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Ethnicité et enjeux sociaux.
Le Québec vu par les leaders des groupes ethnoculturels.
Introduction
La pluriethnicité est au centre des débats sur les rapports sociaux, culturels et politiques dans la plupart des démocraties occidentales. Selon leur histoire, leurs traditions politiques, leur conception de la citoyenneté, la place qu'elles accordent à la pluralité ethnoculturelle, nos sociétés adopteront, dans leur rapport à l'« autre », des attitudes variables allant de l'assimilation, comme dans le cas français, au respect presque obséquieux de la diversité et du multiculturalisme, comme dans le cas canadien.
La pluriethnicité, sans en être une caractéristique nouvelle, devient un enjeu majeur de notre espace sociopolitique parcouru par des tensions entre les régions et le centre, entre le désir du Québec d'être reconnu comme société distincte ou comme nation et l'affirmation de l'égalité des provinces, entre la notion des deux peuples fondateurs et les revendications des peuples autochtones ou des autres groupes qui se définissent en termes ethniques. Ces tensions sont reproduites et amplifiées au Québec à cause des problèmes linguistiques et de la question nationale qui placent les nouveaux immigrants et les membres des groupes ethniques ou de groupes racisés d'ancienne implantation dans des situations ambiguës rendues [8] encore plus complexes par les transformations dans les vagues migratoires, le contexte économique et les décisions politiques. D'ailleurs, les descendants de minorités d'ancienne souche s'offusquent d'être identifiés comme d'éternels immigrants.
Certes, au plan sociodémographique, la population née à l'extérieur du Canada ne représente en 1991 que 9 % de l'ensemble du Québec, et la population de souche autre que britannique ou française, 16 %, mais l'origine nationale ou ethnique de l'immigration n'a cessé de se diversifier au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, à la suite de la suppression des mesures discriminatoires inscrites dans la politique d'immigration fédérale, de la politique de réunification des familles et de la montée du mouvement des réfugiés dans le monde. Entre 1946 et 1961, plus de trois quarts des immigrants provenaient d'Europe. Entre 1987 et 1993, ils n'étaient plus qu'environ 18 %. Le reste provenait d'Afrique (12 %), d'Amérique (21 %) et d'Asie (50 %).
Avec les modifications de la loi canadienne, les proportions des catégories d'admission se sont transformées comparativement aux années soixante et soixante-dix. Les réfugiés et les personnes admises en fonction de programmes spéciaux comptaient pour 12 % en 1987, près de 30 % en 1990 et 23 % en 1992, et le nombre de demandeurs de l'asile politique au Québec est passé d'environ trois mille en 1984 à quelque sept mille quatre cents en 1993. En 1988, année record, il y en a eu quatorze mille, et cela n'inclut pas ceux qui venaient des autres provinces. Ces groupes récents de même que l'ensemble des groupes ethnoculturels présentent des profils socio-économiques et des formes de complétude ou d'autonomie institutionnelle (institutional completeness) fort variables, reflet des caractéristiques historiques des pays d'origine, des conditions prémigratoires, de la période d'immigration, ainsi que des changements dans les politiques du gouvernement québécois [9] en ce qui concerne l'insertion des immigrés dans la société d'accueil [1].
Les politiques d'immigration et la gestion de la diversité ethnoculturelle constituent un double défi pour le Québec. En matière de politique, à partir des années soixante, sur la lancée de la Révolution tranquille, il tentera d'arracher graduellement des pouvoirs de sélection, de recrutement et d'intégration des immigrants. La création du ministère de l'Immigration, en 1960, est le premier jalon de cette offensive. Entrée en vigueur en avril 1991, l'entente conclue en décembre 1990 entre Monique Gagnon-Tremblay et Barbara McDougall s'inscrit « dans la foulée des trois ententes précédentes (Cloutier-Lang 1971, Bienvenue-Andras 1975 et Couture-Cullen 1978) et dans la même logique de récupération, par le gouvernement du Québec, des pouvoirs essentiels à son développement en fonction de ses objectifs propres [et] dans la tradition de coopération Ottawa-Québec en matière d'immigration [2] ». Cet accord consacre néanmoins l'autorité d'Ottawa en matière d'immigration. S'il reconnaît le caractère distinct de la société québécoise, il rappelle en même temps la nature fédérale et bilingue du Canada.
