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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Marie-France Labrecque, “Paysannerie, recherche et changement social. Analyse d'un processus en cours dans les Andes colombiennes”. Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Colloque 1993 de l'ACSALF, pp. 345-364. Québec: L'Institut québécois de la culture (IQRC), 1994, 574 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 29 mai 2009 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

[345]

Marie-France LABRECQUE

Professeure titulaire, département d’anthropologie,
Université Laval

Paysannerie, recherche et changement social.
Analyse d'un processus en cours
dans les Andes colombiennes
”. [1]

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Colloque 1993 de l'ACSALF, pp. 345-364. Québec : L'Institut québécois de la culture (IQRC), 1994, 574 pp.


Introduction
UNE POPULATION ANDINE EN COLOMBIE
LE CONCEPT DE POUVOIR ET LA DÉFINITION DE LA RAP
LA MÉTHODOLOGIE DE LA MINGA DE RECHERCHE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

[345]


Introduction

Le processus que je tenterai d'analyser se situe dans le domaine de la recherche-action-participation (RAP). Il se déroule actuellement dans une région de la Colombie andine où mon équipe de recherche travaille en partenariat avec une association paysanne. Plus particulièrement, je m'interroge sur la façon dont ce processus rejoint celui de la RAP en général tout en gardant sa spécificité. Je veux également, tout en adoptant un point de vue féministe, faire ressortir le fait que la RAP, même si elle a émergé dans les années 1970, pose des questions tout à fait actuelles sur les concepts que nous utilisons dans notre pratique quotidienne d'intellectuels des sciences sociales.

L'examen que je propose devrait permettre de réfléchir sur la définition de l'action politique sur laquelle la RAP doit nécessairement ouvrir. On verra que depuis les premiers moments alors qu'elle était envisagée en relation avec la lutte des classes, les façons de définir le politique et d'entreprendre l'action sur ce terrain ont changé. Les populations avec lesquelles je travaille commencent à considérer que l'action visant à changer les rapports sociaux dans la vie de tous les jours n'est pas moins politique que celle qui a l'État pour cible directe. Mon propos est donc celui du pouvoir.

[346] Je présenterai d'abord la population avec laquelle je travaille dans les Andes colombiennes et exposerai les circonstances dans lesquelles a émergé la recherche qui me sert ici d'objet d'analyse. Ensuite, en m'appuyant sur la littérature spécialisée, j'aborderai les caractéristiques de la RAP tout en prenant le concept de pouvoir comme point de référence. Enfin, en décrivant les éléments qui me paraissent inédits dans l'expérience de la population visée, je m'efforcerai de réfléchir sur les façons dont le concept de pouvoir se modifie lorsqu'on le situe à l'intersection d'une multiplicité de facteurs et qu'on tente d'agir sur ces derniers.


UNE POPULATION ANDINE EN COLOMBIE

L'action se déploie dans une région rurale du Nariño, un département de la Colombie situé au sud du pays et partageant une frontière avec l'Équateur. La région visée occupe les paliers thermiques tempéré (de 1,500 à 2,500 mètres) et froid (2,500 mètres et plus). Sans doute parce qu'elle n'est pas indigène, la population concernée n'a pas fait l'objet d'études ethnographiques. Elle baigne cependant dans ce que l'on pourrait appeler provisoirement la « culture andine » et qui se caractérise par un ensemble de croyances et de pratiques qui vont du recours aux guérisseurs indiens (Taussig, 1986) à la pratique du pèlerinage (Arnold, 1985), culture partagée avec le reste de la population andine indienne et non indienne.

Colonisée à partir des années 1930-1940 de ce siècle, la région a accueilli des populations du département de Nariño même qui ont été expulsées de leurs communautés d'origine par le minifundisme et la violence. Aujourd'hui, le processus de parcellisation des terres regroupe à nouveau les colons au sein de strates économiques différenciées, la plupart d'entre eux se retrouvant en situation de minifundisme et d'exploitation. Selon le palier thermique occupé, la population exploite le café, la canne à sucre, le maïs, la patate et pratique l'élevage laitier, souvent sur des terres ne lui appartenant pas et se détériorant progressivement en raison des pratiques de déboisement. Les hommes, les femmes et les enfants travaillent à des degrés divers comme ouvriers agricoles dans la région. Plusieurs émigrent sur une base saisonnière dans d'autres départements agricoles de la Colombie ou de l'Équateur ou encore dans les grandes villes, comme Cali et Bogota.

Les exploitants ruraux cultivent la terre, en général, d'abord et avant tout pour leur propre subsistance. Le surplus de produits est mis en marché à Pasto, la capitale du département de Nariño. Les communications entre la capitale et les centres régionaux sont cependant difficiles et le [347] pouvoir d'achat de la population urbaine reste extrêmement limité. Étant donné les cycles de production, il tend à y avoir affluence d'un même produit sur le marché au même moment, ce qui contribue à baisser les prix offerts au producteur. La déstructuration de l'économie andine a fait son oeuvre, de sorte que la production verticale qui était caractéristique de cette région avant la colonie (et qui est encore vivante dans certaines régions plus au sud (Fioravanti-Molinié, 1975)) n'assure plus aucune complémentarité entre les régions (Usselmann, 1991).

