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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Pour une sociologie d'Haïti au XXIe siècle. La démocratie introuvable. (2001)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Laënnec Hurbon, Pour une sociologie d'Haïti au XXIe siècle. La démocratie introuvable. Collection: “Monde caribéen”, Collection dirigée par Henry Tourneux. Paris: Les Éditions Karthala, 2001, 301 pp. Une édition numérique réalisée par Rency Inson MICHEL, bénévole, étudiant en sociologie à l'Université d'État d'Haïti. [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2009 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[9]

Introduction

De « la malédiction » à l'espoir

Cet ouvrage tente d'apporter un éclairage sur les moments importants de ce qu'on a appelé le processus de démocratisation en Haïti, ainsi que sur les conflits qui ont surgi dans différents secteurs de la vie sociale et culturelle depuis la chute de la dictature le 7 février 1986. Notre interrogation principale se concentre sur la récurrence des pratiques dictatoriales au cours des quinze dernières années malgré les concours externes et l'existence de partis et mouvements se réclamant tous de la perspective démocratique.

En effet, après la chute de la dictature de Duvalier, toutes les couches sociales du pays continuent de souffrir de l'insécurité qui a été pourtant l'argument principal de la contestation du corps des Tontons macoutes, police parallèle disposant du droit de vie et de mort sur tout individu suspect d'opposition au régime. Six ans après la mise en échec du coup d'État militaire contre le gouvernement d'Aristide, les mêmes attitudes adoptées par les militaires face à la communauté internationale (recours au discours nationaliste ou à la souveraineté nationale pour disqualifier toute critique du régime) sont reprises de bout en bout par ceux-là mêmes qui combattaient le putsch au nom de la démocratie. Enfin, misère, pauvreté, stagnation économique sont devenues plus que jamais la marque principale du pays, pendant qu'en République Dominicaine, le pays voisin, la croissance économique est de 7,5% par an. Entre 1985 et 1996, [10] le taux de croissance du PIB (produit intérieur brut) est de -5,2%. En 1999-2000, le PIB est de 410$ par habitant en Haïti, mais il est de 1 680 $ à la Jamaïque, et 1 770 $ en République Dominicaine, d'après le dernier rapport de la Banque mondiale (1999).

Plusieurs tentatives récentes de comprendre l'évolution politique et sociale du pays ont été mises en œuvre, mais elles aboutissent toutes à la même impasse théorique dans la mesure où le concept de tiers-monde à partir duquel elles appréhendaient cette évolution est presque oblitéré aujourd'hui dans les sciences sociales et les médias, comme l'a rappelé récemment Immanuel Wallerstein. Il y a eu tout d'abord l'ouvrage de Mats Lundhal, Politics or Markets ? Essays on Haitian Underdevelopment (1993), qui attire l'attention sur la nature de l'État haïtien comme État prédateur (predatory state [1]) dont le mode de fonctionnement est à la source du sous-développement du pays. Les obstacles pour entrer vraiment dans le processus de démocratisation apparaissent montagnes à soulever et l'auteur semble nous laisser sur sa lucidité pessimiste quand il prévoit que la société haïtienne marche vers une implosion ou une guerre de tous contre tous.

Dans Une après-midi d'histoire (1997), Gérard Barthélémy [2] prétend de son côté fournir une explication sans reste de la misère et de la pauvreté comme de la dictature en Haïti à partir de l'opposition entre créoles (esclaves nés dans l'île) et bossales (esclaves fraîchement débarqués, peu adaptés encore à la condition d'esclaves), venue en droite ligne de la période esclavagiste. Les créoles occuperaient l'État, seraient individualistes, pro-occidentaux, préoccupés d'enrichissement économique, pendant que les bossales se caractériseraient par leur communautarisme, leurs pratiques holistes et la création de [11] contre-valeurs face à l'occidentalité, enfin et surtout par leur marronnage ou pratique de fuite par rapport à l'État. Cette perspective demeure finalement fort éloignée de celle de Lundhal dans la mesure où Barthélémy - comme pour conjurer la mauvaise fortune de la misère - prétend que la paysannerie haïtienne offre pour la première fois dans l'histoire universelle une alternative au développement si cher à l'Occident. Nous serions en présence d'une société, ou plutôt d'une paysannerie qui serait la descendante directe des bossales, qui aurait « choisi d'être pauvre » parce qu'elle est essentiellement mue par une pulsion égalitaire. Il faut saluer ici l'effort entrepris par Barthélémy pour comprendre la situation chaque jour plus alarmante d'une société dont on ne parvient pas facilement à saisir le caractère unique et exemplaire au sein de la Caraïbe. Le déclin économique constant du pays depuis une cinquantaine d'années excite la curiosité et met la raison à l'épreuve surtout quand on mesure la distance qui sépare Haïti de sa voisine, la République Dominicaine.

