“Le «Dieu merveilleux» des Québécois”.
In LE MERVEILLEUX. DEUXIÈME COLLOQUE SUR LES RELIGIONS POPULAIRES, 1971, pp. 67-80. Deuxième partie : Le merveilleux traditionnel. Textes présentés par Fernand Dumont, Jean-Paul Montminy et Michel Stein. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 1973, 162 pp. Collection : Histoire et sociologie de la culture, no 4.
- Introduction
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- I. Sources visuelles
- II. Sources orales
- III. Sources écrites
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- Conclusion
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Introduction
Comment parler du Dieu merveilleux québécois sans connaître au préalable les vies individuelles, vécues souvent dans la difficulté et l'épreuve, surtout sans tenir compte de l'insondable de chaque cœur humain ? L'image de Dieu appartient, en effet, comme celle du bonheur, à l'expérience et aux rêves des hommes. Il nous faudra poursuivre longtemps encore nos enquêtes auprès des masses avant de pouvoir rendre compte convenablement de cette expérience religieuse collective assez particulière et qui ne manque pas de pittoresque, comme nous allons le voir, des Canadiens québécois francophones. Ces notes ne peuvent être que préliminaires.
Nous savons, en outre, que les représentations mêmes de Dieu ont beaucoup varié à travers les siècles [1]. Quelle distance déjà entre le simple signe, le triangle trinitaire, l'oeil fixe ou la main tendue, et le Créateur majestueux d'un Michel-Ange ! Les spécialistes connaissent les travaux des historiens de l'art, depuis Didron jusqu'à Réau et Émile Mâle ; ils connaissent les études spécialisées des théologiens et penseurs comme Tillich, Ricœur, Robinson et autres. Il s'agit, en somme, d'un [68] thème « mystérieux » qui déborde les cadres d'une analyse textuelle et même empirique [2].
Et pour en venir plus immédiatement au Dieu merveilleux des Québécois, constatons que le thème est toujours dans l'actualité [3]. Après les considérations plutôt rapides d'un Ernest Gagnon et d'un Jean Le Moyne [4], voici des études documentées et riches en perspectives, celles de Colette Moreux [5], Louis Rousseau [6], Raymond [69] Lemieux [7], etc. Beaucoup d'enquêtes se font dans les milieux scolaires surtout [8].
Nous écrivons Dieu merveilleux. S'il s'agissait des représentations québécoises du Christ merveilleux, nous irions tout de suite à l'imagerie pieuse et dévote, aux crucifix, aux crèches, en vente encore chez Eaton (Montréal) et Pollack (Québec) et ailleurs aussi. Il y aurait aussi à considérer cette troisième manière d'être Dieu, représentation uniforme depuis les récits évangéliques par une colombe : le Saint-Esprit mériterait une étude particulière à cause des dévotions traditionnelles du Québec à la Trinité, sans oublier ces appels constants à la « grâce de Dieu », sorte de « Saint-Esprit » mystérieux de nos enfances religieuses.
Notre enquête, encore à ses débuts, porte sur les seules représentations du Dieu Premier identifié dans les milieux scolaires tantôt comme l'Être Souverain, tantôt comme le Père, et souvent les deux n'en faisant qu'un. Nous utilisons trois sources d'information, qui renvoient d'ailleurs aux trois étapes traditionnelles du savoir humain : la source visuelle, le savoir oral et finalement l'écrit qui confirme, récupère ou simplement arrive pour conserver l'information audio-visuelle qui reste depuis toujours le lieu par excellence des cultures populaires.
