[35]
Annie Hubert † [1941- 2010]
et Joëlle Robert-Lamblin
G.S. « Virus Cancer Prévention », CNRS ISD, 75006 Paris
et Centre de Recherches Anthropologiques, Musée de l'Homme, Paris.
“Apport de l'anthropologie
aux enquêtes épidémiologiques :
le cas du cancer du rhino-pharynx.”
Un article publié dans la revue Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, XIV° Série, tome 5, fascicule 1-2, 1988. pp. 35-45.”
- Abstract / Résumé
- I. Introduction
- II. Méthodologie
- III. Résultats
- IV. Conclusion
- Bibliographie
- Tableau I. Présence de Nitrosamines volatiles (VNA) dans les spécimens alimentaires
- Tableau II. Présence d'activateurs de l'EBV-EA dans les spécimens alimentaires
- Tableau III. Présence de génotoxines dans les spécimens alimentaires
ABSTRACT
ANTHROPOLOGY AND EPIDEMIOLOGY :
THE CASE OF NASOPHARYNGEAL CANCER.
Nasopharyngeal carcinoma (NPC) has a high incidence among North Africans, Eskimos and Southern Chinese. Searching for possible environmental factors related to the aetiology of this tumor, anthropological pilot studies have been carried out among these three groups. It provided detailed background data on food habits and life style and led to the formulation of hypotheses to be tested by classic epidemiological case/control studies. Common points in food habits were established and a collection of representative food samples was made and analysed for the presence of volatile nitrosamines, other genotoxins and Epstein-Barr virus reactivants. Volatile nitrosamines and EBV reactivants were found in significant amounts in common foods consumed frequently from weaning onwards, among all three high risk groups for NPC.
RÉSUMÉ
Le cancer du rhino-pharynx (NPC) a une haute incidence chez les Maghrébins, les Eskimo et les Chinois Han du Sud de la Chine. Des enquêtes anthropologiques parmi ces trois groupes ont été réalisées dans le but de définir un ou des facteurs environnementaux, liés à l'alimentation et au mode de vie et qui pourraient intervenir dans l'étiologie de cette tumeur. Ceci a permis la collecte de données de base à partir desquelles nous avons formulé une hypothèse impliquant des aliments. Des facteurs communs ont été mis à jour, pour les trois groupes, dans des spécimens alimentaires représentatifs collectés et analysés. On y a détecté la présence de nitrosamines volatiles, à des taux significatifs (les mêmes pour les trois populations), ainsi que les réactivants du virus Epstein-Barr. L'hypothèse formulée, de facteurs communs dans l'alimentation, est aujourd'hui testée par des enquêtes cas/témoins.
I. INTRODUCTION
Le cancer du rhino-pharynx (NPC) représente le cancer le plus fréquent chez l'homme dans certaines zones de l'Asie du Sud-Est (particulièrement chez les Chinois cantonais avec une incidence de 30/100 000 cas par an) ; dans les pays du Maghreb il s'agit de la plus fréquente tumeur ORL (9/100 000 cas par an) et dans l'Arctique, parmi les Eskimo, l'incidence atteint 25/100 000 cas par an (Waterhouse et al., 1982). Pour les Cantonais et les Eskimo, le pic d'incidence se situe entre 45 et 55 ans. En Afrique du Nord un premier pic apparaît entre 10 et 24 ans, suivi d'un deuxième entre 55 et 65 ans.
[36]
Trois facteurs semblent jouer un rôle dans le développement de cette tumeur :
- a) le virus herpès d'Epstein-Barr est étroitement lié à la tumeur, il est présent dans tous les NPC, quelle que soit leur provenance (voir de Thé, 1982). Cependant, ce virus étant ubiquitaire, seul, il ne peut expliquer la distribution géographique très particulière de ce cancer.
- b) un facteur génétique, probablement lié au système HLA (Simons et al. 1974).
- c) un facteur environnemental. Des enquêtes épidémiologiques classiques, cas/témoins, ont été réalisées à Hong Kong et Singapour, les résultats donnent comme facteur de risque : « le fait d'être Chinois », et le « mode de vie traditionnel » (Shanmugaratnam et Higginson, 1967 ; Geser et al., 1978). Il en ressortit également une association positive avec la consommation de poisson séché (Amstrong et al., 1983 ; Yu et al., 1986), mais ceci n'explique toujours pas la présence de NPC dans les régions où ce type d'aliment est peu ou pas consommé.