D'autres études récentes cherchent à rendre compte des difficultés du passage de la société haïtienne à la modernité. Kern Delince, par exemple, l'un des rares spécialistes de l'histoire et de la sociologie de l'armée haïtienne, a tenté de présenter une vision globale des facteurs qui maintiennent le pays dans l'archaïsme et le sous-développement. Son ouvrage Les Forces politiques en Haïti. Manuel d'histoire contemporaine [3], se propose justement de se pencher sur le système politique national et de comprendre ce qu'il appelle « la banqueroute actuelle » (p. 8) du pays. Tout en essayant de placer Haïti dans son environnement extérieur, à savoir l'impérialisme nord-américain, Kern Delince refuse de faire des États-Unis un deus ex machina qui expliquerait tous les déboires du pays. Il s'appesantit sur « la pathologie de la vie politique haïtienne », sur « l'anomalie » que représente la situation politique d'Haïti dans la Caraïbe et surtout sur la passion du pouvoir pour le pouvoir qu'on découvre dans l'histoire du pays.

[12]

Il s'interroge sur la recherche du pouvoir absolu chez la plupart des présidents qui se sont comportés en monarques vivant au-dessus des lois et qui n'ont en rien modifié le système social, économique et administratif. On dirait que la mise en application de lois et de normes universalisâmes fondées sur le recours à la raison demeure liée à des facteurs qui manquent singulièrement en Haïti où le lien social semble être fondé essentiellement sur le religieux (christianisme et vodou).

Plus récemment, Leslie Péan [4], fonctionnaire à la Banque mondiale, choisit de se lancer dans une hypothèse séduisante sur les causes de la pauvreté et du despotisme récurrent. Son ouvrage, dont le titre annonce déjà le programme, Économie politique de la corruption en Haïti (2000), fait remonter à Toussaint Louverture les pratiques de corruption qui sont décrites comme structurales à travers l'évolution sociale, économique et politique du pays. En recourant à la théorie du pouvoir comme technique et moyen de contrôle élaborée par Michel Foucault, Leslie Péan s'efforce de sortir des sentiers battus pour renouveler la réflexion sur les sources de la dégradation continuelle de l'économie haïtienne et la réapparition de gouvernements dits forts qui maintiennent Haïti dans la condition d'une société de non-droit.

L'obsession est donc la même dans tous les travaux publiés cette dernière décennie sur Haïti. Sauveur Pierre Etienne, dans son ouvrage intitulé Misère de la démocratie [5], parle encore de cette impuissance à « construire un ordre démocratique durable où la raison de la force cède le pas à la force de la raison » (p. 23). Avec le colloque international sur Les Transitions démocratiques (1996), dont les actes ont été publiés aux éditions Syros / La Découverte, de nombreux chercheurs venus du monde entier ont exprimé leurs appréhensions sur ce qu'on croyait être un véritable processus de démocratisation et sur les [13] mobiles véritables de l'intervention américaine qui ramenait Aristide (après son exil de trois ans) dans sa fonction de président de la République. L'espoir était encore à l'ordre du jour dans de nombreuses contributions à cet ouvrage.

D'autres chercheurs, comme Marc Maesschalck et Jean-Claude Jean dans leur Essai sur une transition politique (L'Harmattan, 1999) soutiennent que le pays est même loin de faire l'expérience d'une transition démocratique. Pour eux, le mouvement Lavalas finit comme le duvaliérisme par exclure le peuple de la vie politique. Comme si Haïti avait été atteint d'une sorte de « malédiction » avec le retour incessant du même en politique [6].

