamay, aimée par Jean-Louis, esclave noir, et par Henry Lermant, français élève des Philosophes et donc ennemi du système esclavagiste. Lorsque la révolution éclate, Jean-Louis sauve Danielle du massacre et va rejoindre les insurgés, parmi lesquels il retrouve Lermant. Les deux hommes rivalisent d'héroïsme et de générosité. Lermant tombe au champ d'honneur, et Jean-Louis saura gagner le cœur de Danielle. Devenu général, il finira par remettre sa démission à Dessalines, épouser celle qu'il aime et partir avec elle dans les mornes travailler au bien-être des paysans. Comme un roman de chevalerie, l'œuvre de Brun met en épingle la bravoure des héros et leurs tourments amoureux. Quant à l'analyse de la société esclavagiste, elle est rapide et superficielle. Et si certains colons sont dénoncés pour leur cruauté ou leur esprit borné, on chercherait en vain dans Deux amours une dénonciation des Français en tant que tels. [3]

Dans une série de nouvelles de Jean-Joseph Vilaire (publiées les unes en 1943 sous le titre Entre maîtres et esclaves, les autres en 1954 dans Gens du peuple et gens de la campagne), on trouve des histoires sentimentales, des crimes passionnels, le mystère du vodou. [4] La vie à St Domingue est évoquée dans sa sensualité exotique. Mais le travail inhumain auquel les colons obligeaient leurs esclaves, les tortures qu'ils [87] leur infligeaient, leur mépris pour les mulâtres et les nègres sont passés sous silence. Ici, c'est une vieille esclave qui pendant la révolution sauve la femme du colon qui l'avait traitée humainement, pendant qu'une jeune négresse protège le maître, dont elle est amoureuse. Là, c'est un esclave athlétique qui sauve la vie à une jeune Créole ; le fiancé de la jeune fille lui donnera l'accolade et la liberté en récompense. Ailleurs, la mort d'un ancien engagé qui a fondé un foyer dans les mornes avec une jeune négresse et a vécu une longue vie heureuse avec elle et les enfants qu'elle lui a donnés. Récits du temps jadis, vision envoûtante d'un St Domingue capiteux, n'affleure aucune indignation contre ces Français de jadis dont les écrivains de la métropole avaient en leur temps détaillé les cruautés.

Le dernier exemple est La Danse sur le volcan (1957), de Marie Chauvet. [5] Ce roman historique, certes pas à l'eau de rose, brosse un tableau bien documenté de St Domingue à la fin du XVIIIe siècle. Les préjugés et les crimes des planteurs et des "blancs pabrans" y sont abondamment illustrés. Mais planteurs et petits blancs sont vus comme des Créoles plutôt que comme des Français. Nés dans le pays, ils ne sont pas vraiment des étrangers, ils constituent plutôt l'une des trois classes (ou castes) dont se composait la société coloniale. Chose significative, les quelques Français métropolitains récemment débarqués que l'on voit paraître n'ont pas la même mentalité, et condamnent tant l'esclavage que le préjugé de couleur.

Les romans qui évoquent les temps de la colonie ne montrent donc guère de francophobie et proposent même une image lénifiante des Français. Voyons à présent ce qu'il en est des Français non plus maîtres de St Domingue, mais hôtes de la république d'Haïti.

Leur première caractéristique est d'être nombreux : nous trouvons des Français chez Frédéric Marcelin, chez Fernand Hibbert, chez Léon Laleau, chez Magloire St-Aude, chez Marie Chauvet, chez Stéphen Alexis, chez les frères Marcelin, chez Edris St. Amand, chez Alix Mathon, pour ne nommer que ceux-là. Ce n'est pas tant que la colonie française en Haïti ait été importante numériquement. C'est plutôt que la communauté linguistique et culturelle d'une part, la francophilie de l'élite de l'autre font du Français un interlocuteur de choix.

Nombreux, et valorisés : pratiquement aucun Français ne joue le rôle du traître, du personnage stupide ou malfaisant. Tout au plus, le [88] lecteur haïtien sourira avec indulgence de sa perplexité devant une société différente de la française, qu'il s'efforce de comprendre sans toujours y arriver. Ainsi le Père Paul, dans Amour de Marie Chauvet, qui explique les malheurs d'Haïti par la colère divine :

- "Le bon Dieu est mécontent de vous, [...] vous vous adonnez à la superstition, vous pratiquez le vaudou. Dieu vous a puni."
Depuis trente ans qu'il vit dans le pays et qu'il combat cette religion, il n'a pas encore compris que rien ne pourra la déraciner (op. cit., p. 17).

Ou, dans un tout autre ordre d'idée, on pense à Mme Benoît, jeune Française fraîchement débarquée, demandant en toute innocence pourquoi on appelle le chef caco "Machette Trainin" : "Porte-t-il, dit-elle, [...] une machette plus longue que les machettes ordinaires pour qu'on lui donne ce sobriquet de 'Machette Trainin' ?" [6] Comme ce pittoresque surnom évoque en fait un certain avantage anatomique bien précis du rude guerrier, l'hilarité est générale.

Sourire indulgent devant la naïveté de l'étranger, mais qui peut tout aussi bien être le sourire amer et résigné du "natif-natal" devant les calamités qui ne cessent de s'abattre sur Haïti, et qu'il désespère de conjurer.

