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Yannick Jaffré *
Anthropologue, ancien Maître de conférences à la Faculté de médecine du MALI
Directeur de recherche au SHADYC-EHESS-CNRS, Marseille (France)
“Le souci de l'autre :
audit, éthique professionnelle
et réflexivité des soignants en Guinée.”
Un article publié dans la revue Autrepart, (28), 2003, pp. 95-110.
- Introduction [95]
-
- Descriptions anthropologiques versus objectifs de santé publique [95]
- Quelques pratiques de modification des conduites des personnels de santé [98]
- Des formations spécifiques [101]
- La construction d'un espace relationnel « humain » dans un contexte ouest-africain [101]
- Réflexivité et modification des interactions entre soignants et soignés [103]
- Acheminement vers l'éthique : réfléchir à sa pratique [107]
-
- Bibliographie [109]
INTRODUCTION
Un ensemble d'études, et notamment celles que nous avons menées dans les services de santé de cinq capitales d'Afrique de l'Ouest [Jaffré, Olivier de Sardan, 2003] débouchent sur une question qui peut s'exprimer ainsi : comment donner un sens partagé et un contenu acceptable, socialement et médicalement, à la relation actuellement « difficile », et trop souvent violente, entre soignants et soignés en Afrique, principalement quand les usagers sont, en ville, du « tout-venant », des anonymes, des patients ordinaires ?
Cette question est au cœur d'une possible réforme des services de santé et lie de manière complexe la qualité de l'offre de soin aux modalités du rapport à l'autre. Elle engage ainsi à comprendre les liens entre technique médicale, déontologie spécifique à un corps professionnel et réflexion éthique [1]. C'est pourquoi cet article n'a d'autre ambition que d'en proposer un premier repérage. Pour cela, nous caractériserons tout d'abord les interactions entre soignants et soignés dans les services de santé. Nous décrirons ensuite quelques techniques relationnelles qui furent efficaces en Europe et les modalités de leur transfert dans un contexte ouest-africain. Enfin, nous tenterons de préciser concrètement les effets produits par un audit « réflexif » sur la façon dont les personnels de santé envisagent leur travail, et éventuellement souhaitent l'améliorer : l'humaniser.
Descriptions anthropologiques
versus objectifs de santé publique
Les dysfonctionnements « relationnels » dans les services de santé sont malheureusement attestés par de nombreuses observations. Pour nous limiter à l'Afrique, au cœur de l'acte thérapeutique, certains travaux soulignent que d'indispensables actes médicaux n'ont pas été réalisés comme ils auraient dû l'être. Bien que connues, tout au moins théoriquement, les normes prescrites et les conduites idéales ne sont pas mises en œuvre. L'épidémiologie clinique calcule les [96] effets désastreux de ces gestes restés en jachère. En creux, entre ce qui aurait dû être fait et ce qui le fut réellement, ces actes inaccomplis dessinent, par exemple, les contours d'une « mortalité maternelle évitable » [de Brouwere, Van Lerberghe, 1998]. Tout cela est indispensable. Mais dénombrer n'est pas suffisant et il faut expliquer pourquoi le « cas » qui le nécessitait n'est pas pris en charge.
Le plus souvent, il ne s'agit pas, ou tout au moins pas uniquement, d'incompétences techniques. Plutôt, d'une dissociation de l'acte technique du vouloir socialement construit qui devait en guider l'accomplissement. L'acte thérapeutique est disjoint de sa raison altruiste et morale et la déontologie n'oriente pas l'acte de soin. Elle n'en est pas la cause : le « moteur affectif ». Autrement dit, « on ne fait pas ce que l'on sait devoir faire pour le bien du patient ». Avouons-le, il s'agit là d'une constatation bien banale. Mais on peut l'affiner en précisant comment ce processus de disjonction corrode spécifiquement diverses composantes de l'acte de soin.
S'interrogeant sur la relation thérapeutique, des travaux de psychologie médicale soulignent des divergences entre les préoccupations des malades et celles des soignants [Henbest, 1989]. Parallèlement, des études anthropologiques insistent sur la violence que l'on peut régulièrement observer dans nombre de services de santé [Jaffré, Prual, 1993 ; Jewkes et alii, 1998 ; Richard et alii, 2003]. Ces textes ouvrent un large domaine de réflexions, allant des contraintes sociales des professionnels de santé jusqu'aux aléas de la rencontre entre soignants et soignés, et proposent diverses hypothèses complémentaires susceptibles d'expliquer la récurrence de ces situations préjudiciables aux usagers de ces centres « inhospitaliers » [Jaffré, Olivier de Sardan, 2003]. Ainsi, l'émergence des administrations dans un contexte historique colonial pourrait expliquer les spécificités d'un service public qui n'est pas vraiment au service du public.
Par ailleurs, une analyse synchronique des diverses références techniques et identitaires des personnels de santé en révèle les contradictions, notamment lorsque des conduites de soins engagent des actes « culturellement » connotés. Les exemples du déroulement des accouchements avec ce qu'ils charrient d'évocations sexuelles et d'obligatoires dérogations aux règles de pudeur [Jaffré, Prual, 1993], ou l'enchâssement de certaines préventions des pathologies infantiles dans les appréhensions populaires du risque [Jaffré, 1996] sont particulièrement probants. En de multiples domaines, loin d'être uniformes, les identités des personnels de santé se présentent comme un assemblage de rapports discordants, comme un rassemblement de contraintes adverses entre des domaines techniques, sociaux et psychologiques hétérogènes.
Certes, en aucun lien, une vie ne peut se déployer sans devoir affronter de multiples contradictions. Cependant, les identités sociales de ces professionnels de santé d'Afrique de l'Ouest sont particulièrement craquelées [2].
