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Introduction
- « Cherchez le savoir
- quand même cela serait en Chine »
L'œuvre d'Abd-ar-Rahmân Ibn Mohammad Ibn Khaldûn al-Hadrami (1332-1406) est constituée d'une somme divisée en trois livres [1], à laquelle l'historien musulman a donné pour titre Kitab al Ibar, ou Livre des exemples. L’ampleur du champ d'analyse a conduit ses premiers traducteurs à parler d'histoire universelle. Depuis, la plupart des analystes s'accommodent de ce titre.
Histoire universelle, donc, que les circonstances ont conduit son auteur à appréhender principalement par des recherches sur le Maghreb. Dans la première moitié de sa vie, il est au service des princes qui gouvernent en Tunisie, au Maroc, en Algérie et en Andalousie. Il en profite pour mettre au point ce qui va devenir le livre III du Kitab. Cet ouvrage d'historiographie couvre une période allant du VIIIe au XIVe siècle : sans le travail exceptionnel réalisé par Ibn Khaldûn, des pans entiers du passé maghrébin nous seraient inconnus. Dans ces deux mille pages du livre III traduit par le baron de Slane au XIXe siècle, on découvre ce qu'Ibn Khaldûn retenait des faits sociopolitiques et religieux. Il nous entraîne dans une approche de l'histoire du Maghreb centrée sur la vie des princes, leur généalogie, leur compétition pour le pouvoir, leurs querelles et leurs alliances. Le récit s'inscrit dans le genre du tarikh (historiographie arabe), que son auteur cherche à réformer afin de mieux prendre en compte le milieu physique et humain, [p. 14] les richesses, les affrontements tant idéologiques que religieux, la religion étant considérée comme un instrument que les princes utilisent pour conquérir le pouvoir et s'y maintenir.
À cette histoire régionale s'ajoute celle générale de l'origine des civilisations, de leur développement, ainsi que de leur disparition, qui fait l'objet du livre II. Celle-ci part de récits sur le Déluge et Noë, repris des livres saints judéo-chrétiens. Elle tient compte de la césure fondamentale que représente la Prophétie islamique du VIIe siècle.
C'est ainsi que, traditionnellement, les historiens orientaux et maghrébins structurent l'histoire. Il y a donc pour Ibn Khaldûn les civilisations préislamiques et les civilisations du temps de l'islam. Le livre II du Kitab, pour cette raison, relève autant d'une histoire religieuse que profane. Il reconnaît ne pas l'avoir suffisamment maîtrisée par manque de documentation et de contacts avec le monde savant oriental [2]. L’aveu de sa déception, on le trouve dans ce propos, écrit à la fin de sa vie : « Je n'ai pas trouvé ce que je cherchais. » Bien qu'inachevé, le livre II n'est pas dépourvu d'intérêt, car il fixe le cadre dans lequel Ibn Khaldûn entendait appréhender l'histoire universelle. La problématique du changement et du sens de l'histoire est présente tant dans sa lecture de l'histoire préislamique que dans celle du temps de l'islam. Dans cette plage du développement des civilisations, au lieu de conserver l'histoire figée par la Prophétie, Ibn Khaldûn la projette dans les turbulences de la vie, lorsque les empires et les dynasties naissent, progressent, mais aussi périssent. Quand on le compare aux autres historiens arabo-musulmans de son époque, il peut apparaître comme un novateur qui produit une histoire « au sens moderne du terme » [3].
L’histoire, il la perçoit dans un continuum, avec comme point de départ la création du monde (nous sommes tous des fils d'Adam) et comme fin le Jugement dernier [4]. Ainsi conçu, son projet ne pouvait être voisin de celui des grands historiens arabes qui ont inventé l'histoire universelle, tels Tabarî ou Mas'udi. Chez ces derniers, la Prophétie, au VIIe [p. 15] siècle, représente de façon téléologique l'histoire dans son aboutissement. Avant elle, tout concourait à sa réalisation. La Révélation ayant surgi, tout désormais n'existe que par rapport à elle. Elle devient le référent qui guide, mais, en même temps, interdit tout monde alternatif. L’histoire se trouve alors figée aussi bien en tant que science, que comme vécu des hommes. Tout ne se conçoit que dans un continuel rapport à l'âge d'or de la Prophétie et à sa Loi révélée, le Coran [5]. À l'inverse, chez Ibn Khaldûn, l'histoire est certes religieuse, mais elle est aussi profane. Cette dernière bouge, tandis que la première reste fixe.
Ainsi délivré de toute contrainte méthodologique et de tout interdit religieux, Ibn Khaldûn peut porter son regard sur les hommes en société. Dans l'âge de la maturité, retiré dans un endroit propice à la méditation (Ibn Salama dans le Sud algérien), il rédige le livre I qui le consacre grand doctrinaire des idées politiques. Il y expose sa théorie politique en culture islamique, observe les structures socioéconomiques du temps et se livre - il est aussi enseignant à une épistémologie des sciences en ce que celles-ci ont d'universel et de spécifiquement arabe ou maghrébin [6].
Le livre I, ou Muqaddima, présenté par son auteur à la fois comme une introduction (d'où le titre de Prolégomènes chez de Slane), et comme une synthèse des savoirs, revêt une dimension analytique, méthodologique et épistémologique prédominante. Les mille pages de l'ouvrage constituent un véritable traité de science politique de facture aristotélicienne. L'érudit nous dit avoir construit son traité sur un plan original où sont successivement examinés l'essor des civilisations dans la société nomade (al umrân al badawî), l'invention des premières forces politiques (wazi, mulk, sultàn), puis le passage à la société sédentaire et urbaine (l’umrân al hadarî). Celle-ci marque un apogée avec la fondation de dynasties, prestigieuses dans un premier temps mais condamnées ensuite à disparaître pour laisser place à d'autres, tout ceci sur fond général d'anémie du corps social sédentaire, tandis que de nouvelles forces vives, solidarisées par une forte 'asabiyya (esprit de clan), affirment leur droit à renverser le pouvoir en place et à commander à leur tour [7].
