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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Fanny Soum-Pouyalet, V. Regnier, M. Querre, J.-P. Jacquin, Annie Hubert et M. Debled, “Influence des facteurs socioculturels dans la prise de décision médicale en cancérologie. Influence of social and cultural patterns on decision-making in oncology.” Un texte publié dans la revue Bulletin du Cancer. Volume 96, Numéro 6, 733-9, juin 2009, Synthèse. John Libbey Eurotext. DOI: 10.1684/bdc.2009.0882. [Jean-François Baré, époux de l'auteur et ayant-droit, nous a accordé le 28 août 2012 son autorisation de diffuser toutes les publications de l'auteur dans Les Classiques des sciences sociales.]

[733]

Fanny Soum-Pouyalet1, V. Regnier2, M. Querre1,
J.-P. Jacquin2, Annie Hubert4 et M. Debled3

Influence des facteurs socioculturels
dans la prise de décision médicale
en cancérologie
.
Influence of social and cultural patterns
on decision-making in oncology
.

Un texte publié dans la revue Bulletin du Cancer. Volume 96, Numéro 6, 733-739, juin 2009, Synthèse. John Libbey Eurotext. DOI : 10.1684/bdc.2009.0882.

Résumé / Abstract
Introduction
Prescription de chimiothérapie adjuvante : un consensus international mais des pratiques nationales et régionales divergentes

Lacunes d’études françaises à propos des conceptions médicales et de leurs impacts sur les pratiques

Projet français « décision de chimiothérapie adjuvante dans le cancer du sein et attentes en matière d’outils d’aide à la décision » et ses enseignements

Conceptions et pratiques médicales collectives

Premières constatations sur les conceptions individuelles des médecins

Conclusion

Références


1 Docteur en anthropologie, chercheur associé, Institut Bergonié, CLCC, 229, cours de l’Argonne, 33076 Bordeaux, France, REVeSS (Recherches et études sur les vulnérabilités sociales et la santé publique) Courriel : [email protected].

2 Institut de cancérologie de la Loire (ICL), 108 bis, avenue Albert-Raimond, 42270 Saint-Priest-en-Jarez-Saint-Étienne, France

3 Institut Bergonié, CLCC, 229, cours de l’Argonne, 33076 Bordeaux, France

4 Directeur de recherche émérite, CNRS, UMR 6578 unité d’anthropologie : adaptabilité biologique et culturelle, université de la Méditerranée Aix–Marseille-II, Marseille, France.


Résumé

Le processus de « décision partagée » (shared decision-making) se base sur l’idée d’une participation éclairée du patient au choix thérapeutique dans un contexte où l’incertitude du résultat incite à faire appel à d’autres facteurs que les seules données médicales. Or, dans la pratique, l’utilisation des outils d’aide à la décision est encore peu développée en France. Cette constatation amène nécessairement à s’interroger sur les facteurs qui influencent la prise de décision médicale en France. Nous nous intéressons ici à l’influence des cultures médicales sur le processus de décision et sur la mise en pratique de la décision partagée dans le contexte de la prescription de chimiothérapie adjuvante dans le cancer du sein. Les premières constatations, qui découlent de l’étude socio-anthropologique en cours menée sur six établissements français, montrent ainsi la négociation qui se joue entre les cultures d’établissements, les cultures de groupes (groupes professionnels, spécialités médicales, réseaux, etc.), et l’historique socioculturel du médecin, considéré dans son individualité.

Mots-clés : décision partagée, décision médicale, relation thérapeutique, cultures médicales

Abstract.

Shared decision-making is based on the idea of an enlightened participation of the patient to the therapeutic decision process, especially when the ratio between risks and benefits of treatment options is uncertain. The physician owes to ponder the advantages and the inconveniences of chemotherapy, which can be enlightened by a discussion with the patient. Thus, neither shared decision-making nor decision tools are currently used in France. Our aim is to evaluate the variables that step in the therapeutic choice of French physicians concerning the adjuvant chemotherapy prescription in breast cancer. We focus on the impact of different medical cultures on decision processes and shared decision-making conceptions. A socioanthropological study is carried out with the participation of six French medical centre. First results show the influence of local specificities, professional groups and individual sociocultural background of physicians.