Tous ces travaux reconnaissent le désenchantement actuel et même la désaffection vis-à-vis du politique qu'on observe en Haïti après les promesses non tenues de février 1986, puis du 16 décembre 1990 (l'accession d'Aristide à la présidence) et enfin de septembre 1994 (mise en échec du coup d'État contre Aristide et retour à l'ordre constitutionnel rendu possible par l'intervention américaine). On reste en effet plutôt désemparé aujourd'hui [7] devant la dégradation de toutes les institutions de l'État et devant l'impuissance du pays à accéder à un régime démocratique, quinze ans après la chute de Jean-Claude Duvalier. Cependant, on ne trouvera dans ce livre ni un récit, ni même une analyse des événements politiques de ces quinze ans, [14] c'est pour cela que notre travail ne dispense pas de la lecture des ouvrages extrêmement documentés que sont les deux tomes de La Transition d'Haïti vers la démocratie (Port-au-Prince, 1997 et 2001) de Pierre-Raymond Dumas, ou encore du volumineux Le Coup de Cedras. Une analyse comparative du système sociopolitique haïtien de l'indépendance à nos jours de Jean-François Hérold (Éd. Mediatek, Port-au-Prince, 1995).

Nous nous proposons seulement de revenir aux problèmes qui sous-tendent le politique, comme l'imaginaire de la nation, de l'élite et du peuple, ou encore comme la problématique de l'individu face au groupe, ou de l'interprétation religieuse du politique, ou enfin comme la passion du pouvoir pour lui-même dès lors qu'on occupe une fonction de ministre ou de président. Bref, les textes que nous avons choisis visent à tracer des chemins pour approcher la complexité de la société haïtienne.

Ce qui fait la trame et l'unité des textes c'est avant tout la problématique de la démocratisation au cours des dix dernières années. Ne devrait-on pas, par exemple, se demander si la vision de l'État qui prévaut en Haïti n'est pas encore celle d'une instance qui vient se substituer au maître-colon par la toute-puissance qu'on attribue facilement à l'État ? Ainsi le dicton aprè Dieu se Léta (Après Dieu vient l'État) nous apprend qu'une fois hissé au pouvoir, un individu se croit libre de se comporter en maître absolu du pays, en père tout-puissant, pouvant disposer des vies et des biens à sa guise hors de tout contrôle. Parlement, police, mairies, entreprises publiques, bref, tout doit être voué au service du président qui se comporte en monarque. La liquidation du passé esclavagiste est loin d'être réalisée, mais la mémoire de ce passé doit être instruite de manière critique pour qu'elle ne serve pas comme source de ressentiment, de moyen de chantage ou comme excuse pour se mettre à l'abri de toute loi.

De même, peut-on réellement entrer dans une transition démocratique en laissant dans l'impunité les crimes commis auparavant sous la dictature de trente ans des Duvalier et qui ont produit un traumatisme profond tant chez l'individu que dans la collectivité ? Ne conviendrait-il pas de scruter ce qui dans la [15] culture haïtienne conduit à confier soit à la nature soit aux dieux le soin de faire justice, ou, à l'inverse - ce qui reviendrait au même - à entreprendre des actes de vengeance à chaud comme les déchoukaj et les lynchages de personnes présumées bandits, voleurs ou sorciers ?

On peut se demander si le processus de démocratisation espéré après la chute de la dictature de Duvalier n'a pas la vertu de mettre la société dans un face-à-face avec ses contradictions, ses hésitations devant l'entrée dans un système qu'elle appréhende comme la ruine de sa particularité et de sa spécificité. L'universalisation de la démocratie, tant redoutée dans la pratique par les gouvernements des pays occidentaux qui paraissent se contenter pour les pays pauvres d'une démocratie-simulacre, n'ouvrirait-elle pas la voie à une crise de la culture ?

Les deux premiers chapitres rappellent l'importance de l'esclavage et de son héritage dans les représentations de la vie sociale et politique. Par-dessus tout, il s'agit de montrer que les rapports entre les pays occidentaux et les pays de la Caraïbe et en particulier Haïti sont encore surdéterminés par la mémoire de la traite et de l'esclavage, non seulement au niveau des préjugés sur les capacités de ces peuples à se gouverner, mais aussi sur les manières d'institutionnaliser la liberté.

