“Identité et politique :
plaidoyer en faveur
du regard sociologique.”
In revue Cahiers de recherche sociologique, no 30, 1998, pp. 211-229. Numéro intitulé : “La sociologie face au troisième millénaire.” Montréal : département de sociologie de l’UQÀM.
[211]
- Introduction [211]
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- La nature du problème [212]
- Les réactions face à l'identitaire [217]
- Pour un regard sociologique sur l'identitaire [221]
- Retour sur l'identitaire [226]
-
- Résumé / Summary / Resumen [228]
INTRODUCTION
Il y a une dizaine d'années, alors qu'il considérait la question constitutionnelle qui mobilisait une fois de plus le Canada dans la foulée de l'accord du lac Meech, le politologue Alan Cairns ne put s'empêcher de remarquer combien l'espèce de sclérose qui paralysait les tentatives de renouvellement de l'État canadien semblait attribuable à l'obsession subjectiviste qui s'était emparée des principaux agents sociaux. L'action politique des groupes et des individus, notait-il, ne participe plus simplement d'étroits calculs utilitaristes motivés par la recherche d'un gain quelconque ou la crainte de perdre certains acquis, mais bien d'un éventail complexe d'émotions. Qu'il s'agisse de groupes de femmes, d'autochtones, de groupes définis comme des minorités visibles, de partisans du multiculturalisme ou de la Charte des droits et libertés, tous tablent essentiellement sur un vocabulaire qui renvoie à l'identité individuelle ou collective, au sort qui est personnellement réservé à chacun : on se dit insulté, blessé, heurté, offensé, laissé pour compte, exclu, ignoré ; chacun évalue sa position et le traitement qui lui est fait à la lumière de sentiments de fierté, de dignité, d'honneur ou encore à l'aune de la légitimité et de la reconnaissance, symbolique et concrète, que les autres veulent bien lui accorder [1].
Le phénomène auquel Cairns faisait allusion ne s'est pas résorbé avec le temps [2]. Au contraire, au Canada, au Québec, comme dans de nombreuses autres sociétés contemporaines, la singularité subjective et la volonté d'affirmation de différences identitaires tracent de nouvelles lignes de clivage et semblent plutôt servir désormais d'ancrage aux [212] revendications politiques et aux mobilisations sociales. La multiplication et la politisation des identités, presque toujours associées à la promotion d'intérêts ou de droits particuliers ethnicité, religion, langue, nation, genre, orientation sexuelle, handicaps , heurtent de front les certitudes universalistes et rationalistes sur lesquelles la société et l'État modernes sont échafaudés. Les « définisseurs » de particularismes réagissent généralement contre une situation de minoritaire, de dépossédé ou d'exclu. Ils posent bien souvent le respect public de l'intégrité du sujet minoritaire, la reconnaissance de cette intégrité par la société et l'abandon de certains canons dominants de vie civique non seulement comme conditions irréfragables de leur propre émancipation, mais aussi comme fondements préalables à une démocratisation accrue de la société [3].
Le phénomène a donné lieu à une littérature abondante et diverse, en particulier dans le domaine de la philosophie et de la théorie politique. Le présent texte en propose d'abord un bilan succinct, pour réfléchir ensuite à la manière dont cette littérature interpelle et interroge l'imagination sociologique. Notre démarche, disons-le d'entrée de jeu, procède d'une certaine frustration devant la manière dont la question identitaire est actuellement abordée. Alors qu'elle nous semble relever d'une problématique éminemment sociale, elle est le plus souvent considérée comme une pathologie psycho-politique ou comme une difficulté d'ingénierie sociale pour laquelle existeraient des solutions d'ordre moral ou éthique. Nous nous inscrivons en faux contre ce type d'approche parce qu'il contribue peu à une meilleure compréhension du phénomène identitaire. Pour cette raison, nous proposons dans les deux dernières sections du texte les linéaments d'une réflexion sur la place que semble prendre la question identitaire dans la dynamique actuelle de nos sociétés et sur le traitement que devrait lui ménager la sociologie.
La nature du problème
La sociologie anglo-saxonne emploie le vocable identity politics ou encore politics of difference pour nommer le phénomène. Il n'existe pas de formule équivalente en français. Certains se contentent bien d'une traduction littérale et parlent de « politisation de l'identité » ou de « politique de la différence », mais les expressions « crise du lien social », « perte de sens », « désenchantement du monde », ou encore « crise de la régulation fordiste » sont plus couramment utilisées pour évoquer à peu [213] près la même chose, c'est-à-dire l'émergence d'une entreprise socio-politique de critique, de rejet et de refus, qui se situe délibérément en rupture avec les traditions et les présupposés établis de la démocratie libérale et de la social-démocratie. Une entreprise, diront les critiques, plus préoccupée de déstabiliser les identités que d'en construire de viables, plus intéressée à décentrer et à subvenir qu'à conquérir ou à affirmer [4]. Peut-être, mais une entreprise aussi, diront les autres, qui met au jour l'incapacité du libéralisme et de la social-démocratie à comprendre la différence et à composer avec elle, qui révèle les limites des discours axés sur le consensus de la nation et les artifices idéologiques qui servent à leur construction [5].
Que l'on apprécie ou non l'insistance que mettent aujourd'hui certains groupes et individus à formuler leurs positions politiques respectives presque essentiellement en termes de revendications identitaires, il n'en reste pas moins que le phénomène est bien réel. Il est appuyé théoriquement par une littérature abondante qui tient tout à la fois de la philosophie, de la sociologie, de la science politique, de la théorie critique et de l'analyse culturelle.
La pensée féministe a longtemps battu la mesure de cette littérature en opposant une fin de non-recevoir, souvent virulente, aux conventions et normes établies de la vie sociopolitique dans les démocraties libérales. En postulant que ce qui concerne la vie privée est éminemment politique, que la démarcation entre la sphère privée et la sphère publique est factice et ne sert que les intérêts de ceux qui ont avantage à perpétuer des rapports sociaux abusifs, les féministes, toutes nuances idéologiques confondues, refusent généralement la vision libérale qui propose l'État comme un arbitre neutre intervenant entre des intérêts conflictuels, pour le bien général. L'idée de tolérance politique sur laquelle s'appuie la neutralité libérale, soutiennent la plupart des féministes, est fondamentalement insensible à la réalité et aux expressions diverses de la différence. En tentant de libérer les individus de leur différence dans la sphère publique et donc de les aborder sous l'angle de l'égalité formelle, l'État libéral ramène sur le même pied tous les membres de la communauté politique, indépendamment de leurs particularités individuelles, niant du coup la pertinence publique de leur identité spéciale [6]. Bien que la pensée libérale admette l'existence d'une pluralité [214] d'opinions et de croyances, les féministes estiment qu'elle reste incapable de saisir les différences comme fondement du pluralisme et se refuse de ce fait à reconnaître que certains groupes et individus puissent souffrir de traitements injustes, iniques aux mains de l'État [7].
