[17]
Annie Hubert [1]
Anthropologue, directeur de recherche CNRS,
directeur adjoint du laboratoire "Sociétés Santé Développement"
(CNRS - Université Bordeaux 2)
“Cancers
et sciences de l’homme.”
Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Patrick Ben Soussan et Claire Julian-Reynier, Cancer et recherches en sciences humaines, pp. 17-32. Paris: Éditions ÉRÈS, 2008, 118 pp. Collection “L'Ailleurs du corps. Petit Poche.”
Les sciences sociales,
et notamment l'anthropologie,
peuvent-elles apporter un autre regard
sur les cancers ?
Nous sommes en 1980, en France. Richard Doll et Richard Peto viennent de publier leur célèbre ouvrage The Causes of Cancer, où ces deux éminents épidémiologistes concluent que près de 80% des cancers seraient dus à des facteurs environnementaux, fiés au mode de vie (y compris alimentaire). Dans le monde anglo-saxon, cela fait plusieurs années que des chercheurs s'intéressent aux « modes de vie », et certains biologistes [18] ou cliniciens tentent des approches proches des sciences sociales pour répondre aux questions qu'ils se posent. Cela développe surtout l'épidémiologie descriptive, grâce à laquelle on va pouvoir dresser une carte planétaire de la répartition de certains types de tumeurs. Le constat est clair : l'environnement dit « naturel » n'explique pas les répartitions, ces dernières sont manifestement culturelles, par exemple la haute incidence du cancer du sein chez les femmes vivant dans des zones « européanisées », comme l'Amérique du Nord, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, l'Europe du nord et de l'ouest... Si les chercheurs en sciences de la vie anglais, canadiens ou américains commencent à se poser des questions, en France la situation est opaque. Les cancérologues travaillent essentiellement en biologie moléculaire, les épidémiologistes tentent de répondre aux questions de répartitions géographiques des tumeurs par de classiques enquêtes cas-témoins, et les sciences sociales n'ont pas droit de cité dans les établissements de soins : pas d'accès, ni aux patients (ils sont uniquement l'objet de la sollicitude des oncopsychologues) ni aux équipes médicales (qui sont censées travailler en totale harmonie). Au sein des établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST), les sciences humaines et sociales (SHS) et les sciences de la vie (SDV) sont deux mondes totalement séparés et s'ils se considèrent, c'est avec méfiance.
Or, des groupes humains partageant la même manière de vivre et de s'alimenter tendent à présenter les mêmes risques pour les mêmes pathologies, dont les cancers. Ces styles de vie sont générés et gérés par la culture. Cette dernière va déterminer, [19] entre autres, les croyances, les savoirs, les représentations, les comportements acceptés envers la nourriture, la santé, la maladie ou la dimension morale de l'existence. Ces thèmes sont ceux qui sont étudiés par les anthropologues et les sociologues, et fi est évident que ces disciplines peuvent contribuer aux études épidémiologiques ou d'autres domaines des sciences de la vie tâchant de déterminer la cause de cancers, dans la mesure où elles se penchent sur les mécanismes et le fonctionnement des manières de vivre [2].
L'anthropologie
appliquée à la cancérologie
L'anthropologie, étude des cultures humaines, a donné naissance à de nombreuses branches et ramifications qui représentent aujourd'hui pas loin d'une vingtaine de sous-disciplines. L'une d'elles, l'anthropologie médicale, ou anthropologie de la santé selon les écoles, concerne l'étude des « maladies », de leur représentation, leur prise en charge technique et culturelle dans différentes sociétés humaines, ainsi que l'observation du monde dit « biomédical » et les interactions complexes et culturellement construites entre tous ses acteurs, soignants et patients. En quoi cela diffère-t-il de l'anthropologie en général ? Il s'agit simplement du fait que la [20] médecine et la gestion de la santé sont prises comme thème d'observation, comme pourraient l'être les systèmes de parenté, l'alimentation, la mort, le sport, le genre, la religion ou tout autre aspect de la culture. Mais ce thème permet des observations et analyses qui se prêtent particulièrement bien à l'application des résultats de la recherche. Il y a une demande et sans doute un besoin d'expertise anthropologique dans le monde de la médecine, y compris celui de la santé publique. Cette nécessaire collaboration entre sciences sociales et « sciences dures » est le sujet de cette communication.