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I. SOURCES VISUELLES
A. Dieu autrefois. - Dieu étant partout, selon la réponse des petits et grands catéchismes du Québec traditionnel, il est normal que l'homme de Nouvelle-France se retrouvant tour à tour, à cause de son histoire, français canadien, canadien français, puis québécois, acadien, ontarien, louisianais ou français isolé de l'Ouest, cherche à retrouver le Dieu de ses pères partout en même temps qu'il veut le montrer par signes et faits. Un des premiers bateaux arrivés d'Europe, en 1611, s'appelait la Grâce de Dieu [9]. Que n'a-t-on pas fait, dit ou pensé au début de notre colonie française pour la plus grande gloire de Dieu... et du roi ? On sait la dévotion chère à Mère d'Youville pour le « Père Éternel, l'objet de [sa] grande confiance ». À l'occasion de la guérison du cofondateur de son institut, le sulpicien Louis Normant, elle fit exécuter en France un tableau du Père Éternel. Ce tableau de 1741, sauvé de l'incendie de 1765, est actuellement à la salle de communauté de la maison mère des Soeurs Grises, au 1190 de la rue Guy, à Montréal. Une lettre de soeur Marie Doucette [10] nous rappelle la « très large diffusion d'images du même Père Éternel. Les requêtes nous parviennent encore ». Qu'y représente-t-on ? Un vrai Dieu merveilleux, fort, nimbé, drapé, stoïque, assis, et des mains largement étendues ; il a la tête fière et haute. De très haut, il regarde doucement vers en bas. Derrière un fond de nuées colorées, apparaît un triangle d'où se dégagent des rayons lumineux. Nous voilà déjà dans la tradition du Père Éternel auquel renvoie encore aujourd'hui le langage courant de nos compatriotes. Il faudrait aussitôt identifier tous les [71] Pères Éternels du Québec, ceux de son Musée officiel, les sculptures de bois polychromes, ouvrages magnifiques des Levasseur, des Baillairgé, sans oublier bien sûr l'ineffable Père Éternel (vers 1768) en provenance de l'église Saint-Vallier de Bellechasse [11]. Chaque fois, ambivalence entre l'attitude bienveillante et miséricordieuse du visage et la stature davantage hiératique et noble.
Là où Dieu se fait de moins en moins merveilleux, à notre avis, c'est quand arrivent de Paris les catéchismes illustrés [12] de la Bonne Presse, vers les années 1930. L'héritage sera lourd, trop lourd : il suffit de considérer l'imagerie qui suit, les catéchismes de monseigneur Victorin Germain, du père Pagé et de leurs héritiers [13]. Dieu, debout ou assis, nimbé ou enveloppé dans ses nuages, est devenu un homme sévère qui tient les Tables de la Loi dans ses mains, ou même les porte sur ses genoux. Le Créateur du monde observe ; il légifère. Parfois, un simple oeil isolé dans son triangle lumineux ; [72] des anges à distance se sont mis à genoux. Le Père Éternel de nos artisans est devenu comme le vieillard étranger, sorte de Crésus, qui vient demander des comptes.
Nous pouvons nous demander en passant si nos ancêtres ont vu Dieu aussi souvent qu'ils ont vu le Diable. Par apparitions, dans leurs rêves, en imagination ? Il semble que non. Rappelons qu'au Québec traditionnel on parlait d'apparitions plutôt que de résurrection. Le désir de voir Dieu n'a jamais manqué ni, encore moins, celui de le visualiser, ainsi que nous l'avons dit, mais nous n'avons noté aucune expérience visuelle individuelle de Dieu. On voit plutôt les âmes, les saints, le Christ parfois.
B. Mais aujourd'hui ? - L'imagerie traditionnelle a pratiquement disparu des écoles mais elle demeure présente à bien des esprits. Le besoin intime d'un Être protecteur et la tendance à croire à un Dieu réel, vivant, quotidien, familier, sont tenaces. C'est au nom de Dieu, un Dieu « qui se mêle de nos affaires », que nous aurons vu circuler dans les années 60 à Montréal un service mobile du culte nommé le Bon Dieu en Taxi, et qu'aujourd'hui aussi nos quêtes d'église peuvent encore s'appeler la part de Dieu. Mais nous nous éloignons très vite du merveilleux.