Tout d'abord, dans les services, les titres et les statuts dissimulent de nombreux décalages et déceptions entre une profession idéalement choisie et sa « réalité de tous les jours » (matériel insuffisant, salaires incertains, etc.). De même, au plus banal, de multiples « tiraillements » entre des tâches à accomplir (nettoyage, soins [97] du corps, etc.) et leurs connotations sociales conduisent à des écarts entre les fonctions officiellement définies et les pratiques réellement effectuées. Par ailleurs, l'autorité statutaire est souvent mise à mal par les prérogatives que confèrent « traditionnellement » l'âge et l'alliance. En fait, loin des apparences et des organigrammes officiels, le véritable pouvoir est souvent hétéronome aux services.
Plus intimement, des agencements relationnels, comme les parentés à plaisanteries, modèlent les sensibilités et orientent les relations avec les malades. Les langues maternelles, qui ne sont ni utilisées ni prises en compte dans les formations des personnels, construisent et sédimentent ces matrices affectives. Sans doute est-ce pourquoi les dialogues entre les soignants et les soignés compénètrent, au gré de multiples « code switching [3] » [Gumperz, 1989], et parfois de manière contradictoire, divers univers de sens allant des plus scientifiques aux plus religieux. Le diagnostic relevant d'une démarche technique pourra, par exemple, être exprimé en français médical et, dans la même adresse au malade, le pronostic avec son halo d'aspects existentiels dans une langue maternelle affectivement plus proche.
Ensuite, socialement, les normes de fonctionnement proposées par les projets de développement sont découplées de celles qui sont valorisées dans les sphères familiales. Adopter une gestion rigoureuse s'accorde mal avec les contraintes de l'environnement familial où le plus important est de « trouver à manger » et de prendre soin des siens. Ce désaccord fait que bien des propositions de réformes sont vécues, à tort et à raison, sur le mode d'une contradiction où le moderne et l'innovation prennent l'aspect de l'étranger et de l'emprunté. Bien sûr, cet entrelacement des pouvoirs se retrouve dans toutes les organisations. Mais le surplus de signification sociale qui double les gestes et les statuts professionnels est particulièrement important dans des sociétés qui ne se définissent selon les critères techniques que de manière parcellaire.
Ces multiples « décrochages » intimement vécus clivent les personnels de santé entre ce qui est ressenti comme étant de soi et un statut socioprofessionnel dont les attributs et les devoirs sont largement vécus comme étant liés à un rôle abstrait. Ce désajustement ontologique conduit à des adaptations minimales et sans véritable conviction, aux propositions d'amélioration qui sont faites par les « projets » extérieurs ou par des « programmes de réforme » que l'on dit « nationaux ». De nombreux anthropologues s'accordent sur les contours de ce paysage sanitaire ainsi que sur les probables causes qui le modèlent [Mebtou, 1994 ; Berche, 1994 ; Gobatto, 1999 ; Jaffré, Olivier de Sardan, 2003].
De même, en aval, les praticiens de santé publique s'entendent largement sur les objectifs à atteindre : il faut réussir à construire une « relation centrée sur le patient » [Levenstein et alii, 1986], à mettre en œuvre une « médecine de famille » [Bass et alii, 1986], à « donner sens à une relation anonyme » [Jaffré, Olivier de Sardan, 2003], à « mettre un visage sur les nombres [4] ». Mais, pour progresser et imaginer comment passer des constatations aux espérances, précisons ce que ces dernières recouvrent concrètement.
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- Il s'agit, tout d'abord, de construire un espace relationnel affectivement stable et techniquement efficace qui permette aux malades une « prévisibilité générale des conduites des soignants » [Giddens, 1987 : 111].
- Il faut ensuite, parce que l'activité de soins conduit à de nombreux « écarts » avec ce qui règle la vie « normale », obtenir de la part des personnels de santé qu'ils respectent les « territoires du soi [5] » des malades [Goffman, 1973], et leurs discrètes frontières de honte et de pudeur lorsque des activités intimes, d'ordre hygiénique ou liées au dévoilement du corps, doivent être médicalement réglementées, voire parfois s'accomplir en public.
- Il faut enfin redonner aux malades un droit à être informés et la jouissance d'une certaine autonomie décisionnelle, même lorsque la sériation temporelle des activités à court et à long termes est précisée et contrôlée par les équipes soignantes.
Bref, lorsque l'on déploie ainsi le sens des diverses formulations des praticiens de santé publique, il apparaît qu'elles se résument à souhaiter que les conduites des personnels soient régies par une éthique médicale, une déontologie permettant la constitution d'un système expert fiable assurant les conditions minimales de la confiance et procurant ainsi un sentiment de sécurité aux malades et à leurs familles. Mais on l'a compris, il reste, entre le descriptif de l'anthropologie et l'optatif de la santé publique, le grain d'une insistante question : que faire pour assurer aux populations une humanité et une constance des prises en charge ? Comment pallier les problèmes constatés en agissant sur les conduites des personnels de santé [6] ?
Quelques pratiques de modification
des conduites des personnels de santé
Vastes questions, et les « concepts » ratiocines pour y répondre semblent, en regard, bien fragiles. On souligne que les personnels de santé doivent être « responsabilisés », on espère qu'ils « prennent conscience [7] » de la gravité de leurs pratiques, on affirme qu'ils doivent être « motivés ». Certes, mais encore... Que peut signifier ce vocabulaire psychologique, quelle « intériorité subjective » présuppose-t-il ? Qu'annonce-t-il comme pratiques effectives ?
Dans le domaine européen, l'espace compassionnel et le souci de l'autre malade se sont très largement construits dans le giron de la religion, et notamment à partir du XIIIe siècle, autour des ordres mendiants faisant œuvres de miséricorde [Le Goff, 1999]. En bordure des possibilités techniques de la médecine, les [99] domaines religieux et médicaux restent d'ailleurs souvent accolés (accompagnement des mourants, décisions d'IVG, greffes d'organes, etc. [8]).