Politiquement, la population se caractérise par sa dépendance aux intermédiaires commerciaux qui, parce qu'ils contrôlent les moyens de transport et les réseaux, relaient les produits agricoles vers la ville d'où ils rapportent les biens de consommation courants qu'ils vendent dans leurs magasins généraux. Ces marchands sont des usuriers ou gamonales et, souvent, les représentants des institutions ou des partis politiques dominants. L'exercice du droit du citoyen s'effectue, pour sa part, selon le modèle du clientélisme. Les politiciens obtiennent leurs votes en retour de promesses électorales, tel le tracé d'une piste carrossable ou l'électrification du hameau, promesses qui, bien sûr, sont oubliées sitôt les élections terminées. Les groupes de guérilleros comme la FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) contrôlent plusieurs communautés du département du Nariño, dont certaines situées à proximité de la région qui nous intéresse. Ces groupes ont sans aucun doute des sympathisants au sein de la population visée mais ces derniers sont plutôt discrets.

La population est encadrée par quelques instances civiles comme les Juntas de Acción Comunal, mises sur pied dans les années 1960 justement pour éviter la prolifération des groupes extrémistes. L'Église est présente à travers principalement la Pastoral Social qui, financée par des groupes ecclésiastiques nationaux et internationaux, travaille dans l'optique de la théologie de la libération. Son travail manque cependant de suivi dans une région somme toute relativement isolée.

Depuis 1980, la population rurale s'est dotée d'une Association pour le développement paysan qui constitue aujourd'hui un regroupement de coopératives et de pré-coopératives de production et de consommation. L'association est portée par un groupe de leaders paysans formés au sein du Programme DRI (Développement rural intégré) et par des professionnels bénévoles de la ville socialement engagés pour la cause des paysans et des pauvres. En fait, l'association a été grandement influencée par le mouvement coopératif québécois à travers un financement de la Société de Développement international Desjardins (SDID). C'est d'ailleurs grâce à la présence de la SDID dans la région que j'ai pu établir le contact avec l'association et effectuer une recherche préalable de 1989 à 1991.

[348] Le contenu de cette recherche, financée par le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada et par le Fonds FCAR, était d'abord et avant tout de type ethnographique. Les membres de mon équipe et moi-même cherchions à voir si l'action de la coopérative qui favorisait l'attribution de crédit à la production aux femmes de la région était susceptible de changer les rapports sociaux de sexe. La recherche avait été conçue dans le sillage de la critique des politiques d'intégration des femmes au développement. Comme aucun des membres de l'équipe n'avait une connaissance très approfondie de la problématique de la région, des réunions de travail avec les membres paysans des coopératives ont été organisées dès le départ pour l'élaboration des outils d'enquête. Ceux-ci furent par la suite appliqués avec l'aide des paysans qui avaient participé à la première étape. L'enquête s'est déroulée sans histoire et au cours d'une des réunions d'étape effectuées avec ces paysans et paysannes que nous considérions désormais comme nos assistants de recherche, ces derniers nous ont exprimé directement leur désir d'apprendre à contrôler pour eux-mêmes les diverses techniques que nous avions jusque-là utilisées.

Dans le contexte colombien, la participation des populations est à l'ordre du jour et ce, depuis de nombreuses années. On peut supposer, sans grande crainte de se tromper, que le DRI et la Pastoral Social, pour prendre deux exemples et deux entités complètement différentes, tirent leur inspiration de ce qu'elles ont compris de l'approche de Paulo Freire. Il ne fait nul doute que la présence de l'Association pour le développement paysan n'est pas étrangère à la demande qui nous a été formulée par nos assistants paysans quant à la formation aux techniques de recherche en sciences sociales. Elle n'est pas étrangère non plus au fait que la méthodologie de la RAP se soit imposée d'emblée.


LE CONCEPT DE POUVOIR
ET LA DÉFINITION DE LA RAP


Comme l'affirme un des auteurs consultés, la RAP ne constitue nullement un concept nouveau. Depuis toujours, les gens ont cherché, par la participation, à trouver des solutions à leurs problèmes. La tradition occidentale a éclipsé cette méthode toute simple en séparant le sujet et l'objet et en réduisant les capacités de recherche à ceux qui détiennent les habiletés techniques dites scientifiques (Edwards, 1989, p. 127).

Si l'on voulait reconstituer l'irruption de la RAP dans le monde académique, il faudrait très certainement se pencher sur l'apport de Paulo Freire et de sa philosophie de la conscientisation (Anyanwu, 1988, p. 12). Cette dernière était entendue comme une prise de conscience populaire à [349] la faveur d'un processus de recherche mené par les gens eux-mêmes (Rahman, 1991, p. 24). L’ouvrage de Freire, Pédagogie des opprimés, et les expériences menées dans le domaine de l'éducation des adultes font nécessairement partie du patrimoine de la RAP. Cette méthodologie est aujourd'hui bien connue et acceptée clans un grand nombre de disciplines à portée sociale. Depuis 1977, il existe un réseau de la recherche participative présent dans plus de soixante pays, réseau appuyé par le Conseil international de l'éducation des adultes (Hall, 1981, p. 6).

Dans le domaine des sciences sociales et particulièrement en Colombie, la figure dominante est certainement celle de Orlando Fals Borda, fondateur du département d'anthropologie de l'Université nationale à Bogota (Uribe, 1980, p. 290). Il faisait partie, dans les années 1970, de la Fondation Rosca de recherche et d'action sociale (Fundación Rosca de Investigacion y Accion Social) qui a déployé son action en Colombie de 1970 à 1976 (Fals Borda, 1979, p. 52 infra 1). Même si le groupe est aujourd'hui démantelé, on retrouve beaucoup d'intellectuels de plus de quarante ans encore actifs dans le domaine des sciences sociales qui ont appartenu à ce que l'on appelle familièrement La Rosca.