La gestion étatique de la diversité ethnoculturelle est aussi marquée par des contradictions. Associée à la politique du bilinguisme adoptée en 1968, la politique fédérale du multiculturalisme [10] décrète, en 1971, le pluralisme culturel et l'égalité des cultures sur le plan politique et réduit les Québécois d'origine canadienne-française au statut de groupe ethnique parmi d'autres. Les gouvernements qui se sont succédé au Québec depuis 1971 s'y sont opposés parce qu'elle niait le caractère distinct selon les uns ou national selon les autres du Québec. Élu en 1976, le Parti québécois promulgue l'année suivante la loi 101 sur l'obligation de la scolarisation en français des enfants d'immigrants, et, dans la foulée de l'article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne (1975), on assiste à la reconnaissance officielle du pluralisme culturel. Le PQ définit en 1978 la politique de convergence culturelle qui affirme le caractère français et national du Québec et la nécessité d'une convergence vers la culture francophone de la part des immigrants. La politique de convergence insiste sur le respect des groupes ethniques (reconnaissance du droit à la sauvegarde et au développement des cultures d'origine, au progrès socioéconomique des groupes ethnoculturels) et leur entière participation à la vie nationale (reconnaissance de leur contribution au patrimoine québécois, des droits de la minorité anglophone et celle des dix nations autochtones du Québec, programmes d'accès à l'égalité en emploi, ouverture des institutions publiques aux membres des groupes ethnoculturels afin de corriger leur sous-représentation).
Le gouvernement libéral inscrit ses politiques, à partir de 1985, dans la mouvance de ces orientations (volonté de pouvoirs accrus sur l'immigration et l'intégration, affirmation du fait français, mesures de redressement des inégalités, lutte contre le racisme). En 1990, il propose un projet d'intégration axé sur l'idée de contrat social entre la majorité et les minorités, sur le respect du caractère distinct (mais non national) du Québec et le rapprochement intercommunautaire sous l'idéal de l'interculturalisme.
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Aux deux paliers de gouvernement, la mobilisation des groupes racisés provoquera, au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, des interventions plus serrées en ce qui concerne les droits de la personne, la réduction des inégalités économiques et la lutte contre la discrimination et le racisme. Ces politiques sont souvent élaborées en concertation avec les instances fédérales, ce qui explique que dans les institutions publiques et dans diverses municipalités, les discours et les politiques provenant des deux paliers se chevauchent et dans certains cas se contredisent. De là résulte le désordre qui caractérise actuellement la notion de l'intégration.
Tous ces changements ne sont pas sans rendre perplexes les groupes d'immigrants et les minorités ethniques qui se retrouvent devant des complications bureaucratiques et des discours ésotériques dont les objectifs n'aident pas toujours à résoudre leurs problèmes.
Par-delà la gestion étatique de la pluriethnicité, les transformations idéologiques du nationalisme québécois ouvrent de nouvelles perspectives sur la question. Jusque-là plutôt défensif et fondé sur les particularités ethnoculturelles et linguistiques de la majorité francophone, le nationalisme emprunte depuis quelque temps une forme plus universaliste, axée sur l'idée d'une citoyenneté territoriale qui dépasse les différences et les particularismes. Cette tendance n'est pas sans avoir des répercussions profondes sur les stratégies d'intégration des groupes ethnoculturels et le statut de la pluriethnicité.
Les institutions publiques et parapubliques de même que les associations à caractère ethnique seront traversées par des représentations ou des conceptions de l'intégration polarisées autour de deux logiques. À une logique d'intégration différencialiste, visant surtout le maintien de l'identité et des particularismes liés aux sociétés d'origine ainsi que la défense des intérêts communautaires, vient s'opposer une logique plus [12] universaliste qui insiste sur la participation à la société d'accueil, la promotion des relations structurelles entre ses diverses composantes et la défense d'intérêts communs axés davantage sur les mouvements sociaux (projet de société, lutte contre le racisme, ouverture des débats politiques) que sur les mouvements communautaires aux objectifs plus limités.
Dans les études consacrées à ces questions sociopolitiques nouvelles, on constate une absence presque totale de références au leadership fondé sur l'ethnicité, tout comme aux idéologies et aux opinions des leaders de la scène sociopolitique contemporaine. Malgré l'intérêt porté à l'évaluation de la complétude institutionnelle et aux réseaux des associations communautaires, les leaders d'associations à identité ethnique ou racisée ont peu retenu l'attention de la sociologie québécoise des relations interethniques. Cette absence semble traduire l'occultation des rapports politiques qui sous-tendent la question de la pluriethnicité.
Cette lacune est d'autant plus remarquable que le sujet est au cœur des débats actuels sur l'intégration des groupes ethnoculturels dans une société québécoise en quête d'un nouveau projet de société où les particularismes ethniques céderaient devant la participation démocratique de tous les citoyens. Par leur implication sociale dans leurs associations, qu'elles soient monoethniques ou pluriethniques, les leaders interviennent dans ces débats. Leurs témoignages sur les questions qui agitent la société québécoise tout comme leur manière de formuler les problèmes actuels pourraient ouvrir des pistes de réflexion importantes pour les responsables politiques.
Précisons que cette étude ne porte ni sur la nature du leadership ethnique au Québec et ses conditions d'émergence, ni sur les styles du leadership ethnique ou sur les rôles et les stratégies des leaders. Elle vise plutôt à dégager l'idée qu'ils se [13] font des mouvements associatifs, des enjeux liés à l'intégration économique, politique et socioculturelle de leur groupe, du rôle et des limites de l'ethnicité dans la société québécoise, ainsi que de la question nationale.