Dans les sociétés occidentales, la « sortie de la religion » [Gauchet, 1998] a modifié la forme du lien social. La commisération chrétienne qu'accompagnait souvent un sentiment de rédemption des fautes par la douleur a évolué, sans inutiles ruptures, vers une pratique laïque et psychologiquement définie en termes d'empathie envers les malades [9]. Enfin, plus récemment, sur ce fond général de « désenchantement du monde », deux principales théories et pratiques ont configuré les nouvelles modalités relationnelles entre les soignants et les soignés : les groupes Balint et les groupes de parole.
Le travail de Balint [Balint, 1975 ; 1976] s'est attaché à distinguer le discours médical fondé sur la régularité anonyme de connaissances scientifiques et des processus physiopathologiques d'une part [Clavreul, 1978] et, d'autre part, la pratique de soins correspondant, par contre, à de multiples interactions singulières. À méconnaître cette dualité de registres qui caractérise son art, le médecin risque de négliger les dimensions subjectives du mal et de n'aborder les dires de ses patients qu'en fonction de son savoir scientifique. Les propos des malades évoquant leur corps, leur vie ou leur souffrance ne sont pas « humainement » écoutés, mais utilisés dans le seul but technique d'élaborer un diagnostic. Et pourtant, Georges Canguilhem est affirmatif [1978 : 408-409)] :
- « Il faut parvenir à admettre que le malade est plus et autre qu'un terrain singulier où la maladie s'enracine, qu'il est plus et autre qu'un sujet grammatical qualifié par un attribut emprunté à la nosologie du moment. Le malade est un Sujet, capable d'expression, qui se reconnaît comme Sujet dans tout ce qu'il ne sait désigner que par des possessifs : sa douleur et la représentation qu'il s'en fait, son angoisse, ses espoirs et ses rêves. [...] Alors même qu'au regard de la rationalité on décèlerait dans toutes ces possessions autant d'illusions, il reste que le pouvoir d'illusion doit être reconnu dans son authenticité. Il est objectif de reconnaître que le pouvoir d'illusion n'est pas de la capacité d'un objet. [...] En bref, il est impossible d'annuler dans l'objectivité du savoir médical la subjectivité de l'expérience vécue de la maladie. »
Cette sorte de débordement de la science médicale par sa pratique et par les caractéristiques des rencontres qu'elle organise a pour but de faire exister une singularité humaine sous la nécessaire objectivité des connaissances, et de montrer comment des subjectivités complexes se rencontrent « à couvert » des rôles sociaux de médecin et de malade. Apparemment simples, ces propositions incitent cependant à définir autrement les fonctions des soignants et questionnent aussi certaines options des « développeurs » sanitaires. Soyons réalistes et, en regard de ces travaux européens, demandons l'impossible pour les services de santé des pays en voie de développement.
Si la personnalité du médecin, ou de tout autre prestataire de soins, est importante et peut entraîner des effets thérapeutiques positifs ou négatifs, cela veut dire que les professionnels ne sont pas interchangeables. Posséder des compétences [100] techniques équivalentes ne peut signifier être humainement semblable. Les soignants ne peuvent donc, à tout moment, s'inscrire de manière anonyme dans l'histoire singulière et familiale d'une personne malade. L'élément essentiel n'est plus uniquement un traitement pour un « épisode-maladie », mais la constance d'une prise en charge et la construction d'une connivence.
Ce qui précède sous-entend aussi qu'un diagnostic focal centré sur la plainte immédiate doit être complété par un diagnostic d'ensemble ou diagnostic approfondi, adapté aux particularités socioaffectives, mais aussi économiques, du patient. On est bien loin ici des « arbres décisionnels » qui, dans les pays en voie de développement, sont supposés améliorer les prises en charge en standardisant des conduites à tenir face à des pathologies et négligent ainsi ce qui relève de la rencontre avec des personnes malades.
Bref, loin d'être un habile technicien faisant correspondre des plaintes à des traitements, le médecin doit être un généraliste qui n'impose pas son savoir aux malades mais s'ouvre plutôt à leurs diverses questions. On imagine à quel point cette posture inquiète et interrogative serait utile en des pays où des sémiologies populaires fort éloignées des savoirs médicaux induisent des symptomatologies complexes et où les causalités englobent des univers étrangers au domaine biologique.
Les groupes de parole utilisent très largement ces approches provenant de la psychologie médicale [10]. Mais ils ne visent pas principalement, comme les groupes Balint, à modifier le rapport du médecin au savoir médical. Ils ont plutôt comme objet de modifier des « routines institutionnelles », en proposant des lieux et des moments où les soignants osent dire les choses qui ne sont pas habituellement prises en compte par les institutions de soins : toutes les inquiétudes, tristesses, incertitudes que le plus souvent chacun « garde pour soi ».
Certes, la plupart des services possèdent déjà leurs propres espaces d'échange de paroles. Mais dans les staffs techniques, les réunions administratives ou les conversations « de couloirs », si l'on expose ses connaissances et laisse entrevoir une vie extraprofessionnelle, on évoque peu - bien qu'il s'agisse d'une des dimensions essentielles de l'acte de soin - ses propres sentiments lors de son travail. Le groupe de parole tente de combler ce manque en occupant une position paradoxale : celle de fonctionner au sein d'un service mais dans une logique non médicale. D'offrir aux soignants la possibilité de quitter leur logique professionnelle avec ses critères d'évaluation technique et sa hiérarchie, pour s'exprimer de manière plus personnelle.
Il ne s'agit, en fait, ni d'une mise en cause de la technique ni d'une critique des positions statutaires des soignants. Par contre, ces réunions doivent, avant tout, permettre de souligner deux points. Les gestes de soins ne peuvent être uniquement considérés selon leurs seules définitions « scientifiques » [11], pas plus que les soignants et les soignés disparaître derrière leurs fonctions. Au fil des réunions, le but de ce travail est donc de donner une « épaisseur humaine » à la vie d'un service en laissant des sujets s'y exprimer avec leurs inquiétudes et leurs difficultés et non pas seulement agir en fonction de leurs « rôles ».
