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Préface
IBN KHALDÛN,
L'EUROMÉDITERRANÉEN
Jean-Louis Martres
Professeur de science politique
à l'Université Montesquieu de Bordeaux
« Oh ! Dieu, qu'Il vous plaise de détruire les Juifs, les Infidèles et tous ceux qui les soutiennent » : ainsi se terminait le prêche récent d’un imam wahhabite après avoir condamné le terrorisme pendant son sermon !
Le monde s'enflamme, qui pousse certains musulmans vers un extrémisme sectaire menant à des attentats suicides et à des actes quotidiens de violence, voire à la possession d'un arsenal nucléaire utilisable à mauvais escient.
À l'assaut du 11 septembre 2001, répondent les guerres menées par une coalition occidentale contre les Talibans, les Afghans et la dictature irakienne. Sont-ce les prémisses de ce « choc des civilisations » annoncé par Huntington, et le début d'un troisième conflit mondial ? La médiatisation extrême des agressions islamistes et la profondeur de la blessure américaine confortent tous ceux qui, en Europe ou ailleurs, commencent à redouter la présence de musulmans sur leur sol. En France, l'étrange guérilla du foulard a désarçonné les valeurs laïques et décontenancé les esprits partagés entre le désir d'intégration et l'acceptation d'un pluralisme des opinions tout aussi souhaitable.
Faut-il expliquer cette tension brutale en faisant appel à une logique historique du long terme qui obligerait à des crues centennales submergeant tour à tour l'un ou l'autre côté de la Méditerranée ? Lorsque les rois catholiques desserrent l'étreinte des Maures en reconquérant Grenade, l'islam vaincu se replie et reprend son souffle, avant que, de nouveau, les armées ottomanes viennent battre les murailles de Vienne. Puis, à leur tour, les puissances européennes se partageront l'Empire de la Sublime Porte et, [p. 8] une à une, soumettront et coloniseront les terres arabes. Le temps est-il venu pour que l'Occident, repu et suffisant, passe sous le contrôle d'une déferlante intégriste ?
Car les masses musulmanes, lasses de l'humiliation et recouvrant peu à peu force démographique et économique, sont peut-être sur le point de céder à des mouvements convulsifs afin à la fois de refuser une culture occidentale permissive et de tenter de la rejeter, vengeant ainsi les hontes du passé. L'étendard de ceux qui se présentent comme les soldats du djihad va-t-il étendre son ombre sur une civilisation contestée et la forcer à se défendre ou à abdiquer devant la foi du Prophète ? Devons-nous accepter cette image d'un musulman violent, maintenant substituée à celle, passive ou résignée, de l'Arabe fataliste rapportée jadis par les colonisateurs ?
D'autres, plus pessimistes encore, redoutent que l'aspiration théocratique actuelle date les mentalités musulmanes de l'époque médiévale, anachronisme insurmontable et incompréhensible pour les sociétés industrielles modernes. L'idée d’un temps décalé entre islam et christianisme a connu de beaux jours au XIXe siècle. Elle se trouve périodiquement réactivée, sans pour autant convaincre. D'ailleurs si cette thèse était vraie, la faute en reviendrait à l'abolition du califat qui a ouvert la porte à des aventuriers désireux de confondre l’umma avec l'empire dont ils porteraient les insignes symboliques.
L'interprétation macropolitique peut encore trouver une source d'inspiration en se référant à l'analyse idéologique des thèses fondamentalistes. On pourrait prétendre là que l'islam, au-delà de ses balbutiements démocratiques, a subi la contagion d'un manichéisme radical qui s'est manifesté à plusieurs reprises en Occident sous la forme soit du marxisme, soit du nazisme, soit du nationalisme. La contiguïté et le mélange des deux cultures, accentués par la rapidité des communications, rendraient compte de la métamorphose du shi'isme. Traditionnellement éloigné du pouvoir, désormais celui-ci en revendique mentalement la pleine possession. Cette thèse aurait [p. 9] besoin sans doute d'être approfondie, mais elle a le mérite de souligner à quel point la culture islamique reste marquée par le contact avec la pensée européenne. Elle expliquerait aussi pourquoi les Américains cherchent à détruire les seuls émetteurs pervers d’une foi dénaturée.
