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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean Jamin, LA TENDERIE AUX GRIVES chez les Ardennais du Plateau. (1979)
Présentation


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean Jamin, LA TENDERIE AUX GRIVES chez les Ardennais du Plateau. Paris: Institut d’ethnologie, Musée de l’homme, 1979, 158 pp. Collection: Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie, no 18. Ouvrage publié avec le concours du CNRS. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation formelle accordée par Monsieur Jean Jamin, l’entremise de M. Jean Benoist, le 17 décembre 2011 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[11]

LA TENDERIE AUX GRIVES
chez les Ardennais du Plateau.
(1979)



Présentation


Cette recherche est le résultat de missions courtes mais répétées, qui furent effectuées à la fin de 1971 et tout au long de 1972 sur le plateau ardennais [1]. Il s'agissait de réaliser dans le cadre de l'O.R.S.T.O.M. [2] et avec la collaboration technique et scientifique du laboratoire d'ethnobotanique et d'ethnozoologie du Muséum national d'Histoire naturelle, une enquête ethnographique sur une technique de piégeage traditionnelle : la tenderie aux grives [3].

Au charme un peu désuet et mystérieux de l'expression s'ajoutaient des souvenirs d'enfance et d'adolescence ardennaises qui venaient piquer au vif ma curiosité d'ethnologue débutant et motiver profondément le projet d'enquête. Cela seul n'aurait certes pas suffi à convaincre de son intérêt une administration réputée autoritaire. Celle-ci, de toute façon et par définition, venant de me recruter, me destinait aux « mondes d'Outre-mer » et s'y consacrait exclusivement. Mais l'appui du Muséum, les justifications pédagogiques (« faire un galop d'essai ») et surtout l'urgence eurent raison des premières réticences et me permirent de commencer l'enquête en septembre 1971. Si j'insiste sur l'urgence, c'est qu'elle me paraît avoir été, plus que les autres raisons, un argument de poids dans la décision, et pour l'autorisation de recherche.

À l'époque, la sensibilité de la société française à l'écologie était encore hésitante mais pourtant suffisante pour que des activités de prédation, telles la chasse, le piégeage du petit gibier, fussent épinglées, dénoncées et parfois violemment attaquées par les sociétés de protection de la nature. La presse, y compris « la grande », commençait à prendre le relais des revues spécialisées ; elle commençait à parler des « bébés phoques »...

[12]

Si la chasse, du fait de son ampleur sociologique et des intérêts économiques alors en jeu, résistait bien aux diatribes des « protecteurs » de la nature, des pratiques locales, souvent anciennes, comme les tenderies aux grives ou aux palombes, devenaient leur cible privilégiée. À côté des articles, des pétitions et des interventions administratives qui précisaient les menaces d'interdiction sur ces pratiques, se développaient des « actions dures » qui, au nom de cette sensibilité écologique, saccageaient des tenderies, détruisaient des mois d'effort et de patience...

Quelque temps avant mon arrivée dans les Ardennes, des « commandos de protecteurs » avaient dévasté quelques « grivières », arrachant des lacets, abattant des supports, jouant parfois du poing ou de la brindille avec un tendeur venu vérifier l'état des pièges avant les premiers passages des grives. La presse locale parlait d'une interdiction imminente de la tenderie. Un arrêté préfectoral avait réduit la période d'ouverture de la tenderie d'une quinzaine de jours dans le but avoué de protéger la nature et la faune. Des correspondants régionaux des sociétés ornithologiques ou de protection de là nature accusaient cette pratique d'opérer un « prélèvement inadmissible et barbare sur une espèce menacée et de plus en plus rare dans les Ardennes » - alors que les vagues de migration des turdidés étaient plutôt gênées dans leur halte locale par les plantations industrielles d'épineux qui détruisaient le biotope de la grive [4]... Les esprits étaient en tout cas échauffés. Certains, se disant bien informés, m'annoncèrent la disparition de la tenderie. D'autres, moins péremptoires, œuvraient pour qu'elle fût très vite supprimée arguant des lois de l'équilibre écologique, du sauvetage de l'espèce, mais aussi et surtout de la « sauvagerie d'une coutume qui défigurait l'image d'une Ardenne naturelle et accueillante ». Quant aux tendeurs, ils attendaient et étaient, sans doute moins qu'avant, disposés à permettre l'étude d'une pratique dont on parlait trop et qui risquait, par ricochet, de leur être définitivement interdite - comme cela fut le cas dans les Ardennes belges quelques années auparavant. Aux invectives des uns qui pressaient, certes indirectement, l'ethnologue de recueillir et d'observer ce qui allait disparaître, répondait donc le silence des autres qui l'en empêchaient.