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Pour cela, les participants centrent leurs discussions sur des rencontres qui les « touchèrent », des croisements entre leurs histoires et celles des patients, des violences réelles ou ressenties notamment lors de gestes de soins, des échanges qui laissent un sentiment de ratage... Bref, des moments vécus autour et grâce à la technique médicale, mais qui l'excèdent et font qu'on ne peut jamais réduire l'autre à ce qu'il est dans l'institution : médecin, malade, infirmière ou aide-soignante.
Des formations spécifiques
Tout autant qu'une réflexion sur une pratique déjà élaborée, Balint souhaitait que « l'étude », ou plutôt l'appréhension personnelle de la relation entre les soignants et les soignés, prenne place dans la formation médicale au même titre que les autres matières médicales [Raimbault, 1998]. Non sous la forme d'un apprentissage théorique ou livresque, mais par une participation active à des groupes de discussions où chacun puisse relater ses premières rencontres avec des patients et évoquer le cadre institutionnel de son nouveau travail : l'hôpital, le service, les autres soignants, les enseignants, les maladies...
Mais allons au plus concret, par cet exemple d'un service de pédiatrie que nous décrit Ginette Raimbault [1973] :
- « Pour cette recherche, nous avons utilisé différentes approches dont l'une était la présentation de cas. Aux réunions hebdomadaires du service destinées aux médecins hospitaliers de Paris et de province et aux praticiens, et où étaient discutés les aspects scientifiques de telle ou telle maladie, nous avons systématiquement apporté ce que nous avions entendu à propos de tel ou tel "cas", le "cas" comprenant outre le malade lui-même et sa famille, ce qu'en disaient les autres enfants hospitalisés et l'équipe soignante depuis le "patron" jusqu'à la fille de salle. Il ne s'agissait donc pas d'un dossier, de résultats d'examens, mais de l'écoute et de l'observation d'une situation intra et interpersonnelle. »
Les apports de cette approche, qui est aussi une formation concrète à l'observation, sont nombreux. Cette « formation » rend manifeste le fait que chaque membre de l'équipe, quel que soit son statut, sait quelque chose, ici de l'enfant et de sa famille. La connaissance du malade en devient moins lacunaire. De plus, la confrontation de ces savoirs parcellaires correspondant à des sphères de vies différentes des patients permet une appréhension fine des éventuelles difficultés des malades, comme, par exemple, suivre un régime alimentaire, dissimuler un « stigmate », vivre l'attente d'une greffe, etc.
Bref, pour l'équipe de soins, ces réunions ouvrent à un travail de mise en question des pratiques de chacun : pour les malades, cette activité discursive permet de transformer leur « dossier » en une histoire de vie : de leur donner « une existence ». Nous sommes donc au plus proche de nos préoccupations initiales.
La construction d'un espace relationnel « humain »
dans un contexte ouest-africain
Mais du Nord au Sud, les configurations sociales et psychologiques diffèrent : en Europe, ce travail relationnel d'écoute et de maillage psychologique des membres des équipes de soins se met en place au sein de sociétés et de systèmes que définissent au moins trois caractéristiques majeures.
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Tout d'abord, et malgré de fortes inégalités, la maladie et la mort ne se présentent plus comme des destins banals et irrémédiables. Il devient donc normal de s'en inquiéter et de s'en défendre.
Ensuite, les actions se déroulent au sein de systèmes experts médicalement crédibles assurant aux usagers une régularité des gestes techniques. La construction professionnelle du souci de l'autre se présente alors comme sorte de « cerise relationnelle sur le gâteau » d'une constante efficacité des pratiques des soignants. Une façon d'accroître la confiance des populations dans des systèmes ayant la forme « d'engagements anonymes où est entretenue la foi dans le fonctionnement d'une spécialité dont le profane est quasiment ignorant » [Giddens, 1994 : 94].
Enfin, très largement, mais encore plus spécifiquement dans les services de santé, un code de conduite particulier, que Goffman [1973] décrit comme une « inattention polie » [12], régule les interactions entre les malades et les soignants. De manière réciproque, ces acteurs respectent la « façade » [13] que l'autre souhaite pour diverses raisons présenter ; et cette apparente indifférence permet à chacun de maintenir une relation constante tout en se préservant d'une trop grande implication. Cette distance discrète mais fermement maintenue est particulièrement observable lors des consultations où la confiance s'établit sur le mode d'un subtil dosage entre des expressions faciales et vocales qui confirment la relation, des activités techniques coordonnées et un « éloignement poli » qui assure chacun du respect de son intégrité subjective.
Les participants, médecins et patients, sont donc soumis, semble-t-il, à des exigences contradictoires au cours de l'examen médical. Pour le patient, il s'agit d'être attentif et coopératif, tout en restant insensible pendant presque toute la durée de l'examen proprement dit - aux palpations, aux touchers, etc. - et pour le médecin, il s'agit d'examiner avec détachement les organes concernés, de traiter le corps du patient comme un objet, tout en gardant de la considération pour sa personne. C'est dans le cadre complexe de ces exigences et de ces responsabilités que le travail doit se faire, dans une situation qui requiert un grand souci des convenances et la plus fine diplomatie, et qui nécessite une organisation interactionnelle précise et systématique [Heath, 1993].
Dans ces services français, les « façades », les cadres de l'action et les modalités de l'interaction sont suffisamment établies, incorporées et respectées par tous pour permettre à la psychologie d'y ménager des ouvertures, des séquences affectives où les soignants s'accordent une plus grande implication, sachant qu'elles seront limitées dans le temps et le lieu.