Key words : shared decision-making, medical decision, therapeutic relation, medical cultures


Introduction

Le processus de « décision partagée » (shared decision-making) se base sur l’idée d’une participation éclairée de la patiente au choix thérapeutique dans un contexte où l’incertitude du résultat incite à faire appel à d’autres facteurs que les seules données médicales. Or, l’utilisation des outils d’aide à la décision et la mise en œuvre de la « décision partagée » sont encore peu développées en France. De fait, ces pratiques touchent aux mécanismes intimes de la prise de décision médicale et amènent nécessairement à s’interroger à leur propos.

Sur la base des enseignements de la littérature médicale, nous nous sommes donc attachés à étudier les facteurs socioculturels qui influencent la prise de décision de chimiothérapie adjuvante en France, à travers [734] les positionnements des médecins quant à la pratique bien spécifique du processus de « décision partagée ».

Cet article s’appuie sur les premiers résultats d’une recherche socio-anthropologique, financée par l’INCa, se déroulant dans six établissements de lutte contre le cancer, dont l’objectif initial était d’analyser la place donnée aux patientes dans la décision thérapeutique et l’élaboration d’un outil permettant de faciliter le processus de décision.


Prescription de chimiothérapie adjuvante :
un consensus international mais des pratiques nationales
et régionales divergentes

La chimiothérapie adjuvante se base sur le concept d’une plus grande efficacité des traitements anticancéreux lorsque la masse tumorale est faible et est prescrite lorsque l’on a des arguments (pronostiques) faisant craindre l’existence d’une dissémination de la maladie. Ce traitement est mis en œuvre à un stade où il peut permettre une éradication des cellules tumorales et faciliter la guérison. Les résultats des essais thérapeutiques ont effectivement montré une réduction statistique du risque de rechute à distance. Le bénéfice individuel est cependant inconstant, car certaines patientes rechutent malgré la réalisation du traitement, tandis que d’autres n’auraient pas rechuté même en l’absence de chimiothérapie. Aussi, la décision de réaliser ou non une chimiothérapie adjuvante est difficile à prendre malgré les initiatives et travaux contribuant à définir les profils de patients susceptibles de bénéficier d’une chimiothérapie adjuvante [1, 2]. Il revient donc au médecin de mettre en balance le pronostic spontané de la maladie, la probabilité d’efficacité du traitement et les inconvénients de la chimiothérapie (effets indésirables et risques secondaires).

Les experts internationaux recommandent une large prescription de la chimiothérapie adjuvante [3] et en France, les dernières recommandations émanant de la RPC « cancers du sein » de Saint-Paul-de-Vence de janvier 2007 proposent la prescription d’une chimiothérapie adjuvante pour un bénéfice d’au moins 5 % à dix ans [4]. Or, à ce jour, on constate sur le terrain des pratiques diversifiées d’un établissement à l’autre, voire d’un médecin à l’autre.

Plusieurs études attestent ainsi que des écarts significatifs existent entre les recommandations, d’une part, et le vécu des patients et leurs préférences en matière de traitement [5, 6] et, d’autre part, entre les pratiques médicales [7]. Plusieurs hypothèses sont énoncées à l’issue de ces différentes études pour expliquer ces écarts. L’impact des facteurs cliniques (âge de la patiente, état général constaté lors de la consultation, etc.) entre bien sûr en ligne de compte, mais se pose aussi la question de la participation des patientes dans la décision, de l’impact des facteurs socioculturels et de la subjectivité individuelle du médecin.