Le rejet féministe de la dichotomie libérale public/privé a pris forme à travers des positions théoriques et analytiques variées, qui vont de critiques incisives à l'égard du patriarcat d'État, du déterminisme biologique et des caractérisations essentialistes des femmes et de la sexualité aux discours théoriques contre l'État et les pratiques « masculinistes » de pouvoir, en passant par des tentatives de renouvellement conceptuel et les appels à l'émancipation et à la résistance [8]. Chacune, à sa manière, cherche à montrer les limites de la tendance libérale à reléguer la singularité subjective au domaine privé. Devant ce qui apparaît comme l'incapacité irrémédiable de l'État à prendre efficacement en délibéré et de manière satisfaisante les exigences identitaires particulières des femmes, certaines féministes évoquent d'ores et déjà la création de nouveaux sites, de nouveaux espaces d'affirmation qui excluraient l'État et tout arrangement visant l'homogénéité qui ne saurait répondre adéquatement aux exigences des identités et des différences des femmes.
Parallèlement et parfois même en conjonction avec la problématique des rapports de sexe, les questions que soulèvent la coexistence intercommunautaire, le respect des revendications nationalitaires, le multiculturalisme interpellent aussi les présupposés universalistes des sociétés modernes [9]. Les questions nationales au sein des États-nations (l'Irlande, le Québec, les nations autochtones, etc.), les questions liées à la présence de minorités racisées ou subalternes [10], les mouvements [215] migratoires internationaux des dernières décennies en provenance des pays post-coloniaux ou de l'Est et la politisation des religions (la question de l'islam) bousculent les paramètres convenus d'appartenance citoyenne et mettent à l'épreuve la volonté réelle des États libéraux démocratiques de reconnaître la différenciation sociale résultant de cette diversité accrue et d'y faire face de manière productive. Jusqu'où doivent-ils accommoder la diversité culturelle ? Les membres des minorités « ethnoculturelles » et racisées peuvent-ils participer à la vie civique selon des termes qui leur sont propres ou doivent-ils se conformer sans mot dire aux impératifs de la société hôte ? Quels sont les critères justes et équitables d'appartenance à la communauté politique ? Autant de questions qui laissent perplexes les majorités des sociétés occidentales à qui l'on demande d'assouplir leurs critères d'inclusion et de favoriser de meilleures conditions d'ouverture à l'altérité [11].
Bien que les États libéraux consentent, du moins en principe, à cette ouverture, dans les faits les minorités ethnoculturelles et racisées sont souvent confinées dans des conditions socioéconomiques défavorables qui les amènent à douter de leurs chances réelles d'inclusion. La constance de l'exclusion socioéconomique et de la marginalisation politico-institutionnelle que vivent certaines minorités en a conduit plus d'un à penser, au cours des dernières années, que l'État libéral démocratique est un modèle inopérant pour qui se situe en dehors des a priori universalistes qui l'animent. Même lorsqu'il agit d'après des processus dialogiques et participatifs, l'État libéral, prétendent-ils, reste essentiellement guidé par un égalitarisme formel et par les balises d'une raison fondée sur une seule culture celle de la société hôte et des groupes sociaux dominants qui, fondamentalement, le rendent incapable de produire un équilibre juste et équitable des forces sociales. La solution de ce problème réside dans la mise en place de mécanismes institutionnalisés de reconnaissance explicite et de représentation des groupes minoritaires et marginalisés [12]. Certains vont même jusqu'à soutenir que les communautés immigrantes ne devraient pas avoir à se conformer à quelque idéal national prédéfini par la société d'accueil. L'identité nationale qui constitue le barème de légitimité politique et en vertu de laquelle les majorités se permettent d'exiger des immigrants un certain degré de conformité repose sur des postulats douteux. Elle n'est pas donnée en soi ; elle doit être constamment reconstituée à la lumière des ressources héritées du passé, des besoins du présent et des aspirations futures. La communauté politique doit donc pouvoir refléter [216] l'existence d'identités autres et offrir la possibilité que celles-ci se développent à l'intérieur de cadres d'engagement civique, voire de zones différenciées de citoyenneté, qui leur soient propres et qui ne dépendent d'aucune condition préétablie d'appartenance ou d'inclusion [13].
Pour les tenants de l'affirmation inconditionnelle de la spécificité identitaire des groupes minoritaires, la logique universaliste des démocraties libérales dénature la prétendue reconnaissance de la diversité. La mise en place d'arrangements institutionnels totalisants (l'État) et la célébration d'identités globales (la nation) qui sont le propre des sociétés libérales ne sont en fait qu'actes d'exclusion et de marginalisation des différences identitaires [14]. Le problème des sociétés modernes ne viendrait pas de la multiplicité d'identités parfois contradictoires ni de leurs revendications particularistes, mais bien des tentatives répétées de neutralisation par l'État du sens des manifestations identitaires et de sa tendance à banaliser la reconnaissance de la différence [15]. Le contexte social éminemment pluraliste et diversifié des sociétés modernes exige donc un ordre démocratique nouveau en vertu duquel l'Autre ne serait plus considéré comme un ennemi à abattre, mais bien comme un adversaire dont l'existence serait acceptée comme tout à fait légitime et dont l'identité serait perçue comme indispensable à la vie sociale et politique. Pareil ordre démocratique devrait refuser les idéaux axés sur le consensus et ne pas limiter l'exercice de la démocratie aux seules institutions gouvernementales de l'État territorial [16].
Le pluralisme radical de cette position laisse une latitude considérable aux volontés d'affirmation identitaire et suppose une autorité politique extrêmement décentralisée, fondée sur la coopération plutôt que sur la hiérarchie, sur l'action de groupes autonomes et démocratiques plutôt que sur celle de l'État. L’identity politics dont elle se réclame s'appuie sur une vision somme toute morale des rapports sociaux : mais est-il si aisé de refuser la mentalité compétitive et [217] conflictuelle de nos sociétés et de favoriser la création de contextes relationnels fondés sur l'acceptation totale et inconditionnelle de l'Autre pour que le problème de l'altérité n'ait plus cet aspect diviseur et menaçant que lui reprochent les critiques du particularisme ? Il y a plus loin qu'on ne le croit de la coupe aux lèvres.