Orlando Fals Borda a abondamment écrit sur les fondements philosophiques et épistémologiques de la RAP. Lui-même trace la genèse de cette méthodologie en évoquant les liens avec Marx, Lénine, Mao Tsé-Toung, Lukacs, Kuhn, Gramsci, en somme avec les paradigmes critiques des sciences sociales qui stipulent que « la différence entre le sujet et l'objet peut être réduite par la pratique de la recherche » (Fals Borda, 1979, p. 50). Il s'agit de « rompre volontairement, par l'expérience, la relation asymétrique de soumission et de dépendance sujet-objet » (Fats Borda, 1991, p. 10). L'objectif de la recherche est « de transformer le rapport sujet/objet en un nouveau rapport sujet-sujet » (Escobar, 1989-1990, p. 392). La RAP constitue une méthodologie d'éducation des adultes tournée vers l'action politique et l'acquisition de connaissances sur lesquelles les groupes sociaux exploités peuvent établir et construire leur pouvoir : il s'agit du « pouvoir populaire », concept récurrent chez cet auteur (Fals Borda, 1987, p. 330).

Dans ce contexte, le pouvoir populaire est défini comme la capacité des populations à la base d'articuler et de systématiser le savoir de façon à ce qu'elles puissent devenir les principales protagonistes du développement de leur société et de la défense de leurs intérêts de classe (Fals Borda, 1987, p. 330). À l'origine, la RAP est un outil révolutionnaire.

La notion de savoir constitue l'élément décisif de la RAP en tant que processus d'acquisition de pouvoir ou, comme on le dirait aujourd'hui, d'empowerment. Dans la typologie que Vandenberg et Fear ont dressée de [350] la RAP, cette démarche relève de l'approche radicale. L'autre type est celui de l'approche utilitaire. Appartenant surtout au domaine du développement communautaire, elle a pour objectif de développer la confiance en soi et en ses capacités d'autonomie par des processus de résolution de problèmes (Vandenberg et Fear, 1983, p. 12-14). Les deux types ne sont évidemment pas mutuellement exclusifs et l'on parle d'un continuum de l'un à l'autre (Vandenberg et Fear, 1983, p. 14).

Depuis quelques années, on assiste à une certaine récupération du concept de participation qui doit davantage à l'approche utilitariste qu'à l'approche radicale et qui a sans doute contribué à mettre cette dernière en veilleuse la rendant même encore plus suspecte. La connotation du mot participation qui, il y a vingt ans, était si innovatrice, constitue maintenant le vocabulaire obligé des agences internationales comme la Banque mondiale et plusieurs agences des Nations unies (Edwards, 1989, p. 129) et, plus près de nous, de l'Agence canadienne de développement international (ACDI, 1987) et des universités (Escobar, 1989-1990, p. 391) où la RAP est traitée juste comme « un autre sujet à l'ordre du jour » (Edwards, 1989, p. 134). La réduction de la définition de la RAP semble en effet s'être effectuée dans le contexte des programmes de développement international. Le vocabulaire est souvent très proche de celui utilisé dans les années 1970 en Amérique latine.

La notion de pouvoir populaire est cependant complètement étrangère au vocabulaire des agences internationales et des universités. On parle plutôt de développer des partenariats, d'équilibrer la distribution du pouvoir et des ressources (Brown, 1985, p. 70), et finalement de trouver des solutions à des problèmes ponctuels (Vandenberg et Fear, 1983, p. 11).

La principale différence d'un type de RAP à l'autre réside bien évidemment dans la conception du pouvoir. Dans un cas, on en propose une approche révolutionnaire, dans l'autre, il s'agit d'une approche réformiste, mais toujours, le pouvoir est conçu en termes structurels. L'examen un peu plus attentif de la conception du pouvoir par l'approche radicale de la RAP dont on pourrait attendre une définition plus progressiste que celle offerte par l'approche réformiste est particulièrement révélateur à cet effet. Cet examen, même bref, me servira à introduire la version alternative du pouvoir qui a émergé notamment grâce aux études féministes.

Comme on l'a dit plus haut, la connaissance est le fondement du pouvoir populaire mis de l'avant par l'approche radicale. Il faut donc défaire le monopole de la connaissance détenu au niveau structurel en gros par l'État, les institutions et les élites. Si l'on considère les différents rapports sociaux qui s'exercent au sein de la population, on réalise que le pouvoir de [351] l'État est également relayé par toute une chaîne de hiérarchies. Dans son oeuvre, Fals Borda, par exemple, a clairement montré qu'il est sensible à l'importance de ces relais locaux et surtout à la réification du discours qu'ils entretiennent sur leurs rôles et leurs fonctions. Ainsi, lorsqu'il propose la redécouverte critique de l'histoire, notamment dans son magistral ouvrage intitulé Historia doble de la Costa (1986), il vise justement à briser cette chaîne entretenue par la version officielle. C'est le peuple qui raconte son histoire et la récupère comme base d'action et d'engagement [2].

La prise en compte des rapports sociaux entre les diverses catégories sociales de la population dans la vie de tous les jours n'est donc nullement absente de la démarche de la RAP. Dans la mesure cependant où la lutte des classes [ou à tout le moins, l'analyse de classe (Couto, 1987, p. 84)] prime sur l'ensemble de la démarche de conscientisation, les contradictions entre les catégories sociales d'individus restent secondaires. Dans la mesure également où la RAP doit être basée sur la culture, sur l'ethnicité et doit avoir une base régionale spécifique (Fals Borda, 1991, p. 10), des différences au sein de la culture, de l'ethnicité et de la région risquent d'échapper au processus de conscientisation.