En fait, et ce depuis les origines, le rôle principal du personnage Français dans le roman haïtien est celui d'observateur critique, d'analyste perspicace, sévère mais bienveillant. Pour parler en termes psychanalytiques, le Français joue facilement le rôle du Père. Dans ses relations avec les personnages haïtiens, il assume un rôle didactique, aussi ne nous étonnerons-nous pas de le voir installé dans les fonctions de professeur ou de prêtre, professions toutes deux hautement valorisées, dont les membres exercent une autorité morale, sont source de vérité, de sagesse, bref ont une valeur exemplaire. Voyons-en deux exemples : M. Hodelin, dans Thémistocle-Epaminondas Labasterre de Frédéric Marcelin, et le Père Le Ganet dans Le Choc de Léon Laleau. [7]

M. Hodelin, professeur au Lycée National en vertu d'un contrat passé avec le gouvernement haïtien, s'est pris de sympathie pour le héros du roman, son élève Thémistocle-Epaminondas Labasterre. Hodelin vit modestement au Bel-Air, et si parfois, aux heures de spleen, il pense [89] à ce qu'il aurait pu être dans un lycée de France (p. 110), son amour pour Haïti le console de son exil volontaire. M. Hodelin est le bon-sens personnifié, la modération faite homme. Non certes qu'il hésite à exprimer ses opinions : on le voit protester contre le fanatisme anti-clérical de l'oncle de Thémistocle, franc-maçon convaincu, sorte de M. Homais port-au-princien. Avec son franc-parler simple et direct, qui contraste avec l'emphase rhétorique de son interlocuteur, Hodelin, en libre-penseur tolérant, démontre que les superstitions franc-maçonniques et catholiques ne diffèrent que par la forme. La tolérance du professeur s'étend au vodou. Il assiste à un service avec Thémistocle, qui ne voit dans la religion populaire que superstition rétrograde, méprisable héritage d'une Afrique plongée dans la barbarie. L'opinion d'Hodelin est plus nuancée. Sans admirer la religion vodou, aussi absurde que les autres à ses yeux de pédagogue laïc, il juge équitablement le hougan qui vient d'officier :

- Eh bien ! dit M. Hodelin s'adressant à Epaminondas, que vous en semble-t-il ? Cet homme ne paraît pas si mal comprendre le devoir social. Selon ses convictions, il fait oeuvre morale autour de lui. Son enseignement, à tout prendre, vaut mille fois mieux que celui de tant d'ambitieux de notre connaissance (p. 201).

L'ambitieux dont il s'agit est Télémaque, politicien démagogue et opportuniste qui incarne aux yeux d'Hodelin - et de Frédéric Marcelin dont il est le porte-parole - la plaie d'Haïti. Hodelin ou Télémaque, la vérité ou le mensonge, le blanc ou le noir (au sens propre comme au sens figuré), le progrès ou la stagnation, voilà pour le romancier le choix qu'Haïti devra faire. Et Télémaque comprend bien qu'Hodelin représente l'ennemi à abattre : il ne perd pas une occasion d'affirmer qu'étant étranger le professeur ne saurait rien comprendre aux affaires d'Haïti ; l'article qu'il compose lorsque Hodelin meurt de fièvre jaune est explicite :

Nous calquons trop servilement l'étranger Nos institutions, nos lois n'ont aucun caractère national. [...] Eh bien ! sauvons au moins notre cerveau, l'âme des jeunes générations en ne la confiant qu'à des professeurs indigènes. [...] Dans l'ordre moral aussi bien que dans l'ordre religieux, nous avons, il faut se le rappeler sans cesse, deux ennemis également funestes : le professeur étranger et le prêtre catholique. Haïti fara da se ! (pp. 216-217).

Idéologie nationaliste que Marcelin récuse, et dont il souligne l'hypocrisie : Télémaque lui-même a été éduqué en France et ne s'en montre pas peu fier. Idéologie qu'il ne nous appartient de juger ni dans [90] le contexte de l'Haïti d'alors, ni dans celui de l'Haïti d'aujourd'hui. Le significatif ici est que le romancier ait choisi un Français pour porte-parole. A-t-il pensé qu'un homme à la peau sombre serait moins capable qu'un Blanc de voir clair dans les problèmes du pays ? A-t-il estimé qu'aux yeux de ses lecteurs la vérité aurait plus de poids dans la bouche d'un Bourguignon que dans celle d'un Jacmélien ou d'un Capois ? La question se pose aussi bien dans le cas de Jean-Baptiste Rénélus Rorotte, autre politicien véreux que Fernand Hibbert envoie acquérir la culture, l'honnêteté et le sens civique sur les bancs de la Sorbonne et du Collège de France. [8] Et il ne s'agit pas là d'une tactique réservée à la première génération de romanciers haïtiens. Nous la retrouvons dans Le Choc, de Léon Laleau, qui date de 1932. Le Père Le Ganet y joue le même rôle auprès du protagoniste, Maurice Desroches, que M. Hodelin auprès de Thémistocle. Au physique comme au moral, le Père Le Ganet incarne toutes les vertus et toutes les élégances :

Élégant, sans pourtant viser à la coquetterie, c'était un joli garçon et lorsqu'on l'avait approché, on devinait tout de suite que son urbanité n'était pas que d'un léger frottis. [...] Il portait sa science comme sa soutane, humblement, mais dignement. [...] Encore qu'il fût aimé du beau monde, [...] il ne lui réservait rien cependant qu'il refusa au peuple et s'il avait quelque prédilection c'était sur ses ouailles de la campagne qu'elle s'étendait. [...] Il admettait bien qu'il y eut des infidèles de talent, des athées de génie... (pp. 12-13).