Le thème de sciences sociales et cancer présente deux approches possibles : l'une concerne la recherche fondamentale, plus particulièrement dans ses aspects épidémiologiques, ainsi que la prévention pour la santé publique ; l'autre ce que l'on pourrait appeler la « gestion » de la maladie cancer par les patients comme par les équipes soignantes.
Anthropologie et recherche
- Anthropologie et épidémiologie
Considérons d'abord la première approche par un exemple de collaboration entre épidémiologie des cancers et anthropologie.
Un premier apport de l'anthropologie de l'alimentation a été une recherche en cancérologie menée durant les années 1980, suivant la publication par R. Doll et R. Peto de leur [21] ouvrage : The Causes of Cancer [3]. Ils y démontraient que près de 70% des cancers étaient liés à des habitudes de vie, notamment aux habitudes alimentaires et bien entendu tabagiques (il s'agit ici d'ingestion). À cette époque, le professeur Guy de Thé, virologue et cancérologue, effectuait des recherches sur les cancers viro-associés, dont le cancer du cavum (UCNT) associé au virus d'Epstein-Barr. L'épidémiologie descriptive avait montré que trois populations au monde étaient à haut risque pour cette tumeur : les Chinois du sud, particulièrement du Guangxi et de la province de Canton, avec une incidence de trente-cinq cas pour cent mille par an, les Eskimo ou Inuit, avec une incidence à peu près identique, et, mais de manière moins importante, les Maghrébins, chez qui ce cancer représentait de loin le premier cancer ORL. Le virus étant ubiquitaire, sa présence n'expliquait pas cette répartition géographique, qui s'avère être en fait culturelle, tout à fait particulière. En Occident, le même virus est associé à la mononucléose infectieuse et non pas à un cancer. Guy de Thé cherchait à comprendre les causes ou explications possibles de ce phénomène et pensait, avec Doll et Peto, que ce pouvait être hé à des modes de vie, des habitudes alimentaires notamment. Il eut l'idée de faire appel à l'anthropologie, en l'occurrence à moi, qui avais déjà fait des recherches sur les systèmes alimentaires en Asie du Sud-Est, dont celui d'une population minoritaire du sud de la Chine. J'ai pu ainsi effectuer, durant quatre années de terrain, des enquêtes comparatives sur [22] les habitudes alimentaires des Han, Chinois du Guangxi, des Tunisiens et des Groenlandais. Cela pour trouver des points communs entre ces trois Populations permettant d'émettre quelques hypothèses de base. Inutile de préciser que ce travail s'est fait contre l'avis de la majorité des épidémiologistes consultés à l'époque, les méthodes qualitatives du terrain anthropologique leur paraissant non scientifiques et non traitables. Les résultats de mes enquêtes, renforcés par des analyses biochimiques, effectuées au CIRC à Lyon, sur les aliments que j'avais prélevés pour ainsi dire sur les tables au moment de les consommer, les ont convaincus. Nous avions des éléments : de mêmes nitrosamines volatiles (nitrosopyrrofidine, nitrosopipéridine et nitrosodiméthylamine) se retrouvaient dans des aliments couramment consommés par les trois populations, ainsi qu'une autre substance, nouvelle, contenue dans la chitine du squelette végétal des piments et des écailles de poisson ou carapaces de crabes et crevettes, séchés et salés, qui s'est trouvée être un puissant réactivant in vitro du virus d'Epstein-Barr. Nous tenions une hypothèse : l'effet soit direct des nitrosamines, soit indirect de cette autre substance qui réactivait l'infection virale précédait toujours les premiers symptômes de la maladie. Des enquêtes épidémiologiques classiques cas-témoins ont suivi, et ont montré que plus les types d'aliments incriminés (poissons et viandes séchées et/ou salées, préparations à base ce certains types de piment de type harissa, salaisons de légumes) étaient consommés tôt après le sevrage des enfants, plus le risque était grand de développer la tumeur. On tenait ainsi un des facteurs environnementaux liés à ce cancer, et c'était indubitablement un facteur alimentaire.