Cependant, la séduction de ces grandes synthèses ne les excuse pas de leur imprécision. Bien plus, elles font œuvre de mort car elles encouragent l'agressivité en réponse à la crainte qu'elles provoquent. À trop écouter ces voix qui semblent en mesure de prédire l'avenir, on finira par leur obéir et préférer la guerre aux rencontres pacifiques. Ce serait un terrible engrenage dont aucun des protagonistes ne sortirait vainqueur, même si d’un point de vue cynique nous espérions trouver dans la guerre le moyen d'éponger les surplus démographiques de ces pays prolifiques, submergés par leur jeunesse. Ce serait aussi la voie de la facilité à laquelle de bonnes âmes éprises de simplisme et de solutions jusqu'au boutistes se rallieraient sans difficulté dans des pays inquiets de cette menace obscure et imprévisible que représente le terrorisme.
Il existe d'autres chemins, heureusement, mais le temps presse de les emprunter avant que les faucons ne prennent leur triste envol. La démarche la plus sensée passe par une diplomatie culturelle qui mettrait au premier plan la connaissance de l'Autre avant de s'interroger sur la meilleure façon de le tuer. Or ces lumières heureuses viennent en partie de l'islam lui-même, qui, depuis longtemps, envoie de nombreux signaux de tolérance et de paix. Nous les laissons clignoter sans les voir.
Claude Horrut, en nous présentant Ibn Khaldûn, historien « euroméditerranéen » du XIVe siècle, a choisi ce chemin de l'intelligence et du cœur qui suspend tout jugement au progrès de la connaissance mutuelle, à la fois par sympathie envers les populations du Maghreb et grâce à sa proximité d'avec les ressorts culturels des peuples aimables et raffinés qui le composent. Sa réflexion sur Ibn Khaldûn vient de loin et elle arrive surtout à propos pour faire entendre des messages que nous ne savons plus écouter. Son travail encourage à penser différemment l'islam et [p. 10] à privilégier ces tendances subtiles que des gouvernants ignares ou des théologiens sectaires cherchent depuis des siècles à étouffer. Le paradoxe tient à ce qu'Ibn Khaldûn est revenu à la vie par la critique scientifique occidentale qui l'a redécouvert après quatre siècles d'oubli (en France, Yves Lacoste et Jean-Paul Charnay ont été des « inventeurs » en la matière). Juste retour des choses puisque nous participons d'une même culture. Les Arabes, en effet, nous ont transmis une partie du legs aristotélicien au cours de ce dialogue qui a constamment uni les deux rives de la Méditerranée, malgré le fracas des armes.
Avant de ressusciter, Ibn Khaldûn est mort plusieurs fois, son message a été occulté au même titre que celui d'Averroès et pour le même motif : la peur de la raison critique. Son œuvre ne peut être comprise sans faire référence au Discours critique du grand cadi de Cordoue, admirable fatwah où se révèlent l'habileté dialectique du juriste et l'ouverture d'esprit d'un savant qui enseignait la nécessité de l'accumulation des connaissances, trésor de l'humanité infiniment plus précieux que la survie des empires. Averroès prit bien garde de préciser, lui, autorité religieuse incontestable, que cela n'allait pas à l'encontre de la religion, mais au contraire accomplissait les volontés de Dieu qui a fait de l'homme le serviteur de la rationalité du monde et de sa Raison suprême.
De même, en toute fidélité à la falasiyya, sans perdre de vue la sunna du Prophète, Ibn Khaldûn va faire porter son effort d'abord sur la méthode afin d'atteindre le fait brut, puis sur l'esquisse d'une histoire qu'il souhaite universelle et comparative. Le changement le fascine et la chute des dynasties finit par lui paraître comme un écran dissimulant l'essentiel : le progrès du savoir.
Claude Horrut a tout à fait raison de nous le montrer à la fois dans sa dimension de philosophe et dans celle de politologue à la recherche de valeurs permanentes, inquiet des régressions perturbant les avancées de l'humanité. Pour ce faire, il a très justement classé et écarté les interprétations antérieures, même pionnières, pour puiser directement dans le texte khaldûnien. « Quand il décrit les phénomènes du pouvoir, versatiles, violents, inquiétants, [p. 11] Ibn Khaldûn reste un historien de la distance au-delà de sa soumission obligée à la logique des docteurs de la loi comme à celle des sultans, des dynasties ou des vizirs de son temps. Disciple là d'Aristote... » (p. 174). Claude Horrut fait briller toutes les facettes de cette œuvre considérable qui embrasse religion, histoire, sociologie, pédagogie. Pour cette raison, celle-ci appartient au patrimoine commun de notre culture, voisine de celle de l'islam.