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Ces diverses caractéristiques ne sont pas exactement celles que l'on rencontre le plus fréquemment en Afrique de l'Ouest. Tout d'abord, la mort est partout présente et habituelle, toujours douloureuse mais pas encore scandaleuse. Ensuite, la technique, indispensable base des soins et de fiabilité des services, fait bien souvent défaut. Enfin, le lien social est autrement construit. Les sensibilités n'y sont pas encore façonnées par un monde urbain et la confiance reste très largement localisée à quelques cercles de connaissances ou de parenté. Pour cela, on oscille continuellement entre l'indifférence (lorsque les interlocuteurs ne sont pas nommés dans un système de sens préalable) et, à l'inverse, une rapide et souvent trop proche relation (lorsque, au contraire, l'autre s'inscrit, de diverses manières, dans des repères socio-identitaires). La métaphore mécanique est ici utile pour évoquer ces « tourniquets » affectifs et ces « clapets sensibles » qui, comme les noms, les multiples parentés, l'âge, peuvent inclure immédiatement les interlocuteurs dans un souci réciproque ou, au contraire, inciter à s'en retirer, sachant que l'engagement serait trop lourd et dispendieux. Et c'est pourquoi le malade est souvent ressenti soit comme trop proche, soit comme trop lointain. Aucune indifférence polie ne permet de tenir le malade à bonne distance et de ménager un écart suffisant pour pouvoir l'écouter sans trop s'impliquer. Les modalités de l'interaction affective ne peuvent permettre une « gestion » régulière et pondérée des multiples rencontres qu'impose le fonctionnement normal d'une institution de soins.
Réflexivité et modification des interactions
entre soignants et soignés
En Afrique, ce vaste secteur anthropologique et psychologique de l'activité médicale n'est pas véritablement inclus dans l'enseignement médical. Les modalités de la relation entre les soignants et les soignés sont laissées à l'appréciation de chacun et, très largement, l'étudiant apprend en regardant ses « maîtres » et en écoutant leurs conseils... En fait en adoptant presque « naturellement », pour le meilleur comme pour le pire, les normes de conduites des plus anciens.
Pour progresser en ce domaine, on ne peut, pour les raisons que nous évoquions précédemment, transférer directement au Sud les techniques relationnelles brièvement présentées, mais on peut les « contextualiser ». On peut aussi les utiliser sans naïveté puisque dans bien des cas, autant que de construire une relation humaine entre les soignants et les soignés, il faudrait déjà assurer un espace qui rende possible la psychologie (disponibilité de matériel, salaires suffisants pour ne pas être obligé de « se servir », etc.). Bien sûr... Mais être lucide ne peut être synonyme d'inactif. Et s'il ne s'agit pas de se situer uniquement dans une dimension intrapsychique, on ne peut non plus attendre une situation idéale pour tenter de structurer autrement la relation à l'autre malade. Cela d'autant plus que l'amélioration des conditions objectives de travail implique aussi une meilleure gestion qualitative du temps, du matériel et un meilleur accueil des patients...
Mais autant que de théorie, nous avons besoin d'expérimentation et de « terrain » pour progresser. C'est pourquoi nous allons maintenant décrire quelques [104] résultats d'un travail que nous avons mené à l'hôpital Ignace Deen, en Guinée [14]. Une formation à l'anthropologie de la santé qui, par bien des aspects, s'est présentée comme une « pause » permettant à chacun de regarder et d'analyser « au ralenti » ce qu'il fait quotidiennement et sans réfléchir.
Nos objectifs étaient simples. Pédagogiquement ou stratégiquement, il s'agissait de permettre à ces acteurs d'analyser les conduites professionnelles qu'ils effectuaient sans s'en rendre compte : sans en être conscient de manière discursive. Notre hypothèse était que si des conduites n'étaient pas réfléchies, leur reprise dans un discours que nous pourrions qualifier de « pronominal » (je me, tu te...) pouvait les transformer positivement. Il s'agissait ainsi d'inclure une posture scientifique fort banale, dans une volonté de réforme. D'appliquer à la transformation des pratiques de soins ce que Giddens souligne comme étant la plus importante des préoccupations pour le scientifique des sciences sociales : « se pourvoir de moyens conceptuels qui permettent d'analyser ce que savent les acteurs à propos de ce pourquoi ils font ce qu'ils font, en particulier lorsque ces acteurs ne sont pas conscients de façon discursive qu'ils le savent » [1987 : 30].
Certes, cette capacité réflexive des professionnels est toujours présente. Elle est, par exemple, nécessaire à la réalisation des pratiques de soins. On contrôle ses gestes et ses attitudes et on les évalue, ne serait-ce qu'en fonction des normes habituelles du service. Mais, dans ce cadre technique, cette activité reste segmentée et n'est pas analysée. Ce que les personnels savent de ce qu'ils font, et pourquoi ils le font, relève plutôt d'une conscience pratique : on fait, et on enchaîne des gestes sans pouvoir dire précisément pourquoi on se comporte ainsi. Il ne s'agit donc pas vraiment d'un vouloir construit résultant d'une réelle motivation. Non. Les gestes accomplis résultent de compromis entre diverses obligations correspondant à des plans d'expériences différents [15]. Et c'est pour cela que « faire prendre conscience » ne signifie pas accéder à une quelconque profondeur inconsciente, mais plutôt aider les professionnels à déplier les raisons de leurs conduites pour mieux les comprendre [16].
Mais allons au plus concret et présentons, sous cinq ensembles thématiques, un premier regroupement des résultats obtenus par ce travail « d'auto-audit ».
1) Découvrir la face cachée des personnes malades. Tout d'abord, les praticiens devenus « enquêteurs » doivent interroger. Demander alors qu'ils ont l'habitude de dicter des conduites. Durant cet exercice, au plus simple, ces soignants s'enquièrent des difficultés de « leurs » patients pour accéder au service : leur parcours, [105] leur attente, les frais engagés, l'obligation de corrompre pour être soigné, etc. Bien sûr, les réponses évoquent les multiples tractations familiales qui influencent l'usage des services de santé. Les malades le disent, lorsqu'ils viennent « trop tard », ce n'est pas de gaîté de cœur mais parce qu'il y a, en amont, le déroulement des choses ordinaires. Et c'est ainsi, de questions en réponses, qu'un tableau plus complet prend forme et que se dessine la face cachée de ceux que le soignant ne côtoie que très ponctuellement au moment de la visite ou lors de la consultation. De patients interchangeables, sans avant ni après, ils deviennent des interlocuteurs. « On a approché des personnes, on les a vues de manière plus concrète », dit un médecin. « On comprend ce monde et cet autre côté du miroir », dit un autre.