Seule la contradiction potentielle entre les chercheurs internes (la population) et les chercheurs externes semble avoir été quelque peu approfondie lorsqu'on évoque, notamment, la possibilité de dépendance de la population sur ces derniers (Brown, 1985). Les relations entre les gens engagés dans la RAP et le reste de la communauté, ont également été envisagées (McTaggart, 1991, p. 174). Ainsi, Ramphele signale la « difficulté de rejoindre des gens socialement invisibles, comme les très pauvres, les malades et les déprimés, même en recourant à des techniques d'échantillonnage au hasard » (Ramphele, 1990, p. 11). L'auteur ajoute même : « Il semble que la capacité des gens à participer tend à perpétuer l'invisibilité de certains segments désavantagés de la société dans les enquêtes sociales » (Ramphele, 1990, p. 11). Les chercheurs qui réfléchissent actuellement sur la RAP commencent à peine à évoquer de façon explicite la possibilité que cette méthodologie bien particulière de recherche perpétue certaines injustices fondamentales.

Une des critiques les plus récentes signale même l'ambiguïté du terme de participation (Maclure, 1990, p. 7-9). Qui doit participer ? Quel est le statut des personnes qui participent ? Quelle est la nature de la participation ? Ainsi :

Là où l'autorité est déterminée par des facteurs tels l'âge, le genre, la richesse, l'ethnicité, l'éducation et l'origine familiale, l'atteinte de rapports de pouvoir alternatif [...] peut être extrêmement difficile à réaliser. Les références à la « population villageoise » ou aux « communautés locales » peuvent bien masquer [352] les réalités du pouvoir qui favorisent un plus grand degré de participation de certains individus alors qu'elles relèguent certains autres dans un rôle passif, même si tous sont ostensiblement engagés dans un projet de recherche (Maclure, 1990, p. 8).

Ces propos font référence à un problème central à la méthodologie de la RAP, celui de la diversité. D'après Vandenberg et Fear, les participants de la RAP devraient représenter la diversité structurelle et culturelle de la population concernée (Vandenberg et Fear, 1983, p. 18). Cependant, la diversité des participants s'avère souvent problématique et irréalisable :

Au sein d'un groupe socialement diversifié, il peut être difficile - sinon impossible - d'éviter la manipulation et la domination d'individus plus articulés, plus puissants ou plus prestigieux. Cela peut résulter en la duplication de la structure de pouvoir existante (Vandenberg et Fear, 1983, p. 18).

Au sein de la RAP, on commence donc à peine, ces dernières années, à se questionner sur les inégalités autres que celles entre les populations et l'État pour se pencher davantage sur celles qui marquent les populations elles-mêmes dans leur fonctionnement quotidien. Patricia Maguire, dans un document publié en 1987, fait le point sur la RAP d'un point de vue féministe. Elle signale que plusieurs des principes qui lui sont propres sont également ceux de l'approche féministe :

Les deux types de recherche, soit la recherche participative et la recherche féministe, sont toutes les deux des approches radicales de la société. Cependant elles sont encore dans une large mesure des approches parallèles et déconnectées l'une de l'autre, s'ignorant mutuellement (Maguire, 1987, p. 95).

Maguire est en accord avec les auteurs les plus importants qui ont réfléchi sur la RAP pour affirmer qu'il s'agit d'une démarche de génération de connaissances suscitant une transformation sociale et personnelle radicale. Elle ajoute cependant que cette recherche doit bénéficier également aux hommes et aux femmes (Maguire, 1987, p. 95). Elle remarque que l'ouvrage central pour la RAP, Pédagogie des opprimés de Paulo Freire, fait de l'homme (et non de la femme) le générateur de la culture. Même si Freire a affirmé que la domination est le thème majeur de notre époque, ses instruments de conscientisation ignorent la domination des hommes sur les femmes. Ainsi, la RAP reflète ce qui se passe dans le milieu académique, dans le milieu du développement international et dans le monde en général (Maguire, 1987, p. 102-103).

Il faut donc favoriser une génération de connaissance qui se débarrasse de la dichotomie objectivité-subjectivité puisque dans la société patriarcale, l'objectivité est le nom que revêt, en très grande partie, la domination [353] masculine. C'est au nom de la soi-disant objectivité que l'on a qualifié le discours des femmes sur leur expérience de vie comme étant de la subjectivité et comme étant par conséquent insignifiant. En reconsidérant cette position, peut-être pourra-t-on enfin accepter le rôle de l'émotion dans l'appréhension de son propre environnement comme certains chercheurs ont commencé à le proposer (Edwards, 1989, p. 118-121).

La leçon à tirer de la critique de Maguire et de quelques autres est que la dichotomie entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ne sera effacée que dans la mesure où l'ensemble des rapports sociaux inégalitaires seront remis en question dans une perspective de partage significatif du pouvoir. Les rapports sociaux de sexe figurent sans doute parmi les plus importants de tous les rapports susceptibles d'influencer le partage du pouvoir sur une base quotidienne. On ne peut donc aller au bout d'une remise en question critique des sciences sociales sans se préoccuper particulièrement de la « visibilisation » des femmes et de toutes les catégories sociales dominées au sein d'une même population. Envisagé dans cette perspective, l'enjeu de la RAP n'est pas tant le savoir en tant que tel mais bien les rapports sociaux qui le façonnent. Quant à lui, le pouvoir n'est pas un objet neutre à atteindre mais un processus qui s'est construit à la faveur de ces rapports sociaux et du discours sur ces derniers. On doit déconstruire les uns et les autres en les mettant simultanément en cause. On s'engage donc, de la sorte, sur le terrain des pratiques quotidiennes et sur celui de l'expérience.