En invoquant l'urgence, en m'abritant derrière une démarche muséologique, en faisant valoir la nécessité de conserver et de gérer scientifiquement un patrimoine régional - justifications que je donnais à ma présence sur le terrain et que je supposais « neutres et honorables », en tout cas susceptibles d'être comprises et supportées par ceux qui s'interrogeaient sur cette présence - je devais [13] vite me rendre compte que j'allais à l'encontre de la neutralité recherchée et alors souhaitée. Je risquais, par ces arguments, de fausser non seulement l'observation de la tenderie mais aussi ma position vis-à-vis des tendeurs. Ceux-ci, avec une logique implacable et émouvante, dénonçaient l'illusion, voire la mystification de cette approche en me faisant comprendre ceci : si j'acceptais et affichais l'urgence de l'observation ethnographique de leur pratique, c'était qu'en somme j'acceptais et cautionnais le discours des « protecteurs » de la nature qui la jugeaient condamnée et condamnable. Pire, j'actualisais par ma présence et mon projet les menaces d'interdiction, non pas tant par les informations que je pouvais retirer de mes enquêtes et communiquer à des instances administratives plus ou moins occultes, mais tout simplement parce que j'étais là, avec ce désir de conserver, de témoigner et de sauver. Curieuse situation en vérité que celle qui me faisait devenir auprès de ceux qui m'importaient le fossoyeur de leur technique ! Cette ironie du sort fit qu'en outre, les observés, par leur mutisme et leur méfiance, me confrontèrent et me renvoyèrent d'emblée à une image traditionnelle de l'ethnologue. Celle qui en l'occurrence était induite par les actions des « protecteurs » de la nature, et qui, comme eux, le constituait en « protecteur », en « sauveteur » des cultures en voie de disparition.

*
*      *

Si les notions de « folklore », de « particularisme » ont quitté le vocabulaire de l'ethnologie, celles de « sauvetage » et « d'urgence » les ont en partie remplacées. Il s'agit encore et souvent, pour l'enquête ethnographique, de sauver « quand il est encore temps », puis de conserver ce qui se perd, de porter témoignage d'un autre et d'un ailleurs qui disparaissent ou qui risquent de disparaître... Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cette idée d'objet-témoin, d'activité-témoin et sur les démarches qu'elle suppose ou implique, aboutissant parfois à expulser, dans le silence des vitrines ou dans celui des « réserves » de musée, ce qu'il y avait de vivant et d'étonnant avant qu'il, qu'elle ne pénétrât dans le dédale des fichiers ou des rayons. Sorte de témoins muets, voire témoins par défaut - puisqu'ils disent ce qui n'est plus ou ce qui n'est pas dans l'instant même où ils se donnent à voir - ces activités ou ces objets soudain suspendus ou fichés viennent conjurer l'angoisse de l'oubli, celle de la perte. Que ce soit par les jeux de lumière ou de verre, ou bien par ceux des formules et des écritures, l'autre, les autres accèdent, habillés de reflets, momentanément dépoussiérés, aux lieux mêmes de notre identité : musées, bibliothèques. Superbe revanche, diront certains ; pour d'autres, dérisoires pièges de mots et de glaces où se manifestent la manie de l’accaparement, de l'inventaire, l'archiviste et le « collectionnisme » qui embarrassent (au sens propre et figuré) notre société. Le débat prend en tout cas de l'importance dès l'instant où les autres se rapprochent de nous, où les frontières sont si ténues que la phrase ou la vitrine deviennent miroirs.