Les réactions face à l'identitaire
Les mouvements identitaires et la théorie politique qui en justifie l'existence suscitent deux sortes de réactions. La première est une réaction de détraction, voire de dénonciation, de toute revendication particulariste ; elle s'exprime aussi bien à droite qu'à gauche de l'échiquier politique. La deuxième reconnaît la validité théorique et la légitimité politique des démarches particularistes, mais continue de croire qu'elles peuvent être accommodées à l'intérieur d'une vision libérale-démocratique amendée des rapports sociaux.
Les détracteurs de l’identity politics ne cachent pas leur désapprobation et semblent même ne pas être à l'aise face à l'idée que les revendications identitaires puissent servir d'ancrage au processus de transformation sociale. Celles-ci leur paraissent politiquement dangereuses, socialement destructrices et fondées sur rien d'autre que les intérêts étroits de ceux qui les ont formulées. Elles menacent inutilement l'intégrité de la nation et la conception partagée de la communauté politique. Aussi, ils n'hésitent pas à penser qu'il est préférable d'assimiler ou d'intégrer les revendications identitaires plutôt que de les reconnaître ou de les encourager à s'affirmer.
À droite, les détracteurs les plus radicaux de l’identity politics sont souvent pleins de nostalgie au regard de l'époque où les rapports sociaux dominants opéraient clairement et sans équivoque à l'avantage exclusif des catégories dominantes. Aussi parlent-ils volontiers de tribalisme, terme dont le mépris qui procède du néocolonialisme ne fait que cacher les soupçons inavoués [17]. Ils s'en prennent aux politiques d'immigration qu'ils jugent trop généreuses, réclament l'abolition des programmes d'action positive et d'équité en emploi, déplorent l'existence de mouvements nationalistes et de mouvements de protestation minoritaires et estiment que ceux et celles qui n'ont pas encore la [218] citoyenneté ne devraient pas jouir de tous les droits qui l'accompagnent [18].
Plus nuancés, les auteurs libéraux rétorquent aux partisans de l’identity politics que le libéralisme offre toutes les garanties nécessaires à la juste prise en charge des revendications particularistes. Dans la mesure où le libéralisme repose sur l'égalité des chances, des droits et des libertés, celui-ci garantit par définition que personne ne se trouvera désavantagé dans quelque dynamique que ce soit qui opposerait sur la place publique des conceptions divergentes de la société. Et puisque l'État libéral est neutre, il n'est pas nécessaire de mettre en place des espaces civiques différenciés ainsi que le revendiquent certains pluralistes radicaux ; pas plus qu'il n'est besoin, à l'opposé, de proclamer l'attachement forcené à une vision patriotique, républicaine et unitaire du bien social ou public. La gestion de la diversité requiert simplement une assise commune à partir de laquelle les tenants de perspectives divergentes peuvent évaluer les possibilités qui se présentent à eux. Cette assise commune s'offre d'emblée aux membres de la communauté politique libérale et démocratique à travers leur qualité d'individus libres et égaux. Le problème que pose l'affirmation d'identités sociopolitiques multiples au sein de la société et de l'État libéraux peut donc se résoudre avec une relative facilité dans la mesure où les individus acceptent de temps à autre de mettre de côté leurs priorités normatives respectives pour adhérer à une vision plus large, plus généreuse et supérieure de la communauté politique à laquelle ils appartiennent [19].
Au sein d'une certaine gauche, les réactions à l’identity politics ne s'enferrent pas dans le moralisme philosophique des auteurs libéraux, tant s'en faut ; reste qu'on y partage avec eux ces appréhensions qui tiennent pour suspecte toute démarche politique identitaire. La gauche qui refuse de s'investir dans la voie identitaire admet bien que le désir de reconnaissance de la différence n'est pas dépourvu de potentiel émancipateur et démocratique, mais craint que la tendance particulariste des revendications identitaires actuelles ne participe en fin de compte que d'introspections apolitiques, sans prise sur la réalité des structures de pouvoir institutionnalisées. À ses yeux, l’identity politics poursuit [219] une logique narcissique qui ne peut que conduire à la balkanisation et à la parcellisation improductive des forces de gauche et à l'abandon des notions de solidarité nécessaires à toute démarche politique progressiste. Pis, en mettant de l'avant une vision individualiste du politique, axée sur le style de vie et les choix personnels, les revendications identitaires font le jeu de l'idéologie de marché [20].
Entre la célébration absolue et le refus des particularismes identitaires, certains ont élaboré des positions médianes qui, sans donner dans le pluralisme radical, reconnaissent tout de même l'importance des mouvements identitaires dans la dynamique sociopolitique contemporaine. Bien que se dégage parfois de leurs travaux l'impression qu'ils préféreraient que la question de l'identité ne se pose pas, ils cherchent généralement à adapter les fondements de la démocratie libérale aux exigences des revendications identitaires. Contrairement aux libéraux classiques, qui persistent à ne voir aucune faille dans le modèle libéral de gestion des différences identitaires, ils ne manquent pas de noter les limites et ambivalences du libéralisme sur ce point et s'engagent plutôt à modifier la théorie libérale de manière à accorder une place plus importante aux impératifs de l'affirmation identitaire. Les travaux à cet effet des penseurs canadiens Charles Taylor, James Tully et Will Kymlicka font école [21].
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Charles Taylor estime nécessaire de reconnaître la profonde diversité des sociétés pluriethniques ou pluriculturelles et de ne postuler aucune hiérarchie de valeur entre les cultures et les manières d'être. À la limite, cela peut signifier l'obligation d'admettre l'existence de droits applicables différemment selon la situation objective des groupes et des individus. L'État a le devoir de favoriser le bien commun tout en s'assurant que l'autodétermination des groupes et des individus soit préservée. La poursuite simultanée d'objectifs collectifs et de priorités particularistes n'est pas impossible pour Taylor : de toute façon, soutient-il, les sociétés libérales n'ont pas vraiment le choix si elles tiennent à survivre.