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Ces trois livres des Ibar ont fasciné la recherche occidentale et arabo-maghrébine à partir des éditions réalisées depuis le XIXe siècle. Jusqu'alors, on connaissait cette œuvre en Orient et au Maghreb, mais elle n'était accessible qu'à travers des copies des manuscrits originaux déposés par l'auteur en son temps à Tunis, à Fès et au Caire. Aujourd'hui, en dehors des éditions en arabe, on peut lire le Kitab al Ibar dans de nombreuses traductions. Pour le livre I, ou Muqaddima, celle de Vincent Monteil, en français, est la plus utilisée comme, en anglais, celle de Franz Rosenthal [8]. Le livre II est partiellement traduit en français par Abdesselam Cheddadi, sous le titre Peuples et nations du monde [9]. Quant au livre III, qui couvre sept siècles d'histoire maghrébine, le baron de Slane est le seul à l'avoir intégralement traduit en français. À l'édition originale introuvable, se sont ajoutées de nombreuses rééditions, dont la dernière, publiée en 1999 [10]. Nous avons pu consulter, à la bibliothèque de l'Institut du monde arabe, à Paris, des ouvrages faits pour partie de commentaires et pour partie de morceaux choisis. Dans les traductions françaises, signalons celle d'Abdesselam Cheddadi qui a pour titre Le Livre des exemples [11].
L’œuvre d'Ibn Khaldûn a donc été investie par de nombreux commentateurs, à commencer par les traducteurs, lesquels, dans des introductions souvent fort longues et savantes, fournissent au lecteur leurs propres analyses. Les commentateurs sont surtout occidentaux, dans un temps qui va de la découverte de l'œuvre, au début du XIXe siècle, jusqu’au début du XXe. En Allemagne, en Espagne, aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne, en Italie, Ibn Khaldûn intéresse les politologues, les économistes et les sociologues. Les chercheurs maghrébins et orientaux se sont quant à eux penchés sur son œuvre dès le début du XXe siècle et ont fait émerger de nouvelles problématiques, notamment sur sa place dans l'histoire culturelle et scientifique du monde arabo-musulman. L'ouvrage d'Ahmed Abdesselem, Ibn Khaldûn et ses lecteurs[12], nous offre une excellente analyse de ces différents apports. Plus près de nous foisonnent les ouvrages faits à partir de communications dans des rencontres universitaires qui apportent une [p. 17] variété de points de vue. En France, Yves Lacoste, reprenant en partie une thèse soutenue à Alger en 1962, a contribué à classer Ibn Khaldûn dans la catégorie des grands penseurs du monde arabo-musulman [13]. L’intérêt pour cet auteur redécouvert s'est traduit aussi par la soutenance de nombreuses thèses universitaires. Des colloques nationaux ou internationaux ont été organisés par les gouvernements, divers articles publiés dans les revues scientifiques. On en trouve chez Walter J. Fischel la récapitulation la plus complète jusqu'aux années soixante-dix. À partir de cette date, les recherches sont assez bien répertoriées dans les bibliographies des ouvrages parus ultérieurement [14].
Les trois livres du Kitab al Ibar sont accompagnés d'œuvres complémentaires qu'Ibn Khaldûn écrivit dans différents contextes. Le plus important est le Tarif, ou Autobiographie. Quelques passages sont effectivement de caractère personnel. Mais, pour l'essentiel, on y découvre ce que l'on peut appeler des « morceaux choisis » de la pensée khaldûnienne [15]. Ibn Khaldûn a écrit d'autres textes qui ne nous sont pas parvenus, que mentionne un ouvrage d'Ibn al-Khatîb, son contemporain, vizir du royaume nasride de Grenade :
- - un commentaire sur al Burda, poème à la gloire du Prophète, composé par El Buçayri ;
- - des abrégés de la plupart des ouvrages composés par Ibn Rushd (Averroès) ;
- - un traité de logique ;
- - un abrégé des ouvrages du grand penseur ash'arite Fakr ad-dîn ar-Râzi ;
- - un traité d'arithmétique ;
- - des commentaires sur les principes fondateurs de la jurisprudence [16].
Dans le domaine de la théologie, on attribue à Ibn Khaldûn le Shifa al Saïl, que son traducteur René Pérez a fait paraître sous le titre La Voie et la Loi [17]. Il s'agit d'une controverse religieuse sur le cheminement que doit suivre le murid (novice) pour atteindre l'état de béatitude : peut-il se diriger lui-même, ou a-t-il besoin d'un guide spirituel (ou shaykh) ? Cette question, dans les années 1370, agitait [p. 18] les cercles religieux d'al-Andalus, à tel point que les autorités en islam à Fès furent saisies pour trancher cette interrogation.
Nous n'exploiterons pas cet ouvrage : René Pérez, qui est dominicain et a longtemps séjourné au Maroc, a fait précéder sa traduction d'une centaine de pages fort savantes à ce sujet. Nous retiendrons seulement que le Shifa al Saïl nous rappelle qu'Ibn Khaldûn était aussi un prédicateur-théologien très avisé. Dans la famille de l'islam, il appartient au sunnisme malékite, dominant au Maroc. Mais sa proximité de l'école ash'arite est certaine [18].
Que peut-on dire du fond de la pensée d'Ibn Khaldûn ? Au terme de la lecture de son œuvre, et pas seulement au regard de la seule Muqaddima, il apparaît comme un esprit au savoir encyclopédique, qui s'inscrit dans la tradition des lettrés du califat de Cordoue. Ceci ne nous surprend pas car ses études se sont déroulées à Tunis et à Fès, de 1340 à 1355. Il termine sa scolarité à vingt-trois ans. Dans ces deux cités du Maghreb, se sont réfugiées la plupart des familles refoulées d'une Andalousie réduite à une peau de chagrin autour du royaume nasride de Grenade. Les plus doués des Andalous, qui brillent par leur savoir, appartiennent au corps des hauts fonctionnaires et des savants des royaumes hafside ou mérinide. Ibn Khaldûn affiche son origine lorsque, sur le commentaire d'une sourate, il argumente à partir de la linguistique, de la grammaire et de ses connaissances dans les diverses sciences traditionnelles ou philosophiques. Dès son arrivée à Fès, en 1353, le sultan Abû Inan le nomme à son conseil scientifique (Tarif, 75). Sa vie durant, il sera avant tout un savant pénétré de la culture d'al-Andalus.
Aussi n'est-il pas étonnant que l'œuvre scientifique élaborée par un homme engagé dans son siècle nous interpelle aujourd'hui plus que jamais. L’œuvre qui, du point de vue disciplinaire, fait apparaître son auteur d'abord et avant tout comme un producteur de tarikh, avec ceci de particulier, qu'au XIVe siècle, celui-ci veut, avec quelques contemporains, sortir l'historiographie arabo-andalouse et maghrébine de son immobilisme, de ses erreurs, quand ce n'est pas de sa médiocrité enlevant toute [p. 19] valeur scientifique ou théologique aux analyses proposées. Il souhaite ainsi « moderniser » l'approche du fait historique, tant religieux - car en ce domaine, tout n'est pas à couvrir du label de la Révélation ou des paroles du Prophète - que profane - l'histoire de 1'umrân (société des hommes).