[14]

On a souvent insisté, soit avec humour [5], soit avec gravité [6], sur les problèmes, les difficultés et les risques d'une ethnographie française, sur ceux d'une anthropologie de la « quotidienneté » [7]. Si certains lieux sociaux du « terrain hexagonal » supportent avec un relatif bonheur des transferts de méthode, notamment celle de l'observation participante, ce n'est pas sans une certaine appréhension que l'ethnologue les aborde. Il lui faudra ici réapprendre à voir et à écouter, réapprendre à se comporter. Il lui faudra plus qu'ailleurs - là où par le récit ou l'expérience, il a imaginé ou vécu la différence, la distance, et appris son métier - justifier sa présence, expliquer son regard, moduler sa demande sur celle d'un autre qui ne l'attend pas, qui ne le connait pas [8]. Sollicitée, écartée, soupçonnée, voire accusée, sa participation est plus rapidement éprouvée, son implication, plus manifeste.

Le cloisonnement de l'espace social est ici une donnée immédiate de l'approche, ne serait-ce que par le jeu des conventions, des contraintes socioprofessionnelles, du temps et du lieu de l'entretien, de la structure de l'habitat, de sa privatisation. L'enquête se replie souvent dans une unité d'espace et de temps réduite : celle de la cuisine, au moment de la préparation du repas, ou bien celle du bistrot, au moment de l'apéritif. L'une et l'autre offrent une dimension sociale également réduite : la première avec la famille nucléaire qu'elle abrite ; la seconde avec ses habitués qui ne sont évidemment pas les mêmes que ceux de l'autre bistrot, de l'autre côté de la place... Ce rétrécissement et ce compartimentage de l'espace d'enquête ne paraissent tolérer ni regard, ni silence. Ils seraient impolis. La parole tente alors de désamorcer ce qui reste malgré tout - malgré l'invitation faite ou le rendez-vous pris et accepté - perçu comme une intrusion, remettant en cause cette observation participante et replaçant l'enquêteur dans une attitude d'interrogation qui parasite d'une certaine façon l'appréhension et l'évaluation des gestes et des comportements. Situation d'enquête tout à fait différente, voire inverse, de celle que l'on a coutume de rencontrer ailleurs, notamment en Afrique où souvent la « cour » de la concession est un lieu de réunions, d'allées et venues. Son espace parfois agrandi à la dimension d'un lignage permet de saisir, en un même endroit, les relations de parenté, d'alliance, de dépendance. Questions et interrogations demandent du temps et avant d'être formulées, beaucoup de silences. C'est que la parole, la [15] question, est généralement perçue là-bas comme inconvenante, voire menaçante [9].

En France, dans les Ardennes, il n'y a plus ces différences linguistiques, culturelles et sociales, cette situation coloniale ou néo-coloniale, qui installent l'ethnologue dans le confort des distances et de l'éloignement, dans l'abstraction des problématiques et des théories - théories dont le champ d'élaboration, le « terrain », reste inexorablement en dehors, à côté, ailleurs..., insensible certainement à leurs froids enjeux intellectuels, pour ne pas dire « parisiens ». En Afrique, en Océanie, en Amérique, ne vient-on pas d'abord et avant tout chercher des matériaux ?

Le retour de l'information, la relative transparence des démarches, la nécessité de définir sur place ses positions et ses projets, d'expliquer ses motivations, font par contre partie des conditions et des contraintes de l'enquête ethnologique en France : ils en guident le déroulement et en limitent les mouvements. Toute recherche de ce type peut potentiellement dépasser le cadre étroit et rassurant de la communauté villageoise (ou du quartier) et accéder, par l'écho des media, aux dimensions départementales, régionales, voire nationales. L'ethnologue peut être momentanément dépossédé de son enquête par des journalistes, des travailleurs sociaux ou des intellectuels locaux ; ses analyses, ses interprétations peuvent donner lieu à des débats publics qui l'interpellent et qui risquent, au bout du compte, de le compromettre, ou du moins de le mettre en cause. Ce qui nécessite parfois retrait, discrétion, pudeur, en un mot, une certaine prudence dans l'écriture et la parole, qui n'est pas toujours de mise dans l'approche ethnologique traditionnelle. C'est qu'en effet les paroles de l'ethnologue sont susceptibles d'être plus vite entendues, ses écrits plus facilement lus, en conséquence, susceptibles d'être rapidement interrogés ou contestés par ceux-là mêmes qui en sont l'objet. En passant des sociétés à tradition orale à des sociétés de l'écriture, l'ethnologue est amené, souvent malgré lui, à prendre une mesure plus fine de son implication, de ses interventions et de ses interprétations.