Et puis encore, « on se représente le malade tel qu'il est dans sa famille... » Une évocation qui permet d'aborder pratiquement les difficultés du suivi des prescriptions ou des préventions proposées. Ainsi, après avoir enquêté dans des familles comprenant plus de cinquante membres et constaté que quinze personnes pouvaient loger dans une seule pièce, un des participants déclare qu'il « comprend le manque d'impact de l'intervention sanitaire (IEC) qui, depuis quarante ans, n'a rien donné. Pourquoi certaines décisions ne sont pas prises en compte [...]. Il faut tenir compte des conditions de vie ».
L'évocation de ces vies réelles vient questionner les comportements sanitaires les plus habituels. Une pédiatre déclare : « Avant, les malades, je les écoutais. Maintenant, je les comprends. Je comprends pourquoi certaines décisions ne sont pas appliquées. On ne prend pas en compte des conditions de vie des malades. » Un autre conclut : « Pour amener les gens à changer de comportement, il faut d'abord essayer de comprendre ce qu'ils pensent de cette situation. »
Ici, plus que l'animateur, c'est l'enquête qui enseigne. Elle oblige à demander et brise de trop commodes stéréotypes. « J'ai compris que je ne connais pas mon peuple. Il est difficile de parler..., ça m'a donné beaucoup à réfléchir, c'est nous qui devons changer de comportement. » On ne saurait mieux dire.
2) Etre affecté par les malades. Parler avec un malade, ce n'est pas seulement échanger des informations. Le dialogue génère des affects. Certaines personnes pleurent, d'autres se révoltent, accusent les soignants. Bref, on a alors affaire à des personnes et des familles et non avec des diagnostics abstraits, des ombres de dossiers.
Durant l'entretien, une mère dont l'enfant malnutri tousse se met à pleurer dignement tout en parlant : « Si tu as les médicaments on s'occupe de toi, si tu ne peux rien acheter on ne te fait rien. Un médecin m'a dit d'acheter des bananes et de la viande. Mais mon mari vient parfois, pas toujours. Ce matin, je n'ai rien mangé, ce sont les voisins de chambre qui ont donné à manger » (observation hôpital I. Deen, service de pédiatrie).
Au sortir de la chambre, un pédiatre nous dit : « Les malades qui pleurent, on a compris la réalité. » Bien sûr, cette empathie n'est pas miraculeuse et la déréliction du malade reste la sienne. Mais cette interaction permet que s'expriment des sentiments réels qui restent, le plus souvent, masqués par les rôles joués pour « sauver la face ». Leur effritement, même passager, permet une rencontre, un couplage qui ne doit être que provisoire mais qui incite cependant à appréhender une personne.
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D'ailleurs, régulièrement, ces « rencontres » particulières déclenchent des schèmes d'action qui restaient en stand by, comme en attente d'un déclencheur affectif. Elles produisent une sorte d'actualisation de la mémoire et de transferts d'expériences : « c'est comme si c'était mon fils » ; « si on avait fait cela à mes parents... »
En parlant de soi, en évoquant ces sensibilités privées, il ne s'agit donc pas d'inciter à une factice et précipitée analyse introspective de type psychologique. Il s'agit plutôt d'introduire dans la relation de soins les schèmes d'action que l'on utiliserait avec les siens, aider à construire la relation avec des référents affectifs correspondant aux sensibilités locales.
3) Trouver des mots qui engagent. Les « soignants-enquêteurs » ont interrogé les malades sur leur façon de nommer la maladie, constatant, bien évidemment, que les champs sémantiques des langages scientifiques articulés en français et les conceptions populaires, pour la plupart construites dans les langues nationales, ne sont pas isomorphes. D'un point de vue cognitif, cet exercice permet de s'interroger sur ce que les malades comprennent de leur maladie et conduit les soignants, ne serait-ce qu'un moment, à penser depuis les horizons d'attente de leurs interlocuteurs. « Quand on dialogue avec un malade, ce sont deux univers différents qui se confrontent. On parle une langue de bois », dit un médecin. Un autre de renchérir : « Il y a un très vaste champ qui n'est pas exploré, à partir d'un rien, on peut tout comprendre. »
Mais il y a plus. Les langues nationales sont, pour la plupart des soignants, des langues d'inscriptions identitaires. Certes, elles servent quotidiennement pour traduire une notion médicale. Mais les utiliser, en respectant les usages de politesse locaux, avec un malade au sein d'une volontaire « synchronie interactionnelle », est bien différent. La mise en œuvre des différents rituels d'accès (salutations), de confirmation (explication de ce que l'on fait), de séparation (remerciement, bénédictions) semble presque incongrue dans ces inhospitalières institutions de soin. Ces pratiques de simple politesse, liées à l'enquête, ravivent des normes de conduite qui ne sont pas habituellement respectées dans les services de santé. Autrement dit, les modalités de l'occurrence débordent une simple question de diversité de lexique.
Parler n'est pas uniquement user d'une « structure linguistique », mais plus fondamentalement exprimer « des schémas d'interactions verbales, des types d'échanges verbaux et des modes d'usage du langage » [Lahire, 1998 : 209]. Est-ce cela qu'exprime cette infirmière ? « Quelque chose a changé dans nos vies et nos comportements. Améliorer la pratique clinique et porter des yeux nouveaux sur le malade. On a appris sur les représentations des malades, mais aussi sur notre volonté de nous changer. »
4) Réfléchir sur les gestes. Certes, il peut y avoir de pratiques volontaires de corruption. Des tactiques élaborées pour s'enrichir. Mais, dans bien des cas, les gestes faits à l'endroit des malades ne sont pas réellement « voulus » ou « pensés ». Les conduites des personnels correspondent plutôt à des routines, à des sortes d'activités coutumières d'un groupe professionnel. On pique ainsi, on dispute les malades, on prélève un peu d'argent, parce que « c'est comme ça ici ». Pratiques néfastes mais souvent irréfléchies.