Le deuxième groupe de textes porte sur les malentendus qui planent sur les concepts de justice et de vengeance. Pourquoi les pratiques de déchoukaj et de vengeance à chaud ont-elles encore tant de faveurs ? C'est en examinant les notions de temps, d'individu, de culpabilité que nous découvrons jusqu'à quel point la société haïtienne correspond encore à une société hésitante entre la fermeture sur elle-même ou sur son passé et l'ouverture vers un avenir. Hésitation qui se révèle fort coûteuse, quand on réfléchit sur les nombreux massacres perpétrés entre 1986 et 2001 et qui sont restés dans la plus grande impunité ; c'est qu'on s'en remet encore à une vision cyclique du temps chargé de résoudre les situations d'injustice. Le passé des trente ans de dictature qui a fait tant de victimes et disloqué tant de familles dans toutes les couches sociales ne peut tomber tout seul dans l'oubli, sans qu'il revienne hanter le présent, [16] justement par la réduplication des crimes que l'impunité encourage quotidiennement.

Dans la troisième partie, nous entreprenons un réexamen des présupposés qui commandent la prétention à mettre en œuvre un système démocratique. L'interprétation qui est faite de l'identité culturelle, de la nation, du peuple et de la souveraineté nationale laisse planer des doutes sur les chances de succès du mouvement démocratique déclenché depuis 1986. Tout semble se passer comme si une partie de la société haïtienne évitait à tout instant d'assumer le principe du conflit ou de la division sociale, en s'accrochant encore à un ordre pré-politique, dans le refus systématique du pluralisme ou du partage du pouvoir.

L'étude sur « démocratie et populisme » est une analyse qui concerne non pas simplement la politique d'Aristide comme leader charismatique, mais aussi une orientation qui aurait été dominante dans les couches moyennes du pays dans la mesure où elles vivent dans une sorte de culpabilité face à une masse de pauvres et de sans-droits, bref dans une sorte de compassion pour « le peuple » qui est en même temps une véritable dérive de l'idée démocratique. Les deux textes, intitulés respectivement « Démocratisation et identité (culturelle et nationale) » et « La compassion pour le peuple », soulignent le danger que représentent l'abandon des médiations institutionnelles comme la justice, le système administratif, le Parlement, et surtout la confusion entretenue entre les plans du familial, du politique et de l'économique et du religieux. L'État n'ayant plus de

consistance propre, l'essentiel de l'action du pouvoir devient la concession de quelques petits projets de nature caritative pour les masses pauvres et le recours incantatoire au « peuple » et aux organisations dites populaires. Rabattre l'ordre du politique sur ce qu'on pourrait appeler ici du « social-caritatif », est une manière commode de déresponsabiliser l'État par rapport aux tâches de développement.