Large d'esprit, le Père Le Ganet est également un fin politique et même un visionnaire ; il prévoit l'occupation américaine, fustige l'inconscience et l'égoïsme de l'élite, prophétise que, sous les pressions américaines, les prêtres français seront chassés d'Haïti et remplacés par des missionnaires protestants. Maurice Desroches trouve en lui un conseiller, un ami, un compatriote même : le Père Le Ganet lui conseille de quitter Haïti : "- Et où aller, Père Le Ganet ? - Mais où vous serez chez vous : En France" (p. 165). Maurice suivra son conseil. À la fin du roman, il s'embarque pour la France en guerre, avec l'intention de se porter volontaire et de lutter pour la civilisation latine contre ses ennemis germaniques.

Là encore, l'idéologie de Léon Laleau n'est pas notre sujet. Bornons-nous à remarquer qu'une fois de plus un personnage français est choisi [91] pour porte-parole par un écrivain haïtien. Dans Province, Jean Brierre évoque le Père Viélar,

... un breton à grande barbe rousse [...] qui avait le coeur et la conscience du beau Galiléen. il aimait les enfants, soulageait les misères et restait sans pain pour partager son repas entre des enfants et des vieillards[9]

Et même de nos jours, lorsque Roger Gaillard compose ses Charades haïtiennes, c'est un prêtre, catholique sans exagération mais français jusqu'au bout des ongles qu'il choisit pour alter-ego. [10] Qu'il choisit, ou plutôt qu'il ressuscite : l'abbé Jérôme Coignard d'Anatole France. Abbé si français, par son ironie bienveillante, sa discrète érudition, sa sagesse sans fanatisme, Jérôme Coignard, sous la plume de Roger Gaillard, tournera vers Haïti le même regard curieux et pénétrant qu'il avait jeté, au temps d'Anatole France, sur son pays d'origine.

Ce n'est pas à dire que le mauvais prêtre est absent du roman haïtien. On pense par exemple au fanatique Père Laënnec du Crayon de Dieu, des frères Marcelin ; ou encore au Père Antoine de Bon Dieu rit, d'Edris Saint-Amand [11], grand mangeur devant l'Éternel et coureur de jupons à ses heures. Ce sont des Français, certes, puisque la presque totalité du clergé haïtien de l'époque l'était. Mais ces personnages n'expriment que l'anti-cléricalisme de l'auteur, ne sont vus qu'en tant que prêtres, pas en tant que Français. Leur ministère, et non leur nationalité, fait l'objet de critiques ou de sarcasmes. Le Père Antoine, par exemple, rose et joufflu, en Haïti depuis cinq ans, joue exactement le même rôle que son collègue Monsieur Henri, pasteur protestant et haïtien "d'Haïti-Toma".

Tous les Français qui apparaissent dans les romans haïtiens ne portent pas la soutane ou la jaquette pédagogique. Il y en a qui portent la jupe, la tenue diplomatique, l'uniforme d'officier de marine en visite officielle. Il y en a même qui jouent un rôle un peu spécial, que l'on pourrait appeler celui d'étalon blanc. Pendant les premières années du siècle, en effet, les mères de famille avaient pour ambition suprême de marier leurs filles à un Blanc. N'importe quel Blanc, d'ailleurs, pour disgracieux et borné qu'il puisse être. Les commis européens étaient un gibier de [92] choix pour ces mamans avides de gendres nordiques. Inutile de dire que les romanciers faisaient des gorges chaudes de ces ridicules préjugés. Il semble d'ailleurs que les futures belles-mères préféraient aux Français les Allemands, dont la lourdeur et le manque d'imagination étaient supposés faire des maris dociles, fidèles et complaisants. Fernand Hibbert s'est fait une spécialité de ces personnages. On pense en particulier au Mariage d'Otto, à l'Alsatien Franz Kraussmann, à Gustave Henger, à Schlieden, etc. [12] Dans cette optique, nous aurons à revenir sur le personnage du Français Jean Luze, mari de Félicia Clamont dans le beau roman de Marie Chauvet Amour.

Passons maintenant à l'étranger qui, après le Français, figure le plus souvent dans le roman haïtien : l'Américain. Le citoyen des États-Unis peut être un négociant ; à ce titre, c'est généralement un personnage épisodique, un de ces commerçants étrangers du bord de mer, quelque peu méprisés de l'élite, qui monopolisent le commerce haïtien, et sont facilement affublés de noms cocasses (on pense à MM. Manken Pis, Lapouite, etc.).

Mais c'est bien entendu avec l'occupation américaine que le personnage prend ses véritables dimensions. L'Américain, c'est le soldat, l'occupant, l'oppresseur. Qu'il s'agisse du lieutenant Smedley Seaton dans Le Nègre masqué de Stéphen Alexis, ou du lieutenant Martine dans Le Choc de Léon Laleau, ou du capitaine Morton dans Le Drapeau en berne d'Alix Mathon, [13] l'Américain, c'est l'ennemi. Bien entendu, ces militaires ne sont pas interchangeables, et chaque romancier les nuance à son gré, mais il les taille en fin de compte sur le même patron. Grands, athlétiques, très blancs de peau, ils ont les yeux bleus, les cheveux blonds ou roux. Ces pragmatistes n'ont pas le moindre respect pour les valeurs intellectuelles et artistiques de l'élite haïtienne. Tous racistes, ils confondent noirs et mulâtres dans le même mépris. Venus sous prétexte d'instaurer l'ordre, la justice et la démocratie en Haïti, ils se comportent en conquérants, rétablissent l'esclavage sous forme de corvée, censurent les journaux, font surveiller les particuliers par un réseau de mouchards (les fameux "détectives"). Les prisons d'Haïti, autant et plus qu'à l'époque des baïonnettes, sont remplies par leurs soins [93] de patriotes qu'on humilie, torture et exécute au mépris du droit des gens.