Sur la base de ces constatations, on s’interroge en premier lieu sur les pratiques médicales relatives à la prescription de la chimiothérapie adjuvante et sur la place des patientes dans la prise de décision. Or, de nombreuses études ont d’ores et déjà interrogé le rapport risques/bénéfices de la chimiothérapie adjuvante à travers sa perception par les patientes et les « préférences » qui en découlent en matière de choix thérapeutique [8-10]. Il ressort de ces travaux que la perception qu’ont les patientes de l’option thérapeutique choisie est largement influencée par l’information qui leur est donnée [11, 12]. Les conditions de délivrance de l’information, les supports et les modes de transmission de celle-ci jouent un rôle fondamental sur la perception du traitement, indépendamment du contenu de l’information délivrée [13].

Cette question de l’information au patient, considérée comme centrale dans la question de la décision médicale et de la prise de décision partagée, recouvre pudiquement la question de l’influence du médecin sur les préférences des patients. De récents travaux sur la relation médecins-malades laissent ainsi supposer une adaptation de l’information délivrée par le médecin par rapport à ce qu’il pense être « compréhensible » par le patient [14] et par rapport au but qu’il poursuit (faire « adhérer » le patient au choix thérapeutique qu’il a fixé).

Ce constat amène nécessairement à orienter le questionnement relatif aux écarts entre recommandations et pratiques de prescription de la chimiothérapie adjuvante vers une étude des conceptions médicales.


Lacunes d’études françaises
à propos des conceptions médicales
et de leurs impacts sur les pratiques

Si la littérature scientifique abonde en données et en recherches sur les préférences des patients, faisant [735] état de l’impact de l’entourage, des dimensions sociales, familiales, professionnelles et amicales du patient sur sa prise de décision [15] ; elle est nettement plus avare d’éléments concernant les conceptions médicales, les représentations des médecins et la part de subjectivité dans la prise de décision médicale. Dans le domaine de la décision partagée, les études internationales ont fait la part belle aux modalités de l’interaction médecin-malade [16, 17] et aux choix et motivations des patients [18, 19] avant de poser ces mêmes questions à propos des médecins, pourtant premiers décideurs en matière de choix thérapeutique et responsable du bon déroulement de la prise en charge.

La plupart des études qui évoquent les choix médicaux en matière de prescription de chimiothérapie adjuvante font état de thesaurus ou de recommandations de pratiques basées sur des données histologiques et médicales [20]. Les outils d’aide à la décision médicale couramment utilisés sont des référentiels qui définissent des stratégies thérapeutiques selon différents paramètres liés exclusivement à la tumeur (et à l’âge, autre facteur pronostique important) [21]. Aucun facteur de comorbidité ou de contexte social n’est intégré. Le clinicien peut également s’appuyer sur « Adjuvantonline ! », un logiciel en accès libre sur Internet qui, à partir des mêmes paramètres, permet de calculer le pronostic des patientes à dix ans et de chiffrer le bénéfice statistique des différents traitements adjuvants possibles [22]. Les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP), rendues obligatoires par la circulaire du 22 février 2005 [1], visent également à aider les praticiens dans leur prise de décision. L’apport de cet outil dans l’harmonisation des pratiques et la communication entre praticiens (notamment entre généralistes et spécialistes) a été mis en évidence par différentes études [23].

Néanmoins, ces outils ne constituent que des supports pour des médecins qui préfèrent souvent établir une proposition thérapeutique sur la base de leur propre interprétation des données médicales et du contact avec le patient. Malgré leur rassurante rationalité, ces outils ne règlent donc pas la question de la place de l’interprétation médicale dans le choix thérapeutique. Le médecin, considéré à travers son individualité, son histoire singulière et le ou les contexte(s) dans le(s)quel(s) il exerce, est absent des études réalisées sur cette thématique.

De rares publications traitent de l’impact des différences culturelles et philosophiques sur le choix des médecins, révélant du même coup des conceptions de la médecine bien distinctes d’un cas à l’autre [24, 25]. Charles et al. [26] définissent ainsi trois modèles d’interaction médecin-malade qui serviront de références aux travaux qui suivront : le modèle paternaliste, le modèle de la décision partagée et le modèle du « patient décideur ». Reprenant les modèles de Charles et al., P. Vennin [24] les explicite. Il analyse le modèle paternaliste comme une conception « positiviste classique » axée sur la toute-puissance de la science (vision kantienne). Tandis qu’à travers les deux autres modèles, plus participatifs, le médecin placerait, à des degrés divers, le patient en situation de plus ou moins grande responsabilité face à la décision.