[23]
L'enquête anthropologique demande un long séjour sur le terrain, une immersion dans le milieu, une observation participante, des entretiens non directifs et semi-directifs, mettant en œuvre une approche essentiellement qualitative. Elle vient parfaitement compléter l'enquête épidémiologique descriptive, quantitative, qui a permis de localiser les populations à risque. Puis, articulant les deux approches, à est possible de formuler des hypothèses que l'on teste ensuite par des enquêtes cas-témoins. Nous avons ainsi établi que certaines consommations alimentaires établies dès la petite enfance étaient corrélées à un risque élevé pour un UCNT [4].
Ce qu'il faut souligner, c'est que cette association d'un cancérologue virologue et d'une anthropologue a paru farfelue, voire dangereusement inutile, aux établissements de recherche de notre pays. Cela plus particulièrement de la part des épidémiologistes de l'INSERM d'un côté et, à une ou deux exceptions près - notamment celle de Jean Benoist -, des ethnologues et anthropologues de l'autre, qui considéraient cette application comme une « prostitution » de la discipline. Il a fallu toute notre [24] ténacité, et un travail acharné avec fort peu de moyens, pour que je puisse réaliser les terrains nécessaires à l'étude, sur trois continents. Ce n'est qu'en 1982, après la publication des Premiers résultats permettant de mettre en évidence des facteurs environnementaux et comportementaux similaires entre les populations concernées, que certains chercheurs des sciences de la vie et des sciences humaines et sociales reconnurent le bien-fondé de cette association des sciences sociales et de la recherche sur le cancer.
Mais il ne s'agissait bien entendu que de recherche fondamentale sur les causes de cancer, entre chercheurs. Les cliniciens étaient moins impliqués, bien qu'intéressés par les applications possibles de notre travail, et les patients et leurs proches hors sujet, malgré les données personnelles que je rapportais du terrain.
- Anthropologie et prévention
jusque dans les années 1990, la cancérologie française acceptait les sciences sociales mais en dehors des établissements de soins, dans la mesure où ces disciplines pouvaient « expliquer » les modes de vie, et la gestion culturelle des faits biologiques. Sociologues et anthropologues étaient là pour expliquer les « comportements culturels » de patients « difficiles », sans qu'il y ait aucune demande spécifique en cancérologie. Mais en même temps, et dès le milieu des années 1980, l'idée de prévention des cancers faisait son chemin en santé [25] publique. Il serait possible de prévenir certains types de tumeurs par un « changement » de modes de vie, en particulier concernant le tabac, l'alcool et les habitudes alimentaires. La demande pour les sciences sociales s’accroît, mais uniquement en santé publique, pour trouver la formule magique qui permettrait de faire changer des comportements d'une partie de la population. Lorsque en Amérique du Nord des sociologues et des anthropologues travaillent désormais pour la cancérologie sur les institutions de soins et les patients [5], en France c'est un domaine réservé aux seuls praticiens. En sociologie du travail cependant, des sociologues commencent des recherches sur les cancers professionnels, notamment fiés à l'amiante, mais ici encore nous sommes dans un domaine plutôt bio-statistique, épidémiologique et d'économie de la santé. Les sciences humaines et sociales sont présentes, mais seulement pour une forme d'épidémiologie « culturelle ». Patients, proches et soignants sont dans une sphère inaccessible.
Manifestement, une connaissance du terrain par les anthropologues devrait permettre une mise en place de mesures préventives en collaboration avec les acteurs de santé publique, par un meilleur ciblage des populations, des manières de communiquer, des messages, qui font sens et qui sont applicables [6]. Dans [26] ce sens, l'application de l'anthropologie en prévention des cancers est un nouveau défi. La compréhension du contexte des croyances et des faits ne suffit pas. Il faut aussi trouver les moyens culturellement appropriés pour faire passer le message de prévention, ce qui nécessite une compréhension de la dynamique de la production des idées dans divers contextes.
Mais, si l'anthropologie et la sociologie peuvent effectivement définir le cadre et des lignes de direction qui conditionnent les comportements collectifs et les modes de vie, elles n'ont pas de réponses toutes faites pour garantir l'efficacité des messages.