À côté du risque publicitaire, inconfortable certes, mais inévitable, voire souhaitable - ne serait-ce que par ce « droit de réponse » qu'il accorde aux observés, annonçant alors ce qui peut devenir un dialogue - se profile celui de la démarche même. Celle-ci non plus ne peut être neutre, surtout si elle se veut participante. Pénétrer, vivre, enquêter dans un village français implique des contraintes de méthode d'un autre type que celles qui conditionnent l'observation d'un village africain. La différence, la distance ne sont pas ici des données immédiates de l'approche. L'exotisme - si exotisme il y a et si exotisme il faut (je pense notamment à cette fameuse notion de « distanciation ») - est moins du domaine de l'observation que de celui de la construction : il apparaît en bout de course, comme peut-être le fruit d'une nécessité interne à la démarche, [16] dans la mesure où le « fait ethnographique » doit être ici sans arrêt construit, sans arrêt interrogé. La langue, les conventions, l'habillement, les attitudes viennent toujours mettre un peu de « même », un peu de « semblable » dans le regard. L'ethnologue est plus vite pris par les discours et les gestes. On le forcera à révéler ses opinions, à dire ses impressions. Il s'autorisera, sans doute plus qu'ailleurs, à les donner. On l'interrogera sur ses origines, sur sa profession, sur les fonctions de celle-ci. Il lui sera plus difficile de se dérober. Il ne peut ni se réfugier dans sa peau, ni fuir dans sa voiture. Les autres ont la même ; ils possèdent aussi des voitures.

C'est cette implication, cette trop grande proximité qu'il lui faudra savoir maîtriser. Mais l'effort pour rendre « sauvages » ces autres si proches ne va pas sans risques scientifiques : ou bien, il tendra à « folkloriser » la réalité sociale et culturelle observée et à la morceler en autant d'entrées qu'il aura été relevé de pratiques et de coutumes différentes [10], celle-là devenant alors un catalogue ; ou bien, il tendra à trop généraliser à partir d'un écart ou d'une différence constatée, qui aurait alors valeur de matrice et qui ferait de cette réalité une construction purement intellectuelle. Si le recours à l'histoire peut, au moins dans les débuts, calmer les angoisses méthodologiques de l'ethnologue et lui offrir cette distance recherchée, il peut aussi le confiner dans une position de muséographe ou d'archiviste qui lui fera saisir le présent par antiphrases. L’ethnologie et ses méthodes venues d'ailleurs seraient-elles donc mal adaptées ou difficilement adaptables à des terrains proches ?

*
*     *

En choisissant un terrain où se pratiquait un mode de capture traditionnel, remontant me disait-on au traité de Nimègue (?), et où se jouait un certain type de relation entre l'homme et l'animal, je pensais me sortir de l'embarras et m'offrir de « l'exotisme » à bon compte : du passé et de l'animal dans l'enquête ! Du passé, j'en vis peu : la tenderie se jouait au présent ; elle suscitait des conflits. De l'animal, j'en goûtai peu : on truquait le nombre des captures ; au village, on dissimulait les grives ; sur les marchés urbains et dans les vitrines des charcutiers, elles devenaient rares. Pourtant, on en prenait. Où donc passaient-t-elles ?

