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Les racines du sous-développement
en Haïti
Introduction
Le problème des conditions du développement des sociétés qui ont subi la domination étrangère rejoint celui de leur libération nationale.
Ce n'est certainement pas par hasard que, depuis la grande poussée du mouvement d'émancipation des peuples colonisés ou semi-colonisés d’Afrique, d'Asie et d'Amérique, des chercheurs et essayistes en sciences sociales ont multiplié les tentatives de diagnostics, à savoir si tels pays ou tels groupes de pays sont "partis", "mal partis", ou "peuvent partir" [1].
Le foisonnement des publications à prétention théorique sur le "démarrage", le "sous-développement", la "croissance", la "dépendance", la "décolonisation", etc., correspond à un profond besoin d’explication et d'orientation dans le Tiers Monde.
Cependant, les études concrètes, sur lesquelles devraient s'appuyer les analyses ambitieuses et les théories planétaires pour ne pas être de simples vues de Sirius, demeurent une démarche irremplaçable pour saisir les réalités mouvantes et agir efficacement sur elles.
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Dès lors, l'historien à un maître mot à dire. Pierre Léon l'a bien montré dans son ouvrage sur les Économies et Sociétés de l'Amérique Latine (Paris, SEDES, 1969) : "Si la prise de conscience la plus aiguë du sous-développement est un phénomène très récent la naissance de la situation de sous-développement ne peut se comprendre que dans une perspective historique et par une connaissance profonde du "fait colonial", de toutes ses répercussions à long terme".
À ce compte-là, le cas d'HAÏTI vaut la peine qu'on s'y arrête.
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HAÏTI aujourd'hui, c'est l’une des illustrations les plus conventionnelles et les plus vivantes de ce qui s'appelle le sous-développement, ou plus proprement la formation sociale dépendante.
Les événements qu'a connus ce pays au début des années soixante ont suscité la curiosité internationale, et fourni l'occasion de répandre l'idée qu'il constitue l'exemple à ne pas suivre par les nations et États à la recherche d'une voie de développement.
À un colloque du Centre National de la Recherche Scientifique sur les Problèmes agraires des Amériques Latines, tenu à Paris en 1965, le géographe Paul Moral, qui avait travaillé près de dix ans en Haïti avant d'aller à l'Université de Dakar, a cru déceler dans les régions d'Afrique récemment sorties de la domination coloniale française ce qu'il désigne comme une HAÏTISATION, identifiée à "un affaissement progressif de l'économie".
À peu près au même moment le publiciste et homme d'État dominicain Juan Bosch a employé le terme "HAÏTIANISATION” pour caractériser "le processus qui a consisté pour certains pays d'Amérique Latine à faire un bond dans leur développement pour se mettre ensuite à reculer". Et Bosch pense que le sociologue Gérard Pierre-Charles à raison de prédire que "le cas d'Haïti préfigure l’avenir des pays d'Amérique Latine et du [3] Tiers Monde qui n'ont pas réussi à se libérer des entraves féodales et à rompre le carcan asphyxiant de la domination étrangère". L'évolution actuelle du "cône sud" ne semble pas infirmer cette thèse.
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Ce que l’on sait moins, c'est que la formation sociale haïtienne, étalée dans la longue durée de plus de quatre siècles et demi, représente un type de société retardée, produit du colonialisme classique relayé par le néo-colonialisme.
Les Haïtiens mettent un point d'honneur à rappeler en toutes circonstances que leur pays a été le premier État indépendant d'Amérique Latine et la première République de race noire dans le monde, et que la jeune nation a contribué de façon effective à la libération d'autres peuples de notre hémisphère. Rappel nécessaire pour briser le mur de silence longtemps maintenu autour de la révolution haïtienne. Mais, par ce rappel, on cherche trop souvent à s'attribuer un mérite qui revient uniquement aux générations qui se sont battues pour fonder notre patrie et consolider les bases de la nation. En revendiquant d’une façon répétitive et vantarde la gloire des ancêtres et l'héritage qu'ils ont légué, on révèle sans trop s'en rendre compte l'ampleur de la déviation que la classe dominante a imprimée au processus de libération nationale déclenché par les esclaves insurgés en 1791. Car le caractère archaïque et néocolonial de la formation sociale haïtienne d'aujourd'hui, qu'une politique rationnelle doit s'appliquer à effacer, apparaît encore plus choquant et plus anachronique quand on le rapproche du caractère éminemment novateur de la révolution nationale et populaire qui a abouti à la défaite coloniale de 1803 et à la proclamation de notre indépendance en 1804.
On comprend parfaitement que, dans ses Perspectives de la Décolonisation (Paris, Albin Michel, 1969), Guy de Bosschere se soit demandé avec perplexité comment le pays qui a produit voilà plus d'un siècle et demi les Toussaint Louverture et les Dessalines figure-t-il aujourd'hui parmi l'un des plus arriérés du globe ? Affirmer tout simplement qu'Haïti offre "le modèle [4] d'une fausse décolonisation”(Claude Julien, Le Monde Diplomatique, septembre 1963), ne fait pas avancer d'un pouce dans la compréhension et la solution du problème.
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Il faut s'interroger en profondeur sur le retournement haïtien, sur le passage d'une révolution vraiment sans précédent ayant débouché sur une indépendance radicale, à la dépendance.
Pour comprendre le présent et construire un avenir meilleur, H importe de connaître et d'expliquer les structures mises en place au cours de l'histoire haïtienne.
Sur la période coloniale, les travaux abondent favorisés par la disponibilité des sources.
Sur la période qui s'ouvre avec l'intervention militaire des États-Unis d'Amérique dans notre pays en 1915, il existe aussi quelques travaux valables.
Mais ce qui manque cruellement c'est surtout une synthèse historique qui éclairerait la période plus que séculaire, et décisive, allant de la conquête de l'Indépendance à l’Occupation nord-américaine. Ce travail indispensable peut être orienté dans les directions suivantes :
- reconstitution et réinterprétation du processus par lequel Haïti est passée de l'état de colonie-type du capitalisme commercial à une indépendance radicale farouchement sauvegardée pendant environ un quart de siècle ;
- analyse des conditions dans lesquelles s'est opéré le glissement dans la dépendance néo-coloniale par le biais d'une normalisation (tardive) de la situation internationale du jeune État ;
- mise à nu des soubassements et poutres maîtresses de la formation sociale haïtienne au cours des XIXe et XXe siècles : enlisement des forces matérielles et humaines dans l’archaïsme ; perpétuation de rapports sociaux de production arriérés ; persistance de l'instabilité politique ;
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- démontage du mécanisme d'une minicroissance sans développement à la fois favorisée par la nouvelle dépendance vis-à-vis des grandes puissances et favorisant cette dépendance ;
- recherche des formes diverses d’expression du projet progressiste.
Tâche considérable, à laquelle les historiens et d’autres chercheurs en sciences sociales doivent concourir. Tâche à la réalisation de laquelle nous avons voulu apporter ici une modeste contribution.
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[1] Voir la bibliographie à la fin du texte, notamment les titres choisis et regroupés sous la rubrique : "Problèmes du développement dans le Tiers Monde".
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