Alors que la RAP propose de changer à la fois les individus et la culture des groupes, des institutions et des sociétés auxquels ils appartiennent (McTaggart, 1991, p. 172), une approche féministe de la RAP insiste sur l'importance d'envisager le changement dans les rapports sociaux, y compris les rapports sociaux de sexe, qui relient ces individus entre eux au sein des catégories sociales formant la société locale. Si la culture peut être appréhendée par le biais du langage et du discours, des activités et des pratiques (McTaggart, 1991, p. 173-174 d'après Foucault 1970), il importe de bien voir les hiérarchies sociales qui constituent leur contexte et qui les affectent.

Plusieurs recherches effectuées dans le cadre de la RAP se sont déroulées avec et pour les femmes et les autres catégories sociales dominées au sein des communautés locales (Fals Borda, 1986 ; Salazar, 1991 ; Couto, 1987 ; Vandenberg et Fear, 1983 ; Pagaduan, 1988). Il ne suffit cependant pas que la RAP engage des catégories sociales spécifiquement dominées pour que les rapports de domination agissant dans leur environnement immédiat soient nécessairement remis en question. Sur ce point particulier d'ailleurs, les opinions divergent grandement, à savoir si l'on doit travailler [354] avec l'ensemble de la population ou avec des groupes homogènes seulement. Il est difficile de trancher cette question. En effet, malgré les tentatives de construction de typologies (Vandenberg et Fear, 1983) ou malgré les efforts déployés pour en décrire les différentes modalités (Pinto, 1987), il parait impossible de construire un modèle unique et généralisable (Maclure, 1990, p. 4-6). Un élément ressort cependant clairement de la littérature consultée et des expériences qui y sont relatées : l'approche féministe est encore largement ignorée par les praticiens de la RAP qui perdent ainsi l'occasion de développer une sensibilité encore plus aiguë à l'endroit des phénomènes de domination.

Par approche féministe, j'entends ici de façon très générale mais dans le contexte de la RAP, une approche qui tient compte non seulement de la diversité des populations (cela est déjà fait par la plupart des chercheurs) mais aussi du fait que cette diversité s'appuie sur une combinaison hiérarchisée de rapports sociaux d'exploitation y compris bien évidemment les rapports sociaux de sexe. Cette définition de l'approche féministe comporte des similitudes avec l'approche du féminisme socialiste dans la mesure où elle considère que la subordination des femmes constitue le résultat de la combinaison de la classe et du genre (Beneria et Roldan, 1987, p. 9, d'après Jaggar, 1983), Les rapports de genre et de classe ne sont cependant pas les seuls en cause. Beneria et Roldan soulignent que la spécificité de la vie concrète réside dans le fait qu'elle « se présente comme un tout intégré dans lequel les multiples rapports de domination/ subordination - basés sur la race, l'âge, l'ethnicité, la nationalité, la préférence sexuelle -interagissent de façon dialectique avec les rapports de genre et de classe » (Beneria et Roldan, 1987, p. 10). De cette proposition, je retiens donc l'importance de tenir compte de la combinaison d'une multiplicité de facteurs qui, si l'on se place dans la perspective de la RAP, doivent être hiérarchisés en fonction des obstacles potentiels qu'ils posent à l'acquisition du pouvoir par les catégories sociales dominées et particulièrement par les femmes.

Dans les lignes qui suivent, je tenterai de décrire les caractéristiques particulières de la RAP en cours dans la région visée. La RAP étant un processus continu - et cette recherche n'en étant qu'à son premier cycle - il sera impossible de mesurer, dans toutes ses dimensions, la portée de l'approche féministe telle que je viens de la définir sur la population engagée. On pourra au moins montrer comment cette approche a orienté la formulation de la méthodologie de recherche.

[355]


LA MÉTHODOLOGIE
DE LA
MINGA DE RECHERCHE


La recherche dont il sera question dans cette partie est intitulée : Formation de la paysannerie et transformation des rapports hiérarchiques. Sa base locale dans la région de Pasto, département de Nariño, est celle de l'Association pour le développement paysan. Cette association, née en 1980 grâce au regroupement de leaders paysans et de bénévoles urbains engagés dans le processus de développement local, regroupe maintenant cinq coopératives de consommation, chacune ayant un magasin coopératif où membres et non-membres peuvent se procurer des marchandises de première nécessité. On peut ainsi dire que l'association est active et bien connue de la population. Une des premières conditions pour la faisabilité de la RAP est ainsi remplie. Il faut en effet des organisations locales fortes (Edwards, 1989, p. 131).

Comme nous l'avons mentionné plus haut, la recherche ethnographique que nous y avons menée en 1989-1991 n'a pas été étrangère au développement de l'intérêt de la population pour le processus de recherche en sciences sociales. D'ailleurs si cette recherche dont les résultats commencent à être publiés (López, 1993 ; Ménard, 1993 ; Côté, 1993) a pu se dérouler, c'est bien parce que l'association nous a intégrés au comité d'éducation d'une des coopératives.