À l’appui de ces (trop rares) travaux sur les conceptions médicales, les chercheurs lyonnais ont expérimenté les processus de « décision partagée », dès 1990, en portant une attention particulière à cette question de la genèse de la décision médicale [19, 27]. Ils analysent ainsi l’affirmation des médecins selon laquelle les patientes, sauf rares exceptions, ne souhaiteraient pas participer à la prise de décision. Elle reposerait sur une interprétation issue des conceptions intimes de ces mêmes médecins [28]. Leurs travaux à ce propos sont toujours en cours et font état de la nécessité de multiplier les regards et d’approfondir la compréhension des processus de prise de décision par les médecins [28]. On constate donc que l’implication du patient dans le choix thérapeutique, le respect de sa singularité et de ses priorités restent, après plus d’une décennie d’études et d’expérimentations, des questions sensibles aux tenants et aboutissants multiples.


Projet français « décision de chimiothérapie adjuvante
dans le cancer du sein et attentes en matière d’outils
d’aide à la décision » et ses enseignements

Dans le but de favoriser le développement de la décision partagée entendue dans sa définition anglo-saxonne de shared decision-making et de valoriser des outils d’aide à la décision médicale, un projet [736] financé par l’INCa [2] a été lancé, en janvier 2008, impliquant les deux cancéropôles du GSO (Grand Sud-Ouest) et du cancéropôle Lyon-Auvergne-Rhône-Alpes (CLARA). Ce projet socio-anthropologique avait pour objectif d’analyser les mécanismes de la prise de décision médicale concernant la (non-) prescription d’une chimiothérapie adjuvante postopératoire pour un cancer du sein dans les cas où l’évaluation du rapport risque/bénéfice ne rendait pas la prise de décision évidente. La décision médicale se retrouvait en somme dans une « zone grise », ne permettant pas de trancher dans un sens ou dans un autre. Ce projet ne visait, au départ, l’étude des conceptions et des pratiques médicales que de manière complémentaire, puisque cette recherche était avant tout centrée sur l’interaction médecin-malade et l’expérimentation d’outils d’aide à la décision.

Ce projet, en cours de réalisation aujourd’hui, concerne six établissements de soins (trois par cancéropôle : un CLCC, un CHU et un établissement privé). La collecte de données se base sur une phase d’observation des pratiques et des entretiens semi-directifs auprès des patientes et des médecins. Le recrutement initial ne prévoyait de sélectionner que les cas dont l’évaluation du rapport risque/bénéfice induisait une « zone grise » dans la prise de décision. Or, il nous a rapidement été donné de constater que ce choix qui répondait aux objectifs de la recherche était en fait incompatible avec les réalités du terrain. Il s’est ainsi avéré impossible de recruter un échantillon pourtant réduit (40 par cancéropôle) de patientes répondant à ces critères. La raison en était tout simplement que, pour la plupart des médecins des sites retenus, le questionnement concernant la prise de décision ne s’articulait pas forcément autour du calcul du rapport risque/bénéfice. La « zone grise » de la décision s’avérait donc variable d’un médecin à l’autre, s’appuyant sur des critères bien plus complexes que les ± 5% de bénéfices induits par la prescription d’une chimiothérapie. Cette diversité ne permettait donc pas d’obtenir un échantillon de cas homogènes pour l’analyse.