Quant à nos pentecôtistes, ils désirent plutôt une expérience merveilleuse de Dieu. Cette expérience, partagée et collective, s'exprimera par des mots, des silences ou des regards concertés, des yeux levés ou perdus vers en haut. Notons le besoin de visualiser même l'Invisible qui rejoint les désirs d'une jeunesse extraordinairement éveillée à toute pensée mystique incarnée dans la vie.
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À l'école catholique nouvelle, il est désormais question du Père, être amical et invisible. Les enfants répètent ce qu'ils ont appris. Il serait intéressant de savoir comment ils voudraient par signes et images se représenter ce Dieu paternel vers qui ils « marchent » tout en demeurant assis. Entre-temps, d'autres continuent à blasphémer le Dieu de leur enfance en images. Chez Dieu, boîte psychédélique logée au sous-sol de l'hôtel Iroquois, place Jacques-Cartier à Montréal, est doucement blasphématoire, mais, quand même, révélatrice du besoin de merveilleux et d'insolite « divin » qui s'exprime par les jeux de couleurs et la décoration intérieure des lieux.
II. SOURCES ORALES [14]
A. Les hommes de la religion traditionnelle ont parlé et parlent encore plus qu'ils n'écrivent et lisent. Leur Dieu, ils le montreront du doigt en pointant l'index vers en haut, mais leur parole signifie qu'ils le croient en même temps partout, en bas aussi bien que dans le ciel et au paradis.
Faudrait-il aussitôt interroger les contes ? Les folkloristes nous inviteraient à considérer plutôt les légendes, sans oublier, bien entendu, tous les prônes et souvenirs entendus des leçons de catéchisme et de retraites, notant au passage les blasphèmes et « sacrures » propres au milieu. D'ailleurs notre vocabulaire est particulièrement significatif d'une divinité à la fois inaccessible et quotidienne. Ainsi, connaître son catéchisme par cœur, questions [74] et réponses toutes ensemble, parfois les chiffres d'appel, signifie savoir son Bon Dieu par cœur.
Qui n'entend dire encore aujourd'hui : À la grâce de Dieu ; le Bon Dieu le veut ; pour l'amour de Dieu ; grand Dieu de grand Dieu ! le Bon Dieu est content ; le Bon Dieu te le rendra ; si le Bon Dieu peut venir le chercher ; je ne suis pas le Bon Dieu ; c'est un homme du Bon Dieu, etc. En somme, on se réfère à l'Être qui voit tout, qui détermine tout, qui prend soin de tout et dont on est assuré à l'avance qu'il n'aura jamais tort. Tous ces appels à la Providence, à Dieu qui sait ce qu'il fait, sont près d'un Dieu merveilleux. Ne craindre ni Dieu ni diable ; que le Bon Dieu me coupe le cou si ce n'est pas vrai ; dire un Pater et un Ave pour que Dieu n'en arrache pas trop avec les méchants, renvoient davantage aux rites de la pensée magique.
Si nous ouvrions, d'autre part, nos recueils de Cantiques, depuis celui de Marseille [15], au début du XVIIIe siècle, jusqu'à nos 300 cantiques des collèges, nous revenons à un Dieu très sérieux : Dieu tout-puissant, Dieu, l'Astre divin, Majesté suprême, Dieu souverain... Mais il faudrait aussi, à mon avis, interroger la chanson populaire traditionnelle [16] pour retrouver le Dieu merveilleux des Québécois. Ici, l'action de Dieu est aussitôt localisée ; Dieu voit vite, il est partout à la fois, en haut, en bas, ici, là ; il bénit, il maudit, il punit, il endosse subtilement [75] les situations les plus anormales et, comme au moyen âge, on le rencontre qui protège les amants, qui apporte l'argent, qui guérit à distance, qui donne du vin aux infortunés.