La recherche est appuyée au niveau logistique, économique et administratif d'abord et avant tout par l'association qui met à contribution ses fonds de fonctionnement généraux obtenus auprès d'organisations non gouvernementales (ONG) internationales et nationales. Elle est appuyée également par le Centre de recherche pour le développement international (CRDI) auprès duquel l'association et moi-même, au nom de l'Université Laval, avons obtenu une subvention administrée en partenariat. Il est donc entendu que je suis personnellement un élément intégral du processus de RAP en cours. En fait, la distance qui me sépare de la région où se déroule le processus m'a incitée à partager mon engagement avec une chercheuse, membre fondatrice de l'association, qui a un contact hebdomadaire avec les trois groupes de RAP formés et qui fait le lien entre eux et moi. Un deuxième élément fondamental de la RAP, qui consiste à ce qu'il y ait des contacts continus entre les sujets de recherche et les chercheurs externes, est ainsi rempli (Edwards, 1989, p. 131) malgré la distance physique qui m'oblige à restreindre mes visites sur le terrain. De plus, cette chercheuse est davantage versée dans la pédagogie et dans les techniques d'animation que dans les techniques de recherche. De l'avis de chercheurs qui ont réfléchi sur le processus, ce type de qualification constitue un atout pour la RAP (Maclure, 1990, p. 9 ; Brown, 1985, p. 73).

[356] Le rôle et l'insertion des chercheurs externes au sein de la RAP ont été passablement documentés au sein de la littérature sur le sujet. L'engagement subjectif des chercheurs envers les populations étudiées constitue un élément central de la RAP. Ces chercheurs deviennent des acteurs sociaux engagés (Anyanwu, 1988, p. 15). Ils sont eux aussi susceptibles de changer à la faveur du processus (McTaggart, 1991, p. 177) qui s'étend souvent sur plusieurs années.

Il faut d'ailleurs recourir à quelques éléments d'histoire locale pour retrouver le premier maillon de la RAP aujourd'hui en cours et pour comprendre que la population a déjà été exposée à diverses influences externes qui se concrétisent en une certaine rhétorique de la participation empruntée autant à La Rosca qu'aux groupes environnementalistes qui sillonnent les Andes. Au début des années 1980, alors que l'association émergeait à peine, il se produisit une avalanche sur les pentes du lac La Cocha, une des sous-régions retenues pour le projet. Ce désastre affecta grandement un des hameaux visés par l'association. Afin d'aider la population locale à effectuer les travaux de nettoyage et de réaménagement des terrains et bâtiments détruits, un membre de l'association qui avait été proche de La Rosca eut l'idée de faire revivre une vieille coutume andine, celle de la minga ou des travaux communautaires. Peu à peu la minga est devenue la « colonne vertébrale » de l'association puisque chaque paysan, en devenant membre, devait s'engager, sous peine d'amende, à participer (ou à déléguer un membre de sa famille) aux mingas organisées une fois par mois dans l'un des hameaux visés.

Les travaux de la minga sont essentiellement des travaux d'amélioration de l'infrastructure rurale : il peut s'agir de tracer un sentier, de l'empierrer, de nettoyer les abords des cours d'eau pour les rendre plus accessibles aux embarcations, etc. Pour entreprendre une minga, il faut d'abord nommer un comité organisateur de trois membres qui se chargera de recruter un contremaître pour les travaux en tant que tel et une cuisinière en chef en charge des repas et collations offerts tout au cours de la journée que dure la minga. Il faudra aviser les participantes et les participants du lieu et de la date des travaux. Dans certains groupes, il faut aussi prévoir d'offrir le huarapo (alcool de canne à sucre), pratique traditionnelle associée à la minga. Il importe enfin de lever les fonds nécessaires à l'achat des victuailles et d'un prix de présence. Bref, tout un ensemble de tâches bien diversifiées, mais toutes orientées vers un seul et même objectif, constitue l'armature de la minga. Lorsqu'il a été question de s'engager dans un processus de RAP, des membres de l'association, reprenant une idée qui avait émergé à l'Instituto Mayor Campesino (IMCA), un collège d'agriculture expérimentale de la région de Cati, ont proposé la formule de la minga investigativa ou minga de recherche (IMCA 1990).

[357] Le parallèle entre la minga proprement dite et la minga de recherche a été facile à établir pour la paysannerie déjà membre de l'association. Pour organiser une minga de recherche, il faut un comité de recherche. Ensuite, il faut identifier un type de problème sur lequel on veut travailler et des objectifs à atteindre tout comme s'il s'agissait de constater qu'un sentier, par exemple, est devenu dangereux et qu'il est temps de le réparer afin d'assurer la sécurité de la population. Il faut aussi recruter des participants et participantes dont la fonction sera de recueillir les données permettant de documenter la situation. Il faut aussi chercher des fonds permettant aux chercheurs paysans de se déplacer et de se faire remplacer aux travaux agricoles pendant les journées qu'ils et elles consacrent à la minga de recherche. Enfin, il faut concevoir des façons d'en faire profiter l'ensemble de la population par un retour des données et par leur interprétation.

Bien que cette démarche présente certaines variantes par rapport à celle décrite dans la littérature sur le sujet, elle englobe les étapes généralement reconnues de la RAP : identification collective du problème à étudier ; analyse de la meilleure façon de conduire l'étude ; planification du travail concret ; acquisition de ressources ; mise en marche ; analyse et évaluation de l'étude ; diffusion des résultats et intégration de ces derniers dans l'élaboration de solutions au problème de départ (Reason et Rowan, 1981 dans Ramphele, 1990, p. 2).