Sans aller aussi loin que Taylor dans la reconnaissance de droits différenciés et dans sa critique du libéralisme classique, Will Kymlicka croit néanmoins qu'il est important de respecter l'expression d'identités culturelles spécifiques. Au cœur du libéralisme, on trouve l'idée que l'individu doit établir lui-même ce qui convient le mieux à son bien-être personnel et doit pour cela disposer de la liberté et des marges de manœuvre nécessaires. En ce sens, l'appartenance à une communauté culturelle particulière doit être comprise comme un bien fondamental dont doit disposer l'individu pour satisfaire ses propres critères de bien-être. Il s'ensuit, selon Kymlicka, que l'identité culturelle des individus doit être protégée si tant est, ainsi que le prétend le libéralisme, que tous les membres de la société doivent pouvoir jouir au même degré de la capacité de promouvoir leur propre bien-être.
Mais comment s'assurer que l'identité culturelle individuelle soit effectivement protégée ? Comment faire en sorte que les divergences normatives n'aboutissent pas à des conflits de société insolubles ? La volonté de reconnaître et d'accommoder l'Autre, le respect mutuel et le dialogue doivent s'imposer d'emblée. James Tully parle de « dialogue constitutionnel » comme mécanisme grâce auquel les citoyens chercheraient les formes appropriées d'accommodement de leurs différences sur la base de conventions constitutionnelles pré-agréées. Il s'agit pour chacun de s'ouvrir aux arguments de l'autre, de mieux apprécier sa spécificité identitaire et de tenter honnêtement de composer avec ses exigences. Intention louable s'il en est, Kymlicka ne manque toutefois pas de noter que, dans les cas où des communautés nationales dûment constituées s'affrontent et doivent partager des structures politiques et institutionnelles communes plus larges, le dialogue peut être d'un piètre secours, surtout si la volonté de solidarité intercommunautaire fait défaut. Et ni Taylor ni Kymlicka n'endossent les conséquences politiques de l'affirmation des identités de type nationalitaire, comme dans le cas de la souveraineté du Québec.
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Pour un regard sociologique sur l'identitaire
Ce survol de la littérature principale sur la question identitaire permet de faire au moins deux constats : 1) les philosophes et théoriciens politiques exercent de toute évidence une hégémonie considérable sur la problématique et, conséquemment, sur la manière d'en définir les tenants et aboutissants, dans le contexte actuel ; 2) ce n'est pas un mal en soi, mais on conviendra que leur influence a fait en sorte que la question se présente presque essentiellement sous l'angle de problèmes moraux et de choix normatifs.
La sociologie n'est certes pas absente de la problématique. Si l'on s'arrête à la question de l'ethnicité, on ne manque pas d'études théoriques et empiriques sur les relations entre racisation et ethnicité ou entre nation et ethnicité, sur les diverses approches de l'ethnicité (du paradigme sociobiologique aux approches transnationales actuelles inspirées de la théorie du système-monde), sur les problèmes de l'attribution catégorielle, des frontières qui servent de fondement à la dichotomie Eux/Nous ou le Même et l'Autre, de la fixation des symboles identitaires qui fondent la croyance en l'origine commune (le pouvoir de nommer, de se souvenir et de faire de la cartographie), sur la multiplicité et la fluidité des choix identitaires, sur le rôle de l'État, des élites et des leaders communautaires dans la mobilisation ethnique, sur la distinction entre mouvements sociaux et mouvements communautaires ou racistes, etc. [22]. Ces travaux sont souvent éclipsés par le regard globalisant, donc réducteur, que portent plusieurs des analyses actuelles. Il appartient à la sociologie de réinvestir ce champ non pas selon les paramètres de la philosophie morale et politique, mais bien selon les termes critiques et analytiques qui lui sont propres. Le défi immédiat de la sociologie quant à la problématique identitaire consiste surtout à recadrer la perception qu'en véhicule une certaine littérature.
L'identitaire, on l'oublie trop rapidement, s'inscrit d'abord dans la réalité des rapports sociaux : de classe, de genre, etc. L'identitaire est indissociable des relations sociales et des rapports de pouvoir qui en fournissent la trame. La raison en est simple : l'identité que portent les [222] acteurs sociaux, que ce soit celle dont ils se réclament et qu'ils ont arrachée de haute lutte ou celle qu'on leur attribue de force ou qu'on leur reconnaît de façon condescendante, participe de leur position sociale dans le partage des ressources matérielles à l'échelle mondiale et locale, du système symbolique et normatif auquel ils adhèrent et de valences ou marqueurs multiples (langue, traits phénotypiques distinctifs, etc.), même si cette identité en est le voile. Une telle expérience peut unir et diviser.
Dans tous les cas où l'identitaire semble alimenter la dynamique d'une communauté politique particulière et donner le ton aux rapports entre les groupes sociaux, le phénomène prend sa forme dans un arrière-plan de conflits sociaux. Ainsi, groupes racisés, groupes ethniques et nations se sont construits dans le contexte des structures sociales inégalitaires et des rapports de classe inhérents à la constitution du système capitaliste mondial [23]. L'ethnicité, la « race », le genre, le statut ou la classe sociale s'articulent à des niveaux divers et reliés dont la prise en compte est essentielle à toute analyse de situation, de condition ou de fait de conscience identitaire [24]. Les délibérations au sujet de l'exploitation, de l'oppression, de la discrimination ou de la fixité des places dans un marché du travail ou des sites (résidentiels, médiatiques, culturels) segmentés fondent la dynamique par laquelle se forgent les représentations individuelles ou collectives de l'identitaire [25].
Dans la littérature que nous avons examinée dans la première partie de ce texte, la réalité des rapports sociaux, avec toute la gamme des rapports de pouvoir et de force qui la constitue, est régulièrement escamotée à l'intérieur de discours de nature politicienne et psycho-logiste : on se dit pour ou contre la démarche politique de tel ou tel groupe identitaire, on déplore ou on célèbre le potentiel disjonctif de l'affirmation de particularismes, on applaudit ou on dénonce le désir d'empowerment de tel groupe minoritaire. Rarement cherche-t-on à pousser la réflexion au-delà des considérations normatives ou à analyser [223] le phénomène à la lumière de ses déterminants sociaux. De telle sorte que le problème reste sous-analysé, posé en soi, perçu plutôt comme un terrible dilemme politico-moral dont la solution nécessiterait une reconfiguration de la culture politique des sociétés modernes.