La répartition de ce cancer sur la planète est plus ethnique que géographique. En Chine du Sud par exemple, dans la région autonome du Guangxi, diverses minorités (Zuang, Pou Yi, Molao, etc.) à très bas risque pour cette tumeur, vivent dans les mêmes zones que les Han à très haut risque. Sachant que les migrants de populations à haut risque gardent ce dernier durant une génération une fois installés dans un pays hôte, et qu'ils le perdent au bout de la troisième, lorsque les individus (sans qu'il y ait eu de mariages mixtes) se sont assimilés au mode de vie du nouveau pays, il nous a paru logique de rechercher un ou des facteurs environnementaux liés au mode de vie. Doll et Peto (1981) ayant montré que l'alimentation (ici recouvrant l'ensemble des ingesta) est un des plus importants facteurs de risque pour près de 70% des cancers partout dans le monde, nous avons émis l'hypothèse de facteurs liés aux habitudes alimentaires (Hubert et De Thé, 1982).
Une approche anthropologique paraissait indispensable pour cerner l'aspect « mode de vie », y compris dans l'alimentation, pour fournir un corpus de don nées de base, qualitatives, sur les populations concernées, et enfin, pour formuler des hypothèses précises qui seraient ensuite testées par des enquêtes épidémiologiques classiques, de type cas/témoin.
II. MÉTHODOLOGIE
Le premier volet de cette approche anthropologique a été de réaliser une étude comparative sur des échantillons de familles ayant eu un cas de NPC, dans chacune des trois zones à haut risque (Maghreb, Arctique et Chine du Sud). Ceci afin de faire apparaître des facteurs communs, ou du moins comparables, pouvant être liés à ce cancer. Le même chercheur a assuré l'ensemble des enquêtes, afin qu'il s'agisse toujours d'un même regard, important pour une démarche comparative de ce genre.
Les enquêtes de terrain, purement anthropologiques, d'une durée de deux ou trois mois, se sont déroulées en Tunisie, à Macau et dans la région de Wuzhou (République populaire de Chine, région autonome du Guangxi), ainsi qu'au Groenland, dans ce dernier cas avec la collaboration de Joëlle Robert-Lamblin.
[37]
- Choix des familles
Les familles ont été choisies avec un cas vivant de NPC, ou, quand ce n'était pas possible, avec ^n cas décédé récemment. Il était important que la famille puisse donner une histoire détaillée de l'enfance et adolescence du malade. Si les parents n'étaient plus là, on recherchait des frères, soeurs ou autre membre de la famille qui avait vécu son enfance avec le malade. L'échantillon pour chaque zone à haut risque était de 20 familles, ceci constituant un grand maximum pour le type d'enquête anthropologique et ethnographique, à réaliser par un seul chercheur sur des périodes de deux à trois mois. En Tunisie, les 20 familles furent choisies afin de couvrir toutes les régions du pays (la répartition du NPC y semble à peu près uniforme, avec une légère pointe dans l'est), en Chine elles provenaient de la petite ville de Wuzhou et comprenaient les cas les plus récents, à Macau il en alla de même (dans ces deux zones, il s'agissait de Chinois Han), et pour le Groenland, compte tenu du petit nombre d'habitants, les familles se sont retrouvées éparpillées tout au long de la côte ouest.
- Les enquêtes de terrain
Toute recherche anthropologique sur l'environnement, l'alimentation, l'habitat de groupes familiaux, demande un séjour au sein du groupe observé, de longues conversations avec les membres de la famille, plutôt que des interviews par questionnaire. L'observation des faits et gestes est tout aussi importante que les questions abordées. Nous avons soigneusement évité la présence de personnel médical, afin de ne point troubler les gens pour qui les rapports avec « l'hôpital » et le personnel de santé n'allaient pas sans problèmes.
Les sujets suivants ont été abordés en détail :
1) une généalogie du groupe familial sur trois générations, avec un relevé des causes de mort. Lorsque des cas multiples de NPC étaient suspectés, nous avons vérifié ultérieurement les diagnostics.
