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ERNST BLOCH.
Utopie et espérance.
Avant-propos
Ernst Bloch : penseur de l'utopie. C'est d'abord pour cela qu'il nous intéresse. Face à la violence qui sert partout d'assise aux ordres établis, on n'a plus que faire des spéculations abstraites. Seule une philosophie qui se penche sur les luttes de libération, leurs conditions d'apparition, leurs finalités, est capable de stimuler ceux qui sont déjà lancés dans le combat et de réveiller les timorés.
Penseur de l’utopie, Bloch a été obligatoirement penseur du christianisme. Mais de quel christianisme ? Celui qu'il appelle l’espérance des parias en la venue dans l'ici-bas d’un monde totalement désaliéné. Et non point celui des maîtres, des princes, des seigneurs, des patrons et d’une caste sacerdotale, sur lesquels, comme Thomas Münzer, il appelle plutôt « un déluge sans fin d'eau et de sang ». Dans cette perspective, sa philosophie a de quoi fasciner.
On peut dire qu'avec Nietzsche, Bloch représente l'un des critiques les plus corrosifs de la culture occidentale-chrétienne. Car le procès du christianisme qu'il opère le conduit à celui de tous les pouvoirs asservissants et aliénants, de toutes les formes institutionnelles [12] (culte de l'État, culte de la hiérarchie, etc.) et de toutes les soi-disant valeurs morales du capitalisme sous lesquelles une mentalité encore religieuse réussit à se cacher.
Mais pour avoir voulu reprendre d'une manière critique ce qui fait le fond de la culture occidentale (le christianisme), en ce moment présent où celle-ci s'en va vers sa mort comme culture universelle, Bloch a su repérer les coordonnées véritables, la configuration propre de cette culture, et dans un même temps, il a su désigner pour nous le lieu d'où peut surgir l'altérité toujours refoulée et déniée, l'autre face d'ombre de cette culture : sa base souterraine. C'est cette base qui remonte à la surface actuellement de façon plus nette, dans ce qu'on a préféré appeler « Tiers Monde » mais qui se refuse à être un fantôme et qui s’annonce prêt à briser le cours de la rationalité occidentale. Que Bloch se soit penché sur les mouvements messianiques, millénaristes, sur les hérésies érigées sur la place publique, sur les contre-cultures dangereuses pour les ordres établis, cela souligne d’autant mieux son actualité, et nous renvoie (quant à nous, pour le lieu d’où nous parlons) à une lecture non mystifiée des mouvements religieux marginalisés et multiformes qui, tel un feu qui prend, embrasent encore toutes les zones géographiques des pays dominés. Le caractère religieux-utopique de ces mouvements peut égarer. Il peut certes être tenu pour un voile, un manteau pour des revendications sociales toujours déjà réprimées ; mais il n'est pas aisément réductible : il appelle une interrogation plus profonde. Les effervescences des groupes sociaux opprimés, en tant qu'expérience imaginaire de la libération, [13] sont le témoignage d’un refus du désespoir et l'anticipation festive dune autre société qui n'a pas encore trouvé sa forme, mais qui veut être délivrée « de l'éclat mensonger dune culture qui n'était que l'inconsistante atmosphère de luxe réservée à la classe dominante » (TM, p. 262).
Dans ces essais d'anticipation, ne faut-il pas lire justement, comme Henri Desroche nous y invite, cette « stratégie » de l'altérité, toujours inassumable et subversive parce que, peut-être, elle ferait toucher aux bords de la folie ou du démoniaque ?
L'écho que nous avons trouvé auprès de certains groupes qui nous avaient invité à approfondir la pensée de Bloch nous a aussi particulièrement stimulé dans ce travail. Jusqu'ici, malheureusement, peu de travaux existent en français sur l'œuvre de Bloch, et surtout peu de ses ouvrages ont été traduits, alors que dans beaucoup d'autres pays son œuvre est déjà largement répandue. Nous devons cependant avouer toute notre dette envers les travaux sur Bloch de Pierre Furter qui a essayé de montrer l'actualité de la philosophie de l'utopie-concrète dans les luttes de libération actuelles et particulièrement en Amérique latine.
Nous souhaitons que la recherche présente soit une contribution à un plus grand approfondissement de la signification des utopies en action dans l’histoire nouvelle qui est en train d'émerger sous les ruines de l'universalisme occidental.
L. H.
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