En général, les travaux les plus discutés ou les plus en vue des philosophes et des théoriciens politiques ne cherchent pas à comprendre pourquoi la question identitaire émerge à ce moment-ci de l'histoire comme un phénomène central de la dynamique sociopolitique de nos sociétés, ni à comprendre comment elle s'insère dans l'économie d'ensemble des sociétés modernes, ou comment elle s'articule à d'autres facteurs sociaux. Trop souvent, la dimension historique et, donc, le contexte des relations sociales sont complètement évacués de l'analyse, et on conclut d'emblée à la nouveauté du phénomène identitaire. Or on peut bien admettre qu'au cours des quelques dernières décennies l'identitaire a imprégné de manière plus intense la dynamique sociopolitique des sociétés contemporaines, il reste que la chose n'a, du point de vue de l'histoire, rien d'inhabituel. Les annales sont remplies d'exemples de conjonctures plus ou moins longues et plus ou moins éloignées dans le temps au cours desquelles des valences ou des marqueurs identitaires de toutes sortes ont animé les rapports sociaux, tant au sein des communautés politiques elles-mêmes que de communauté à communauté. Que l'on pense simplement aux guerres de Religion, aux révoltes antiesclavagistes, aux mobilisations métisses ou indigénistes, aux divers mécanismes institutionnels et symboliques de ségrégation (apartheid, classifications raciales) dont la plupart des sociétés ont usé, à un moment ou à un autre, ou à la montée des nationalismes au siècle dernier. En fait, l'État-nation même doit son existence à un processus de détermination identitaire [26]. L'enjeu actuel est d'expliquer, dans la foulée des analyses sociologiques des manifestations de l'identitaire, comment les différences peuvent être produites et être « le fruit du travail de la société considérée sur elle-même, de groupes et de personnes qui se construisent et se transforment dans leur spécificité culturelle » pour mieux résister à « l'universalisme d'une culture dominante arrogante, ou à celui du marché » ou comment, au contraire, les différences peuvent n'être que la projection dans l'espace d'une dissociation entre la raison et la culture qui caractérise la crise de la modernité ou la démodernisation (renforcement des exclusions, fermeture des communautés, populisme, racisme, etc. [27]).
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Mais il y a plus. Il est un autre problème que la littérature dominante sur l'identitaire escamote inconsidérément. En amalgamant des particularismes selon une démarche qui regroupe à tort différentes catégories sociales (femmes, minorités racisées, gais et lesbiennes) en des touts catégoriels indifférenciés, les analyses qui font présentement autorité manifestent une méconnaissance des groupes concernés et une condescendance à leur égard. La mauvaise conscience des philosophes ou des théoriciens politiques ne peut suffire à les dispenser de l'analyse concrète des spécificités et des relations sociales et à regrouper sous le terme de « particularismes », par opposition à l'universel cet innommé, masculin, occidental, dominant et performant ce qui a été socialement et politiquement segmenté depuis des siècles.
L'identity politics constitue l'une des manifestations tangibles d'un malaise souvent profond par rapport à la perpétuation des systèmes de segmentation et de différenciation sociale. Elle est le signe que des individus exploités ou exclus du système économique (ou de la communauté politique) cherchent à mettre un terme à des conditions d'existence qui les maintiennent dans une position défavorable sur l'échiquier du pouvoir pouvoir économique, pouvoir culturel, pouvoir politique et symbolique. L'identitaire participe par ailleurs de conflits sociaux que la littérature à préoccupations éthiques a trop souvent tendance à gommer. La distinction que d'aucuns établissent d'emblée entre majoritaires et minoritaires, comme s'il s'agissait d'entités monolithiques, est facile et quelque peu outrancière. Elle banalise les contradictions internes au sein des groupes « particularistes » concernés (rapports de classe, rôle des élites et des leaders, etc.), comme au sein des groupes « universalisés », et de ce fait reflète de façon inadéquate la réalité des rapports sociaux. L'action de l'État n'est pas étrangère à cette tendance. La plupart du temps, les politiques de l'État catégorisent, fixent et « essentialisent » l'identité et la nature des groupes qui bataillent pour son attention [28]. En appuyant un groupe plus qu'un autre au sein d'une communauté donnée, l'État, dans certains contextes, forge de ce groupe une image communautariste qui procède de segments du groupe soutenu et qui ne rend pas justice à la représentativité ou à la complexité propres à ce groupe [29].
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L'essentialisme est un problème que la littérature sur l'identitaire tend à esquiver, acceptant de ce fait, de manière non critique, les catégorisations politiques et sociales sexistes, ethnicistes et racialistes. Peut-être simplifie-t-on ainsi l'appréhension de l'Autre, mais on en banalise aussi l'identité : « Au sein de chaque catégorie de l'Autre, explique Martucelli, tous sont le Même : les individus cessent d'être des sujets, donc saisis à travers leurs différences, pour devenir des types sociaux, saisis à travers leur identification à un stéréotype minoritaire [30]. » Cette attitude qui n'est pas nécessairement délibérée, mais qui est certainement presque toujours irréfléchie renvoie en fait à la question de l'autonomie des sujets que néglige généralement toute approche normative de l'authenticité des identités [31]. Il revient à la sociologie de rappeler que les acteurs participent à la société, se définissent par rapport à leur environnement sociopolitique, s'y opposent ou optent pour des stratégies spécifiques qui reflètent la plupart du temps une grande complexité des valences et des marqueurs identitaires. Par exemple, l'identité ethnique individuelle n'est pas unique et n'a pas nécessairement la primauté : cela dépend des contextes. Quant à l'identité ethnique collective, elle est rarement centrale ou exclusive comme principe mobilisateur pour l'action ou encore elle touche un segment de l'ensemble considéré. Bien que ces choix puissent porter la marque de déterminants originels sur lesquels l'individu n'a aucune emprise on ne décide pas de la couleur de sa peau, par exemple, ni de son sexe , ils sont avec le temps modulés aussi et, le plus souvent, surtout par les idéologies et les contextes nationaux ou par la position particulière des individus dans la configuration des rapports de classe et de pouvoir. Pour dire les choses crûment, rappelons le vieil adage qui a cours depuis longtemps dans les sociétés caraïbéennes ou brésilienne : « Un mulâtre pauvre, c'est un nègre. Un nègre riche, c'est un mulâtre [32]. » L'imagination sociologique doit se saisir de ces paradoxes dans l'appréhension des stratégies identitaires [33].
Cela signifie, de façon plus précise, que les analyses de l'identitaire doivent désormais chercher à comprendre l'influence de la dynamique [226] globale sur les revendications de groupes particuliers (ou sur les réactions qu'ils suscitent) insérés dans des espaces nationaux et locaux. Par exemple, elles doivent appréhender les dimensions transnationales des revendications et leur façonnement par les institutions et les organisations internationales [34]. Elles doivent également saisir l'influence du contexte providentialiste qui a permis des avancées ou des réformes émancipatrices en matière de droits civiques, d'anticolonialisme, de droits de la personne, de protection des droits des femmes, des immigrants ou des minorités culturelles. Le recul qui menace ces avancées dans le contexte néolibéral (offre étatique réduite, réactions négatives de l'opinion publique) explique en partie la crispation identitaire chez les philosophes ou les théoriciens politiques et les interrogations au sujet de leur légitimité morale.