2) Une histoire de la maladie, telle qu'elle fut perçue par le patient et sa famille, afin de mettre en évidence la perception culturelle de la maladie, importante pour un traitement efficace, que ce soit sur la personne du malade ou au niveau de la Santé publique. Cette histoire de la maladie pouvait aussi faire ressortir des co-facteurs intéressants.
3) L'histoire de vie du patient et de sa famille, les métiers, changements d'activités, transformations notées. Ceci pouvait aider à suivre l'évolution de la maladie à travers, s'il y avait lieu, la transformation du mode de vie du groupe familial.
4) Des données sur l'habitat, passé et présent :
- a) description du village, voisinage ou quartier, montrant la répartition des groupes familiaux et des zones de possibles transmissions d'agents infectieux (ordures, latrines, sources d'eau, etc.)
- b) description de l'habitat : matériau de construction, distribution de l'espace, aération et lumière, nombre d'habitants par maisonnée, animaux domestiques, etc. et toutes autres observations révélant la possibilité de transmission horizontale de virus et autres agents pathogènes.
[38]
5) Observations sur l'hygiène et les techniques du corps, comportement physique dans la maison, notions de propreté et de saleté, les gestes d'affection (comme les baisers sur la bouche des nourrissons, pré-mastication des aliments pour les petits ou les très vieux, ce qui, dans notre cas pourrait favoriser une transmission très précoce du virus Epstein-Barr).
6) Des données sur l'alimentation :
- a) description des lieux où se fait la cuisine, instruments, combustibles, fumées, facteurs saisonniers. Conservation et cuisson des aliments.
- b) conversations avec les membres de la famille pour compléter les observations : manières de table, régimes particuliers, changements dans le temps, sevrage, etc. afin d'obtenir une histoire alimentaire familiale.
7) Les pratiques médicales traditionnelles : tisanes, cataplasmes, emplâtres, etc., régulièrement utilisés par la famille.
III. RÉSULTATS
L'ensemble des familles observées étaient de niveau socio-économique bas : habitat pauvre et surpeuplé, mode alimentaire de type ancestral, n'ayant pas changé sur plusieurs générations (exception faite pour quelques cas au Groenland), métiers ou occupations ne demandant pas d'éducation. Les malades ont eu un mode de vie semblable à celui de leurs parents et grand-parents, peu occidentalisé. Toutes les histoires de vie indiquent des conditions de vie « traditionnelle »s, inchangées jusque très récemment. Cette observation avait déjà été faite lors des enquêtes épidémiologiques à Singapour (Shanmugaratnam et al., 1976, Geser et al., 1978) et se trouve ici confirmée pour les Eskimo et Tunisiens. Au Groenland, des changements majeurs sont intervenus depuis la fin de la guerre, que ce soit dans l'habitat, l'alimentation et même les activités professionnelles, ceci encouragé par les Danois. Les jeunes générations ont changé leur mode de vie, et si un facteur environnemental est effectivement lié à l'étiologie du NPC, la courbe d'incidence pour cette tumeur devrait s'infléchir dans les années à venir, dans cette région du monde. Les cas que nous avons étudiés cependant, correspondaient bien à ce que nous avons décrit plus haut : un mode de vie ancestral durant l'enfance et la jeunesse.
À Macau, la majorité des familles étaient des réfugiés venus récemment de Chine Populaire : personnes déplacées, stressées, dans l'ensemble assez traumatisées ayant auparavant mené une très dure vie de paysans. Leurs nouvelles conditions de vie étaient mauvaises, car ils ont dû faire face à un environnement urbain, sans aucune qualification professionnelle. Leur alimentation n'a guère changé, si ce n'est un petit gain en variété d'aliments.
À Wuzhou nous n'avons noté aucun changement alimentaire sur deux générations.
En Tunisie, les conditions de vie et l'alimentation des familles observées n'avaient également pas changé sur deux générations, et dans le cas de quelques familles d'origine rurale et récemment installées en zone urbaine, elles s'étaient dégradées en ce qui concerne l'habitat. Leur alimentation, toujours de type ancestral, s'était appauvrie par le fait d'avoir à acheter les aliments, plutôt que de les produire elles-mêmes (Hubert, 1984).