Vrai magicien, malgré son grand adversaire presque aussi omniprésent que lui, le Diable ! Ce même Dieu - et je pense au folklore maritime - est familier, immédiat, à la portée de toutes les imaginations ; il peut être tout autant redoutable et fort, maître autant qu'on puisse l'être de la marée, du tonnerre et des orages du Golfe. En même temps, surtout si sainte Anne, la sainte Vierge ou d'autres saints familiers s'en mêlent, il peut à l'occasion devenir celui qui permet les meilleurs miracles. Dieu est d'autant merveilleux qu'il laisse à ses saints d'accomplir eux-mêmes les miracles les plus étonnants.
B. Que dire de la tradition orale contemporaine ? On aura en vain parlé de la mort de Dieu. Pour plusieurs et malgré toutes les théories, Dieu est encore l'être merveilleux qui nous aime sans répit, et qui nous aimera toute la vie en attendant de nous recevoir en Paradis. Comment les plus jeunes réagiront-ils devant le nouvel enseignement pastoral scolaire ? Iront-ils à leur tour, et pour imiter certains de leurs aînés, jusqu'à la négation pure ? Subiront-ils, malgré tout, l'influence du langage courant du peuple qui reste, surtout chez les plus âgés et chez les gens de la campagne, très croyant bien que plus critique ? C'est difficile à dire. Il semble que, pour le croyant québécois en particulier, pour le peuple aussi, Dieu restera toujours son Dieu qui est merveilleux, qui peut faire toujours un miracle, qui peut changer d'idée à partir d'une prière, d'une expiation, d'une conversion.
Notons, enfin, la tendance de certains de nos chansonniers au retour à l'acclamation traditionnelle de Dieu : [76] Hosanna ! Alleluia ! Tout comme on dira Jésus Christ superstar ! La tendance normale de l'opinion publique, commune à toute tradition orale, est à l'amplification et à la surenchère. Dieu sera peut-être un Dieu merveilleux aussi longtemps que les hommes en parleront.
III. SOURCES ÉCRITES
La documentation écrite à elle seule, et même si elle n'a pas été tellement étudiée, exigerait beaucoup plus de nuances quand il s'agit du Dieu merveilleux des Québécois. Nous en trouvons la preuve en relisant tour à tour historiens, romanciers, poètes, rituels et homélies « écrites ». Ajoutons les écrits hagiographiques, les journaux, certains discours imprimés de nos politiciens, les annales, les courriers du cœur, les almanachs populaires, les consultations astrologiques, etc.
Nous ne pouvons ici que fournir quelques remarques à partir d'un choix restreint d'exemples. Ainsi, le Rituel de monseigneur de Saint-Vallier [17] qui pendant plus d'un siècle donna le ton et parfois la chanson à nos prédications dominicales et à nos rites religieux, nous offre la représentation d'un Dieu plutôt majestueux, officiellement merveilleux, créateur du ciel et de la terre, architecte du monde, du monde où tout prend à mesure sa place et joue son rôle. Il faut relire les prônes éminemment sages mais tout cuits du rituel du même monseigneur de Saint-Vallier pour deviner l'atmosphère des XVIIIe et XIXe siècles : Dieu aussi présent que le soleil, Dieu visible et éblouissant, Dieu tout-puissant ! Tout en [77] ne paraissant pas proche, il ne cesse pourtant d'accompagner la vie des siens.
Un autre exemple. Été 1896. L'orateur laïque préféré des fêtes religieuses et civiles de la fin du siècle est alors le juge Adolphe-Basile Routhier (1839-1920). Cette fois, grand discours au collège de Saint-Boniface du Manitoba : appels émus à la Providence, imageries romantiques, souvenirs religieux. « Ah si au-delà de toutes les choses visibles et invisibles, au sommet de toutes les grandeurs mystérieuses que la Création nous révèle, au centre de tous les mondes en mouvement, vous placez la personne auguste d'un Dieu ; si, dans cet amoncellement illimité de matières en travail, vous mettez l'Esprit infini, c'est comme si vous allumiez un soleil au milieu de la nuit [18] »...
