Introduction
Alain PRUAL [1]
Où est le M dans Santé maternelle et infantile ? C’est par cet article resté célèbre que le monde scientifique, puis rapidement le « monde du développement » prennent conscience que la mort d’une femme qui donne la vie est encore une réalité quotidienne dans les pays en voie de développement.
Jusqu’à cette période, les programmes dits de « santé maternelle et infantile » (SMI) n’avaient pour seul objectif que la survie de l’enfant, la femme enceinte n’étant alors prise en compte qu’en tant que mère « porteuse d’un fœtus » puis femme responsable de la survie de son enfant.
Par une ironie de l’histoire, le « recentrage » sur la question de la mort maternelle peut être considéré comme le résultat d’un combat féministe de la décennie 1970-1980 valorisant la femme autrement que par son seul statut de mère. Femme, elle est aussi à prendre en compte spécifiquement dans l’acte d’enfantement. C’est ainsi que paradoxalement - et bien que les options idéologiques soient différentes - le combat féministe a incité la communauté internationale à s’intéresser aux femmes sous l’angle de ce qui reste encore aux yeux de beaucoup d’hommes et même de femmes leur principale fonction : la reproduction.
La « santé de la reproduction » devient un des thèmes majeurs des programmes de développement après la « Conférence internationale sur la Population et le Développement », au Caire en 1994, qui marque un tournant majeur entre autres dans l’approche de la santé et du développement. L’accès pour les femmes à des « services de santé qui leur permettent de traverser en toute sécurité la grossesse et l’accouchement » est reconnu comme un droit. Pourtant ce droit est encore bafoué chaque jour.
Mais, où en est-on 20 ans après la première « Conférence mondiale sur la Maternité sans Risque » (Nairobi, 1987) qui marque le véritable début du combat contre la mort maternelle ? De façon synthétique, on pourrait dire qu’on sait maintenant combien meurent, de quelles pathologies elles meurent, pourquoi elles meurent mais…elles meurent toujours en aussi grand nombre, du moins en Afrique subsaharienne ! Ces progrès indiscutables dans la connaissance scientifique n’ont donc pas encore eu de conséquences positives, à ce jour, pour les femmes africaines. Ou si peu.
Sur cent femmes africaines enceintes, une meurt de sa grossesse ou de ses suites (jusqu’à un an après l’accouchement) (1/100). Une femme africaine sur sept (1/7) de causes liées à une grossesse alors que ce chiffre n’est heureusement qu’un sur deux mille cinq cents (1/2500) pour une femme européenne. La probabilité de mourir est donc 70 fois plus élevée pour une femme d’Afrique que pour une femme d’un pays industrialisé. Vastes données, et bien entendu, il ne s’agit ici que de chiffres moyens qui masquent d’énormes disparités, en particulier, entre riches et pauvres, urbains et ruraux, éduquées ou non, pays stables et pays en crise.
Trois facteurs principaux expliquent cette énorme différence : le nombre de grossesses, l’âge à l’entrée dans la vie reproductive et l’accès à des services de santé reproductive de qualité. Quand une femme européenne a, en moyenne, 1,6 enfants, une femme africaine en a 5,2 multipliant évidemment le risque de mourir d’une grossesse. Cette fécondité élevée est largement la conséquence de la pauvreté. Les enfants sont une sécurité pour les parents. Dans un contexte où il n’existe ni assurance sociale, ni assurance chômage, ni retraite, ils sont la garantie de ne pas mourir de faim à l’âge où on ne peut plus travailler. Par ailleurs, la forte mortalité infanto-juvénile et des jeunes adultes dans des pays à haute prévalence du VIH, « oblige » les femmes à mettre au monde de nombreux enfants pour espérer que quelques uns survivent à l’âge adulte.
La demande pour les méthodes modernes d’espacement des naissances reste donc faible en Afrique subsaharienne. À cette faible demande s’ajoute les difficultés des services de santé pour offrir un choix permanent de méthodes modernes et fournir les prestations adéquates, garantissant sécurité et confidentialité.
En 2008, ce sont seulement environ 9% des femmes (mariées) d’Afrique de l’Ouest qui utilisent une méthode contraceptive moderne quand ce sont de 50% à 60% dans la pourtant très catholique Amérique latine, et 30 à 40% en Asie. Et pourtant, il semblerait que lorsque les femmes sont bien informées et que les services de qualité existent, l’utilisation de la contraception moderne puisse progresser en Afrique sub-saharienne. Ainsi, 60% des zimbabwéennes, 24% des rwandaises, 20% des ghanéennes utilisent ces méthodes. Par ailleurs, les Enquêtes Démographie et Santé, réalisées périodiquement (5 ans) dans tous les pays africains sur des échantillons représentatifs de population, révèlent que les « besoins non satisfaits » en matière de planification familiale avoisinent les 30%.