[39]
Grâce aux généalogies et causes de mort, nous avons trouvé au Groenland une forte proportion de cas multiples de ce cancer dans les mêmes familles (12 familles sur 20), et une association possible également de cas de NPC et de cancers des glandes salivaires, vraisemblablement lié au virus Epstein-Barr (Hubert et al., 1985). Aucun cas multiple ne fut retrouvé dans les échantillons de Wuzhou, Macau ou Tunisie.
Les malades des trois groupes à haut risque étaient issus de familles qui, de par leur situation économique, pratiquaient la conservation artisanale de divers types d'aliments (salage, séchage et fermentation). Ces types d'aliments conservés sont communs aux trois groupes et sont donnés aux enfants régulièrement, dès le sevrage, ou même avant (Groenland).
- Le séchage
La même technique est utilisée par les trois groupes : les produits végétaux ou animaux destinés au séchage sont étalés au soleil, sur des rochers ou des plateformes en bambou et laissés tels quels jusqu'à séchage complet. Le temps du séchage dépend de l'exposition du lieu, l'épaisseur de l'aliment, la saison et la température. Dans toutes les régions étudiées, cela peut prendre d'une à plusieurs semaines. Aucune attention particulière n'est faite quant à la propreté, les mouches sont nombreuses, particulièrement autour du poisson et de la viande. Le poisson séché à Macau et dans le Guangxi est toujours vidé et mis 5 jours dans du gros sel de mer avant étalage sur des plateformes en bambou. Il peut être laissé jusqu'à dessication totale, et il devient très dur. Une autre méthode implique une légère fermentation du poisson avant salage, afin de garder sa chair tendre. Ce dernier type de conserve est plus onéreux, et moins couramment con sommé. Divers produits de la mer (crustacés, coquillages) sont traités de la même manière.
Les Tunisiens consomment fort peu de poisson séché, sauf pour les tout petits « ouzef » péchés dans le golfe de Gabès, séchés tels quels, mais mangés seulement dans le sud. Le poulpe est également salé et séché, et plus particulièrement consommé dans le sud. Le poisson séché préparé par les Groënlandais n'est jamais salé. Les gros poissons tels que la morue polaire ou atlantique ou l’omble-chevalier sont vidés avant séchage au vent et au soleil. Les petits poissons comme les capelins, « ammassat », ne sont pas vidés.
La viande séchée préparée par les Tunisiens est du mouton, coupé en morceaux et macéré quelques heures dans un mélange d'épices à base de piment rouge, de poivre noir, de sel et d'ail, qui se retrouve dans la « base » de cuisson des ragoûts ou « toklia ». Les morceaux de chair sont ensuite mis à sécher sur des séchoirs en bois jusqu'à ce qu'ils deviennent à la fois secs et souples. Ils sont ensuite rapidement frits dans de l'huile d'olive et conservés dans des jarres, cou verts de leur huile de cuisson.
La « toklia » ou mélange d'épices formant la base de cuisson des ragoûts est utilisée pratiquement quotidiennement.
À Macau et dans le Guangxi, la viande de porc est séchée après macération dans un mélange d'épices comprenant entre autres du piment rouge doux ou fort, et du poivre noir, mélange que l'on retrouve dans la « toklia ». Elle est accrochée sur des séchoirs en bois, à l'extérieur, jusqu'à ce qu'elle acquière la consistance du jambon salé. Des saucisses sont également préparées et séchées de la [40] même manière. Le séchage peut parfois se poursuivre pendant la nuit au-dessus de fourneaux à charbon de bois.
Au Groenland, la viande de renne ou de mammifères marins est coupée en gros quartiers, et mise à sécher sur des rochers ou sur de hauts séchoirs en bois. Elle devient dure et il n'y a pas d'utilisation d'épices ou de sel.
Tout processus de séchage d'un produit animal implique toujours une légère fermentation.
- Le salage
Divers végétaux sont conservés au sel ou en saumure, le plus souvent de la famille des crucifères, mais aussi carottes, poivrons, piments ou olives.
En Chine du sud, les légumes sont coupés en morceaux, ou conservés tels quels, et mis au sel dans des jarres en terre pendant plusieurs mois. Il se produit une fermentation lactique qui donne un goût acide au produit. De nombreuses familles conservent cette saumure plusieurs mois, ajoutant simplement de nouveaux légumes au liquide, au fur et à mesure de la consommation.