Dans les termes de Martiniello, on définira ici un leader comme un « membre d'une communauté ethnique [...] qui a la capacité d'exercer intentionnellement un degré variable d'influence sur les comportements et/ou les préférences des membres de la communauté ethnique, dans le sens de la satisfaction de leurs intérêts objectifs tels qu'il les perçoit. Cette influence, lorsqu'elle est exercée, l'est à travers l'activité du leader dans une ou plusieurs des institutions qui forment la communauté ethnique, à la faveur de laquelle se développent les relations avec les suiveurs, c'est-à-dire les autres membres de la communauté ethnique. Par ailleurs, le leader jouit d'un certain degré de reconnaissance de la part des membres de la communauté ethnique, reconnaissance qui est à la base de sa légitimité [3]. »
En écoutant les quatre-vingt-quatre leaders des quatre groupes retenus, haïtien, italien, juif et libanais, nous verrons comment, porteurs d'une certaine ethnicité ou de la marque de la visibilité racisée, ils définissent et interprètent cette ethnicité, évaluent son impact en référence aux expériences sociales de leur groupe d'origine et de celles de l'ensemble des groupes ethnoculturels dans la société québécoise.
Que pensent les leaders de l'ethnicité et du processus de racisation dans le contexte québécois ? Comment les définissent-ils ? Comment voient-ils l'intégration et le pluralisme de même que le rapport des groupes ethnoculturels au Canada et au Québec ? Telles sont les principales questions auxquelles nous avons essayé de répondre.
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Ajoutons que la présente recherche ne vise pas à démontrer le caractère représentatif des opinions recueillies parmi un ensemble d'opinions qu'on pourrait entendre sur l'expérience immigrée et minoritaire et les questions qui y sont reliées. De la même manière, les leaders rencontrés ne sont pas représentatifs, sur le plan statistique, du leadership de leur communauté. Ils n'ont pas non plus été interviewés à titre de porte-parole de leur groupe. Afin de préserver leur anonymat, nous ne les identifierons, dans le texte, que par leur sexe, leur âge et leur origine ethnique. Le lecteur trouvera en annexe plus de détails sur la méthodologie de la recherche, le profil des leaders et leurs groupes ethnoculturels.
Un mot enfin sur la terminologie employée ici. Les termes courants du lexique ethnoculturel québécois et canadien ne sont pas sans ambiguïté, chargés de connotations politiques. Ainsi, Québécois demeure malheureusement encore trop souvent synonyme de Canadien français. Comment éviter les termes de « communautés culturelles », « minorités visibles », « allophones » ? Ne risquent-ils pas d'être discriminants, stigmatisants ? L'entreprise n'est pas facile et nous partageons largement le regard critique de plusieurs des personnes interviewées sur cette terminologie. Néanmoins, dans la mesure où certains termes se sont massivement imposés, il n'est pas toujours possible d'en faire l'économie.
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Le terrain de cette recherche a été réalisé en 1990 et 1991 grâce au soutien financier du programme d'aide à la recherche et à la création de l'Université du Québec à Montréal, du Conseil canadien de recherche en sciences humaines, de la fondation Thérèse-Casgrain, du ministère du Patrimoine et de la Citoyenneté, du Fonds québécois pour la formation de chercheurs et l'aide à la recherche. Nous exprimons également [15] notre gratitude aux personnes ressources, universitaires, gens de terrain, fonctionnaires, pour leurs conseils lors de la constitution de l'échantillon des interviewés, et aux leaders interviewés dont la collaboration a été exemplaire.
Nous remercions les assistants de recherche qui ont travaillé à l'analyse des données, à la rédaction ou à la révision des rapports de recherche à partir desquels ce livre a été rédigé : Gaétan Beaudet, Carolyne Cianci, Élise Desjardins, Martin Goyette, Martine Paquin, Anne-Lise Polo, Francine Tardif et Marthe Therrien. Nathalie Lavoie et Azzedine Marhraoui ont apporté de nombreux commentaires critiques à la lecture du manuscrit.
Nous remercions enfin Jennifer Beeman, Hélène Brien, Laura Bush, Irène Cartier, Denyse Therrien pour la transcription des entrevues.
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[1] M. Labelle, « Nation, ethnicité et racisation. Perspectives théoriques à propos du Québec », Entre tradition et universalisme, actes du colloque de l'ACSALF, Montréal, Institut québécois de recherche sur la culture, 1994 ; D. Helly, « Politiques québécoises face au "pluralisme culturel" et pistes de recherche : 1977-1990 », dans J. Berry, J. A. Laponce (dm), Ethnicity and Culture in Canada. The Research Landscape, Toronto, University of Toronto Press, 1994.
[2] Gouvernement du Québec, communiqué n° 911-06-A de madame le ministre des Communautés culturelles et de l'Immigration et vice-présidente du Conseil du trésor.
[3] M. Martiniello, Leadership et pouvoir dans les communautés d'origine immigrée, Paris, CIEMI L'Harmattan, 1992, p. 98.
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