Il est essentiel que l'incidence de ces réalités sur la formulation des revendications identitaires soit parfaitement comprise. On dispose bien de certaines études qui vont en ce sens, mais elles restent insuffisantes et trop peu nombreuses encore pour renverser l'hégémonie intellectuelle des jugements normatifs et philosophiques qui marquent actuellement la littérature sur l'identitaire.
Retour sur l'identitaire
En dépit de certains effets pervers que nous venons d'analyser, la surenchère identitaire qui, aujourd'hui, dérange et déplaît tant à certains ne doit pas surprendre. Elle n'a rien d'une aberration temporaire du système politique. Elle est au contraire partie intégrante de la dynamique sociale des communautés politiques contemporaines. On oublie trop souvent que l'accent mis actuellement sur l'identitaire découle en fait d'une tendance toujours plus marquée, inscrite au cœur du projet moderniste, à privilégier l'individu et la singularité subjective et à créer des catégories d'ayants droit. L'importance donnée à la promotion des droits de la personne au cours des dernières décennies ne pouvait que conduire à l'affirmation des particularismes. Dans la mesure où la liberté du sujet singulier est progressivement devenue le gage fondamental de l'accomplissement démocratique, faut-il s'étonner de ce que d'aucuns aujourd'hui ne se satisfassent plus des modèles politiques axés sur l'homogénéité, d'arrangements institutionnels centralisés et d'espaces sociaux unitaires [35] ?
[227]
Pendant longtemps, nous avons été habitués à considérer que le statut de citoyen constituait la récompense de l'individu qui acceptait de faire correspondre ou d'articuler sa propre souveraineté à celle de l'État : nous sommes citoyens d'abord en vertu de notre appartenance et de notre adhésion aux principes défendus par un État. Mais alors que les conditions sociales changent, que la logique d'interaction entre agents sociaux se modifie, les raisons qui justifiaient cette adéquation entre la souveraineté de l'individu et celle d'une unité politique transcendantale ne tiennent plus ou, à tout le moins, ne constituent plus une incitation aussi convaincante. Les présupposés traditionnels de la citoyenneté s'étiolent et montrent par leurs limites évidentes l'obsolescence de certains accommodements sociopolitiques et l'inconvenance des pratiques dominantes de pouvoir.
Ainsi, par exemple [36], la transformation du marché du travail et les hauts taux de chômage et de sous-emploi des dernières années ont conduit à une situation de crise financière des États modernes désormais incapables de soutenir, comme auparavant, les droits sociaux acquis de la citoyenneté. Les migrations internationales et les brassages démographiques post-coloniaux ont, au sein de plusieurs États occidentaux, battu en brèche le lien historique qu'on établissait d'emblée entre la citoyenneté et un État-nation culturellement ou ethniquement homogène. La diversification actuelle des sociétés occidentales soulève la question complexe de l'appartenance et de l'inclusion et même, de plus en plus, le problème des aspects transnationaux de la citoyenneté et de la multiplicité des allégeances.
Bref, la société, la dynamique des rapports sociaux changent et forcément en est-il ainsi des fondements de la citoyenneté. Les volontés d'allégeance à l'État ou à la communauté politique sont susceptibles de se modifier selon l'évaluation que font les individus des avantages à tirer de cette allégeance. Plusieurs se demandent plus volontiers désormais ce qu'ils ont à gagner de leur participation à l'ordre socio-politique en place et ne craignent pas, à défaut d'obtenir satisfaction, d'évoquer la séparation ou la création d'espaces sociaux ou de zones juridictionnelles parallèles. On peut bien s'opposer à pareille exigence, penser que les particularismes identitaires ne cherchent qu'à contenter des intérêts étroits, les trouver politiquement dangereux, conflictuels ou déstructurants, le fait est que l'identitaire ne disparaîtra pas du paysage politique, parce qu'il est lié à la segmentation historique des rapports sociaux, aux avancées émancipatrices et aux reculs qui y ont trait. La [228] menace de conflits sociaux ainsi induite résulte, paradoxalement, des succès mêmes de la démarche démocratique des dernières décennies et des luttes sociales concomitantes : plus s'est élargie la sphère démocratique (en témoignent la généralisation du droit de vote, le développement des fonctions providentialistes de l'État, les chartes de droits et libertés, un plus grand souci général de justice sociale), plus les individus et les groupes discriminés ont cherché à s'en prévaloir. Tel qu'il se manifeste aujourd'hui, l'identitaire apparaît donc comme le résultat de cette dynamique. Le véritable défi de la sociologie ne réside pas tant dans l'élaboration d'une cartographie précise de l'identitaire, mais dans l'analyse de la dynamique éminemment sociale qui donne à l'identitaire sa visibilité et lui confère un sens conjoncturel particulier. L'étude de mouvements sociaux ou de groupes particuliers, de leurs caractéristiques sociologiques ou de leurs objectifs stratégiques, de même que l'analyse des processus de formation d'identités données ne sont certes pas inutiles ; elles participent toutefois d'une démarche intellectuelle limitée si elles ne s'insèrent pas aussi en même temps dans une réflexion interprétative globale sur la société.
Micheline LABELLE
Département de sociologie
Université du Québec à Montréal
Directrice du Centre de recherche sur l'immigration, l'ethnicité et la citoyenneté
Daniel SALÉE
École des affaires publiques et communautaires
Université Concordia
Collaborateur au Centre de recherche sur l'immigration, l'ethnicité et la citoyenneté
Résumé
La multiplication et la politisation des identités, presque toujours associées à la promotion d'intérêts ou de droits particuliers, heurtent de front les certitudes universalistes et rationalistes sur lesquelles la société et l'État modernes sont échafaudés. Le phénomène a suscité une littérature abondante et diverse, en particulier dans le domaine de la philosophie et de la théorie politique. Les auteurs font d'abord un bilan succinct de cette littérature, pour réfléchir ensuite à la manière dont celle-ci interpelle et interroge l'imagination sociologique. Ils s'inscrivent en faux contre le type d'approche qui réduit la question identitaire à une pathologie psycho-politique ou à une difficulté d'ingénierie sociale pour laquelle il existerait des solutions d'ordre moral ou [229] éthique. Ils proposent les linéaments d'une réflexion sur la façon dont la sociologie devrait traiter cette question.