En Tunisie, des légumes (carottes, navets, piments, poivrons, etc.) et des fruits (olives, citrons) sont mis en saumure avec du vinaigre ou du jus de citron. Il se produit ici aussi une fermentation lactique et les jarres ou bocaux remplis de ces produits se couvrent souvent d'une couche blanche de moisissure.
Au Groenland, il n'y a pas de conservation au sel pour les végétaux. Cependant, quelques végétaux de cueillette d'été sont conservés dans de l'huile de phoque, dans des outres en peau de phoque ou des bidons : baies, sedums, oseilles. Il se produit une forte fermentation, et ces produits sont conservés plusieurs mois.
- La fermentation
C'est une très ancienne manière de conserver les aliments, nécessitant parfois l'usage du sel pour contrôler le processus. En Tunisie, la viande séchée conservée dans l'huile subit une fermentation, c'est la dernière étape du processus de conservation. Le beurre ayant subi une fermentation butyrique (permettant l'apparition d'acide butyrique) se conserve durant plusieurs années. Ce produit appelé « smen » est couramment utilisé dans le nord et le nord-est du pays. Notons ici que l'acide butyrique est un puissant réactivateur « in vitro » du virus Epstein-Barr (Zeng et al., 1984).
En Chine du sud, les tout petits poissons, crevettes, crabes, sont laissés à fermenter, dans du sel, pendant plusieurs mois. La pâte odorante ainsi obtenue est un condiment. Le soja est également fermenté pour la fabrication des sauces et pâtes. Cette fermentation implique toujours la présence d'une moisissure de type Aspergillus. Ceci a peut-être son importance, car un type d'Aspergillus, l'Aspergillus flavus ou Aflatoxine Bl est un puissant carcinogène (Hsien et al., 1977).
Au Groenland, l'huile de phoque s'obtient en laissant fondre et fermenter de la graisse de phoque dans des containeurs en plastique ou des outres en peau que l'on laisse dehors ou dans des abris. La graisse devient transparente et fluide, d'une odeur et d'un goût très fort. Dans le liquide surnagent des morceaux de gras encore entiers, voire des bouts de chair, qui rappellent étrangement le « qaddid » ou viande à l'huile des Tunisiens. Et, lors de la consommation de viande ou de poisson séchés, il est particulièrement apprécié de tremper chaque bouchée dans cette huile de phoque liquide. Le poisson est souvent légèrement faisandé [41] avant qu'il ne soit bouilli, pour lui donner « plus de goût ». On peut aussi le laisser enterré sous des pierres pendant quelques jours avant de le consommer tel quel (mikialak). Un autre aliment traditionnel sont les nageoires de phoques crues, très faisandées (et autrefois, on consommait ainsi des phoques entiers, le léger empoisonnement à la ptomaine qui en résultait donnait un sentiment d'ivresse ; le célèbre ethnologue Groënlandais Knud Rasmussen est mort, pense-t-on, des suites d'un tel festin). Les nageoires sont entreposées dans une cache et sont mangées quand « les poils tombent tout seuls ».
Nous recherchons actuellement si ces types de fermentation contiennent des mycotoxines oncogènes.
Nous avons donc quatre familles d'aliments comparables, pour les trois populations à haut risque pour le NPC :
- 1) Les poissons séchés (salés ou non) et fermentes.
- 2) Les légumes fermentes (y compris les conserves de baies groënlandaises).
- 3) Les conserves de viande, séchée, salée et à l'huile.
- 4) Nous avons en outre retenu pour étude les mélanges d'épices tunisiens (toklia), vu l'importance de leur consommation et la ressemblance avec certaines épices utilisées par les Chinois pour la viande séchée.
L'étape suivante a été de voir si dans ces nourritures présentant des aspects communs on retrouvait des substances susceptibles d'être liées au NPC. Nous avons donc collecté des spécimens de ces types d'aliments, pour ceux qui étaient consommés fréquemment dès le sevrage. Ils ont été recueillis sur la table du repas, dans les garde-manger, ou dans les lieux d'approvisionnement habituels à la famille. Ils ont été congelés, transportés dans de la neige carbonique puis conservés au congélateur.