En lisant ces romans, on ne peut s'empêcher de penser à ceux qui, une génération plus tard, décriront l'occupation de la France par les nazi. Dans les uns comme dans les autres, l'occupant est analysé, certes. mais sert avant tout de "réactif" : ce que l'écrivain illustre, c'est le comportement de ses propres compatriotes. L'occupation d'Haïti plonge le pays en état de crise, remet brutalement toute une série de pré-supposés et de valeurs en question, force chacun à prendre position. Les paysans dépossédés, soumis à la corvée, prennent le maquis ou viennent s'entasser dans les bidonvilles urbains. Les petites prostituées de Carrefour profitent des nouveaux clients. Roger Sinclair, le héros du Nègre masqué rejoint les maquisards "cacos" de Similum Congo et de Gigembre-Trop-Fort. C'est bien la première fois que cet aristocrate entre en contact avec une masse qui n'était pour lui, jusque là, qu'abstraction prétexte à discours. Mayotte Monier, jeune et belle écervelée appartenant à la meilleure société, se jette à corps perdu dans la collaboration avec l'occupant (Le Drapeau en berne, d'A. Mathon). Elle tombe amoureuse du lieutenant américain Bull, lequel finit par comprendre l'iniquité de la guerre qu'il fait aux cacos. Mayotte lui dit :

Comme tous les gens de bien le pensent, le capitaine Morton et le lieutenant Bull font du bon travail dans leur secteur. Il paraît que vous avez ratissé la région de cette sale engeance que sont les cacos. Et tu voudrais chéri que je ne sois pas fière de toi ? (p. 211).

Écoeuré, le lieutenant Bull abandonne la jeune fille. Dans le même roman, Serge Benoît réalise d'énormes bénéfices en travaillant avec les Américains. Dans Le Choc, le père de Maurice Desroches refuse d'accepter l'occupation et se renferme dans son indignation impuissante. Dans Province, Lucien Mauclair prend le maquis après avoir tué un marine qui brutalisait son père. Et ainsi de suite.

Qu'il s'agisse de négociants ou de militaires, c'est le style, le comportement des personnages américains que les romanciers cherchent à camper. Style et comportement qui contrastent avec ceux des personnages français. Les Français se distinguent par leur élégance et leur politesse, les Américains par leur grossièreté et leur vulgarité. Les Français sont sensibles aux choses de l'esprit, ont tout naturellement des âmes d'artistes. Les Américains sont matérialistes et ne s'intéressent qu'à l'argent. Les Français sont des amants délicats, les Américains des brutes [94] bourrées de complexes. Les Français ne sont pas racistes... ou du moins sont capables de surmonter leurs préjugés. Pour les Américains, quiconque a une goutte de sang noir dans les veines n'est plus un homme à part entière. Bref, le Français est valorisé de par sa nationalité, l'Américain malgré la sienne.

L'anti-américanisme du roman haïtien est tout aussi compréhensible que sa francophilie. Les Etats-Unis se sont toujours immiscés dans les affaires d'Haïti ; la France moins... ou en tout cas de façon plus discrète. Les Etats-Unis passent pour l'un des pays les plus racistes de la terre ; la France pour l'un des plus tolérants. Les Etats-Unis exploitent Haïti, directement ou par Haïtiens interposés ; les intérêts économiques de la France en Haïti étaient, jusqu'à tout récemment, minimes. Et l'on pourrait continuer.

Évoquons plutôt un autre roman, aux prétentions modestes, à l'écriture discrète, mais qui garde toute sa fraîcheur et toute sa force : Mambo, ou la revanche des collines, de Maurice Casséus. [14] Mambo, la petite paysanne, vit heureuse, en étroite communion avec la nature et dans l'intimité d'Aïda-Ouédo, la Maîtresse de l'eau. L'histoire d'Haïti, Mambo ne l'a pas apprise dans les livres, mais dans les rivières et les nuages, par la bouche du vent et des animaux familiers. Et la leçon est simple et dure : ne pas oublier les souffrances des ancêtres ; ne jamais permettre que le peuple haïtien retombe sous la domination étrangère. Or, les Américains arrivent : non pas les soudards qui rudoient l'élite port-au-princienne, mais les planteurs d'hévéas, qui dépossèdent les paysans. Mambo accepte l'amitié d'une dame américaine, Madame Gaby, qui lui donne une pomme, la première qu'elle ait jamais mangée, et des sandales, les premières qu'elle ait jamais portées. Mais Aïda-Ouédo est triste, et les animaux familiers également : car Mambo a trahi, Mambo a oublié les leçons de l'histoire. Puisque les Haïtiens n'ont pas su protéger leur terre, la nature s'en chargera. L'ouragan détruira les plantations. Madame Gaby repartira pour New-York. Et Mambo ira retrouver Aïda-Ouédo au fond de sa source.

La parabole garde toute son actualité, car elle pose le problème fondamental : l'étranger ne donne jamais rien pour rien ; le développement qu'il propose, il en exige le prix, que ce prix soit la concession de terrains ou, ce qui revient plus cher à long terme, l'intégrité d'un [95] mode de vie, d'une civilisation, au sens fort du terme, dont la disparition est une perte aussi irremplaçable que celle de l'âme d'une petite fine des mornes. Le génie de Casséus est précisément d'avoir présenté l'Amérique sous les traits d'une femme belle, bonne, sans préjugés, mais néanmoins planteuse d'hévéas, et donc participant à une entreprise impérialiste et fondamentalement destructrice. Et l'on peut se demander si Madame Gaby n'est pas - en dernière analyse - une ennemie plus dangereuse que ces brutes de Smedley Seaton ou de Captain Morton. Pour les jeunes Haïtiens d'aujourd'hui les romans de l'occupation n'ont sans doute plus qu'un charme désuet et qu'un intérêt historique. Espérons qu'ils comprennent à quel point le message de Mambo reste actuel.