Mais c'est à Ibn Salama qu'Ibn Khaldûn prend son envol. Le moment où il se met à rédiger est celui de sa maturité intellectuelle. Il a quarante-trois ans, vit en famille sous la protection d'un prince respecté, tant des Mérinides que des Abdelwadides. Il réside alors en pays Amazigh, près de Tiaret, dans le Sud algérien. Il précise à ce propos :
- « C'est là que je commençai la rédaction de mon ouvrage et que j'en achevai l'Introduction [Al Muqaddima] ; je conçus celle-ci selon un plan original qui me fut inspiré dans la solitude de cette retraite : mon esprit fut pris dans un torrent de mots et d'idées que je laissai décanter et mûrir pour en recueillir la substantifique moelle (Tarif, 142). »
La Muqaddima dépasse le genre introductif C'est pourquoi le titre de Prolégomènes retenu par de Slane reste discutable, même si, pendant longtemps, il a contribué à identifier l'apport khaldûnien à la théorie politique. Dans les analyses que les trois livres nous proposent, Ibn Khaldûn est à la fois politologue, économiste, sociologue, anthropologue, juriste-théologien, mais aussi philosophe de l'histoire et de la culture. Celle-ci est le point fort de son œuvre. Véritable synthèse des savoirs andalous en sciences sociales, sa pensée se nourrit de nombreux enseignements reçus de ses maîtres qu'il a enrichis de sa réflexion et de ses observations personnelles. Nous sommes en présence de 1'œuvre d'un doctrinaire auquel des penseurs contemporains comme Toynbee, par exemple, prêtent un génie de l'histoire. Sans tomber dans un anachronisme académique selon lequel Ibn Khaldûn annoncerait à la fois Marx et Hegel, Comte, Durkheim ou d'autres, il est intéressant d'approfondir la vision du monde khaldûnienne dans sa pertinence actuelle [19]. Tout en relevant les limites que constitue la laïcisation inachevée de sa pensée, en raison de sa foi islamique [p. 20] du XIVe siècle, nous devons apprécier comment ce penseur « culturaliste », pour qui l'appréhension du divin constitue un degré élevé de civilisation, rend compatible religion et raison. Est-il possible de le ranger encore parmi les penseurs « matérialistes », comme le proposent certains membres des milieux fondamentalistes qui veulent le discréditer ?
Du point de vue sociologique, les prescriptions religieuses forment un ensemble de règles, de comportements, que les membres de la communauté reconnaissent. Le Coran, dans cette perspective, est le code de conduite de la cité islamique, sur le plan religieux et non religieux. Jamel Eddine Bencheikh, dans l'Encyclopaedia universalis, note que la religion se situe bien pour Ibn Khaldûn à la dimension de son histoire universelle. Il la considère dans les différents moments du cycle civilisationnel et précise qu'à chaque phase de l'évolution sociale correspond un type de comportement religieux [20].
Mais avec la Révélation mohammadienne apparaît un élément nouveau : la certitude du vrai, puisque la prescription est la parole de Dieu, transmise à son Prophète, qui lui-même l'a communiquée à sa communauté (umma islamique). Encore faut-il que les hommes comprennent le vrai sens de la prescription coranique et des paroles du Prophète (hadîths). Ibn Khaldûn demande une application réfléchie de la prescription religieuse : qu'est-ce que Dieu a bien voulu nous dire dans cette sourate ; qu'est-ce que le Prophète a voulu signifier par tel hadîth ? Nous a-t-on bien transmis ses prescriptions à travers le temps qui a séparé la Révélation (au VIIe siècle) et leur transcription en arabe ?
Être soumis reste un impératif musulman, mais encore faut-il que ce soit au Vrai. C'est la préoccupation fondamentale d'Ibn Khaldûn d'aller en tout domaine vers le vrai. Seuls les savants en sont capables. Rien n'est plus dangereux que les « faux savants », car ils deviennent très vite des « faux prophètes », comme le montre aujourd'hui l'islamisme fondamentaliste. La science du religieux ou celle du profane représente explicitement pour Ibn Khaldûn, nous le [p. 21] verrons, la marque suprême de la civilisation. L'heure des faux prophètes annonce selon lui la décadence.
L'historien musulman déploie un savoir religieux qui lui vient du sunnisme malékite et de l'ash'arisme. Cela le conduit à faire place à la démonstration rationnelle, attitude qui a passablement troublé les traditionalistes bornés qui dominaient alors en Occident arabe, tant à Fès qu'à Tunis. Mais dans un cadre théologique très orthodoxe (où il glisse parfois « sa petite idée personnelle », comme le note justement Nassif Nassar), Ibn Khaldûn demande explicitement une application par tous de la vraie Loi dans l'islam, seule voie du salut individuel et du salut collectif [21]. Les peuples qui n'ont pas entendu le message de la Prophétie, ou qui, après l'avoir entendu, l'ignorent, sont condamnés à sortir de la civilisation et à revenir à leur état de sauvagerie initial. C'est la fin pour eux ! Les exemples, dans l'histoire, sont nombreux.
Ibn Khaldûn inscrit ainsi l'histoire de l'humanité, non dans un temps dont la Prophétie au VIIe siècle serait le point d'orgue (la fin de l'histoire), mais dans une marche vers le progrès ou la régression. De ce point de vue, il propose une vision dialectique du changement : à un moment de son histoire, la civilisation décline, tandis que se manifestent de nouvelles dynamiques civilisationnelles, appelées elles aussi à connaître un jour la décadence. Les forces du changement (tabaddul) écrivent des pages nouvelles de l'histoire à l'instar de l'Empire arabe qui succéda aux Perses et domina le monde pendant sept siècles avant de s'affaiblir avec le temps. Il en fut de même des Turco-mongols, qui purent venir à bout de ce qui restait du califat et de la puissance arabe elle-même (ce fut en 1258 la chute de Bagdad). En réaliste, Ibn Khaldûn dresse ce constat :
- « Le règne des Arabes passa à son tour, avec leur épopée [ayyam] et les premières générations [aslaf] qui avaient forgé leur puissance et fondé leur empire. Le pouvoir passa aux mains d'étrangers non arabes [ajam] comme les Turcs en Orient, les Berbères [Barbar] en Occident, et, avec eux, des nations entières disparurent, des institutions et des usages changèrent. On oublia leur gloire et leur histoire s'effaça (Muq., 43). »
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Il s'agit là d'un mouvement inexorable qui concerne tous les peuples, toutes les civilisations. Histoire en mouvement, donc, où se mélangent la Volonté divine et la dynamique sociale : nous nous trouvons à l'orée d'une discipline historienne au sens moderne du terme. D'autant que, pour la période préislamique, la connaissance des faits est apportée par les livres saints des trois religions monothéistes et les savoirs euroméditerranéens.