Lorsque le processus de recherche a commencé, l'association comptait trois coopératives situées dans trois sous-régions différentes. Il fut donc décidé que le processus serait mené de façon plus ou moins indépendante dans chacune de ces régions mais selon la même structure et suivant en gros la même programmation. Chacune des mingas de recherche aurait un cycle de six mois. Elle serait composée initialement d'un noyau de chercheurs paysans, de chercheurs professionnels et enfin de chercheurs académiques. Chacun des membres paysans du noyau initial serait titulaire du prochain cycle de mingas de sorte que lors du deuxième cycle de six mois, neuf mingas de recherche seraient en cours dans les trois sous-régions. L'objectif visé est en fait d'impliquer graduellement l'ensemble de la population. Cette démarche respecte d'ailleurs d'autres expériences de RAP. On a en effet constaté qu'en général, la RAP commence à petite échelle et se développe à travers une spirale autoréflexive - soit une spirale de planification, d'action, d'observation et de réflexion. Graduellement, à mesure que la RAP prend de l'envergure, le groupe devrait attirer de plus en plus de participants (McTaggart, 1991, p. 175).

Pour reprendre la problématique développée dans la partie précédente, il faut constater que la littérature qui traite de l'organisation concrète de la RAP ne considère pas toujours l'ensemble des facteurs hiérarchiques [358] susceptibles de se combiner pour définir une situation de domination. Cette absence de balises organisationnelles pour la prise en compte de l'ensemble des facteurs hiérarchiques, y compris les rapports sociaux de sexe, a donné lieu à l'exploration et l'expérimentation d'une méthodologie originale au sein des mingas de recherche.

Dans la recherche précédente, les membres de mon équipe et moimême, lors de nos contacts étroits avec le comité d'éducation de la coopérative, avions souvent souligné l'intérêt que présente la prise en compte des facteurs genres et générations pour comprendre les effets des projets de développement au sein de la population. Simultanément à ces interventions, d'autres groupes comme la Pastoral Social, ont insisté sur la condition des femmes. À la suite de cette sensibilisation, un groupe de femmes s'est réuni sporadiquement pour réfléchir sur leur condition spécifique. Enfin, d'autres projets de promotion des femmes ont été présents dans la région. En bref, les chercheurs, tant paysans que professionnels et académiques, avaient tous, au départ et à des degrés différents, une certaine sensibilité pour la question des femmes et éventuellement pour celle des rapports sociaux de sexe.

En plus de cette sensibilité, celle à l'endroit de la protection de l'environnement s'est également développée à l'époque de la mise sur pied des mingas de recherche. La région visée connaît de graves problèmes écologiques que j'ai évoqués plus haut lorsque j'ai rapporté l'incident du glissement de terrain à La Cocha. Cet incident n'est nullement naturel et provient précisément du fait que les pentes du lac ont été déboisées. Le déboisement est aussi un grave problème dans les autres sous-régions ou il a contribué à assécher le climat. De multiples institutions nationales sont présentes dans la région et sanctionnent les paysans qui contreviennent aux interdictions de déboiser ou qui ne se soucient pas d'obtenir les permis nécessaires. Des organisations internationales interviennent également à travers des associations locales d'écologistes. L'association pour le développement paysan réunit d'ailleurs en son sein un groupe voué à la protection des réserves naturelles privées. Ainsi, le développement durable, expression aussi à la mode dans les Andes colombiennes, est d'emblée devenu un autre facteur que les chercheurs des mingas ont décidé d'intégrer dans leurs préoccupations.

Localement, une des premières étapes de la RAP a consisté à identifier et à systématiser l'ensemble des facteurs et des rapports sociaux dont les chercheurs allaient devoir tenir compte dans toute démarche ultérieure. Il s'agit de la strate économique, de la production, des alternatives de production, de l'environnement, des rapports entre les générations et des rapports entre les genres.

[359] Prenons par exemple le cas d'une équipe de la sous-région de Yacuanquer. Influencés par le visionnement d'un film sur le sujet, les chercheurs se sont entendus sur la proposition de recherche suivante : « La mauvaise gestion des ressources naturelles a provoqué la rareté de l'eau ». La méthodologie complexe retenue s'est exprimée sous la figure toute simple d'arêtes de poisson. Elle a été visualisée de la façon suivante :

STRATE
ÉCONOMIQUE

ENVIRONNEMENT

PRODUCTION

politiques économiques

vents plus forts rareté des Pluies manque de terres

formes de culture mauvais usage des sols

La mauvaise gestion des ressources naturelles a provoqué
la rareté de l'eau

reboisement avec des espèces non indigènes ignorance des conséquences de la coupe le non-reboisement

mauvais usage des déchets

usage de produits chimiques

ouverture de terres pour l'agriculture

-----------ç----------------------ç----------------------ç------------

transmission interrompue de la tradition orale (conservation, purification, etc.)

division du travail peu de préoccupation de la part des hommes pour la conservation de l'eau

semer des produits transitoires

usage des produits chimiques

ignorance des conséquences de la mauvaise utilisation des sols ignorance des alternatives

RAPPORTS GÉNÉRATIONNELS

RAPPORTS
DE GENRE

ALTERNATIVES DE PRODUCTION


On constate que cette méthodologie tient non seulement compte des rapports sociaux significatifs dans cette société mais qu'elle intègre aussi des facteurs incontournables du milieu. Le contenu des facteurs et des rapports sociaux peut évidemment varier selon le sujet d'étude et les questions de recherche posées. Tout en s'adaptant aux conditions locales, la méthodologie utilisée ici relie la préoccupation pour les hiérarchies multiples caractérisant des rapports sociaux donnés au sein des communautés et l'expérience quotidienne des individus.