Un dernier personnage américain qui mérite d'être évoqué est Mister Long. Il apparaît dans Amour, premier panneau d'un triptyque que Marie Chauvet a intitulé Amour, Colère et Folie et publié chez Gallimard en 1968. L'action se passe en 1939, dans une ville de province, très probablement Jérémie. La narratrice-héroïne en est une vieille fine qui touche à la quarantaine : Claire Clamont. Son récit orchestre trois thèmes, et l'art de la narratrice fait qu'ils ne sont pas seulement complémentaires mais parfaitement intégrés. Ces thèmes sont - pas nécessairement par ordre d'importance - le thème social, le thème érotique et le thème politique.

1) Le thème social : au règne séculaire de mulâtres fous d'orgueil et pourris de préjugés, a succédé le règne de la petite bourgeoisie noire. La haute société est en pleine désintégration. Pour survivre, ses membres sont obligés de s'humilier à leur tour devant ceux qu'ils avaient l'habitude de mépriser. Quiconque résiste est emprisonné, torturé, abattu. Les trois sœurs Clamont réagissent chacune à sa manière : Félicia, l'épouse du Français Jean Luze considère que tout est perdu. Annette, la cadette. profite du désastre pour assouvir sa sexualité dévorante. Claire, l'aînée, la narratrice, englobe victimes et bourreaux dans le même mépris haineux. Plus noire de peau que ses sœurs qui pourraient, elles, passer pour blanches, Claire, fille "mal sortie", au prénom ironique, est une solitaire, lucide et consciente de sa supériorité.

2) Le thème érotique. Claire est vierge, et s'en désespère. Elle est amoureuse de Jean Luze et jalouse tant de Félicia, l'insignifiante, que d'Annette, la nymphomane. Torturée par une sensualité que personne ne devine, Claire en arrive à projeter d'assassiner sa sœur, dans l'espoir d'épouser Jean Luze.

[96]

3) Le thème politique. La région est livrée à la cupidité d'un Américain, Mr. Long, directeur de l'Export Corporation, qui exploite les paysans, les dépossède, et abat les forêts, vouant ainsi la terre à l'érosion. Comme l'écrit Marie Chauvet, Mr Long

... qui achète à bas prix tout ce qui pousse et vit dans ce milieu s'est mis très adroitement à l'abri sous les ailes des autorités pour nous sucer le sang. Et ces nègres imbéciles semblent flattés de l'amitié intéressée du blanc (p. 26).

Et plus loin :

Mr Long parle de son pays si riche, paraît-il, si beau, si bien organisé. Qu'est-il donc venu chercher dans ce trou sinon la richesse ? Qu'est-il venu tondre sinon les moutons que nous sommes ? (p. 30).

Tout cela grâce à l'appui de son complice Calédu, le chef de police, sadique aigri qui prend plaisir à torturer les femmes de la façon la plus odieuse. Calédu réprime les paysans qui protestent, noie dans le sang une tentative de grève. Acculés au désespoir, les paysans se soulèvent. A la faveur du désordre Claire, sans trop savoir pourquoi ni comment, tuera Calédu avec le poignard dont elle méditait de tuer sa sœur.

Les deux personnages qui nous intéressent sont bien entendu Jean Luze et Mr. Long. Par certains côtés, Jean Luze correspond au stéréotype du Français idéalisé : il est grand, beau, sa diction est parfaite, son regard caresse inconsciemment. Fin mélomane, ses préférences vont à Beethoven et à Chopin. Il connaît la vie et a eu des malheurs : engagé à dix-huit ans pour venger son père tombé au champ d'honneur, il tue une cinquantaine d'Allemands avant d'être lui-même grièvement blessé. Comment s'étonner que non seulement Félicia mais Annette et Claire également tombent amoureuses de lui ?

Mais Jean Luze n'est ni prêtre ni professeur. Il est tout bonnement chef comptable à l'Export Corporation. Et, peu à peu, il prend conscience des abus que commet son patron :

Tu sais ce que M. Long m'a proposé hier ? Non, c'est écœurant ! Il a voulu me faire frauder la comptabilité pour prouver qu'il a payé le bois trois fois plus cher aux paysans. [...] M. Long a fait choix d'un étranger comme comptable. Il sait bien pourquoi. Car, au fond, qu'ai-je à y voir ? doit-il se dire. [...] En travaillant pour M. Long, j'ai l'impression de commettre contre vous une action malhonnête (p. 92).

[97]

Jean Luze a l'originalité de ne pas aimer Haïti. Contrairement à ses compatriotes, la douceur du climat, la beauté du paysage, le pittoresque de la vie quotidienne ne le consolent pas des horreurs dont il est témoin. Ce n'est pas avec l'indulgence paternaliste d'un Hodelin ou d'un Père Le Ganet qu'il juge Haïti et les Haïtiens. Claire se rend bien compte que

Il y a du mépris dans le regard et dans le sourire de Jean Luze. Il nous en veut de notre couardise, il nous la reproche par toutes ses attitudes. Chacune de ses expressions est un soufflet qui tombe sur notre joue (p. 55).