Anthropologie et expérience du cancer
La deuxième contribution de l'anthropologie en cancérologie est différente, tout en mettant en oeuvre les mêmes méthodes d'enquête et d'observation.
Le vécu d'un patient traité en cancérologie est lié bien entendu à son traitement clinique, mais il implique aussi des dimensions psychologiques souvent liées à la culture et aux représentations qu'elle génère. Cela dépend également de la manière dont fonctionne le système qui génère le traitement, des propres représentations des équipes soignantes, des rôles assumés par l'entourage, le réseau de connaissances, autrement dit la micro et la macrosociété auxquelles appartient le patient. Ces situations complexes nécessitent un regard « global », une approche holiste, permettant de percevoir les mécanismes des [27] interactions de tous ces acteurs. L'anthropologie a aussi pour vocation d'observer et d'analyser ce type de fonctionnement où l'approche culturelle joue un rôle majeur. Mes collègues canadiens, notamment Françoise Saillant, ont publié sur ce thème depuis une quinzaine d'années, et des approches semblables se développent en France.
Nous avons, par exemple, mené une enquête avec Guy Kantor, de l'institut Bergonié, à Bordeaux, sur les variations culturelles en Europe dans l'information donnée aux patients soignés par radiothérapie [7]. Il m'avait semblé intéressant de centrer l'étude sur la radiothérapie car la technique utilisée, traitement « invisible » sans toucher, pouvait faire que le patient se sente comme un objet, isolé du monde dans une chambre encombrée de machines étranges, soumis à des forces invisibles et forcément dangereuses, soigneusement évitées par les « gens normaux ». Là entrent en scène et en force les représentations des patients comme des soignants. Quelles pouvaient être les différences culturelles dans la manière de communiquer ? Un questionnaire envoyé à 720 centres de soins et une collecte systématique de documentation écrite nous ont permis de montrer que les différences dans l'approche de l'information ne dépendaient pas du tout du type d'établissement de soin, mais bien de la région, liées donc aux catégories culturelles, croyances profanes et représentations de la maladie. Nous avons [28] également observé dans un gradient nord-sud un accroissement dans la hiérarchie dans l'organisation de soins. Les pays du sud et du centre de l'Europe tendent à fonctionner de manière pyramidale - une distribution rigide des rôles et des tâches -, et exigent du patient une attitude plutôt passive. Le mot cancer y est moins fréquemment utilisé, on préfère « tumeur », que l'on suppose moins effrayant. Un accès direct à l'information sur son cas par le patient est rare, et, à l'époque de l'étude, seule des pays du centre et du sud, la France avait légiféré sur ce droit du patient. Les cultures plus nordiques généraient un fonctionnement plus communautaire, avec des équipes plus pluridisciplinaires, avec une forte implication du patient et d'anciens patients dans une approche plus ouverte. Cette petite étude, superficielle certes, eut le mérite de montrer, si besoin était, que la culture va donner forme à la manière dont on traite les patients, et à la manière dont les cliniciens et leur équipe vont se comporter. Elle va également donner forme au rôle assumé par le patient au sein de ce complexe système de soins. La question maintenant est de savoir si ces différences dans la relation au soin et dans la communication ont un effet sur les résultats du traitement et si, dans certains cas, une approche soignante « pluriculturelle » pourrait être utile. C'est une première chez les radiothérapeutes.
Les terrains anthropologiques et sociologiques se développent alors en cancérologie française. L'observation se fait à la fois dans le centre de soins et dans le groupe des proches du patient. L'idée de départ étant qu'au cours de traitements hautement techniques et complexes, l'être humain est secoué, ses cadres de référence sont transformés, le besoin d'information [29] sur son propre corps et sa maladie et la manière dont on va y répondre vont influer sur son expérience du traitement, et peut-être affecter en plus ou en moins son efficacité. C'est pour arriver à un regard global de tous ces degrés de perception des uns et des autres que se fait cette approche anthropologique des rôles des soignants et des soignés. Le but est de contextualiser les expériences telles qu'elles sont observées par l'anthropologue et de les corréler aux manières de penser et aux opinions des patients eux-mêmes comme à celles des équipes de soin. L'expérience du cancer peut être ainsi approchée comme un fait socialement et culturellement déterminé. La manière dont on vit son cancer est différente en Chine, dans le Maghreb, en Angleterre ou en France ; les cultures asiatiques ont moins diabolisé cette maladie qui, en Occident, et de manière encore tenace, est considérée comme le pire absolu.