De la même façon, les définitions de « processus de décision partagée » (ou de « partage de la décision ») étaient loin de faire consensus. Sous le terme « partage », les médecins placent des référents distincts. Pour certains, il s’agit d’une discussion éclairée, c’est-à-dire d’un partage d’informations [3] avec la patiente autour des intérêts et des aléas du traitement par chimiothérapie et le recueil de l’adhésion de celle-ci, démarche inspirée par le consentement éclairé. Dans ce même ordre de pensée, on retrouve les expressions : « éthique de la discussion [4] » ou « éthique de l’information médicale [5] ». Pour d’autres, ce partage consiste véritablement à placer le choix entre les mains de la patiente, cas de figure considéré comme inenvisageable pour des raisons éthiques, médicales et juridiques. Enfin, pour d’autres encore, la participation des patientes à la décision est jugée nécessaire et inévitable mais se place dans le cadre d’un « processus de décision médicale », c’est-à-dire dans l’objectif de donner au médecin les informations qui lui permettront de réaliser sa prise de décision. Le partage de l’information est conçu comme allant du patient vers le médecin (à l’inverse du premier cas).

Ces constats sur la complexité de ces notions et de leur opérationnalisation nous ont conduits à recentrer le projet autour du médecin et à explorer les cultures médicales à l’œuvre dans la prise de décision et les conceptions concernant la prise de décision partagée. En raison de l’état d’avancement de la recherche, l’analyse qui est réalisée à partir de ces premières données ne pourra s’exprimer qu’en termes de « tendances », susceptibles d’être confirmées ou infirmées, à l’issue du travail de terrain et de son exploitation.


Conceptions et pratiques médicales collectives

Les conceptions et pratiques médicales interagissent à plusieurs échelles. La mise en parallèle des données issues des deux cancéropôles met ainsi à jour des pratiques que l’on pourrait qualifier de « régionales ». Cette dimension régionale transcende le cadre géographique et administratif pour s’inscrire à la fois dans des réseaux formels et informels (établissements, RCP, etc.). Ces réseaux sont porteurs de modes de fonctionnement et de dynamiques collectives singuliers.

[737]

De la même manière, à l’échelle des établissements, l’impact des facteurs organisationnels apparaît non négligeable. Ainsi, la plupart des établissements vont faire passer les dossiers en RCP dès l’obtention du résultat anatomopathologique postchirurgical, avant que la consultation de la patiente avec l’oncologue ait lieu, ce qui impacte sensiblement la façon dont va être abordée la décision. Au-delà de cette question de l’organisation des soins, on peut s’interroger sur le rôle de « cultures d’établissements » concernant les décisions thérapeutiques. L’historique d’un établissement imprègne en effet tous les choix qui y sont faits : qu’il s’agisse du recrutement du personnel (orienté davantage vers des personnes susceptibles d’avoir « l’esprit de la maison » ou de s’y adapter) ou des priorités inscrites dans le projet d’établissement. En outre, les établissements qui participent à l’élaboration des référentiels, en connaissant mieux les limites d’application, sont plus à même de les contourner.

Enfin, les RCP contribuent à former des cultures spécifiques dans la façon d’aborder la pathologie et son traitement. En outre, l’évaluation des dossiers lors des RCP révèle un partage des compétences qui influence la prise de décision générale : la dynamique collective donnant plus de poids à l’avis de tel ou tel praticien [29]. La proposition thérapeutique faite dans les cas difficiles peut, cependant, être considérée très différemment, certaines RCP considérant qu’une conduite à tenir doit être nécessairement élaborée dans le contexte de la RCP, tandis que pour d’autres RCP, une décision peut être déléguée à l’oncologue dans le cadre de son entrevue avec la patiente en consultation. Dans tous les cas, la prise de décision finale en consultation est placée sous la seule responsabilité de l’oncologue.


Premières constatations
sur les conceptions individuelles des médecins


À l’échelle individuelle, le rapport à l’incertitude et à la participation de la patiente à la décision constituent des révélateurs des conceptions médicales. Ces conceptions intimes se traduisent a fortiori en termes d’exercice médical et pourraient expliquer, en partie, les écarts observés entre les recommandations telles qu’elles sont formulées et les pratiques. Si l’on reprend la classification élaborée par Charles et al. [26], les pratiques médicales françaises illustreraient ainsi deux types de modèles celui du « médecin paternaliste » et celui de la « décision partagée [6] ».