Jean Luze s'adresse aux Haïtiens sans les précautions oratoires d'usage qui masquent la condescendance de l'interlocuteur étranger :

... ce qui m'étonne chez vous et me dégoûte un peu, je vous l'avoue, c'est ce fatalisme bon enfant qui vous fait docilement descendre vos culottes pour recevoir le fouet. Je ne vois autour de moi ni révolte, ni semblant de révolte... (p. 69).

Bref, comme le constate Claire : Qui, sans crainte, a eu le courage de nous crier la vérité sinon Jean Luze ? (p. 152). Et ce n'est ni la résignation ni quelque vague philosophie d'ordre général que prêche Jean Luze :

Il vous faut protester, répondre à ceci par une manifestation, faire tous ensemble front au danger. Ils n'oseront jamais détruire une vine entière. Ces assassinats, ces supplices ne servent qu'à vous terroriser. Qu'un seul d'entre vous se charge de soulever la ville et la peur changera de camp (p. 54).

Ce Français ne sera bientôt plus capable de rester au-dessus de la mêlée, de s'en tenir à son rôle traditionnel d'observateur critique. Le jour du soulèvement, aux côtés des révoltés, Jean Luze fait le coup de feu contre Mr. Long, Calédu et leurs soldats. Si à la fin du roman, pour la première fois, Les portes des maisons sont ouvertes et la ville entière debout (p. 187), il y a contribué. Entre Jean Luze et les Haïtiens la fraternité n'est pas un vain mot, une fleur de rhétorique née de la francophonie et des sempiternels liens historiques. Elle est ancrée dans l'action commune, et la notion d'engagement.

Jean Luze n'est pas campé au départ une fois pour toutes. Il évolue : d'abord amusé par la province haïtienne, puis attristé par la misère des paysans, indigné ensuite par l'exploitation et la violence ambiantes, il [98] finit par participer à la révolte, par combattre le système dont il bénéficie. Son histoire est celle d'une âme, pas celle d'un stéréotype.

Il n'en va pas de même en ce qui concerne Mr. Long, que la misère, l'injustice, et les hurlements des suppliciés laissent indifférent. Il incarne le mal. Et, tout comme Mme Gaby dans Mambo, Mr. Long est vu non pas comme un raciste qui froisse les susceptibilités des riches, mais comme l'impérialiste qui n'hésite pas à dépouiller et à affamer les paysans pour remplir ses poches et celles de ses actionnaires. Ce n'est pas dit explicitement, mais il est probable que, lorsque Jean Luze apparaît une arme fumante au poing, c'est sur son patron qu'il vient de la décharger.

À part les Français et les Américains, peu d'étrangers apparaissent dans le roman haïtien. Un consul d'Angleterre, un gigolot vaguement cubain, un martiniquais ou deux, la moisson n'est pas riche. Notons en particulier l'absence de voisins dominicains, sauf dans Compère général Soleil... encore ces dominicains, coupeurs de canne ou tueurs à la solde de Trujillo y sont-ils observés non pas en Haïti mais dans leur propre pays. [15] Dans plusieurs romans apparaissent des pangnoles qui allument le client dans les dancings de Carrefour. Toujours chez Jacques-Stéphen Alexis, les protagonistes cubains de l'Espace d'un cillement ... encore que El Caucho soit haïtien de père. [16]

Quelques mots enfin sur un dernier groupe ethnique, ou national : les Syriens. Personnages ambigus, car généralement nés en Haïti, en n'étant étrangers que d'ascendance. D'ascendance et de race : ni Noir ni Mulâtre, le Syrien est un Blanc, et en tant que tel, peut susciter le ressentiment de ses compatriotes. Ainsi pour Mario, le protagoniste de Viejo :

... le règne du dollar introduit dans l'île noire, la suprématie de la peau s'étend comme une lèpre. Même ceux-là qui s'en étaient venus de quelque lointain désert avec sur leur dos une pacotille infecte, aujourd'hui ceux-là aussi doivent se pavaner au premier plan, parce que simplement ceux-là aussi sont blancs. Sales Syriens ! (p. 21).

[99]

Mais la communauté haïtienne leur refuse en même temps le prestige dont, d'une façon ou d'une autre, elle auréole les autres "blancs". Comme l'écrit Alix Mathon :

Quant à ces immigrants venus du Moyen Orient, la communauté haïtienne les reçut à titre de "Syriens" bien qu'ils fussent pour la plupart des colporteurs libanais, vendeurs de tissus. Si une attitude humble et modeste leur permit, sans donner l'éveil, de s'emparer peu à peu du commerce de détail des articles dont ils s'étaient fait la spécialité, il ne leur fut pas, pour autant, reconnu la qualité de "blanc"[17]

Un peu comme les prostituées "pangnoles", ils sont rarement individualisés et n'ont pour état-civil que leur qualité de syriens. Ils font partie (si j'ose un exécrable calembour) de la toile de fond : je n'en ai trouvé que deux qui méritent à la rigueur le nom de personnages : Habib Nahra, figurant épisodique de Compère Général Soleil et, dans Amour, Bob Charivi, que Marie Chauvet décrit comme un Syrien de la plus vilaine espèce qui tient à la grand-rue une maison de commerce (p. 11). Se mêlant le moins possible de la tragédie que les Jérémiens sont en train de vivre, Bob Charivi n'a d'autre distinction que d'être, à l'occasion, l'un des nombreux amants d'Annette Clamont. Toujours dans Amour, la narratrice évoque les persécutions dont les premiers immigrants syriens ont fait l'objet par le passé.