La mise en évidence des taxinomies dites populaires, la recherche et l'analyse des rapports techniques, écologiques et symboliques entre l'Ardennais du plateau et les grives laissèrent de côté cette question. L'enquête s'arrêtait dans son projet à ce point précis : des grives passent, celles-ci sont réputées avoir une valeur gastronomique, comment font les tendeurs pour les capturer, les vendre et les consommer ? Ce qui supposait d'autres questions du genre : comment [17] font-ils pour les identifier, les classer, les représenter et les symboliser ? L’inconvénient d'une telle approche, et je devais vite m'en apercevoir, résidait dans sa prétention à rendre compte du phénomène en négligeant les enjeux et les partenaires sociaux qu'il impliquait, ou qu'il supposait. On prenait une des fuis de la tenderie (les grives vendues sur le marché ou chez le charcutier) et l'on espérait remonter la chaîne des opérations jusqu'à l'adjudication des lots de tenderie. Ce qui supposait que l'activité était en partie orientée vers cette fin, soit le profit économique. Ce qui supposait également que la rareté du produit était imputable à des causes météorologiques, écologiques ou technologiques. Cette vision quelque peu « marginaliste » allait pourtant à l'encontre des faits observés. Si la tenderie était une entreprise économique, on devait, en toute logique, observer une adaptation du matériel et des procédés à cette fin. Ce que je ne trouvai pas. L'investissement en temps et en argent que nécessitait ce type de piégeage était tout à fait disproportionné au profit retiré de la vente. Donc, si la démarche qui consistait à partir de la grive vendue sur les marchés (la seule dont nous ayons alors connaissance) et à remonter la chaîne des opérations, pensées en termes d'efficacité technique et économique, était logiquement satisfaisante, elle restait scientifiquement erronée et idéologiquement « dangereuse » : les ratés relevés ou les aberrations dévoilées pouvaient être interprétés en termes de mentalité, de primitivisme ou d'atavisme, comme l'ont fait la plupart des auteurs s'étant intéressés à la tenderie. Aussi, au lieu de se poser la question comment - derrière cette question - il convenait de s'interroger sur le pourquoi ; de s'intéresser non plus aux grives qui étaient vendues mais à celles qui étaient données, c'est-à-dire celles qui étaient cachées aux yeux de l'observateur. Cela nécessita une redéfinition de l'approche, soit : rechercher moins les rapports ethnozoologiques, techniques ou symboliques que les rapports sociologiques sous-jacents ; moins penser la tenderie en termes d'entreprise économique qu'en termes de phénomène sociologique ; étudier moins les pratiques techniques que les groupes sociaux qu'elles mettent en cause et en jeu.

La méfiance, les réticences et les silences observés lors du premier séjour sur le terrain (septembre 1971) m'obligèrent à reconsidérer le sujet même de la recherche et à orienter la démarche vers des secteurs jusque là survolés. A une approche purement ethnozoologique, je tentai de substituer une approche plus sociologique. Il s'agissait en outre de repérer les niveaux stratégiques de l'enquête, sous peine de la voir se dissoudre dans une suite désordonnée de faits et d'informations, précisément causée par la crainte et le mutisme des tendeurs. Puisqu'on ne pouvait ni parler de grives, ni parler de tenderies - du moins dans un premier temps - il restait à trouver le sujet qui, tout en n'en parlant pas, permettait néanmoins d'accéder à la compréhension des implications ou des présupposés sociaux de la tenderie. Celle-ci, j'en étais alors intuitivement certain, était tout sauf un folklore. La facilité avec laquelle on me la présentait comme telle [11], en dépit de cette antipathie manifestée à l'égard de mon [18] enquête, était suffisamment suspecte pour que cette affirmation fût écartée, au moins au début et peut-être par goût du paradoxe.