Mais Ibn Khaldûn peut-il encore jouer un rôle ? Bien sûr, il reflète tous les problèmes de son temps, la fin de l'Empire arabe, la gloire aussi prompte que la déchéance des royaumes, et, comme en Europe, il participe au grand débat entre foi et raison - dont il donne une solution très proche de celle de Saint Augustin : la foi précède la raison, ce qui est finalement une exigence de la raison !
Un danger ne nous guetterait-il pas, celui de vouloir à tout prix faire de cet auteur, enfermé dans la théologie malékite, un de ces habitants éminents des « Andalousies » que nous sommes en train de mythifier : jardins de l'art et de la concorde, où devisaient paisiblement juifs, chrétiens et musulmans afin d'instruire le sultan ? Avons-nous vraiment intérêt à recomposer le passé, à le parer de couleurs que nous voudrions voir porter au présent ? Tentation poétique, voire naïve, qui n'échappe pas à la loi des mirages en s'éloignant au fur et à mesure de l'approche sans être sûr que ce chatoyant paradis ait quelque chance d'influencer les conduites de nos contemporains. Ce divertissement intellectuel plaît à une élite, mais peut-il convaincre des fanatiques ? Le remède est-il à la hauteur du mal ?
La leçon d'Ibn Khaldûn est plus longue et tout le mérite revient à Claude Horrut de l'avoir parfaitement souligné. D'abord il nous rappelle que les pôles de valeur d'une culture leur sont spécifiques et que les mots pour les désigner ne se coulent pas aisément dans notre vocabulaire. La compréhension de l'Autre musulman, de sa société, passe par l'acceptation de ses propres mots, sans chercher à leur donner une traduction : tel est le cas de « l’‘asabiyya », dont il faut décrire tous les sens avant de comprendre son rôle de charpente de la société islamique, ce concept pouvant expliquer le fonctionnement du monde [p. 12] arabe d'aujourd'hui, ses solidarités tribales, son sens de l'honneur, sa violence réactive aussi. En dressant un portrait compréhensif de ses structures sociales, Ibn Khaldûn ouvre une voie « sociologique » non périmée. Mais est-ce là tout son mérite ?
Ce savant aventureux peut-il dépasser le XIVe siècle qui semble le retenir dans la poussière de cette époque obscure ? En fait le vrai débat se révèle ici. Il n'y a pas de « modernité », quoi qu'en pensent les doctrinaires qui croient avoir inventé un nouvel univers au moment où naissait la philosophie des Lumières. Nous avons retourné le monde théologique, inversé ses valeurs, sans comprendre que nos propres idées ne sont que le reflet déformé d'une culture engloutie et occultée. Car le combat entre foi et raison est toujours de saison ; faute d'une distance sceptique vis-à-vis de nos valeurs contemporaines, faute de cette ironie jubilatoire qui sème le doute parmi les tenants des certitudes, la crédulité anesthésiante l'emportera sur l'intelligence. Or Ibn Khaldûn appartient à cette famille d'intellectuels qui veut aller plus loin, dépasser les bornes, décider si le monde est clos par une prophétie ou si l'incessante métamorphose va se poursuivre. Guetteur, scrutateur du haut des remparts de la foi islamique, il examine l'horizon. Il y découvre la flamme et la cendre du pouvoir. À cette occasion, il nous délivre un message de sagesse et de raison : essayer de comprendre l'emportera toujours sur la vanité des conquêtes.
C'est en suivant Claude Horrut dans sa quête que nous pourrons sentir à nouveau les parfums des jardins de l'Alhambra, écouter le récit du conteur se mêler au murmure des fontaines, célébrer l'Arabie heureuse, dépasser les stratagèmes et la violence des méchants, renverser les murailles de sottises que les ignorants, qui sont « de tous les temps », eux aussi, s'acharnent à construire.
Jean-Louis Martres
Professeur de science politique
à l'Université Montesquieu de Bordeaux
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