Sylvie Poirier, chercheur dans notre laboratoire a entrepris d'analyser ces spécimens dans le laboratoire du Dr H. Bartsch, au Centre International de Recherche sur le Cancer de l'OMS. Elle y a recherché des carcinogènes chimiques de type nitrosamines, d'autres génotoxines, et des substances susceptibles de réactiver « in vitro » le virus Epstein-Barr (Poirier et al., 1987).
Les nitrosamines volatiles sont des substances cancérigènes qui affectent plus particulièrement les cellules épithéliales, donc celles de la zone du rhino-pharynx. Les génotoxines sont des substances qui affectent l'ADN, et peuvent ainsi provoquer un processus tumoral. Quant aux substances qui ont le pouvoir de réactiver le virus d'Epstein-Barr, elles sont particulièrement importantes à étudier. En effet, après une première infection par le virus, dans la petite enfance, celui-ci se met en latence, et pour des raisons que nous cherchons à connaître (d'où notre hypothèse « facteur alimentaire ») une soudaine réinfection massive a lieu, environ un an avant les premiers signes cliniques NPC.
Les tableaux I, II et III résument tous les résultats obtenus en laboratoire. On voit ainsi que des nitrosamines volatiles de type N. Nitrosodiméthylamine sont pré sentes dans des aliments groënlandais, chinois du sud et tunisiens. Que la N. Nitrosopipéridine et de la N. Nitrosopyrrolidine sont présentes dans des aliments tunisiens et chinois du sud.
Les réactivants du virus d'Epstein-Barr se manifestent plus particulièrement dans les spécimens de Tunisie et de Chine du sud. Que nous n'en ayons pas détecté dans les spécimens groënlandais ne signifie pas pour autant qu'il n'en existe pas dans les nourritures de cette zone à haut risque. Enfin, les génotoxines, à des taux faibles, sont présentes dans les aliments analysés pour les trois groupes.
[42]
Tableau I.
Présence de Nitrosamines volatiles (VNA)
dans les spécimens alimentaires
Origine du spécimen
|
Nbre de spécimens analysés
|
Niveaux de VNA
moyennes ( /kg)
|
GROENLAND
|
|
|
|
Morue faisandée
|
1
|
NDMA
|
8.6
|
Morue polaire séchée
|
1
|
NDMA
|
26
|
Morue atlantique séchée
|
1
|
NDMA
|
29
|
Capelin séché
|
1
|
NDMA
|
38
|
Foie de phoque cru
|
1
|
NDMA
|
trace
|
Autres
|
7
|
négatif
|
|
TUNISIE
|
|
|
|
Mouton séché à l'huile
|
1
|
NDMA
|
23 ; NPYR : 3.4
|
Base de ragoût
|
1
|
NDMA
|
12 ; NP IP : 43
|
Navets en saumure
|
1
|
NDMA
|
3.0
|
Harissa
|
1
|
NDMA
NPYR
|
trace
trace
|
Autres
|
6
|
négatif
|
|
CHINE DU SUD
|
|
|
|
Poisson salé, séché dur
|
14
|
NDMA
|
12.2 (0-33)
|
Poisson salé, séché mou
|
1
|
NDMA
|
4
|
Légumes en saumure
|
6
|
NDMA
NP IP
NPYR
|
5.5 (0.6-13)
3.9 (0-14)
1.9 (0.5-8)
|
Pâte soja fermentée
|
3
|
NPYR
|
1.9 (0-5.8)
|
Saucisse lap cheung
|
1
|
NDMA
|
1.2
|
Porc salé, séché
|
1
|
NDMA
|
0.5
|
Autres
|
6
|
négatif
|
|
NDMA N-Nitrosodimethylamine.
NP IP N-Nitrosopipéridine.
NPYR N-Nitrosopyrrolidine.
|
Tableau II.