« Comme chercheur, mon métier consiste à tout remettre en question ; cependant, comme médecin, il me faut prendre des décisions basées sur des “certitudes” cliniques [7] ». Cette citation, empruntée à un médecin non cancérologue, résume à elle seule la problématique médicale face à la décision. Pour une majorité de médecins, l’incertitude médicale n’a pas lieu d’être [30]. Ainsi, le principe de précaution qui prévaut dans les recommandations internationales amène ces mêmes médecins à prescrire la chimiothérapie à défaut.

Il n’y a pas d’espace pour le doute : « le verre est à moitié vide ou le verre est à moitié plein ». Le « choix » se révèle donc avant tout synonyme de capacité du praticien à prendre en compte l’ensemble des paramètres et de leur donner une lisibilité technique eu égard aux différents référentiels à disposition. En somme, tout n’est qu’une question de temps : le temps qu’il faut éventuellement à ce même médecin pour obtenir les données complémentaires qui lui permettront de consolider sa décision. Ces données peuvent être apportées soit par des supports scientifiques chiffrés ou validés (recours au logiciel « Adjuvantonline » ou aux données de la littérature scientifique), soit par des discussions avec les collègues, soit enfin par une discussion avec le patient. Ces médecins sont-ils les plus observants vis-à-vis des recommandations nationales et régionales (protocoles) ? On pourrait le penser, mais l’hypothèse est encore à confirmer.

Quelques médecins néanmoins s’inscrivent dans une dynamique différente. Ils s’interrogent ouvertement sur la validité de la prescription d’une chimiothérapie plus ou moins invalidante dans un contexte de bénéfice extrêmement relatif. Ces mêmes médecins considèrent les recommandations comme des supports à la réflexion qu’induit la singularité de chaque cas. Ils émettent le souhait de mener une discussion éclairée avec les patientes afin de saisir leurs préférences [8] : c’est-à-dire ce qui prévaut dans leur vie, mettant en balance les notions de qualité/quantité de vie, etc.

Cette même discussion « éclairée » peut s’exprimer sous des formes diverses. Elle peut avoir pour objet [738] de faire émerger les préférences des patientes. On parle alors d’une prise de décision modulée ou orientée. Cela peut aller aussi jusqu’à l’implication de la patiente dans la décision en lui exposant directement les données du problème. Cette dernière démarche induit néanmoins un risque : celui de déstabiliser la personne. La mise en évidence du rôle de la patiente dans le choix thérapeutique est, en effet, pour elle synonyme d’angoisse et peut provoquer une certaine confusion : « je ne sais plus ou j’en suis », « moi je n’y connais rien, c’est vous qui savez », « je n’en ai aucune idée » qui témoigne surtout d’une volonté de ne pas avoir à assumer cette responsabilité du choix thérapeutique. Le choix peut être alors assumé par des extérieurs : « J’ai passé des nuits blanches, je réfléchissais… et j’ai appelé mon médecin traitant. Il m’a dit qu’on l’avait repéré tôt et que ce serait bête de tout gâcher en n’allant pas jusqu’au bout ».

Cette question de la responsabilité du traitement dépasse largement le poids symbolique et psychologique. Les freins médicaux qui s’expriment à propos de la décision partagée pourraient trouver une justification juridique et expliquer les écarts de pratiques en matière de décision partagée entre la France et certains pays anglo-saxons comme le Canada [31].


Conclusion

Ce regard croisé entre la revue de la littérature et les premières données de terrain nous amène à faire le constat de l’importance de différentes influences « culturelles » et « subculturelles » dans le processus de décision médicale et la mise en pratique de la décision partagée en France. Le modèle paternaliste de prise de décision médicale demeure, bien qu’il soit contrebalancé par d’autres discours non encore majoritaires pour une participation des patients à la décision. Ces observations entraînent plusieurs questions qui constituent la seconde étape de cette étude. La responsabilité juridique du traitement porté par le seul médecin est-il vraiment l’élément explicatif de la réticence (voire du refus virulent) vis-à-vis de la mise en place d’un processus de décision partagée ? Quelle part ont, à cet égard, les convictions collectives et individuelles relatives au rôle du médecin ? Quel poids ont les subcultures locales et les constructions personnelles, s’appuyant notamment sur l’expérience professionnelle dans cette équation ? Quelle place y occupe l’organisation du traitement et, notamment, la réputation chronophage du recueil des préférences des patientes (et de l’utilisation d’outils d’aide à la décision) ?