La réflexion sur les rapports entre démocratie et populisme s'attaque en particulier au problème de la source de l'insécurité et de l'anarchie régnante dans les institutions de l'État. Nous proposons de comprendre ces rapports sur la base du phénomène [17] de la « dé-symbolisation » du pouvoir (repérable dans les pratiques quotidiennes du chef de l'exécutif entre 1995 et 2000), en reprenant à notre compte ce que Claude Lefort [8] découvre comme la marque de tout régime démocratique, à savoir le caractère toujours symbolique du pouvoir, dans la mesure où celui qui occupe le pouvoir ne peut et ne doit jamais s'identifier à la fonction qu'il occupe. Le concept de « dé-symbolisation » du pouvoir nous permet de saisir comment l'autoritarisme peut parfaitement s'allier au laxisme du pouvoir, c'est-à-dire à un « laisser-faire » qui donne l'illusion que le pouvoir abandonne l'idée du monopole légitime de la violence pour se laver les mains devant la montée de la criminalité. En outre avec le processus de mondialisation, la criminalité est facilement banalisée comme un phénomène naturel. Concrètement, plus on soutient la théorie de l'État minimal, plus les gouvernements justifient leur impuissance à combattre la criminalité, ce qui a pour effet secondaire de créer les conditions idéologiques d'une cannibalisation de l'État par la mafia [9] ; comme par hasard, celle-ci reprend aujourd'hui de la vigueur dans les sociétés déjà affaiblies par des crises politiques. Enfin, en dernière partie de l'ouvrage, une analyse du rôle du phénomène religieux dans le processus de sortie de la dictature s'avère indispensable pour comprendre la phase actuelle du désenchantement par rapport au rêve démocratique. Sur ce dernier aspect, nous esquissons une analyse encore sommaire du pentecôtisme qui devient prépondérant dans les couches sociales les plus pauvres mais aussi dans les couches moyennes, [18] sous la forme du renouveau charismatique de l'Église catholique. Certes le succès du pentecôtisme est attesté dans la plupart des pays de la périphérie (notamment en Afrique noire, dans la Caraïbe et en Amérique latine) et il demeure congruent au processus de globalisation. Mais on perçoit aisément que l'influence du pentecôtisme est d'autant plus grande qu'elle semble se substituer peu à peu à celle de la théologie de la libération. On ne devra pas s'étonner qu'il apparaisse aujourd'hui en Haïti comme un nouveau lieu d'expression des frustrations - sociales et politiques - et de la crise culturelle et politique qui traverse la société dans le contexte de la mondialisation et du difficile accès à un État démocratique de droit [10]. Bien entendu, les transformations qui se produisent au sein du christianisme dans sa double version catholique et protestante se retrouvent à un niveau encore plus aigu dans le vodou haïtien qui tente de revendiquer sa place dans la formation de l'identité culturelle haïtienne et qui cherche sa visibilité de diverses manières dans l'espace public. Le dernier chapitre sur « les transformations actuelles du vodou » n'est point une conclusion à l'ouvrage mais une ouverture sur les capacités de la société haïtienne à se relever et à prendre conscience de ses ressources internes sans s'enfermer sur le passé, mais en assumant le pluralisme religieux, culturel et politique qui est incontournable pour parvenir enfin à un régime démocratique.

En dernière instance, accéder à un gouvernement des lois et à un système politique dans lequel des règles formelles sont respectées, tel est l'enjeu de toutes les crises politiques que le pays traverse depuis 1986. On s'en rend compte avec une certaine clarté si l'on prend la peine de revoir la chronologie des événements politiques qui se sont déroulés ces quinze dernières années. Nous avons justement placé en annexe cette chronologie [19] qui est proposée à partir des informations tirées principalement de trois ouvrages : La Transition démocratique, de Pierre-Raymond Dumas (déjà cité plus haut), La Répression au quotidien en Haïti (1991-1994), de G. Danroc et D. Roussière [11], puis des brochures intitulées Haïti au quotidien, publiées chaque année par l'Agence haïtienne de presse. L'on reste frappé par la répétition des mêmes méthodes pour conserver à tout prix le pouvoir ou pour éviter toute limitation au pouvoir ; de même, la liste des massacres est loin d'être exhaustive et laisse bien entendu de côté les nombreux crimes commis au quotidien, mais elle tend à souligner la pente vers l'amnésie comme l'une des marques de la société haïtienne puisqu'il est très rare de disposer d'une mise en mouvement véritable de l'action publique contre les criminels, ce qui conduit à croire que la délinquance vient peut-être de l'État, car tout compte fait, on peut se demander si les crimes ne sont pas toujours adossés au pouvoir de l'État.

Faudra-t-il s'enfoncer dans le pessimisme après le survol de ces quinze ans de troubles politiques où l'on ne voit que coups d'État, une douzaine de gouvernements, une dizaine de conseils électoraux provisoires et finalement l'incapacité à recevoir et à absorber l'aide internationale (dons, crédits, formes diverses de coopération et d'alliance) ? Record impressionnant en vérité pour tout observateur, mais tel est le défi qui se présente au XXIe siècle : il suppose un patient travail de réflexion et d'explication sur les sources du sous-développement d'Haïti, sur les responsabilités internes autant que sur la pusillanimité de la communauté dite internationale qui sait ouvrir ou fermer les yeux selon ses intérêts propres du moment. En revanche, il n'est pas certain qu'il ne soit pas arbitraire de s'emmurer dans ces quinze dernières années, car à regarder, par exemple, les moments de sursaut de toute la société haïtienne comme celle qui va de 1946 à 1949 [12], l'on découvre le formidable bond en [20] avant que fait Haïti en sortant résolument de l'isolement et en lançant la célèbre exposition universelle qui plaçait le pays au premier rang de la Caraïbe au niveau politique, artistique et touristique. Pourquoi face à l'échéance de 2004, date de la commémoration du bicentenaire de l'indépendance du pays, l'espoir ne pourrait-il pas renaître ?



