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Les lois du silence.
Essai sur la fonction sociale du secret. (1977)
Introduction
La plupart des recherches portant sur les traditions orales accordent bien sûr, par définition et par vocation, un statut prioritaire, pour ainsi dire dominant, à la parole : voie par laquelle se transmet le savoir et se reproduisent les sociétés lignagères. Celles-ci, on l’a dit, ont une civilisation de l’oralité, possèdent une littérature orale. L’ambiguïté de ces concepts traduit assez bien l’embarras des observateurs devant une réalité sociale et culturelle tantôt définie négativement (sans écriture), tantôt d’une manière contradictoire (à littérature orale), tantôt avec un certain fixisme (à tradition orale) tout entière perçue et contenue, mais en quelque sorte en creux, par l’absence et le manque (ceux de l’écriture) , dans le champ du discours et de la parole. On ne peut pas certes contester aussi rapidement des analyses et des études dont la finesse et la qualité ne sont plus à vanter : il s’agit plutôt d’en relativiser la portée et d’ouvrir d’autres perspectives en s’interrogeant notamment sur les conditions sociales d’exercice de la parole ; conditions qui doivent, au bout du compte, en infléchir le sens et la valeur et permettre de dégager le mode d’articulation entre les structures de codification, de communication et de subordination. Si la parole est prise, elle se trouve également prise dans un réseau social qui en conditionne la pertinence et la fréquence, qui en limite donc l’utilisation. N’importe qui ne dit certes pas n’importe quoi, n’importe quand et n’importe où. Telle peut être, résumée d’une [10] façon lapidaire, l'hypothèse de départ, qui amènera à poser des questions du type : qui dit quoi ? quoi dit quoi ? quoi dit qui ?
Il faut tout d'abord se démarquer des perspectives et analyses linguistiques et sémiologiques, car c'est moins l'étude de la langue, des discours proprement dits, des codes, des signes ou du symbolique qui nous intéresse ici que celle de leur fonctionnement, de leurs usages, mésusages ou non-usages par des acteurs sociaux en situation et en relation. Toute parole, tout discours, qu'il soit tenu ou retenu, met en place et en scène des groupes ou des catégories sociales qui sont dans un rapport aux pouvoir-dire et aux savoir-dire, qui définissent selon une logique à découvrir des pouvoir-faire et des savoir-faire.
Les commentaires et réflexions sur les conditions d'enquête et d'observation, qui souvent ouvrent ou jalonnent les monographies, soulignent cette socialisation de la parole et cette position du discours. Il ne suffit plus de recueillir et d'enregistrer l’information, la parole donnée. Il convient de la situer, de la confronter, d'en faire l’« histoire », la « géographie » et la « généalogie », d'autant qu’obtenue souvent par interrogation - elle-même perçue par les enquêtés comme menaçante ou au mieux inconvenante - elle risque sans cela d'être complaisante, conventionnelle, trompeuse ou insipide. Cette prudence initiale, presque devenue une mode ou une clause de style, élude toutefois le problème qu’elle dévoile, par son côté fréquemment descriptif, historique et quelquefois idiosyncrasique. Cependant, les travaux de quelques psychologues et psychothérapeutes africanistes, notamment ceux de l'équipe de Fann à Dakar [1], confrontés dans leur pratique aux situations d'écoute, de dialogue et de discours, cernent de plus près, semble-t-il, cette question du statut de la parole [2]. Certains font ressortir ce qui, jusqu'alors, pouvait sembler paradoxal pour une société traditionnelle, à savoir le danger, la menace, la violence et le viol des paroles [3] ; d’autres insistent sur l’ambiguïté du dire, tour à tour régulateur et perturbateur, consolateur et accusateur, et mettent en évidence des processus éducatifs qui tendent justement à le pondérer, le temporiser, le retenir, le suspendre, qui apprennent en somme « à savoir se taire » [4].