Présence d'activateurs de l'EBV-EA
dans les spécimens alimentaires
Origine du spécimen
|
aqueux
|
hexane
|
éthylacétate
|
GROENLAND
|
|
|
|
Morue faisandée (mikialak)
|
|
|
|
Morue polaire séchée
|
|
|
|
Capelin séché
|
|
|
|
Baies dans huile de phoque
|
|
|
|
[43]
|
|
|
|
TUNISIE
|
|
|
|
Quaddid (mouton dans l'huile)
|
+
|
|
|
Touklia (base de ragoût)
|
|
|
|
Navets en saumure
|
|
|
|
Harissa
|
+ +
|
|
|
Anchois au sel
|
|
|
|
Louben (sève du mastic)
|
|
|
|
CHINE DU SUD
|
|
|
|
Poisson salé, séché dur
|
|
|
|
Poisson salé, séché mou
|
+ +
|
|
|
Pâte de crevette fermentée
|
|
|
|
Pâte de soja fermentée
|
|
|
|
Chou en saumure
|
|
|
|
R = rapport entre la proportion de cellules EA + (Early antigen) et de cellules témoins traitées à l'acide butyrique 4 mM.
R<3 = ; 3? R <4 = + ; R> 4 = ++.
|
Tableau III.
Présence de génotoxines dans les spécimens alimentaires
Origine du spécimen
|
aqueux
|
hexane
|
éthylacétate
|
GROENLAND
|
|
|
|
Morue faisandée (mikialak)
|
|
+
|
|
Morue polaire séchée
|
+
|
|
|
Capelin séché
|
+
|
+
|
+
|
Phoque séché
|
++
|
+
|
++
|
Baies dans huile de phoque
|
|
|
|
TUNISIE
|
|
|
|
Quaddid (mouton dans l'huile)
|
|
|
|
Touklia (base de ragoût)
|
|
+
|
|
Navets en saumure
|
|
|
|
Harissa
|
|
|
+
|
Anchois au sel
|
+
|
++
|
++
|
Louben (sève du mastic)
|
|
+
|
++
|
CHINE DU SUD
|
|
|
|
Poisson salé, séché dur
|
|
|
|
Poisson salé, séché mou
|
|
+
|
+
|
Pâte de crevette fermentée
|
+
|
|
+
|
Pâte de soja fermentée
|
|
|
++
|
Chou en saumure
|
|
|
|
IF : facteur d'induction.
: IF< 1.5 ; + : 1.5⋞IF<2 ; + + ; 2⋞IF<3.
|
[44]
À partir de ces résultats, nous avons émis l'hypothèse que la consommation de ce type d'aliments pourrait être un des facteurs impliqués dans l'étiologie du NPC, à travers l'action combinée des nitrosamines volatiles sur la muqueuse du rhino-pharynx et des réactivants du virus relançant l'infection par ce dernier, réinfection qui précède les premiers signes de la maladie. Des enquêtes cas/témoins ont été mises en place dans le Guangxi, à Macau, et en Tunisie, qui doivent couvrir tous les cas incidents de NPC sur un an, avec un nombre deux fois plus élevé de témoins, choisis dans le voisinage immédiat du cas, de mêmes âge et sexe.
En attendant les résultats de ces enquêtes, nous considérons que les groupes à haut risque pour le NPC consomment des « ensembles » d'aliments impliquant salage, séchage et fermentation. Que ces aliments sont consommés fréquemment et régulièrement depuis le sevrage (ou avant) et contiennent d'importantes doses de nitrosamines volatiles, les mêmes pour les trois groupes et, dans certains cas, des réactivants du virus Epstein-Barr.
IV. CONCLUSION
À travers ce projet de recherche et les résultats obtenus à ce jour, la preuve paraît faite de l'utilité d'une approche anthropologique dans des études épidémiologiques, tant au niveau de la collecte de données de base qu'à celui de l'élaboration d'hypothèses. Une interdisciplinarité véritable entre virologie, biochimie, cancérologie, épidémiologie et anthropologie a permis à une recherche de faire un pas en avant. Il ne reste plus qu'à souhaiter que les institutions de recherche ne découragent pas ces tentatives de « décloisonnement ».
[45]
BIBLIOGRAPHIE
Armstrong (R.W.), Armstrong (M.O.), Yu (M.CM.) and Henderson (B.E.), 1983. Salted fish and inhalants as risk factors for nasopharyngeal carcinoma in Malaysian Chinese. Cancer Res., 43 : pp. 2967-2970.
de Thé (G.), 1982. Epidemiology of Epstein-Barr virus and associated diseases. In : Roizman, B. (éd.), The Herpersviruses, vol. I A, Plenum Press, New York, pp. 25-103.
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