Curieusement, il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que cette forme d'approche soit acceptée et testée en cancérologie. En dehors des écrits philosophiques, éthiques et autres sur cette maladie, qui tenaient plus de la littérature que du travail de terrain, les quelques travaux d'anthropologues et sociologues restaient rares et sur des terrains plus exotiques, mais jamais dans l'hôpital ni chez les patients. La Ligue nationale contre le cancer est la première à demander conseil et expertise aux chercheurs de sciences humaines. Il s'agit avant tout de conseiller sur des campagnes de prévention et d'information. À Montpellier en 1988, grâce à Henri Pujol, président de la Ligue, et avec ma collaboration, s'ouvre Épidaure, un centre d'information sur le cancer, sorte de musée interactif et créateur d'événements, ouvert à tout [30] public. Il s'agit de dédramatiser cette maladie fortement marquée, et qui d'une certaine manière demeure plus terrorisante que le sida. On pense alors qu'une communication claire, précise, sur les causes, les raisons, les comportements sera suffisante pour faire changer les façons de vivre, de penser et de faire, et donc diminuer le risque potentiel de cancers au sein de la population générale. En 1994, je fais une observation participante qui n'a pas cessé depuis, en tant que patiente, et je réalise alors que le travail que nous avions mené avec des collègues biologistes et épidémiologistes n'était qu'une partie émergée de l'iceberg. Le monde du cancer, du centre de soins jusqu'au regard de la société tout entière, était un vaste terrain de recherche en friche, et en grand besoin de sciences sociales appliquées ! Les psychologues, toujours présents, étaient réticents à faire une place aux sciences sociales, craignant « officiellement » que cela perturbe les patients. Us ne voyaient pas la nécessité d'un regard plus global et sociétal. sur la maladie et ce qui l'entoure.
En 1998, La Ligue nationale contre le cancer, présidée par Henri Pujol, donne la parole aux patients lors d'états généraux organisés à Paris ; j'y participe en tant qu'anthropologue, et j'obtiens pour une de mes étudiantes une bourse de doctorat en anthropologie sur le thème du cancer. La ligue financera ensuite d'autres recherches en sociologie [8]. Le schéma suit fidèlement celui qui a été initié et tracé par les malades du sida et leurs associations. La fin des années 1990 voit le cancer sortir de la zone interdite des maladies honteuses et fatales, et cela on le doit à [31] l'exemple des malades et cliniciens concernés par le sida à leur énergie et à leur volonté. Il y a eu une sorte de déverrouillage du monde de la clinique et les praticiens sont de plus en plus nombreux à comprendre la dimension réelle de la maladie, dans son aspect culturel, familial, social, voire économique.
Le terrain s'est enfin ouvert, et des chercheurs peuvent alors travailler sur les malades, les soignants, les proches, et tenter de rendre compte de l'expérience du cancer dans le sens culturel et sociologique, à l'échelle d'une population. Les publications sont de plus en plus fréquentes ; les DEA, les thèses et les colloques sur le thème se multiplient. Nous rattrapons enfin notre retard pris sur le monde anglo-saxon. Il demeure cependant des frictions et des difficultés dans une pratique pluridisciplinaire. Des oncopsychologues et des cliniciens réprouvent souvent l'idée émise par des sociologues ou des anthropologues de la possibilité d'un rôle de thérapeute, dans le sens de l'école américaine de Clinical Antbropology [9] et le débat est loin d'être dos.