Pour la période ouverte par la Prophétie, une autre page de l'histoire s'écrit, marquée par l'essor de nouvelles civilisations, mais aussi par leur disparition. Ici, Ibn Khaldûn emprunte au tarikh arabo-musulman l'essentiel de ses informations, notamment pour l'histoire religieuse. Mais cet emprunt s'arrête aux faits. Car d'un point de vue méthodologique, sa démarche est bien singulière. De la Création au Jugement dernier à venir s'écrit l'histoire des hommes. Il pense en avoir trouvé le cadre de compréhension à partir de sa problématique « des quatre âges des Arabes » exposée dans le livre II des Ibar (Peuples, 137-461). Ces quatre périodes (type concret d'analyse) sont en quelque sorte la matrice sur laquelle les peuples façonnent leur destin, dans une course où les points de départ dépendent de la volonté de Dieu, mais où le déroulement connaît des péripéties qu'introduisent le milieu humain et la nature des choses (Muq., 42). Ibn Khaldûn arrête ainsi sa méthode d'approche du fait civilisationnel. Quels que soient le peuplement, la dynastie, l'État, la principauté, l'Empire ou la communauté tribale qu'il analyse, le cadre d'appréhension reste le même : la naissance, l'adolescence, la maturité et la mort. Ce qui pourrait laisser penser que son analyse relève d'une vision anthropomorphique. Ces quatre âges projettent, finalement, ceux de la vie des hommes.
Ibn Khaldûn dégage cette matrice de son esprit à la fois rationnel et religieux. Si le cycle à quatre temps a la force d'un théorème appliqué à la science sociale et historique, peut-être est-ce parce que la vie de l'homme, des hommes, passe par ces quatre phases. Il est dans le dessein de Dieu que les choses soient ainsi. Là se situe toute l'ambivalence. Comme le note très justement Nassif Nassar, Ibn Khaldûn avance sur beaucoup de points une conception philoso-[p. 23] phique « qui rompt avec la tradition, mais qui reste sur beaucoup d'autres, esclave de cette tradition » [22].
Le théologien se marie avec le savant en sciences rationnelles pour nous faire découvrir des questions nouvelles et toujours actuelles. En effet, avec la théorie des quatre âges, surgit chez Ibn Khaldûn le référent de l'identité humaine et sociale - problème encore très actuel. À quel stade de la civilisation en sommes-nous ? À la veille de son effondrement ou à son apogée ? Ibn Khaldûn fait naître la civilisation arabe aux temps les plus reculés chez ces Arabes du premier âge, qu'il appelle « al Arab al ariba » (expression que Abdesselam Cheddadi traduit par « Arabes arabisants »). Comme à son habitude, Ibn Khaldûn les définit à partir de leur environnement physique, de leurs signes distinctifs, notamment les vêtements, leurs comportements et leur mode de vie. Mais le plus remarquable est que « chez eux, la langue arabe était originelle » (Peuples, 150). Il ne faut pas oublier que c'est en arabe que Dieu a communiqué avec le Prophète. Il fait remonter la première communauté parlant arabe à des temps très anciens :
- « Sache que la première famille des peuples arabes après le Déluge et l'époque de Noë - sur lui la prière - est formée par les premiers Arabes, les Thamud, les Amacélites, les Tasm, les Umaym, les Jurham, les Hadramawt, et ceux qui sont apparentés à ces derniers (Peuples, 140). »
Le deuxième âge des Arabes nous met en présence des « Al Arab al musta'riba » (Peuples, 150). Comme il se doit dans la vision khaldûnienne du changement, les peuples concernés ont pris le pouvoir sur les précédents (Peuples, 152). Au départ, ils ne sont pas Arabes (il les dit ainsi « Arabes arabisés »), « pour la raison que voici : les caractères distinctifs, les emblèmes de l'arabité, leur sont venus de leurs prédécesseurs ; il y a donc eu un changement d'état, dans ce sens qu'ils sont passés d'un état que leur groupe ne connaissait pas avant eux. Ce nouvel état, c'est le fait de parler arabe » (Peuples, 150).
La fin de ce deuxième âge des Arabes arabisés correspond à la période abrahamique. Abraham est le Patriarche qui ouvre le grand changement en se convertissant au monothéisme [23].
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Le troisième âge est celui d'Ismaël et de sa descendance. Selon la prédiction divine, Abraham eut par Ismaël une nombreuse descendance qui fut le fer de lance de l'épopée arabe. Comme le souligne Abdesselam Cheddadi, le troisième âge occupe une large place dans le livre II des Ibar (Peuples, 283). Il commence avec Ismaël, pour se terminer avec la chute de Bagdad et la fin du califat en 1258 [24]. Il couvre donc l'histoire des Quraysh et leur contrôle de la Kaaba, la naissance de l'Envoyé de Dieu ; les difficultés qu'il eut à se faire reconnaître à La Mecque ; les premiers califats ; puis les Omeyyades, auxquels succédèrent les Abassides, dont le sort « fut de disparaître, selon la coutume de Dieu » (Peuples, 421).
L'historien passe alors au quatrième âge, celui des peuples arabes qui ont perdu leur arabité en plongeant dans la décadence et l'état servile. Ce sont les « al Arab al Musta’ Jama ». Les Arabes de cette génération (post-califale) ont eu tendance à se désarabiser. La pureté de la langue parlée est ici le critère de la plus ou moins grande désarabisation (Peuples, 424).
À ceux qui lui reprochent de ne retenir dans son mode d'appréhension de l'histoire prétendue universelle que le peuple arabe, Ibn Khaldûn répond :
- « Si nous avons accordé aux Arabes plus de soin qu'aux autres Nations, c'est à cause du grand nombre de leurs générations et de l'étendue de leur pouvoir (Peuples, 142) ».