Mots-clés : citoyenneté, multiculturalisme, identité, politique, mobilisation, catégorisation, ethnicité, racisation, reconnaissance.
Summary
The proliferation and politization of identities, almost always associated with the promotion of particular interests or rights, have come into direct conflict with the universalist and rationalist certainties underlying modern societies and states. This phenomenon has given rise to an abundant and varied literature, particularly in the fields of philosophy and political theory. The authors begin by providing a succinct review of this literature, and then turn their attention to a discussion of how it interpellates and questions the sociological imagination. They argue against the type of approach that reduces identity issues to a psycho-political pathology or to a social engineering problem for which there are moral or ethical solutions. They offer the outlines of a discussion of how sociology should come to grips with this issue.
Key-words : citizenship, multiculturalism, identity, politics, mobilization, categorization, ethnicity, racization, acknowledgment.
Resumen
La multiplicación y la politización de las identidades, relacionadas casi siempre con la promoción de intereses o de derechos particularistas, chocan de lleno con las certezas universalistas y racionalistas en las cuales se fundan la sociedad y el Estado moderno. Este fenómeno a suscitado una vasta literatura sobre todo en el área de la filosofía y la teoría política. En primer lugar, los autores hacen un balance sucinto de esta literatura para luego reflexionar sobre la manera en que ésta interpela y cuestiona la imaginación sociológica. Toman posicón contra el tipo de enfoque que reduce, la cuestión identitaria a una simple patología sicopolítica o a una dificultad de ingenieria social para la cual existirían soluciones de orden moral o ética. Proponen así lineamientos para una reflexión sobre la manera en que la sociología deberia tratar esta cuestión.
Palabras clave : ciudadanía, multiculturalismo, identidad, política, movilización, categorización, etnicidad, racización, reconocimiento
[1] A. C. Cairns, « Citizens (Outsiders) and government (Insiders) in constitution-making : The case of Meech Lake », Canadian Public Policy, vol. 14, no spécial, 1988, p. s131.
[2] Voir F. Rocher et D. Salée, « Démocratie et réforme constitutionnelle : discours et pratique », Revue internationale d'études canadiennes, no 7, 1993, p. 35-65 ; J. Y. Thériault, « Le démocratisme et le trouble identitaire », dans M. Elbaz, A. Fortin et G. Laforest, Les frontières de l'identité. Modernité et postmodernisme au Québec, Québec et Paris, Presses de l'Université Laval et L'Harmattan, 1996, p. 165-179.
[3] Ces phénomènes ont été maintes fois soulignés, à partir de perspectives d'ailleurs souvent opposées. Voir G. Lipovetsky. L'ère du vide, Paris, Gallimard, coll. « Folio essai », 1983 ; M. Sandel, Democracy's Discontent : America in Search of a Public Philosophy, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1996.
[4] E. Zaretsky, « Identity theory, identity politics : Psychoanalysis, marxism, post-structuralism », dans C. Calhoun (dir.), Social Theory and the Politics of Identity, Cambridge, Blackwell Publishers, 1994, p. 200.
[5] A. Yeatman, Postmodern Revisionings of the Political, New York, Routledge, 1994, p. 90.
[6] A. E. Galeotti, « Citizenship and equality : The place for toleration », Political Theory, vol. 21, no 4, 1993, p. 589-590.
[7] A. Phillips, Democracy and Difference, University Park (Pa.), Pennsylvania State University Press, 1993.
[8] Pour une analyse détaillée de ces diverses positions théoriques et analytiques, voir R. Tong, Feminist Thought : A Comprehensive Introduction, Boulder, Westview Press, 1989.
[9] Voir, entre autres travaux, ceux de D. Goldberg, Multiculturalism. A Critical Reader, Cambridge, Blackwell, 1994 ; A. Zolberg, « Immigration and multiculturalism in the industrial democracies », dans R. Baubock, A. Heller et A. R. Zolberg (dir.), The Challenge of Diversity. Integration and Pluralism in Societies of Immigration, Aldershot, Avebury et European Center Vienna, 1996, p. 43-65 ; N. Burgi (dir.), Fractures de l’État-nation, Paris, Kimé, 1994 ; D. Lacorne, La crise de l'identité américaine, Paris, Fayard, 1997.
[10] La notion de minorités racisées ou subalternes recouvre généralement les populations autochtones, les Afro-Américains, les Hispano-Américains et les peuples du tiers-monde, victimes du colonialisme européen. Voir à ce sujet B. Ashcroft, G. Griffiths et H. Tiffin (dir.) The Post-Colonial Studies Reader, Londres, Routledge, 1995.
[11] M. Labelle, A. Marhraoui et D. Salée, « Crise et paradoxes de la citoyenneté », Images interculturelles, vol. 6, no 1, novembre-décembre 1997, p. 6-9.
[12] Young, « Polity and group difference : A critique of the ideal of universal citizenship », Ethics, vol. 99, no 2, 1989, p. 259.
[13] Voir B. Parekh, « The Rushdie affair : Research agenda for political philosophy », Political Studies, vol. 38, 1990, p. 695-709, et « British citizenship and cultural difference », dans G. Andrews (dir.), Citizenship, Londres, Lawrence and Wishart, 1991, p. 183-204.
[14] C. Mouffe, The Return of the Political, Londres, Verso, 1993, p. 141.
[15] W. E. Connolly, Identity/Difference. Démocratic Negotiations of Political Paradox, Ithaca, Cornell University Press, 1991, p. 172. Voir aussi de Connolly, The Ethos of Pluralization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1995, et « Pluralism, multiculturalism and the nation-state : Rethinking the connections », Journal of Political Ideology, vol. 1, no 1, p. 53-73.
[16] W. E. Connolly, Identity/Difference..., ouvr. cité, p. x-xi ; C. Mouffe, ouvr. cité, p. 4.
[17] J. Kotkin, Tribes : How Race, Religion, and ldentity Determine Success in the New Global Economy, New York, Random House, 1993 ; S. Huntington, « The clash of civilizations ? », Foreign Affairs, vol. 72, no 3, 1994, p. 22-49 ; M. Horsman et A. Marshall, After the Nation-State : Citizens, Tribalism and the New World Disorder, Londres, Harper Collins, 1994 ; B. Barber, Jihad VS McWorld, New York, Time Warner, 1995.