Au terme de ce rapide survol, quelles conclusions, ou plutôt quelles hypothèses peut-on proposer, et quelle en sera la valeur ? Car la recherche a porté à la fois sur une période de temps relativement longue (plus d'un siècle), et sur un corpus relativement réduit. De 1859 à nos jours, le nombre de romans écrit par des Haïtiens ne dépasse pas la centaine. Et dans notre optique bon nombre de romans paysans n'entrent pas en ligne de compte. Pas d'étrangers dans La Case de Damballah, ni dans Récolte, ni dans La Vengeance de la terre, ni dans Gouverneurs de la rosée, ni dans Canapé-Vert, ni dans Fonds-des-Nègres. Peut-on généraliser à partir de quelques dizaines d'œuvres ? Témoignent-elles vraiment d'autre chose que des idéologies individuelles de leurs créateurs ?

Je pense malgré tout que oui. Car ce qui compte ici, c'est moins les chiffres que la proportion. Mis à part les romans paysans, la majorité [100] des romans haïtiens comportent un ou plusieurs personnages étrangers. Ce qui est déjà révélateur en soi, et permet de postuler ce qu'on pourrait appeler une fascination pour l'étranger.

Il ne faut d'autre part pas oublier que le roman haïtien s'adresse à un public très réduit et très homogène. Ce public virtuel est composé d'à peu près 10% de la population, pour qui la parole écrite est accessible. Et, en Haïti comme partout ailleurs, seul une fraction du public virtuel est consommatrice de romans (pour employer la terminologie de notre époque). Le public réel se recrute en fait dans ce qu'on appelait jusqu'à ces derniers temps l'élite, classe sociale difficile à définir, mais qui ne dépasse guère 2 à 3% de la population ; s'y ajoutaient les intellectuels, qui pouvaient en certains cas ne pas appartenir à l'élite sociale. Le roman haïtien s'adresse donc à une infime minorité de la population. Pour autant que tout roman reflète le public auquel il s'adresse, les hypothèses que l'on peut proposer à partir du roman haïtien ne concernent que cette infime minorité.

Cependant, cette minorité est représentative des lettrés, et ce sont les lettrés qui, en Haïti, accaparent la totalité du pouvoir. Je veux dire que les analphabètes, paysans et prolétaires, n'ont aucun moyen d'exprimer d'une façon efficace leur vision du monde, leur psychologie collective, leurs aspirations, en un mot leur idéologie. Plutôt que de "majorité silencieuse", c'est de "majorité muette" qu'il faudrait parler ici, puisqu'elle n'a même pas accès au français, langue officielle. Paysans et prolétaires ne parlent pas. D'aucuns ont parfois voulu parler pour eux, mais ce n'est pas la même chose.

Tout se passe en somme comme si les muets n'existaient pas. Mentalité haïtienne, idéologie haïtienne veut en réalité dire mentalité et idéologie de lettrés haïtiens. Et c'est pourquoi l'analyse du roman haïtien me paraît une entreprise justifiée.

Premier paradoxe, les romanciers haïtiens sont fascinés par l'étranger, mais indifférents aux voisins antillais. Sans vouloir raisonner par analogie, c'est un peu comme si les romanciers français étaient désintéressés des Anglais, des Allemands, des Italiens et des Espagnols, pour ne s'occuper, disons, que des Russes et des Turcs.

C'est que, me semble-t-il, ce n'est pas en tant que personnage exotique que l'étranger intéresse l'Haïtien, mais en tant que regard posé sur la société haïtienne. Les personnages étrangers sont avant tout des juges, perspicaces ou aveugles, indulgents ou sévères, charitables ou [101] inhumains ; or, c'est aux Français et aux Américains que le droit de juger est reconnu, pas aux voisins antillais. Pourquoi ?

Peut-être parce que, fiers d'avoir été les premiers à conquérir l'indépendance, les Haïtiens s'estiment supérieurs aux Cubains, aux Dominicains, aux Jamaïcains qui n'y ont accédé que bien plus tard. Peut-être également parce que ni du point de vue politique ni du point de vue économique les Antillais n'auraient su, du moins jusqu'à tout récemment, fournir un modèle.

Si le droit de regard est accordé aux Français et aux Américains ce n'est pas seulement parce qu'ils sont citoyens de pays développés économiquement, socialement plus ou moins progressistes, fonctionnant tant bien que mal sous le régime de libéralisme démocratique dont les Haïtiens se réclament théoriquement. Ce n'est pas seulement parce que la France et les Etats-Unis ont eu, à des titres différents, des contacts suivis avec Haïti. C'est, à mon avis, parce que la France et les États-Unis symbolisent deux pôles d'attraction pour la mentalité haïtienne. La France, nous l'avons dit, est le pôle d'attraction culturel. Incarnation de la vie de l'esprit, signe de l'enrichissement spirituel, la France, c'est la littérature, la musique, les salons, les amphithéâtres universitaires, le chemin de l'humanisme universel, de la communion spirituelle. Les États-Unis sont le pôle d'attraction matériel. Incarnation de la vie physique, signe de l'enrichissement économique, les États-Unis, c'est la puissance militaire, le développement industriel, le chemin de l'efficacité, du pragmatisme. Ce n'est pas un hasard si le terme de "civilisation latine" voisine si souvent, dans les romans comme dans les essais, avec celui de "mentalité anglo-saxonne". [18] Le curieux est précisément que ces deux termes s'opposent, voire qu'ils semblent irréconciliables. Tout se passe comme s'il fallait opter, comme si le progrès matériel (le modèle américain) entraînait l'abandon de la vie de l'esprit (le modèle français). Et ceux des romanciers haïtiens qui se sont cru obligés de choisir, ont choisi sans hésitation le modèle français... quitte d'ailleurs à aligner quelques formules pieuses sur la misère du peuple et la nécessité du développement. Expliquer cela par un certain simplisme, par quelque paresse intellectuelle innée serait inacceptable. Il faut avoir le courage de proposer une autre explication, au risque de froisser les susceptibilités. En choisissant le modèle français, les romanciers choisis [102] sent leur propre patrimoine ; et en refusant le modèle américain, ils ne renoncent pas à grand-chose puisque, mutatis mutandis, ils en profitent déjà, bénéficiant de par leur appartenance à l'élite, des bienfaits du développement économique. Autrement dit, pour protéger un trésor spirituel auquel la masse n'a pas le moindre accès, les romanciers récusent platoniquement des avantages matériels dont leur classe sociale est la seule bénéficiaire.