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C'est pourquoi, autant que d'en chercher une « motivation » sous-jacente, il faut aborder les conduites de soins sous un angle stratégique : comme un procès d'articulations complexes et de points d'intersections plus ou moins contradictoires. Par exemple, il est essentiel que les personnels de santé analysent la complexité des chaînes décisionnelles qui lient leurs prescriptions aux soins effectués. Qu'ils comprennent la polysémie des gestes techniques (une injection qui peut signifier aussi une proximité ou de l'indifférence selon que l'on touche le malade ou pas ; une perfusion qui est aussi une douleur infligée, etc.), et appréhendent leur rôle dans cette structure décisionnelle. Une nouvelle fois, recourons à l'exemple.
Observation d'une perfusion : un enfant crie. 11 est tenu bras et jambes par ses parents. Une infirmière pique au creux du coude. Deux tentatives et échecs. Elle tente ensuite de piquer une veine de la main. Nouvel échec. Les soignants décident de changer d'aiguille et de prendre une épicranienne plus fine et de piquer au pied. Encore échec. L'enfant hurle et se débat. En désinfectant avec le même coton qui a servi à toutes les tentatives depuis le début, les soignants tentent de piquer dans la veine jugulaire. Échec encore. Ils abandonnent (observation Y. J.).
Il s'agissait ici de simplement regarder. De porter attention à ce que l'on avait l'habitude de faire. De situer sa « responsabilité » dans l'opacité produite par la segmentation des gestes soins : « Moi je prescris, je n'ai pas vraiment fait attention à la façon dont ça se passait », dit un pédiatre. Il identifie ainsi sa place et appréhende l'ensemble de la chaîne décisionnelle qui fait qu'entre prescrire un produit et faire une injection, il y a un abîme. Grâce à l'enquête, les deux actions - écrire une ordonnance et piquer - qui semblaient lointaines prennent un autre sens parce qu'elles sont insérées dans une continuité conduisant à un « véritable malade ». Et puis, à cette occasion, de manière collatérale, on peut aussi se rendre compte de l'inanité de certaines habitudes : « Oui, c'est le manœuvre qui pose les perfusions les plus difficiles, on l'appelle aussi pour dénuder les veines... oui c'est fou ! »
5) Constituer une équipe. Mais on ne peut faire ce travail seul. Tout d'abord parce que ces acteurs n'existent qu'à l'intérieur de « réseaux d'interlocution ». Mais plus encore parce qu'instituer une régularité de « bonnes conduites » implique des effets de seuil. Une nouvelle rectitude des gestes et des propos ne peut s'instaurer sans de discrets et réciproques rappels à l'ordre que sont les conduites des autres membres de l'équipe, comme une sorte de mécanisme psychologique de constante évocation des normes.
Acheminement vers l'éthique :
réfléchir à sa pratique
Ce que nous venons de décrire est un processus et il est impossible de conclure avec certitude comme lorsque des chiffres viennent dévoiler un problème de santé. Cependant, ce travail de réflexion sur ses attitudes face au malade est indispensable. Il permet de distinguer les discours communs externes et un modèle de conduite professionnel interne. Dès lors, plutôt que de se comporter avec les patients comme avec le tout-venant et selon ses humeurs (l'insulter, entrer dans des disputes, etc.), les soignants peuvent « prendre du recul ». Ne pas réagir immédiatement en tant que personne, mais filtrer les dires et les attitudes des malades à partir des normes comportementales propres à une éthique professionnelle.
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Si l'on s'accorde sur cette proposition « exploratoire », trois axes pourraient charpenter un travail par lequel l'anthropologie peut aider à la construction d'une identité professionnelle. Globalement, il faut organiser une résonance réciproque des points de vue et permettre ainsi à chacun de se démarquer de ce qui est habituellement fait. Aider les personnels à se dégager des forces qui agissent sur eux, souvent à leur insu : les routines et les habitudes qui orientent le fonctionnement des services de santé.
Contrairement à ce qui est souvent supposé, le soignant n'a pas incorporé une « structure sociale » sous forme de « structure mentale » que l'on pourrait modifier « à coups de sensibilisations ». Il s'agit plutôt d'habitudes corporelles, cognitives, appréciatives, etc. Des schèmes d'action constitués par des manières de faire, de penser, de sentir et de dire dans un contexte professionnel spécifique. Ces modes d'interactions sont « incorporés » et il faut que les professionnels puissent comprendre le sens de leurs conduites pour décider de les transformer. « Dans l'observation classique du malade, une partie est normalement consacrée à sa vie, mais c'est ce que l'on ne fait pas. Maintenant on sait », dit un médecin. Certes, tout ne changera pas simplement. Mais la formulation discursive des comportements qui n'étaient qu'habituels est déjà une interprétation de leur raison et les sciences sociales peuvent être porteuses d'un effet de « subversion » dû à la réintroduction du discours scientifique dans les contextes sociaux qui sont analysés.
Ensuite, et plus stratégiquement, l'ensemble des activités que nous venons de décrire - reconnaissance des territoires arrières du malade, usage des langages d'identité, appréhension de la polysémie des gestes de soins - visent avant tout à donner de l'humanité au service. Il s'agit là d'actions concrètes. Elles consistent à délimiter des lieux, à les rendre signifiants en construisant de nouveaux cadres d'interactions comme, par exemple, « le chevet » du malade. Par exemple, il faut que le lit devienne une halte alors que le passage dans la chambre n'impliquait pas forcément un arrêt et des interrogations. C'est ainsi mettre en place de nouveaux dispositifs incitant à des interactions focalisées favorables au déclenchement de schèmes d'action « vertueux ». « Quand on voit des malades dans les services, on croit qu'ils sont hostiles, à partir de maintenant, je saurai comment me comporter, en tant que membre de la famille », dit un autre soignant.