Le ton est courant. Dieu y est merveilleux oui, mais pas dans un sens « populaire ». C'est le « dieu » de la poésie romantique.
Si nous interrogions l'hagiographie ! Il n'est pas nécessaire de remonter bien haut, il suffit de feuilleter les vies toutes récentes du frère André (1845-1937), de la Congrégation de Sainte-Croix [19]. Le Bon Dieu prépare l'apostolat de ses saints. Tout se passe sous son saint regard. Parfois il est en colère et sa Providence met en branle toute une série d'événements qui, à l'occasion, rejoignent le cosmos. Dieu merveilleux, à la merci du biographe plutôt que du héros lui-même, car le frère André aime arranger ses affaires avec son Dieu quotidien.
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Quand une carmélite meurt, on lui consacre une notice, où l'appel à la nature et au cosmos, comme à Dieu, démontre une fois de plus comment Dieu sait tout arranger, son soleil, ses nuages. Le cardinal Léger confirme [20]. Toujours le même Dieu familier, attentif, merveilleux en un sens.
D'autre part, si nous relisons nos romanciers, Bonheur d'occasion de Gabrielle Roy par exemple, ou tel roman d'André Langevin, de Robert Charbonneau, nous avons l'image plutôt défavorable d'un Dieu merveilleux mais en surveillance et en justice, prêt à juger et à tout blâmer... Nos élites ne semblent pas avoir eu la même sérénité devant Dieu que le peuple en général. C'est d'un autre ordre, dirait Pascal.
CONCLUSION
Il semble que le Québécois traditionnel n'a pas tellement mis d'opposition et de distinction entre le sacré et le profane, entre la transcendance et l'immanence de son Dieu. Son Dieu est merveilleux, en ce sens que sa « sainte volonté » s'accomplit aussi bien sur la terre qu'au ciel. Dieu est partout, présent à tout. Dieu de la collectivité à laquelle tous appartiennent, plus encore qu'ils appartiennent à la France et au roi ! La foi et la prière réaffirment quotidiennement cette appartenance à Dieu, qui se traduira dans la vie quotidienne et personnelle par toutes sortes de représentations assez gauches.
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Ce Dieu merveilleux des Québécois, il n'est pas uniforme, bien que toujours présenté sous le modèle masculin d'un grand-père idéal. Il semble plutôt avoir oscillation entre deux perceptions : d'une part, un Dieu d'Église, Dieu très haut, Dieu des catéchismes et des prônes lus, Dieu créateur du ciel et de la terre, éternel et souverain, tout-puissant comme le roi ; d'autre part, le Père Éternel des sculpteurs Levasseur et Baillargé du Musée de Québec : c'est un Dieu plus quotidien, plus domestique, qui n'a absolument rien de terrible. C'est ce Dieu, le Bon Dieu, qu'on blasphème toujours sans trop y penser. Mais ni dans l'un ni dans l'autre cas Dieu ne nous a paru anonyme, pas plus que cosmique et panthéiste. S'il porte souvent dans sa main le globe terrestre, symbole de l'univers, il bénit, il préside, il est le Dieu vivant, un Dieu parental et reçu, Dieu entendu dont la partenaire favorite peut devenir la sainte Vierge toujours prête à faire un miracle. Ce Dieu, constamment exposé à l'expérience et au rêve des gens qui le rencontrent à travers les événements les plus divers, s'exprime à travers les événements de la vie, soit qu'il châtie, soit qu'il récompense. On recherche avec avidité les signes visibles de sa présence et les dictées de sa volonté.
Aucune distinction avouée entre le sacré et le profane, et le mystère reste entier quant à la nature véritable : la confiance est grande, mais la spéculation est vide. Pour parler de son Bon Dieu comme d'un Dieu vivant, on se sert simplement de ce qu'on imagine de l'homme parfait, d'un père idéal devenu tout à la fois juste et miséricordieux. Le Bon Dieu, c'est un homme bien fiable... Dieu : c'est un bon diable !