Dans l'ensemble, il est assez satisfait de ce que cette grille de lecture de l'histoire lui permet de décrypter. Ceci n'est pas surprenant si l'on tient compte de l'époque où l'auteur écrit (le XIVe siècle) et de son cadre culturel d'appartenance. Jamais le tarikh arabo-musulman n'avait en fait atteint une présentation formelle et substantielle aussi éclairante.
En un temps où la société arabo-musulmane, tant au Maghreb où il vit jusqu'à cinquante ans, qu'en Égypte où il enseigne ensuite dans les institutions religieuses (kanakah), notamment à la mosquée al Azhar au Caire, est fortement sous l'emprise du religieux (ainsi qu'à Jérusalem comme elle l'est encore actuellement), Ibn Khaldûn n'a pas cherché à introduire une pensée « matérialiste » en islam, [p. 25] mais une pensée réaliste et critique : ce qui est fort différent [25]. Son réalisme le conduit à considérer que les hommes sont placés par Dieu dans une alternative entre salut et damnation, selon leur rapport au bien et mal. La voie du bien passe par une totale soumission à la Prophétie. Ce chemin, il est possible aux hommes de le parcourir seuls. Mais cette capacité n'est le privilège que de quelques-uns. Aussi est-il plus sage de prendre un guide, en particulier un savant en science religieuse (naqli) qui permet de mieux se conformer aux prescriptions du Livre, pas toujours faciles à comprendre pour le commun [26].
Dans la cosmogonie khaldûnienne, tout est dans l'Unité et se trouve ramené à Dieu. L'historien musulman affirme :
- « Du monde minéral au monde des hommes, au monde divin, tout est dans un acte créateur unique (Muq., 685). »
Il écrit encore :
- « Au-dessus de l'univers de l'Homme se trouve le monde spirituel. On en déduit l'existence de l'influence qu'il exerce sur nous, en nous inspirant la perception et la volonté. Les essences de ce monde spirituel sont perception pure et intellect absolu : c'est le monde des Anges (Muq., 685). »
La relation entre le monde des hommes et le monde divin est assurée par les prophètes, qui seuls peuvent par observation directe (Shabada) voir sans risque d'erreur ou de fausse interprétation les choses cachées. La vérité est ici de caractère essentiel (Muq., 685).
Quand Ibn Khaldûn aborde la sphère du divin, Dieu apparaît dans sa toute Puissance et son Essence unifiante :
- « Or la Puissance divine est celle qui embrasse tout, sans restriction. C'est elle qui s'est répandue en toutes choses, générales ou particulières, qui les renferme et les comprend dans tous leurs aspects d'apparition comme d'occultation, de forme comme de matière. En somme, tout est un [al kullu wâhid], c'est-à-dire que tout revient à l'Unité de l'Essence divine, laquelle est, en fait, une et simple (Muq., 782). »
La Prophétie est alors le passage obligé pour qui veut son salut. Mais elle ne saurait libérer les hommes de tout effort pour comprendre ce que Dieu demande à ses créa-[p. 26] tures. Il faut avoir sans cesse son esprit éveillé pour établir, dans l'ensemble des comportements, tant religieux que profanes, ce que Dieu ne censurera pas, au jour du Jugement dernier.
De là la nécessité d'un examen critique lequel ne relève pas d'une « rupture de la soumission », mais de sa meilleure interprétation. Car, si le croyant doit être soumis, encore faut-il que ce soit au vrai, qui seul conduit à Dieu. Ibn Khaldûn pense que seul le raisonnement critique permet d'établir le vrai. Son insistance à le rappeler est justifiée par l'enjeu que représente le salut ou la damnation. Et les savants sont ici principalement interpellés, car leur mission est de conduire au vrai. Ce faisant, il place le raisonnement au cœur du dispositif méthodologique du savoir profane et religieux. C'est à des hommes capables de rationaliser le réel, mais aussi leur vie spirituelle, qu'il fait appel. En cela, sa pensée recoupe, par certains aspects, la philosophie des Lumières en Europe, où l'homme, guidé par la raison, se dirige vers le progrès matériel et spirituel [27]. Mais, ne l'oublions pas, Ibn Khaldûn écrit deux siècles avant le basculement du monde européen dans les temps modernes. Sa pensée reste sous l'emprise du religieux. Il est remarquable que dans un milieu maghrébin ou oriental, où la position des théologiens conservateurs était très forte, tout en restant orthodoxe, il place la raison comme clé de la quête du Vrai [28]. Il est essentiel, écrit-il, que le Vrai écarte le faux et que le savoir s'impose à l'ignorance. Le plus souvent, cette dernière s'accouple avec le mal, tandis que la recherche scientifique et théologique conduit au Vrai, donc au Bien et au salut. Dans une de ces phrases limpides dont il a le secret, il avance « qu'il faut combattre le démon du mensonge avec la lumière de la raison » (Muq., 6).
Mais en posant la question du vrai en tous domaines, Ibn Khaldûn est amené à réfléchir sur la méthodologie de la connaissance. Il met au premier rang l'observation. Il note comment vivent les personnes, les communautés humaines de son temps, et en dégage un certain nombre d'idées qui tirent leur pertinence du rapport qu'elles établissent avec la réalité des hommes vivant en société. C'est pourquoi, tel Ibn Battûta, son contemporain, ou Léon l'Africain au [p. 27] XVIe siècle, il aima beaucoup voyager. Ibn Khaldûn a les qualités d'un observateur de terrain et, à ce titre, peut prétendre à l'écriture sur le cadre de l’umrân, c'est-à-dire la politique, très présente dans la Muqaddima.
Nous sommes en présence d'un chercheur qui compte sur l'aide des autres pour parfaire ses analyses, non sans avoir, au préalable, soumis leurs propositions à une approche critique dont l'instrument de mesure reste la raison. Pour lui, on ne saurait tenir pour vrai un récit que la raison condamne. D'où l'intérêt qu'il porte à l'histoire (tarikh) qu'il veut débarrasser d'invraisemblances, d'erreurs et de mensonges, très présents dans les écrits des historiens de son époque et des temps anciens ; et ceci, quelle que soit l'autorité du penseur dans la chaîne des connaissances [29].
Au-delà de l'histoire et de la politique, c'est à l'ensemble des disciplines de la connaissance qu'Ibn Khaldûn s'intéresse. Il est juriste et mathématicien, les deux compétences étant nécessaires pour être juge des conflits au sein de la communauté. Il a pu ainsi, nous le verrons en détail, être investi des fonctions de grand cadi malékite au Caire, à différentes reprises. Maître en science de la tradition (Coran, hadîth), il l'est aussi dans les sciences rationnelles, la grammaire et la logique en particulier. Mais il parle avec pertinence sur l'économie, la philosophie et les sciences de l'éducation.