[360] L'identification des facteurs hiérarchiques signifie par exemple que dans la composition d'une équipe de recherche, on tiendra compte du ratio homme-femme, jeune-adulte, et aisé-pauvre. Cela signifie également que pour l'enquête proprement dite, les chercheurs respecteront ces distributions dans la sélection de leurs informateurs. Enfin, leurs interrogations au cours de ces enquêtes (quelle qu'en soit la forme) engloberont des préoccupations touchant chacun des facteurs et des rapports retenus. L'analyse des données et la présentation des résultats à l'ensemble de la population s'organiseront en conséquence.

La méthodologie qui est maintenant désignée par les groupes locaux de RAP comme celle des « arêtes de poisson » est particulièrement heureuse. Elle permet, en effet, de visualiser l'intersection des facteurs et des rapports sociaux qui comportent un aspect de hiérarchisation. C'est une méthodologie non déterministe qui ne laisse aucune catégorie sociale dans l'ombre donnant ainsi une chance de plus à une pratique démocratique de la recherche. Les différents groupes s'intéressent désormais à l'histoire locale, à leurs coutumes et à leur culture. En bref, ils refont le même cheminement que plusieurs autres populations dans le cadre de la RAP. Ils n'en sont évidemment pas encore à la remise en question de toutes les dimensions du pouvoir mais, avec la méthodologie qu'ils ont développée, ils mettent toutes les chances de leur côté pour n'ignorer aucune de ces dimensions. Toutes les catégories sociales peuvent ainsi s'exercer à l'élaboration d'une nouvelle version du pouvoir tel qu'elles le sentent et le subissent dans la vie de tous les jours. Pour le moment, les chercheurs sont fort occupés à démystifier le pouvoir des chercheurs professionnels et académiques, maillons lointains mais non pas moins réels d'un pouvoir de classe.


CONCLUSION

La population de la région dans laquelle l'Association pour le développement paysan est active est définitivement engagée dans un processus de conscientisation dont l'objectif global est l'amélioration de sa qualité de vie. La conjoncture politique actuelle en Colombie de même que la confusion qui entoure les luttes de classe interdisent une remise en question ouverte des rapports entre la paysannerie et l'État. À toutes fins pratiques, le mouvement paysan qui s'était organisé sous les auspices de l'ANUC (Asociación Nacional de Usuarios Campesinos) dans les années 1960 a été neutralisé (Zamosc, 1986). En ce qui concerne le développement rural, on peut dire sans crainte que l'État se cache pratiquement derrière les agences internationales de développement. Le programme DRI (Développement rural intégré) tient lieu de politique agraire. Aujourd'hui, en mai [361] 1993, l'État colombien est davantage préoccupé par ses luttes contre les puissants cartels de la drogue et particulièrement contre leur chef fugitif, Pablo Escobar. Dans ces circonstances, on peut se demander si le pouvoir d'État constitue un véritable enjeu ?

Pour le moment, le terrain le plus fertile en ce qui a trait au pouvoir et à son acquisition est probablement celui des luttes quotidiennes entre les diverses catégories sociales et celui du contrôle par la base des différents facteurs liés au développement rural. À voir les progrès dans la conscientisation des chercheuses et des chercheurs de la RAP, tant professionnels qu'académiques, on a tout lieu de croire que les méthodologies présentement utilisées pour mieux comprendre la dynamique communautaire du pouvoir et pour trouver des voies alternatives non hiérarchiques pour l'exercer pourraient se transposer à d'autres niveaux.

Il reste évidemment plusieurs problèmes à résoudre et plusieurs embûches à éviter, telle l'appropriation opportuniste des nouvelles connaissances par les individus, un danger qui guette toutes les expériences de RAP. C'est la raison pour laquelle le processus doit être permanent et transcender les générations et les individus qui y participent. Dans la région, il se trouve déjà des participantes et des participants qui parlent de l'institutionnalisation de la RAP, concept évidemment contradictoire avec les fondements de la démarche. On sait fort bien cependant que la population a déjà vécu dans sa chair même plus d'une contradiction. La remise en question du pouvoir au quotidien comporte une grande part d'incertitude et de possibilités d'erreur pour lesquelles il n'est d'autre option que de les passer à nouveau dans le grand moulin de la recherche par et pour les gens.

[362]

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[1] Cet article a été produit dans le cadre d'une recherche financée en 1992-1995 par le Centre de recherche pour le développement international (CRDI), intitulée : Formation de la paysannerie et transformation des rapports hiérarchiques. Mes remerciements s'adressent ici à Stéphane Fiset, étudiant de 1er cycle en anthropologie, qui a effectué la revue de la littérature sur la recherche-action-participation dans le cadre d'un travail d'auxiliaire de recherche. Les idées contenues dans ce texte ont été exposées lors du colloque de l'ACSALF à Rimouski en mai 1993 et ont bénéficié de commentaires de l'assistance que j'ai, dans la mesure du possible et dans les limites de mon interprétation, intégrés dans la présente version. Par ailleurs, toutes les citations extraites de textes en anglais ont été traduites par moi.

[2] La méthode de Fals Borda, si elle agrée aux scientistes sociaux, ne fait pas l'unanimité chez les historiens. Voir à ce sujet Bergquist 1990.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 3 novembre 2010 20:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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