Pendant que les grands, les prêtres surtout, invoquent la justice de Dieu et son pouvoir absolu, si la [80] tradition missionnaire encourage les colons à travailler pour sa gloire et l'avancement de son règne, les petits, eux, continuent à faire confiance au Dieu merveilleux qui porte le monde dans sa main gauche et les bénit de la main droite même dans leurs malheurs. Leurs rites, comme leurs prières, touchent parfois à la magie. Ils ont à son égard comme un besoin instinctif d'expiation qui frise la culpabilité plutôt que les vrais regrets ; mais aussitôt les cultes domestiques et familiers sont là pour corriger les excès entretenus par des maîtres et maîtresses gauchement zélés. Si bien qu'on peut se demander s'il n'y a pas deux « Dieux québécois » : le Dieu du dimanche et des grandes retraites, et le Dieu merveilleux de la maison, l'école faisant appel à l'un autant qu'à l'autre, laissant le Québécois dans une attitude dualiste difficile à observer.
On pourrait se demander aussi quel rapport exact le Québécois traditionnel a-t-il entretenu et entretient-il encore, dans certains milieux, avec son Dieu. S'agit-il d'un rapport maître-esclave, suzerain et vassal à la manière dont il prie à genoux et les mains jointes ? S'agit-il même d'un rapport de riche à pauvre, ou plutôt d'un rapport filial double à l'occasion d'une crainte de l'inconnu ? Leur Bon Dieu ne serait-il pas à l'image du bon roi, du bon millionnaire, plutôt qu'à celle du père de Jésus ? Peut-être simple rapport d'appartenance de fils pauvre à son père qui est riche dans les cieux. Rapport filial ? Oui, mais non sans quelque crainte, l'acte de foi par excellence étant : Je crois en un seul Dieu, Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre.
[1] Voir les indications bibliographiques et les rapides résumés de la New Catholic Encyclopedia, VI, pp. 535-576.
[2] Les revues spécialisées réussissent encore difficilement à mettre leur bibliographie à jour, tellement le Dieu des chrétiens fait « problème ». Tout ceci est probablement dû au fait que notre « Dieu » peut être, contrairement à celui de l'islam par exemple, incarné dans un « fils », vérifié « en son esprit »...
[3] L'histoire du Canada français, comme celle du Québec qui en est l'origine, commence chronologiquement au XVIe siècle, au moment où celle du moyen âge s'achève. Même ce XVIe siècle dont les Canadiens francophones dépendent plus immédiatement, est plus médiéval qu'on ne le croît souvent. Issus de familles françaises européennes, les premiers colons ont été écartés de deux événements qui ont quelque peu brisé la ligne de l'histoire européenne par rapport au moyen âge : la Réforme protestante qui délaisse la papauté et la révolution française qui abolit la monarchie. Pour cela il semble que les francophones d'Amérique soient des héritiers directs du moyen âge français. L'étude de notre folklore et des institutions du Québec traditionnel ne cesse de confirmer ces faits. On voudra bien se rappeler aussi que la première imprimerie canadienne ne date que de 1764, tandis que l'instruction n'est devenue obligatoire au Québec qu'en 1943 (sic !).
[4] Ernest GAGNON, s.j., l'Homme d'ici (Coll. Constantes, 3), Montréal, éditions HMH, 1963, pp. 179-190. Jean LE MOYNE, Convergences (Coll. Convergences), Montréal, éditions HMH, 1961, pp. 46-66.
[5] Colette MOREUX, Fin d'une religion. Monographie d'une paroisse canadienne-française, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1969 [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.] ; « Le dieu de la Québécoise », Maintenant, 62, 6, (1967), pp. 66-68.
[6] « Une image globale des représentations de Dieu dans la théologie de Québec au XVIIIe siècle », dans Église et théologie, 2 (1971), pp. 185-195. R.A. JONES (l'Idéologie de l'Action catholique, 1917-1939. Thèse de doctorat ès lettres, Université Laval, 1971, pp. 95 et suivantes) démontre comment dans ce journalisme officiel Dieu apparaît comme le juge suprême des peuples ; il châtie, il peut aussi à l'occasion et même à la dernière minute tout arranger, arrêter les guerres s'il le faut.