En tous ces domaines, sa vie durant, Ibn Khaldûn parfait ses connaissances et met en valeur, ce faisant, un savoir encyclopédique. La richesse de ses analyses, tant sur le plan du contenu que de la rigueur méthodologique, vient de sa maîtrise d'un très large éventail de disciplines. Il peut parler de droit, de politique, d'économie, de philosophie, faire des ouvertures vers la psychologie, la sociologie, l'anthropologie (au sens moderne du terme, tout anachronisme mis entre parenthèses). Cette capacité à maîtriser de nombreux savoirs et à les mettre en relation, fait en définitive d'Ibn Khaldûn un penseur de la globalité.
Il est évident que rien ne remplace la lecture de l'œuvre. Mais à l'époque où nous vivons, où la vitesse prend le pas sur la lecture approfondie, il est important de dégager une analyse centrée sur l'essentiel.
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Il faut en premier lieu mettre en relation les trois livres qui forment l'œuvre. Trop souvent, les analyses suggérées ne reposent que sur un seul d'entre eux, n'offrant alors qu'une vision partielle et partiale de l'auteur. Tel est l'objet de notre premier chapitre qui pose la question de la place de la Muqaddima, et, par extension, celle de son articulation avec les autres composantes des Ibar.
Il faut ensuite prêter une grande attention à l'histoire du Maghreb, telle que l'a conçue Ibn Khaldûn. Il est évident que son écriture du tarikh est vraiment novatrice. Il ne nous semble pas que l'on puisse se poser la question du pourquoi en ce domaine. Aucune recherche n'avait investi avant lui le champ de l'histoire maghrébine, du VIIIe au XIVe siècle. Pour rendre cette histoire compréhensible, l'auteur des Ibar avance des concepts nouveaux, une méthodologie inédite, ainsi que des centres d'intérêt résolument fixés sur le politique. Nous examinerons ces problèmes dans un second chapitre.
Puis nous ferons état de l'itinéraire politique d'Ibn Khaldûn dans son siècle. Une approche un peu exagérée de son activité en a fait souvent un condottiere porté à tuer père et mère pour satisfaire sa passion du pouvoir. La réalité apparaît toute autre. Les condottieres, à cette époque, c'étaient plutôt les princes qu'il eut à servir, tels Abû Inan et Abû Salim à Fès, Abû Abd Allah à Bejïa, Abû Hammu à Tlemcen. Notre historien risqua, dans les sphères du pouvoir où il était impliqué, les menaces, la détention ou l'assassinat. Son souhait, vers la quarantaine, fut de quitter la politique et de trouver un endroit où rédiger son œuvre. Cela se fit, entre 1375 et 1379, à Ibn Salama.
Le temps d'apporter les dernières corrections, à partir de l'information qu'il put trouver à Tunis où il se repositionna, il partit alors en pèlerinage en 1382 et, en chemin, s'arrêta au Caire où il se fixa et termina sa vie. Cette période fut riche en expériences, mais le sort s'acharna sur lui. Le quatrième chapitre s'interroge sur ce que représenta la période égyptienne pour la maturation de ses idées. Le Kitab al Ibar resta dans ses préoccupations jusqu'à la fin de ses jours, et, pour nous donner un éclairage particulier, il enri-[p. 29] chit sa biographie qui devint un livre à part entière.
On ne peut aujourd'hui aller à la découverte de l'oeuvre sans prendre en considération, au préalable, les très nombreuses études parues depuis sa découverte, au début du XIXe siècle. Notre souci a été de clarifier dans un cinquième chapitre les différentes lectures qui ont été tentées des Ibar sur presque deux siècles.
Enfin, l'ordre immuable de la société islamique termine, dans un dernier chapitre, notre approche de la pensée khaldûnienne, pour laquelle tout, dans le long terme, n'est finalement qu'un perpétuel recommencement. Telles des vagues qui se forment dans le lointain océan et viennent se briser sur le rivage, les civilisations naissent et meurent. Leur succession donne à l'histoire universelle la dimension d'un déjà vu que l'historien constate sans plus de commentaire. Manière troublante de nous interpeller !
La pensée des grands doctrinaires de la philosophie et de l'histoire des idées politiques demande à être revisitée régulièrement. Les derniers colloques sur Ibn Khaldûn datent des années soixante-dix et quatre-vingt [30]. Son analyse des sociétés, au-delà de son épistémè historique, est-elle susceptible de rebondir aujourd'hui ? La lecture de l'œuvre khaldûnienne permet de mieux comprendre le politique dans le monde arabe, celui des sociétés tribales islamisées de l'aire précoloniale, mais aussi, en raison des redondances de l'histoire et de la spécificité de l'arabité, celui de la modernité.
La guerre civile dans les Balkans, les conflits au Maghreb et au Moyen-Orient, l'émergence mondiale de la violence fondamentaliste et du défi terroriste, la confrontation entre orthodoxie traditionaliste, modernité laïque et humanisme dans l'islam, les répercussions de la guerre de la coalition américano-britannique contre l'Irak en mars 2003, sans parler de la fragilité économique de la plupart des pays arabes, de l'état problématique de leur développement social, éducationnel et culturel, de la façon dont certains régimes bafouent les droits de l'homme et de la femme, tous ces faits, et beaucoup d'autres encore, liés aux retombées de la colonisation, puis de la décolonisation, comme de la mondialisation actuelle, nous rappellent le [p. 30] devoir de défendre une certaine conception de la science historique et de la recherche de la vérité en matière politique, qu'Ibn Khaldûn a incarnée en son temps.
La redécouverte de cet historien islamique doit éviter cependant toute récupération abstraite à l'occidentale, voire « néocoloniale ». Elle ne sera efficace que dans une confrontation scientifique avec les chercheurs du monde oriental qui ont renouvelé l'analyse de l'intérieur. Ce dialogue constitue en tout cas un enjeu intellectuel important au moment où l'Europe retrouve une partie de ses racines en s'ouvrant vers le « Sud », et où l'ancien monde romanisé puis arabisé, d'Alexandrie jusqu'à Tolède, Narbonne, Toulouse ou Poitiers, attend une politique « euroméditerranéenne » de la part du « Nord ».