[18] Voir D. Francis, Fighting for Canada, Ottawa, Key Porter, 1996 ; W. D. Gairdner, The Trouble with Canada, Toronto, General Paperbacks, 1990 ; M. H. Smith, Our Home or Native Land ?, Victoria, Crown Western, 1995 ; P. Brimelow, Alien Nation, New York, Harper, 1996.
[19] Voir K. Fierlbeck, « The ambivalent potential of cultural identity », Revue canadienne de science politique, vol. 29, no 1, 1996, p. 3-22 ; G. Hill, « Citizenship and ontology in the liberal state », The Review of Politics, vol. 55, 1993, p. 67-84 ; M. Moore, Foundations of Liberalism, Oxford, Oxford University Press, 1993.
[20] Parmi les auteurs associés à la gauche qui se posent en détracteurs de l’identity politics, citons T. Gitlin, « From universality to difference : Notes on the fragmentation of the idea of the left », dans C. Calhoun (dir.), Social Theory and the Politics of Identity, Cambridge (Mass.), Blackwell Publishers, 1994, p. 150-174, C. Lasch, The Culture of Narcissism, New York, Warner, 1979 ; J. Habermas, « Citoyenneté et identité nationale : réflexions sur l'avenir de l'Europe », dans J. Lenoble et N. Dewandre (dir.), L'Europe au soir du vingtième siècle. Identité et démocratie, Paris, Éditions Esprit, 1992, p. 18-38.
[21] De Charles Taylor, signalons entre autres son Sources of the Self : The Making of the Modern Identity, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1989, et Multiculturalism and the Politics of Recognition, Princeton, Princeton University Press, 1992, ainsi que deux articles pertinents : « Cross-purposes : The liberal-communautarian debate », dans N. L. Rosenblum (dir.), Liberalism and the Moral Life, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1989, p. 159-182, et « Shared and divergent values », dans R. Watts et D. Brown (dir.), Options for a New Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1991, p. 53-76. De J. Tully, notons en particulier Philosophy in an Age of Pluralism : The Philosophy of Charles Taylor in Question, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, et Strange Multiplicity : Constitutionalism in an Age of Diversity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. Enfin, de W. Kymlicka, les travaux les plus utiles sont Liberalism, Community and Culture, Oxford, Oxford University Press, 1989 ; Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Oxford University Press, 1995, et « Social unity in a libéral state », Social Philosophy and Policy, vol. 13, no 1, 1996, p. 81-102.
[22] Pour ne citer que quelques travaux, voir M. Labelle, « Nation, ethnicité et racisation. Perspectives théoriques à propos du Québec », dans R. Ouellette et C. Bariteau (dir.), Entre tradition et universalisme. Actes du Colloque de l'ACSALF, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1994, p. 37-74 ; M. Martiniello, L'ethnicité dans les sciences sociales, Paris, PUF, 1995 ; P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories sur l'ethnicité, Paris, PUF, 1995 ; A. Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Égaux et différents, Paris, Fayard, 1997 ; M. Wieviorka (dir), Une société fragmentée. Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1996 ; M. Waters, Ethnic Options, Choosing Identities in America, Berkeley, University of California Press, 1990, etc.
[23] E. Balibar et E. Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambigües, Paris, La Découverte, 1988 ; S. Hall, « New ethnicities », dans J. Donald et A. Rattansi (dir.), Race, Culture and Difference, Londres, Sage, 1992. Voir les travaux actuels inspirés de la sociologie critique et historico-structuraliste sur l'assimilation segmentée de l'immigration et de la deuxième génération et l'incidence sur la formation des multiples formes d'identité qui font éclater les référents unitaires présupposés.
[24] N. Laurin, « Une critique de la théorie de la nation dans trois ouvrages récents », Recherches sociographiques, vol. 38, no 3, 1997, p. 523.
[25] Que l'on pense simplement aux sociétés qui ont eu systématiquement recours à l'apartheid ou à la ségrégation raciale, ou encore, pour un exemple moins criant, au Québec où la mise en état d'infériorité systémique historique des Canadiens français jusque dans les années soixante a inévitablement ouvert la porte dans les décennies suivantes à une problématique identitaire sur fond de promotion nationale.
[26] Voir J. Jenson, « Mapping, naming and remembering : Globalization at the end of the twentieth century », dans G. Laforest et D. Brown (dir.), Integration and Fragmentation. The Paradox of the Late Twentieth Century, Montréal, McGill-Queen's University Press, 1994, p. 25-51.
[27] M. Wieviorka, « Culture, société et démocratie », dans M. Wieviorka (dir.), ouvr. cité, p. 18 et 49. Voir A. Touraine, « Faux et vrais problèmes » dans le même ouvrage.
[28] Sur la non-homogénéité desdites communautés culturelles ou ethniques et leurs contradictions internes, de même sur que les ambiguïtés identitaires créées par les orientations des gouvernements fédéral et québécois en matière de gestion de la diversité, voir, dans le cas du Québec, M. Labelle et J. J. Lévy, Ethnicité et enjeux sociaux. Le Québec vu par des leaders de groupes ethnoculturels, Montréal, Liber, 1995.
[29] Voir P. Brass, Ethnicity and Nationalism : Theory and Comparison, Londres, Sage, 1991.
[30] D. Martucelli, « Les contradictions politiques du multiculturalisme », dans M. Wieviorka, ouvr. cité, p. 75. Voir également M. Martiniello, Sortir des ghettos culturels, Paris, Presses de sciences Po, 1997.
[31] Pour une critique de la politique de reconnaissance ou de la politique des identités, voir K. A. Appiah, « Race, culture, identity : Misunderstood connections », dans K. A. Appiah et A. Gutman, Color Conscious. The Political Morality of Race, Princeton, Princeton University Press, 1996.
[33] Voir M. C. Waters, Ethnic Options : Choosing Identities in America, Berkeley, University of California Press, 1990.
[34] Y. Soysal, The Limits of Citizenship, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
[35] Pour un examen approfondi de cette question, voir F. Rocher et D. Salée, « Libéralisme et tensions identitaires : éléments de réflexion sur le désarroi des sociétés modernes », Politique et sociétés, vol. 16, no 2, 1997, p. 3-30.
[36] Les exemples qui suivent et les considérations analytiques qui les accompagnent sont inspirés de J. M. Barbalet, « Developments in citizenship theory and issues in Australian citizenship », Australian Journal of Social Issues, vol. 31, no 1, 1996, p. 55-72.
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