[7] Raymond LEMIEUX, « Dieu de pouvoir et Dieu de fête », ibid., pp. 243-257.
[8] Marie GÉRIN-LAJOIE, la Notion de Dieu chez l'enfant d'âge pré-scolaire. Thèse de maîtrise en psychologie, Université de Montréal, 1962 ; B. MAILHOT, « Et Dieu se fit enfant : réactions d'enfants et de groupes à l'âge pré-scolaire », dans Cahiers de psychologie religieuse, éd. Lumen Vitae (Louvain), II, pp. 115-127.
[9] Cf. BIARD, Relations des Jésuites, 1616, éd. Thwaites, I, p. 144.
[10] Daté du 20 avril 1971.
[11] Cf. la Sculpture traditionnelle du Québec, Musée du Québec, 1971, p. 114 ; aussi pp. 44-45.
[12] Les éditions importées de ces Catéchismes en images de la Bonne Presse sont nombreuses, de formats divers (jusqu'à 0m48 x 0m66) ; elles jouissent de la recommandation unanime des autorités scolaires qui sont encore pour la plupart religieuses et cléricales. Les plus célèbres de ces catéchismes comptent jusqu'à 68 gravures sur bois accompagnées d'une explication. Au moins les deux tiers de ces images renvoient à l'Ancien Testament ; cf image II (Catéchisme en images) : Dieu est un grand-père aux yeux fixes qui tient dans ses deux mains la croix sur laquelle se trouve son Fils (notons que ce thème de Dieu le Père portant son Fils en croix est aussi celui d'un célèbre médaillon d'un vitrail de Saint-Denys et de l'évangéliaire de Perpignan (E. MÂLE, l'Art religieux du XIIe siècle en France. Paris, A. Colin, 1947, pp. 182ss) ; image III (p. 11) : le Créateur méditatif préside à la création des sept jours avec des gestes de magicien tout-puissant.
[13] Victorin GERMAIN, Catéchisme pittoresque à l'usage des commençants et de leurs parents et de leurs maîtres, 1re éd., Québec, 1931, 180 gravures. Le Catéchisme de L. Pagé, c.s.v., connaît plusieurs éditions après 1936 : Dieu y est représenté sous le sigle de l'œil, en haut.
[14] On consultera avec profit, à propos du langage québécois sur Dieu, la livraison 58/59 de Communauté chrétienne, juillet-octobre 1971.
[15] Il s'agit toujours des célèbres cantiques de Marseille dont on retrouve des exemplaires ainsi que des versions chantées au Canada français jusqu'au début du XXe siècle : Laurent DURAND, Cantiques de l'âme dévote, dits de Marseille... accommodés à des airs vulgaires. L'édition dont on se sert au Québec date de 1723 ; elle fut distribuée par le Sr F. Mesplet ; rééditée par la suite.
[16] Cf. Conrad LAFORTE, le Catalogue de la chanson folklorique française, Québec, les Archives de Folklore, Les Presses de l'université Laval. Autre édition en cours.
[17] Rituel du diocèse de Québec, 1re éd., Paris, 1703, 604 pp. Voir Dictionnaire biographique du Canada, tome II, pp. 342-349.
[18] « Dieu dans l'enseignement », Conférences et discours, Montréal, Beauchemin, 1913, p. 69.
[19] V.g. Marcel PLAMONDON, le Frère André (Collection « Le trésor de la jeunesse », Montréal, Fides, 1955. Voir aussi les biographies du père Bergeron, de E. Catta et autres.
[20] Cf. Chroniques du Carmel de Montréal, 3 oct. 1963, 40 pages sur la vie et la mort de mère Saint-Antoine-de-Padoue (1869-1963).
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