Souhaitons que cette étude, menée par nous tant dans le monde arabe qu'en France, en suscite d'autres et encourage la connaissance directe du texte khaldûnien par un large public, en particulier dans le contexte de la commémoration du six centième anniversaire de la mort d'Ibn Khaldûn au Caire, en 1406.
[1] Le titre en entier est Kitab al Ibar wa diwan al mubtada wa l Khabar idi ayyam l Arab wa l-Adjm wa l Berber, wa men asarahim lmin dhawi as sultan al akbar, ou Livre des exemples. Origine et histoire des nations du monde arabe et des peuples étrangers. De l'histoire des Berbères et des grandes dynasties qui leur sont contemporaines (in Les Prolégomènes d'Ibn Khaldûn, traduits en français et commentés par M. de Slane, Paris, Paul Geuthner, 1934, t. 1, p. 11). Face à un titre aussi long, les traducteurs l'ont abrégé dans une version assez littérale chez Abdesselam Cheddadi : Le Livre des exemples, Paris, La Pléiade, Gallimard, 2002, t. 1, 1559 p (t. 2 annoncé) ; ou Discours sur l'Histoire universelle, Al Muqaddima, Thesaurus chez Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 1997, 1132 p.
[2] Pour écrire cette « histoire-monde », qui était son projet, Ibn Khaldûn comptait beaucoup sur l'Orient où il séjourne dans la seconde partie de sa vie (1382-1406). Mais, fixé au Caire, pour des raisons à la fois matérielles et professionnelles, il ne peut guère voyager ni jouir d'un statut qui lui aurait permis d'aller plus avant dans sa recherche.
[3] Cf. Yves Lacoste, Ibn Khaldûn. Naissance de l'Histoire, passé du tiers-monde, Paris, La Découverte, Syros, 1998, 267 p.
[4] Le propos d'Ibn Khaldûn est placé en exergue du Tome I de Peuples et nations du monde, par Abdesselam Cheddadi. La phrase exacte est : « plus d’un trait distingue les hommes les uns des autres ; il n'en est pas moins vrai qu'ils sont tous des fils d'Adam », in Ibn Khaldûn, Peuples et nations du monde, Extraits des Ibar, traduit de l'arabe et présenté par Abdesselam Cheddadi, Paris, Sindbad, 1re éd. 1986, Actes Sud, 1995, t. 1, 266 p. ; t. 2, 403 p.
[5] Sur le statut de l'histoire en culture arabo-musulmane, cf. Abdallah Laroui, Islam et Histoire, chaire de l'IMA, Paris, Albin Michel, 1999, 165 p.
[6] Sur le lieu où Ibn Khaldûn écrivit, entre 1374 et 1378, la version définitive du Kitab al Ibar, cf. Jacques Berque, « Ibn Khaldûn et les Bédouins », in Maghreb, Histoire et Sociétés, Paris, SNED Duculot, 1974, p. 48-64.
[7] Chez Ibn Khaldûn, ces forces vives viennent de l’umrân al badawî (la société nomade) où se sont conservées les valeurs nobles, positives, et en particulier l’‘asabiyya, qui donne au combattant envie d'en découdre avec courage. Tandis que dans la société sédentaire et urbaine, la bassesse de comportement a fait place à la noblesse. Plus personne n'entend se battre pour la dynastie en place, qui sombre progressivement, faute de combattants pour la défendre. Dans la société nomade, qui part à la conquête du pouvoir, se manifestent comme premières formes politiques, le wazi (pouvoir personnalisé), le mulk (pouvoir royal institutionnalisé), le jâh (pouvoir de classe) et le sultân (pouvoir administratif et gouvernemental).
[8] Ibn Khaldûn, Discours sur l'Histoire universelle, Al-Muqaddima, traduit, présenté et annoté par Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 3 vol., 1re édition, 1967 (2e édition de 1997 utilisée en référence Muq. dans notre développement). La traduction en anglais de Franz Rosenthal a pour titre, Al-Muqaddima, an Introduction to History, Princeton, Princeton University Press, 3 vol., 1958, réédition en 1967.
[9] Ibn Khaldûn, Peuples et nations du monde, op. cit. (notre référence Peuples, dans les développements qui suivent).
[10] Ibn Khaldûn, Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale, traduit de l'arabe par le baron de Slane, Paris, Paul Geuthner, 1999 ; t. 1, Des Arabes mostadjem aux princes aghlabides, 452 p. ; t. 2, Les Dynasties ziride, hammadite, almohade, hafside et autres chefs indépendants, 605 p. ; t. 3, La Dynastie hafside, les Beni Ahd el Ouad, 507 p. ; t. 4, Les Beni Merîn, Table géographique, Index général, 628 p.
On doit à de Slane la traduction de la Muqaddima qui a longtemps fait autorité sous le titre Les Prolégomènes d'Ibn Khaldûn. La réédition de 1934 est en trois volumes, Les Prolégomènes d'Ibn Khaldûn, traduits en français et commentés par de Slane, préface de Gaston Bouthoul, Paris, Paul Geuthner, 1934, t. 1, 486 p., t. 2, 493 p., t. 3, 573 p.
[11] Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, I, Autobiographie, Muqaddima, texte traduit, présenté et annoté par Abdesselam Cheddadi, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, 1559 p.
Sous forme de morceaux choisis, précédés de longs commentaires, on peut retenir, en français, trois ouvrages :
- Ibn Khaldûn, Les Textes sociologiques de la Muqaddima, 1375-1379, classés, traduits et annotés par Georges-Henri Bousquet, Paris, Marcel Rivière, 1965, 186 p.
- Georges Labica et Jamel Eddine Bencheikh, Le Rationalisme d'Ibn Khaldûn, Alger, Hachette, 1965, 207 p.
- Georges Surdon et Léon Bercher, Recueil de textes de sociologie et de droit public musulman contenus dans les Prolégomènes d'Ibn Khaldûn, choisis et traduits, texte arabe et traduction française en correspondance, Alger, Imprimerie officielle, 195 1.
On peut consulter, en anglais :
- Charles Issawi, An Arab Philosophy of History, Selection of the Prolegomena of Ibn Khaldûn of Tunis (1332-1406), traduit et arrangé, Princeton, N. J., The Darwin Press, 1987, 191 p.
[12] Ahmed Abdesselem, Ibn Khaldûn et ses lecteurs, préface d'André Miquel, Paris, Collège de France, Essais et Conférences, PUF, 1983, 197 p.