Mais, consciemment ou pas, cela entraîne la mauvaise conscience, le sentiment confus que le choix existentiel repose sur des mobiles égoïstes et fait fi de l'intérêt national. Nous avons dit que le Français joue le rôle du Père. C'est plus compliqué que cela. Le Père, à l'image du dieu Janus, est à double face : le Français, ce serait le Père admiré, au visage souriant, le protecteur et l'ami. L'Américain, ce serait le Père redouté, au visage grimaçant, le castrateur et l'ennemi. Les psychanalystes nous assurent que, pour atteindre à la vie adulte, il faut tuer le Père, que l'autonomie dépend du renoncement à l'adoration - comme à la haine - de cette figure obsessionnelle.

Le roman est l'expression de la société. Avant que la mort du Père ne puisse se produire, que l'image de l'étranger dans le roman haïtien ne puisse changer radicalement, le milieu qu'il reflète devra évoluer.

L'obsession de l'étranger, la hantise du regard d'autrui ne disparaîtront que lorsque la société haïtienne se donnera d'elle-même une image acceptable. Pour cela, l'intégration de toutes les couches sociales dans une double entreprise de développement économique équitable et de revendication des valeurs spirituelles nationales est un préalable inéluctable. Ce n'est qu'à ce prix que le roman haïtien deviendra adulte.

Princeton University

Reprinted from L'ESPRIT CRÉATEUR, vol. XVII, No. 2 (pages 83-102), Summer 1977.



[1] Hannibal Price, De la réhabilitation de la race noire par la république d'Haïti (Port-au-Prince : Impr. Verrolot), 1910.

[2] Emeric Bergeaud, Stella (Paris : Dentu, 1853). Pour une analyse plus poussée du roman, on voudra bien consulter : Léon-François Hoffmann, "En marge du premier roman haïtien, Stella, d'Emeric Bergeaud", Conjonction, no. 161, oct.-nov. 1976, pp. 75-102.

[3] Amédée Brun, Deux amours (Port-au-Prince : Impr. Vve J. Chenet, 1895).

[4] Jean-Joseph Vilaire, Entre maîtres et esclaves (Port-au-Prince : Impr. Tel-homme, 1943) ; Gens du peuple et gens de la campagne (Port-au-Prince : Impr. de l'État, 1954).

[5] Marie Chauvet, La Danse sur le volcan (Paris : Plon, 1957).

[6] Alix Mathon, La fin des baïonnettes (Paris : L'École, 1971), p. 103.

[7] Frédéric Marcelin, Thémistocle-Epaminondas Labasterre (Paris : Ollendorf, 1901) ; Léon Laleu, Le Choc (Port-au-Prince : Impr. La Presse, 1932).

[8] Fernand Hibbert, Séna (Port-au-Prince : Impr. de l'Abeille, 1905). Catullus Alcibiade Pernier, dans Le Choc en retour, de Jean-Baptiste Cinéas (Port-au-Prince : Deschamps, 1948), aura le même destin.

[9] Jean-F. Brierre, Province (Port-au-Prince : Impr. Deschamps, 1935), p. 53.

[10] Roger Gaillard, Charades haïtiennes (Port-au-Prince : Éd. de l'an 2000, 1972).

[11] Philippe Thoby-Marcelin et Pierre Marcelin, Le Crayon de Dieu (Paris : La Table ronde, 1952) ; Edris Saint-Amand, Bon Dieu rit (Paris : Domat, 1952).

[12] Pour plus de détails, voir Yvette Tardieu Feldman, "De la colonie à l'occupation : les étrangers chez Hibbert", Conjonction, no. 122-123, 1974, pp. 23-38.

[13] Stéphen Alexis, Le Nègre masqué (Port-au-Prince : Impr. de l'État, 1933) ; Alix Mathon, Le Drapeau en berne (Port-au-Prince : S. éd., 1974).

[14] Maurice Casséus, Mambo, ou la revanche des collines (Port-au-Prince : Impr. du séminaire adventiste, 1950).

[15] Jacques-Stéphen Alexis, Compère Général Soleil (Paris : Gallimard, 1955).

[16] Jacques-Stéphen Alexis, L'Espace d'un cillement (Paris : Gallimard, 1959). L'oeuvre de J.-S. Alexis est originale à bien des égards, et il serait intéressant de consacrer une étude aux personnages étrangers qui apparaissent dans ses romans.

[17] Maurice Casséus, Viejo (Port-au-Prince : Éditions de la Presse, 1935).

[18] Dès 1909, Nemours Auguste écrivait un long ouvrage intitulé Sur le choix dune discipline, l'anglo-saxonne ou la française (Cap-haïtien : Impr. la Conscience).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 14 janvier 2013 19:18
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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