Enfin plus largement, il y a dans la santé publique comme une illusion de l'unicité de l'acteur. Le soignant « serait équivalent » à un poste et une fonction. Or, cet acteur est pluriel, il intègre une multiplicité de savoirs et de savoir-faire incorporés, des contraintes et des expériences vécues souvent de manière conflictuelle. Il faut reconstituer une continuité homogène entre des sphères distinctes (famille, travail, etc.) et retrouver des mots qui recouvrent des identités et des questions qui aient un sens et un réfèrent. Pour cela, il ne s'agit pas uniquement de porter des jugements de valeurs sur des conduites, mais aussi d'en comprendre la logique pour reconstruire une continuité d'existence cohérente.
C'est dire que les actions de développement ne peuvent consister uniquement en des formations ou des mises en forme de contre-pouvoirs. Elles doivent aussi être un travail de réconciliation. Pour cela, il faut pouvoir identifier et dégager les [109] marges de manœuvre parmi les contraintes de chacun (comment moins détourner, comment s'occuper des membres de sa famille sans désorganiser un service, comment s'occuper d'un malade sans en devenir l'unique soutien, etc.). En fait, il s'agit ainsi de « sociologiser » le champ de la pratique médicale. De faire que les professionnels de santé intègrent dans leur pratique cette ouverture réflexive qui est ce qui domine et définit la modernité.
Interroger ses pratiques et en devenir conscient de leurs conséquences pour d'autres malades, c'est déjà s'acheminer vers une éthique professionnelle.
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* Docteur en anthropologie, Shadyc (EHESS), Marseille.
[1] Nous adoptons cette définition de l'éthique professionnelle que propose Memmi [2003 : 51] : « L'éthique se présente, contrairement au droit, comme un mode de régulation fabriquée entre professionnels s'efforçant de s'autocontrôler, grâce à des règles collectivement consenties. » En ce sens, cette notion est synonyme de celle de déontologie.
[2] Pour une présentation plus précise de ces questions, nous renvoyons à Jaffré [2003 a].
[3] Ce terme, qui pourrait être traduit comme •< un revirement de code », a été utilisé par Gumperz pour souligner la multiplicité des changements de référence dans une conversation.
[4] Titre du précongrès de l'OMS consacré à la mortalité maternelle (Bamako, 11 et 12 janvier 2003).
[5] II est important de constater comment les malades reconstruisent leur intimité et des moments d'autonomie dans ces services : nattes et draps dans certains contextes, photos, fleurs séparant du voisin de chambre, appropriation des chaises dans d'autres, etc., ce que Goffman nommerait une construction d'un univers tolérable dans les interstices du temps et de l'espace aménagés, grâce à des « retraits contextuels » [213].
[6] Pour cela, de vastes secteurs d'intervention sont concernés et, par exemple, diverses actions « économiques » sont indispensables : recouvrement des coûts, mise en place de possibilités qui permettent que s'instaure une relation psychologique (par exemple, possibilité de financer des évaluations, etc.). Mais nous nous limitons ici à nous interroger sur ce qu'il y a à faire de manière plus immédiate à l'échelle d'un service.
[7] Sur cette complexe question de « l'examen de conscience » et de « l'intériorité morale », nous ne pouvons ici que renvoyer à Yates [1975] et Taylor [1998].
[8] Pour illustrer ces points de vue entre religion, médecine et psychanalyse, nous renvoyons à Perrin [1987] et Sublon [1975].
[9] Notamment grâce à ces éducateurs magistraux que furent les médecins et les enseignants républicains (Léonard, 1981].
[10] Nous nous appuyons pour cette description sur le travail de Ruszniewski [1999].
[11] Sur le modèle précédemment évoqué du « codes witching », il faudrait ici parler de « geste mixing ». Sur cette question de la polysémie des gestes de soins, nous renvoyons à Jaffré [2003 b].
[12] L'inattention polie est le type le plus élémentaire d'engagement en face-à-face lors de rencontres avec des étrangers dans le cadre de la modernité. Outre le visage, elle fait appel à une subtile utilisation des postures corporelles, afin de délivrer dans la rue, les édifices publics, le train ou l'autobus, ou lors de cérémonies, de fêtes ou d'autres assemblées, le message suivant : « Tu peux me faire confiance, mes intentions ne sont pas hostiles. » L'inattention polie est une confiance en « fond sonore » - non pas dans le sens d'un mélange aléatoire de bruits divers, mais d'un assemblage de rythmes sociaux soigneusement muselés et contrôlés. Elle est caractéristique de ce que Goffman nomme une « interaction diffuse » [Giddens, 1994 : 88].
[13] On rappelle ici que Goffman désignait ainsi « la partie de la représentation qui a pour fonction normale d'établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs » [1973 : 29].
[14] II s'agit d'une formation à l'anthropologie dans des services de pneumologie et de pédiatrie que nous avons initiée avec le Pr Oumou Ba Sow dans le cadre du programme PAL Plus. Elle regroupait une vingtaine de médecins de ces services et l'équipe d'animation comprenait Y. Diallo, M.-E. Gruénais et L. Vidal, tous membres de l'UR socio-anthropologie de la santé de l'IRD.
[15] Par exemple, à l'hôpital, un homme balayera les surfaces carrelées et laissera aux femmes la terre. Le geste résulte du croisement des obligations professionnelles et des attributs liés aux genres, etc.
[16] C'est aussi ce que souligne Lahire en reprenant ces mêmes concepts issus des travaux de Gilles Deleuze [1998 : 234) : « L'économie psychique ne relève pas d'une logique différente de celle qui préside à l'économie des formes de vie sociales. Sa seule spécificité rient au fait que la réalité sociale étudiée à l'état plié, chiffonné, froissé (celle de l'acteur individuel) s'organise différemment de celle que l'on peut appréhender à l'état déplié, repassé (réalirc transindividuelle des groupes, des structures, des institutions, des types d'interactions ou des systèmes d'action). »
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