De plus, les femmes africaines entrent très jeunes dans la vie reproductive - en moyenne à 19 ans - mais, malgré les lois et les efforts de plus en plus significatifs des gouvernements, diverses normes incitent les familles à marier des filles à peine pubères, parfois à 12 ans. Or le mariage est associé à la grossesse…
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L’urbanisation se développant rapidement en Afrique, la pression familiale et le contrôle social diminuent tandis que l’accès des jeunes aux medias augmente. La situation est alors caractérisée par d’autres complexités.
L’entrée dans la vie sexuelle, y compris hors mariage, le manque d’information des jeunes et la difficulté d’accès à des méthodes modernes de contraception et de protection aboutissent à de nombreuses grossesses non désirées. Les conséquences sont évidentes. L’interruption volontaire de grossesse étant interdit dans la grande majorité des pays africains les jeunes filles recourent à des avortements clandestins réalisés dans des conditions d’hygiène déplorables, conduisant bien souvent à la septicémie et à la mort. On estime que 14% des décès maternels en Afrique sub-saharienne sont la conséquence directe des avortements provoqués.
Médicalement, la principale cause de décès maternel (21%) est l’hémorragie de la délivrance et du post-partum. Pourtant, cette pathologie pourrait être évitée, dans la plupart des cas, par une prise en charge correcte de la troisième phase du travail et, lorsqu’elle survient, par des soins appropriés. Le manque de sang et de ses dérivés aggrave cette situation. L’éclampsie, plus difficile à prévenir, mais relativement facile à prendre en charge et en plus avec un coût faible, continue à être responsable de 13% des décès maternels. La dystocie peut être facilement dépistée grâce au suivi du travail par un outil simple et quasiment gratuit, le partographe (diagramme de suivi de la progression du travail). Son dépistage doit entraîner des actions bien standardisées allant jusqu’à l’extraction instrumentale (forceps, ventouse) ou chirurgicale (césarienne). On estime que 5% des grossesses au moins nécessitent une césarienne si on veut seulement sauver la vie de la mère et jusqu’à 15% pour sauver aussi celle de son foetus. Or, le taux de césarienne varie de 2% en moyenne en milieu urbain africain à… 0% en milieu rural. L’infection, autre cause majeure de décès maternel (8%), pourrait être facilement évitée par des mesures d’hygiène simples et peu coûteuses, y compris lorsque l’accouchement se fait à domicile. Or, 50 à 70% des femmes continuent à accoucher à domicile, même dans certains milieux urbains.
Pour expliquer ce « monstrueux échec » que représente cette surmortalité de femmes (et celle de leurs nouveau-nés), la santé publique, appuyée par le discours des personnels de santé, a recours à des explications « techniques » : manque de moyens, manque de formation, manque de personnel qualifié, pauvreté et, le pire de tout, l’ignorance ! Car, bien entendu, on part du principe qu’une femme analphabète ou peu scolarisée est ignorante ! Et c’est tellement plus facile, et surtout confortable, d’expliquer cet échec des États et de leurs services de santé par l’ignorance des « populations » et la pauvreté !
Pourtant, depuis une quinzaine d’années, le travail en profondeur entrepris par certains anthropologues francophones, dont certains co-auteurs de cet ouvrage, en collaboration avec des « experts » d’autres disciplines (épidémiologie et santé publique en particulier), a ouvert une voie nouvelle pour l’analyse de cette situation dramatique.
En effet, pour qui veut ouvrir les yeux et les oreilles, la réalité est toute autre. Bien sûr, on ne saurait ignorer que la pauvreté joue un rôle majeur et que l’analphabétisme contribue de façon importante à la surmortalité en Afrique sub-saharienne. Toutes les statistiques le prouvent.
Mais, justement, « au-delà de ces nombres », pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’OMS sur les techniques de l’audit en santé maternelle, il existe une série de facteurs humains qui pavent le chemin vers la mort maternelle.
Fruit d’un travail pluridisciplinaire de longue haleine, c’est ce que décrit ce remarquable ouvrage qui devrait devenir le livre de chevet de tout acteur de la santé maternelle dans les pays en voie de développement. Car, si l’expérience relatée et analysée ici est basée sur des études menées en Afrique sub-saharienne, dans le cadre du Programme pluridisciplinaire AQUASOU, financé par le ministère français des Affaires étrangères, elle est probablement tout aussi valable pour d’autres continents. Partout la mort maternelle résulte certes de pathologies mais aussi d’un agencement entre une certaine organisation du travail, un rapport inter-humain, et la volonté ou pas - d’agir pour l’autre.
[1] Docteur en Médecine, docteur ès Sciences, Coordinateur du Programme AQUASOU pour le ministère français des Affaires étrangères
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