Introduction
C'est avec un soupir de soulagement qu'un matin de juillet 1973, je m'embarquai dans l'avion qui me mènerait de Montréal à Mexico et de là, à Mérida, capitale du Yucatán. Même si je laissais derrière moi, et pour toujours, un ami très cher, même si je m'étais écrasé le pouce dans la portière du taxi en lui disant adieu, même si ma thèse de maîtrise n'était pas tout à fait terminée, j'échappais en quelque sorte à une situation oppressante, celle de l'étudiante dépendante. Même si mon statut demeurerait le même, cette fois, je le sentais, j'étais prête à travailler de façon autonome d'autant plus que dans la recherche où je m'insérais, on me laissait pratiquement la responsabilité d'un secteur d'enquête.
Enfin, à vingt-trois ans, quelqu'un me traitait en professionnelle. Il est vrai que j'étais préalablement passée par une série d'épreuves assez concluantes pour que désormais on me fasse confiance. En effet, pendant huit mois, en 1970 et 1971, j'avais effectué un séjour dans les terres de basse montagne de la Sierre Norte de Puebla dans un village totonaque. Engagée dans un inéluctable processus de prolétarisation, la majorité de la population de ce village vivait dans des conditions matérielles particulièrement difficiles. La collecte des données s'était révélée des plus pénibles à cause du caractère unilingue totonaque de la population et aussi en vertu du manque de disponibilité des informateurs qui, étant donné les conditions précaires de l'économie, travaillaient aux champs de la « barre du jour » au couchant. Pour satisfaire aux normes de la recherche dans laquelle j'étais engagée, je n'avais trouvé d'autres solutions que de passer mes questionnaires entre 4 h 30 et 8 h 30, et entre 18 h et 20 h. Autrement dit, je commençais et finissais ma tournée à la lueur de la lampe de poche (la nuit tropicale « tombe » à 18 h pile), à moitié terrorisée malgré (et peut-être à cause de) la présence de don Feliciano, mon fidèle interprète. Par ailleurs, je ne m'étais jamais remise du choc initial que m'avait causé l'ampleur démographique de ce village. Alors que les villages dans lesquels se retrouvaient mes camarades de la recherche ne dépassaient pas 700 ou 800 habitants, celui dont j'avais la responsabilité en comptait 1861 !
La double contrainte
Mexico
Formée aux monographies classiques, à l'enquête exhaustive et aux méthodes correspondantes, j'étais assez désorientée. Bien plus, j'étais même isolée au sein de l'équipe dont je faisais partie, puisque j'étais la seule à qui incombaient ces problèmes d'isolement géographique, d'unilinguisme et enfin d'échantillonnage. Parce que l'on ne comprenait pas mon désarroi et parce que je ne saisissais pas les buts d'une recherche élaborée sans ma participation et sans l'implication des chercheurs, j'ai dû travailler d'une façon passablement étriquée. Si l'on ajoute à tout cela le vide théorique et politique dans lequel je me trouvais à cette époque, il est encore étonnant que j'aie réussi a écrire une thèse de maîtrise qui se tienne.
Il y manquait un engagement par rapport au terrain, engagement que je finirais par acquérir au cours de la recherche au Yucatán.
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