[13] Yves Lacoste, Ibn Khaldûn. Naissance de l'Histoire, passé du tiers-monde, op. cit.
[14] Walter J. Fischel, Ibn Khaldûn in Egypt, His Public Functions and his Historical Research. A Study in Islamic Historiography, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1967, 233 p.
[15] Cette autobiographie est traduite par de Slane au XIXe siècle et a servi de référence à de nombreux travaux. Mais la traduction a été réalisée à partir d'une version arabe qui n'est pas des meilleures. Aujourd'hui, nous disposons de la version arabe mise au point en 1951 par Mohammed Ibn Tâwit al Tanji. Elle est considérée comme la plus fidèle à l'original et c'est à partir d'elle que Abdesselam Cheddadi a traduit en français le Tarif : Ibn Khaldûn, Le Voyage d'Occident et d'Orient, autobiographie, présenté et traduit de l'arabe par Abdesselam Cheddadi, Paris, Sindbad, 1re édition, 1980 ; 2e édition, Actes Sud, 1995, 318 p. (Notre référence Tarif dans les développements qui suivent).
[16] In de Slane, Les Prolégomènes d'Ibn Khaldûn, op. cit., p. XCIV.
[17] Ibn Khaldûn, La Voie et la Loi, ou le Maître et le Juriste, (Shifa al Sâ'il li tandhib al masa'il), traduit de l'arabe, présenté et annoté par René Pérez, Paris, Sindbad, 1991, 308 p.
[18] L’ash'arisme est une école de théologie qui cherche à concilier foi (kalam) et raison (falsafiyya). Al-Ash'arî (874-935), son fondateur, prône un juste milieu en tout (iqtisâd). Parmi ses disciples, Al Râzi, dans une démarche très personnelle, puise dans les différents courants théologiques. C'est un esprit profondément religieux, mais qui tient à rester libre de son jugement. Ibn Khaldûn est assez proche de cette attitude dans son rapport tant aux savoirs religieux que profanes.
[19] Cf. L'argumentation de Robert W. Cox, in James N. Rosenau et Ernst Otto Czempiel (édit.), Government without Government : Order and Change in World Politics, New York, Cambridge University Press, 1992, p. 132-159 : « Toward a post hegemonic conceptualisation of world order : reflexions on the relevancy of Ibn Khaldûn ».
[20] Encyclopaedia universalis, article Ibn Khaldûn, Jamel Eddine Bencheikh, p. 700-701.
[21] Nassif Nassar, La Pensée réaliste d'Ibn Khaldûn, PUF, p. 20.
[23] Abraham, reconnu comme ancêtre commun par les trois religions du Livre, reçut la Révélation de Dieu en Mésopotamie, où il faisait paître ses troupeaux. Alors qu'il désespérait d'avoir un fils de sa femme Sarah, tout juste centenaire, il s'était rapproché de la servante Agar et en eut, divine surprise, un de chacune, Isaac et Ismaël, car Dieu avait prévu que les choses soient ainsi.
Pour éprouver Abraham dans sa foi, il demanda le sacrifice d'Isaac, fils de Sarah, ou d'Ismaël, c'est selon. Et c'est au moment où Abraham porte son couteau sur le cou de son fils docile que Dieu retient sa main et lui dit : un bélier, ça me suffit.
En commémoration de cet événement mythique qui remonte à deux mille ans, dans le monde islamique, chaque famille est tenue, le jour de l'Aïd, de sacrifier un mouton ; et plus il est gros, mieux c'est, avec ceci qu'il doit être en bonne santé. C'est pourquoi il est recommande de l'acheter quelque temps avant, de bien le nourrir, de s'assurer de son état. Dans une similitude avec le geste abrahamique, c'est au père de famille qu'incombe le rituel du sacrifice.
[24] Sur l'instance de Sarah, mère d'Isaac, Abraham avait dû se séparer de la servante Agar et de son fils Ismaël ; la cohabitation posant problème, apparemment à l'ensemble des parties concernées. Agar, avec son fils, se retrouvèrent dans le désert, au bord de l'épuisement. Alors un ange apparut, indiquant à la mère une source. Adopté par une tribu arabe avoisinante, Ismaël contribua, selon la Tradition, à la construction des sites religieux de La Mecque.
[25] Cf. Nassif Nassar, La Pensée réaliste d'Ibn Khaldûn, op. cit.
[26] De la même façon, les communautés humaines ne peuvent sortir de leur état primitif et sauvage, que si s'affirme, en leur sein, l'obéissance à un chef fédérateur (wazi), annonciateur du pouvoir royal (mulk). À défaut, elles restent dans leur anarchie et sauvagerie. Pour assurer le salut collectif, il faut un chef vertueux, qui soit lui-même respectueux des prescriptions du Coran. La « umma islâmiyya » a alors l'espoir que Dieu la récompense, comme il l'a promis à Abraham : croître en nombre et connaître la gloire pour toute sa descendance.
[27] On peut dire alors qu'au message assez pessimiste de la pensée occidentale contemporaine, où l'histoire est chaos, tragédie ou absurdité, le message khaldûnien est optimiste, car Dieu laisse à ses créatures toutes libertés pour trouver le chemin qui leur permettra de le rejoindre. Il leur a donné pour guide la raison. Ensuite, Il lui est apparu bon de donner une Loi, par les Prophètes qui se sont succédé et la plus parfaite par le Prophète Muhammad (Mahomet). Guidés par la raison, appliquée à la Prophétie, les hommes dans 1'umrân en marche (la société) feront le bon choix. « Mais de toute façon, Dieu seul jugera », dit l'auteur des Ibar.
[28] Mais ne nous trompons pas : Ibn Khaldûn, même s'il construit un trait d'union (ittisal) entre la sphère du divin et la sphère de l'humain, ne donne pas aux hommes capacité par la raison à connaître l'Intellect actif, c'est-à-dire le monde de Dieu. C'est pourquoi il rejette la falâsifa, la philosophie aristotélicienne qu'il connaît par Averroès (Muq., p. 904-913).
[29] En histoire, dit-il, al-Mas'ûdi est un grand savant. Mais ce n'est pas pour autant que l'on ne trouve pas dans son œuvre des erreurs. À chacun de raisonner et de déceler le faux. Et il prend deux exemples, l'armée des Israélites au temps de Moïse (Muq., 12), ou les monstres marins à Alexandrie, au temps d'Alexandre (Muq., 57).
[30] Pour les colloques en langue française, cf. notre bibliographie.
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