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D'une façon indépendante, à un niveau plus sociologique, M. Augé fait des remarques analogues lorsqu’il écrit que, dans la société lignagère, « la théorie enseigne avant tout à se taire, elle révèle les dangers de la prise de parole, elle menace de condamner ceux qui auraient l'imprudence de recourir à elle pour élaborer un discours effectivement dit, une accusation effectivement formulée [5] ». Condamnée à la parole, la société lignagère apprendrait-elle à s'en méfier, à s'en garder ? La loi sociale serait-elle ici, comme le suggère par ailleurs M. Augé, une loi du silence où la stratégie du pouvoir consisterait précisément à taire et à se taire [6] ? De ce point de vue, le régime des secrets qui entoure certaines pratiques rituelles clés, telle l'initiation, pourrait être l'expression privilégiée de cette loi, et l'on peut s'interroger sur leurs fonctions sociales.
De tels processus ne sont peut-être pas propres aux sociétés traditionnelles ou lignagères. S'ils apparaissent ici grossis et amplifiés, par conséquent plus visibles et accentués, sans doute plus pertinents et particuliers, du fait de la taille et de la structure de ces sociétés, on peut néanmoins supposer qu'ils jouent et se révèlent quelque part dans les sociétés dites avancées. Ce qui, au bout du compte, à condition que l'hypothèse soit vérifiée, permettrait de s'interroger sur la structure du pouvoir, sur les conditions théoriques de son exercice et, d'une façon plus générale, sur les stratégies de la communication sociale [7].
La dimension et l'organisation des sociétés « avancées » tendent certes à décentrer et à démultiplier les lieux et les niveaux d'exercice du pouvoir, à élargir et à diversifier les réseaux de communication, à structurer et à institutionnaliser les rapports aux savoirs ; en somme à diversifier les points d'ancrage et les modes d'expression du pouvoir. Mais les appareils et dispositifs mis en place et en oeuvre obéissent peut-être à cette loi organique, repérable à des niveaux élémentaires, fondée sur le silence et la rétention. C'est en tout cas ce que l'on peut inférer des analyses de M. Crozier sur le phénomène bureaucratique [8] : pour lui, le pouvoir naît de situations d'incertitude, de flou et de silence. Chaque groupe tend, à augmenter la part d'incertitude [12] qu'il fait planer sur les autres et, par là même, son pouvoir à réduire l'incertitude déployée par les autres et donc à réduire leur pouvoir [9]. La centralisation généralement observée dans ce type d'organisation « procède moins d'une tentative de concentrer un pouvoir absolu au sommet de la pyramide » que d'une volonté « de placer une distance ou un écran protecteur suffisant entre ceux qui ont le droit de prendre une décision et ceux qui seront affectés par cette décision [10] ».
Sur un plan global et d'une façon assez spectaculaire, les événements de Mai 1968 ont été pour certains [11] caractérisés par la « prise de parole », par le rejet du silence quotidien, oppresseur, par celui des secrets de la décision : il s'agissait de bouleverser les « règles politiques » de la communication, de la « massifier », de la démocratiser… Le cas français qui sera analysé au début et qui orientera notre problématique n'a ni cette exemplarité ni cette résonance ; mais il a l'avantage, tout en étant plus sourd, plus dissimulé, de révéler des mécanismes de rétention liés à des exercices de pouvoir ordinaires et quotidiens. L’associer au domaine africaniste ne procède donc pas d’une intention comparatiste, mais répond plutôt à des exigences structurales. Il s'agit, comme nous l’avons dit plus haut, de cerner les conditions sociales d'exercice de la parole et, d'une façon plus générale, celles de la communication à partir de son négatif, le secret : le non-dire plutôt que le non-dit. Cette démarche permet de repérer d’emblée des règles précises et visibles, quasi institutionnelles, de communication et de rétention. Elle peut, au bout du compte, permettre de définir un cadre et un protocole d'analyse pour saisir le principe d'articulation entre les structures de communication et de subordination.