Le rôle des patients n’est pas non plus anodin dans cette question de la décision partagée. Si Nguyen et al. [28] s’interrogeaient sur une éventuelle interprétation des médecins lorsque ces derniers témoignaient que les patients ne souhaitaient pas participer à la décision, ces réticences de la part des patients nous ont effectivement été données à voir sur le terrain. Dès lors que le pronostic vital n’est pas en jeu, les patients semblent peu enclins à participer à la décision. Pourtant, les revendications des patients ont fortement contribué à entériner leur plus grande participation dans le processus de soin, notamment par une consécration législative comme celle de la loi du 4 mars 2002. Elles ont ainsi posé l’interaction médecin-malade comme une dimension indispensable de la pratique médicale.

Les référents et pratiques communs ne reflètent pas forcément les convictions intimes du praticien, d’où le décalage qui peut émerger entre le discours individuel et la pratique institutionnalisée. Ils conditionnent surtout sa place dans le groupe et fondent sa légitimité professionnelle. L’impact du « pouvoir totalitaire du modèle anatomoclinique », pour reprendre les termes utilisés par Jean Maisondieu [8], amène ainsi le médecin, placé en situation d’incertitude, à chercher, avant tout, dans les valeurs propres à sa discipline (référentiels, protocoles, mais aussi discours prévalents dans la communauté de ses pairs), la légitimation de sa prise de décision.

On ne dira pas pour autant que l’intégration des préférences des patients dans la prise de décision médicale n’existe pas. Dans les faits, elle est même courante, mais elle procède de cette part subjective de la prise de décision que l’on recouvre du voile pudique de « l’art médical ». Elle relève avant tout de convictions personnelles héritées des enseignements de la pratique et de l’expérience professionnelle et/ou de l’histoire de vie du médecin. Cette revendication de la subjectivité, de « l’art médical », dans la pratique constitue l’espace nécessaire de liberté grâce auquel le médecin effectue un ajustement nécessaire entre son individualité et les impératifs de sa fonction, entre le patient et les impératifs [739] de son traitement, entre la prise de décision médicale et la participation du patient à la prise de décision médicale partagée.

Ainsi, les enjeux autour du processus de la décision partagée dépassent-ils largement la question d’un consensus autour des modalités de la prescription ou non-prescription de la chimiothérapie ? Ils touchent aux convictions personnelles des médecins sur leur rôle. Qualité de vie/quantité de vie, etc. Ce débat houleux, qui a notamment entouré la promulgation de la loi Léonetti, est loin d’être achevé.


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[1] Circulaire no DHOS/SDO/2005/101 du 22 février 2005 relative à l’organisation des soins en cancérologie.

[2] INCa : Institut national du cancer.

[3] Le contenu des informations pouvant lui aussi sensiblement varier d’un médecin à l’autre.

[4] Expression utilisée par le Pr Christian Hervé, directeur du laboratoire d’éthique, université de Paris-V, lors de la présentation des premiers résultats de l’étude au congrès de la SFPO, le 27 novembre 2008.

[5] Pour reprendre une expression devenue courante (utilisée par exemple comme titre au colloque du Conseil national de l’ordre des médecins du 26 avril 2007).

[6] Le troisième modèle, celui du « patient décideur » n’a quasiment pas été rencontré (un seul cas observé).

[7] Steven Laureys – neurologue, cité dans Science et Vie décembre 2008.

[8] Termes utilisés par Jean Maisondieu dans sa communication « Le temps, le malade d’Alzheimer », lors du symposium Alzheimer, Vaison-la-Romaine, 31 mai et 1er juin 2007.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 16 janvier 2013 9:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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