Au vu de ces contraintes, le problème de l'approvisionnement en sorbier que j'isolai comme niveau d'approche, lors de mon troisième séjour, en janvier 1972, offrait une neutralité, certes artificielle mais suffisante. Il délimitait une sorte de terrain d'entente sur lequel on pouvait jouer, chacun ayant le loisir de définir sa stratégie d'attaque ou de défense... Il était en effet surprenant de constater que le sorbier, qui fournit l'appât privilégié (la sorbe), ne fût pas exploité individuellement par chaque tendeur (ou récolté dans la forêt où il abonde), mais fût par contre « cultivé » par la commune à des fins avouées d'ornementation. Elle en adjugeait le produit - les baies - aux enchères publiques une fois par an. Si beaucoup de tendeurs possédaient un sorbier ou deux dans leur jardin, ils n'étaient pratiquement jamais récoltés - les tendeurs préférant, semble-t-il, recourir à des modes d'approvisionnement plus coûteux et plus complexes. Il y avait là un comportement en apparence irrationnel dont l'explication pouvait peut-être fournir une grille d'interprétation pour la tenderie aux grives... Ce n'était pas un mince paradoxe que d'aborder une étude à caractère ethnozoologique par une enquête d'emblée ethnobotanique, mais derrière la grive se cachait la forêt, et derrière la forêt, l'homme. Je retrouvais là un certain « exotisme », une certaine distance...



[1] Nous employons cette formule pour désigner l'aire géographique, écologiquement marquée, située au nord de Charleville-Mézières et qui comprend aussi bien le plateau proprement dit que les vallées de la Meuse et de la Semois.

[2] Office de la recherche scientifique et technique Outre-Mer.

[3] Des résultats partiels ou résumés de cette recherche ont déjà été publiés, cf. J. Jamin, De la grive imaginée à la grive imaginaire, in R. Pujol, éd., L’Homme et l'Animal, Paris, institut international d'Ethnosciences, 1975, pp. 297-315 ; et J. Jamin, Les lois du silence, Paris, Maspéro, 1977, chap. 1 : « Secret cygénétique et pouvoir communal », pp. 15-43.

[4] Lors de l'assemblée générale de l'Office français de protection de la faune et de la flore, en janvier 1972, un « conseiller biologiste » des Ardennes reconnaissait que le prélèvement sur l'espèce était infime, en tous cas peu dangereux pour la survie de l'espèce. Mais il insistait sur les captures d'autres espèces, non consommées et laissées sur place, qui donnaient une allure de « charnier » aux sentiers forestiers. Mais il parlait aussi « d'un abominable privilège - celui de tendre - qui ne laisse aucune chance à l'oiseau à cause de la strangulation » (!). Derrière un souci, sans doute réel de préserver une nature déjà agressée par les industries et les carrières de la vallée de la Meuse, se profilait ici un souci moral, voire esthétique : la tenderie devenait une honte, un signe « d'atavisme » et « d'arriération culturelle ».

[5] Voir L. Wylie, Un village du Vaucluse, Paris, Gallimard, 1968, 406 pp.

[6] Voir J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 1977, 332 pp.

[7] Voir G. Althabe, Le quotidien en procès, Dialectiques n° 21, pp. 67-77.

[8] Puisque le lieu d'exercice de sa profession est historiquement et théoriquement ailleurs, au milieu de ces sociétés d'outre-mer qualifiées de primitives, sauvages ou traditionnelles. L'ironie du sort (mais en est-ce une ?) voulut que les Sénoufo de Côte d’Ivoire chez qui j'ai enquêté surent mieux que les Ardennais ce qu'étaient le travail et les buts d'un ethnologue : ils en avaient déjà vu et connu. Dans les Ardennes par contre, ma présence déclenchait une surprise indignée mais révélatrice des origines et du propos de l'ethnologie, du moins de l'image qu'elle s’est donnée : « C'est qu'il nous prendrait pour des sauvages ! ». Vu le contexte, cela n'arrangeait certes pas mon introduction auprès des tendeurs.

[9] Cf. J. Jamin, Les lois du silence, op. cit., « la prise de la parole dans la société lignagère », pp. 44-64.

[10] Mais différente de quoi et de qui ? sinon d'une conception générale mais dominante, voire parisienne, de la vie en société ; sinon de lui-même et de ses propres pratiques et jugements.

[11] Cela était surtout le fait des intellectuels dits « locaux », instituteurs, médecins, pharmaciens, etc.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 6 mai 2014 15:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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