[1] Mats Lundhal (1993), pp. 337 sq. On se reportera également aux travaux d'André Corten sur L'État faible. Haïti et la République Dominicaine (1989), Éd. Cidhica - Montréal et société haïtiano-suisse d'édition, et, plus récemment, Politique et diabolisation du mal. Haïti, misère et religion, Éd. Karthala, Paris, 2000.

[2] Dans la splendeur d'une après-midi d'histoire, Port-au-Prince, Imprimerie Deschamps, 1997.

[3] Kern Delince, Les Forces politiques en Haïti, Miami et Paris, Pegasus Books et Karthala, 1991.

[4] Économie politique de la corruption en Haïti, Port-au-Prince, Éd. Mémoire, 2000.

[5] Sauveur Pierre Etienne, Haïti. Misère de la démocratie, Port-au-Prince et Paris, Cresfed et L'Harmattan, 1999.

[6] Certains ouvrages collectifs comme La République haïtienne. État des lieux et perspectives, sous la direction de Christian Girault et de Gérard Barthélémy, (Éd. Karthala, 1993), et comme Haïti et l'après-Duvalier, sous la direction de Hérard Jadotte et Cary Hector, Éd. Cidhica, Montréal (1991) dressent avec précision un bilan des recherches sur Haïti mais les auteurs n'ont jamais donné dans un optimisme quant à un relèvement rapide de la situation économique et à la mise en place d'un régime démocratique. Un consensus semble exister autour des difficultés, tant internes (d'ordre culturel et historique) qu'externes (volonté de contrôle de la vie politique et de l'économie, de la part des États-Unis notamment), rencontrées par Haïti pour sortir au moins d'un régime dictatorial.

[7] Sur la désaffection vis-à-vis du politique, voir les résultats de l'enquête de François Houtart et Anselme Rémy, dans Haïti et la mondialisation de la culture. Étude des mentalités et des religions face aux réalités économiques, sociales et politiques, Éd. Cresfed (Port-au-Prince) et L'Harmattan (Paris), 2000.

[8] Claude Lefort, Essais sur le politique, XIX-XX : siècles, Seuil, Paris, 1986.

[9] Dans un article intitulé « Les maffias au cœur du système » paru dans la revue La Pensée, n° 324, oct.-déc. 2000, Paul Euziere écrit : « Si la situation de délinquance ou de faiblesse des pouvoirs d'État et les périodes troubles sont toujours les terreaux des maffias, l'ultra-centralisation économique et le régime de parti unique, dès lors que n'existe aucun contre-pouvoir et règne l'opacité, peuvent favoriser le développement de la criminalité organisée, sinon de maffia, stricto sensu » (p. 11). On peut sous ce rapport peu à peu comprendre pourquoi en Haïti aux élections du 21 mai 2000 il était indispensable d'avoir un régime de parti unique, dans lequel tous les maires, tous les députés et tous les sénateurs sont du même parti, le parti appelé Fanmi Lavalas.

[10] L'interrogation sur l'État revient à l'ordre du jour et se fait urgente, voir par exemple les tentatives de Guy Hermet, dans Les Désenchantements de la liberté. La sortie des dictatures dans les années 90, Fayard, 1993 ; de Bertrand Badie, L'État importé, Fayard, 1999, et sous la direction de Daniel van Eeuwen, Les Transformations de l'État en Amérique latine. Légitimation et intégration, Éd. Karthala-CREALC, Paris, 1994.

[11] La Répression au quotidien (1991-1994), Éd. Karthala et HS1 (Haïti solidarité internationale), 1995.

[12] Je recommande la lecture de l'ouvrage de Lucienne H. Estimé, sur le président Dumarsais Estimé, Dialogue avec mes souvenirs, Éditions mémoire, Port-au-Prince, 2001, dans lequel est relatée la mobilisation que le président Estimé a su en très peu de temps (seulement trois ans) mettre en œuvre au niveau national et international pour la réussite de l'exposition universelle autour du bicentenaire de Port-au-Prince en 1949.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 14 septembre 2018 6:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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