Il a fallu plus de vingt ans pour mettre en place en cancérologie ce qui avait demandé moins de cinq ans pour le sida. La crainte des cliniciens devant les thèmes et chercheurs issus des sciences sociales (autrement dites « molles ») est manifeste : « Ne vont-ils pas enfoncer des portes ouvertes ?... À quoi cela va servir dans notre fonction et nos relations aux patients ? est-ce vraiment utile ?... Us ne viennent que compliquer le travail... En Afrique, oui, pas de problème, il y a des cultures à gérer et comprendre, mais en France c'est inutile... »
[32]
Mais nous sommes un pays pluriculturel où les passeurs que sont les anthropologues ont beaucoup à dire, et les sociologues se penchant sur le monde des patients et des équipes de soin en tirent également des exemples riches d'informations.
Ce qui apporte encore plus d'eau à notre moulin, et qui a également contribué à la demande en sciences sociales, est le nouveau rôle dévolu au patient. Il est devenu un client dans nos institutions de soins : on doit bien entendu le soigner, mais en maintenant de manière optimale sa qualité de vie. Les critères de satisfaction des patients comptent dans les évaluations des institutions. La demande de satisfaction s'étend d'ailleurs à tous les proches des patients, et le « bon » accompagnement en fin de vie est un critère majeur. Or, pour remplir cette demande officielle de satisfaction générale, les sciences humaines sont indispensables, de par leur compréhension et rendu du terrain qu'elles étudient. Elles sont les seules connaisseuses des contextes de tous ordres.
L'ouverture actuelle, la demande de nombreux cancérologues vers les sciences sociales, correspond aussi à ces nouveaux objectifs à la fois économiques et concurrentiels de la médecine hospitalière. Cela a permis à notre équipe de sciences humaines et cancérologie (le groupe Susan Sontag) de voir le jour au sein de l'institut Bergonié, Centre régional de lutte contre le cancer (CRLCC) d'Aquitaine, grâce à son directeur Josy Reiffers. L'anthropologie et la sociologie sont ici, enfin, rentrées à l'hôpital, officiellement, comme équipe, pour travailler en pluridisciplinarité et à vision appliquée sur tous les thèmes impliquant la cancérologie dans son ensemble.
[1] Annie Hubert, anthropologue, directeur de recherche, CNRS UMR 6578, « Adaptabilité biologique et culturelle », université de la Méditerranée, Aix-Marseille, présidente du Groupe d'anthropologie de l'alimentation.
[2] Annie Hubert et Hélène Sancho-Garnier, « Anthropologie et épidémiologie nutritionnelle », Cahiers des sciences humaines de l'ORSTOM, vol. 28 no 1, 1992, p. 57-67.
[3] R. Doll, R. Peto, The Causes of Cancer Quantitative Estimates of Avoidable Risk of Cancer in the United States Today, Oxford, Oxford University Press, 1981.
[4] A. Hubert, avec G. de Thé, Modes de vie et cancers, Paris, Robert Laffont, col. : La fontaine des sciences », 1988.
A. Hubert, D. Jeannel, P. Tuppin, G. de Thé, « Anthropology and epidemiology a pluridisciplinary approach of environmental factors of nasopharyngeal carcinoma in The Epstein-Barr and Associated Diseases, Eds T. Tursz, J.S. Pagano, D.V Ablashi, G. de Thé, G. Lenoir, G.R. Pearson, vol. 225,1993, p. 775-788.
D. Jeannel, G. Bouvier, A. Hubert, « Nasopharyngeal Carcinoma : an epidemiological approach to carcinogenesis », Cancer Surveys, vol. 33 : Infections and Human Cancer, 1999, p. 125-155.
[6] A. Hubert, « Mais de quoi parle donc l'anthropologie médicale ? », dans Jean-François Baré (sous la direction de), Les applications de l'anthropologie, Paris, Kartala, 1995, p. 221-243. [Livre prêt à être mis en ligne dans Les Classiques des sciences sociales, avec l’autorisation de l’auteur.]
[7] A. Hubert, G. Kantor, J.M. Dilhuydy, C. Germain, G. Le Pollès, C. Toulouse, R. Salamon, P Scalhet, « Patient Information about radiation therapy : a survey in Europe », Radiotherapy Oncology, no 43, 1997, p. 103-107.
[8] P. Bataille, Un cancer et la vie. Les malades face à la maladie, Paris, Balland, 2003.
[9] John A. Rush, Clinical Anthropology, Wesport, Auburn House, 1996.
|