On s'interrogera moins sur le contenu du secret que sur son mode de constitution et d'implication, sa forme et sa fonction. Il est toutefois certain, nous le verrons pour les tendeurs ardennais, que le contenu a son importance et qu’on ne définit pas « n’importe quoi » comme_ étant secret ; mais il existe également - ainsi en Afrique, lors de certaines initiations - des « secrets de polichinelle » qui sont moins objets de connaissance et d'apprentissage que signes de reconnaissance et d'appartenance sociales, qui ont pour effet de partager socialement et géographiquement les discours et les savoirs. Ce qui importe dans [13] ce cas n'est pas tant l'acquisition d'un savoir caché que l'opération de masquage, l'affirmation de sa possession, la décision sociale, voire politique, de son droit d'usage. La nécessité imposée à tout initié de se taire et de savoir se taire - outre le fait qu'elle maintient une solidarité organique très forte, sorte de consensus en négatif, et outre le fait que ce qui doit être tu par quelques-uns peut être connu de tous - fait socialement exister le secret et partage l’univers social de la communication en dévoilant et en imposant tout un système de droits d'expression et de devoirs de rétention. Le secret intervient là comme repère et argument hiérarchiques. Son importance réside moins dans ce qu'il cache que dans ce qu'il affirme : l'appartenance à une classe, à un statut.
Compte tenu de ces remarques préliminaires, je ferai un certain nombre de propositions et d’hypothèses :
- - toute parole sociale peut et doit être interprétée en termes de pouvoir, qui est précisément et avant tout celui de dire ou de ne pas dire. Dans cette alternative, le choix et sa reconnaissance sociale définiraient l'ascendant et la place hiérarchique ;
- - de ce point de vue, ce serait moins l'usage que la possession de la parole qui créerait l'ascendant (dans la mesure ou tout ce qui est dit peut être contredit) ;
- - chaque position sociale s'accompagne et se marque de non-dit et de non-dire qui tendent a l'affirmer et à la maintenir. Le halo des silences, le jeu des secrets, la, rétention de la parole interviennent comme seuil, comme barrière et niveau. Cela peut amener à repenser la transmission du savoir suivant une perspective horizontale et non plus verticale ;
- - tout savoir-dire ne définit pas forcément un pouvoir-dire. La proposition inverse peut être également retenue ;
- - la connaissance des secrets suppose ou implique un savoir-taire qui définit un pouvoir-dire
Les exemples illustrant ces propositions ont été principalement choisis en fonction d'un itinéraire professionnel et scientifique propre. Ce qui explique, d'une part, leur dispersion géographique ; ce qui accuse, d'autre part, le caractère d'essai donné à cet ouvrage. Il ne s'agit pas en effet de faire une théorie de la parole et de la communication, du silence et de la rétention. On se propose plutôt d’ouvrir quelques perspectives, de reproblématiser un domaine jusqu'alors peu interrogé et peu contesté, de jeter enfin quelques bases visant à élaborer une sociologie du non-dire et, pourquoi pas, du non-dit.
[1] Cf. la revue Psychopathologie africaine.
[2] Cf. E. et M.-C. ORTIGUES, A. et J. ZEMPLÉNI, « Psychologie clinique et Ethnologie (Sénégal) », Bulletin de psychologie, XXI, 270, Paris, 1968, pp. 950-958.
[3] Cf. D. STORPER-PEREZ, La Folie colonisée, Maspero, Paris, 1974, p. 16-20.
[4] J. RABAIN-ZEPLÉNI, « Expression de l'agressivité... », art. cité, 1974, et L’Enfant wolof de deux à cinq ans, op. cit., 1975, p. 409 et s. [les mentions op. cit et « art. cité » renvoient à la bibliographie p. 128-131].
[5] M. AUGÉ, Théorie des pouvoirs et idéologie..., op. cit., 1975, p. 226.
[6] M. AUGÉ, La Construction du monde..., op. cit., 1974.
[7] Cf. P. ROQUEPLO, Le Partage du savoir... op. cit., 1974.
[8] Le Phénomène bureaucratique , Le Seuil, Paris, 1963.
[9] Cf. aussi L. SFEZ, Critique de la décision, op. cit., 1973, p. 288.
[10] M CROZIER, La Société bloquée, Le Seuil, Paris, p. 95.
[11] Cf. M. DE CERTEAU, La Prise de parole, Desclée de Brouwer, Paris, 1968.
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