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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Claude Lagadec, “Le grand-prêtre et la pilule.” Un article publié dans Socialisme 68, revue du socialisme international et québécois, no 15, octobre-décembre 1968, pp. 116-123. [Autorisation accordée le 27 mars 2008 par Mme Hélène Lagadec, ayant-droit, de diffuser toutes les publications de son frère dans Les Classiques des sciences sociales.]

[116]

Claude Lagadec [1932-2000]

professeur de philosophie, Université de Montréal,
Université McGill et à l'UQÀM

Le grand-prêtre et la pilule.

Un article publié dans Socialisme 68, revue du socialisme international et québécois, no 15, octobre-décembre 1968, pp. 116-123.



L'encyclique du pape Paul VI sur le problème de la régulation des naissances est apparue à de nombreux esprits comme un document étrange, s'inspirant d'une doctrine anachronique, incohérente, et manifestant surtout la prodigieuse incapacité de la doctrine catholique de prendre pied résolument dans le monde moderne.

D'où vient le problème pour la théologie catholique ? Admettons pour l'instant - ce qui n'est pas évident pour tous - que la régulation artificielle des naissances par voie chimique ou biologique (la pilule ou le stérilet) pose un problème de conscience. On aurait pu s'attendre à ce que les théologiens catholiques reconnaissent à chacun le droit d'examiner le problème en conscience, et d'agir en fonction de ce que cette conscience pouvait inspirer. D'autant que le Concile de Vatican II avait enfin reconnu la liberté de conscience sur un point litigieux depuis fort longtemps en matière de religion.

Nous savons maintenant que c'eût été sous-estimer la rigidité de la théologie catholique en matière de morale, et l'immobilisme qui lui fait aujourd'hui répéter essentiellement la doctrine de l'encyclique de 1930, laquelle, depuis de nombreuses années déjà, heurtait la conscience de maint croyant. Lorsque l'on dit que l'Église catholique "évolue", "progresse", l'on doit toujours prendre soin d'examiner les "progrès" récents en regard de l'histoire ; par exemple, sur le problème de la liberté de conscience en matière de religion, reconnue au Concile de Vatican II, il est impossible de dire si cette reconnaissance constitue un progrès véritable quand on ne mentionne pas la date à laquelle le problème s'est posé à l'Église pour la première fois. En fait, ce problème avait été posé à l'Église pour la première fois par Martin Luther, en 1517. En reconnaissant à chacun la liberté de conscience en matière de religion, le dernier Concile reconnaissait donc en fait (et sans le dire) que Martin Luther avait raison en 1517. Aussi, on peut bien dire, si l'on y tient, et si l'on dispose d'un certain sens de l'humour, que la nouvelle doctrine de Vatican Il représente un certain "progrès", mais on peut tout aussi bien dire que l'on ne connaît pas d'autre société humaine qui puisse impunément retarder pendant 450 ans la solution d'un problème qui lui est posé. On ne peut que souhaiter que l'Église ne mette pas le même délai à réviser ses positions sur le problème de la régulation des naissances.

[117]

Pourquoi le pape refuse-t-il la régulation des naissances ? Essentiellement en se basant sur une certaine conception de ce qu'il appelle la "loi naturelle", dont dépend "la nature humaine", et sur "l'ordre établi par Dieu". Cette loi naturelle lui fait dire que "l'Église, dans sa constante doctrine, enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie". Voilà qui est clair : tout acte sexuel doit avoir pour intention et pour fonction la procréation. Ce qui est moins clair, en revanche, c'est qu'il ajoute quelques lignes plus loin que les époux peuvent utiliser les périodes infécondes de la femme (la méthode Ogino-Knauss) pour accomplir l'acte sexuel sans procréer. Comment admettre la méthode Ogino et refuser en même temps le stérilet et la pilule ? N'est-ce pas là une incohérence et une inconséquence ? Le pape répond d'avance : "l'Église est conséquente avec elle-même quand elle estime licite le recours aux périodes infécondes, alors qu'elle condamne comme toujours illicite l'usage de moyens directement contraires à la fécondation". "En réalité, il existe entre les deux cas une différence essentielle : dans le premier cas, les conjoints usent légitimement d'une disposition naturelle ; dans l'autre cas ils empêchent le déroulement des processus naturels".

Ainsi, tout le débat, et le refus du pape, repose sur cette conception de la "nature", de la "loi naturelle", et de la "nature humaine". Le cycle menstruel de la femme est une disposition de la nature ; le pape admet que l'on utilise les périodes non fécondes de ce cycle pour accomplir un acte sexuel sans procréer, contredisant ainsi son principe général, mais il n'admet pas, d'autre part, que l'on utilise une pilule anovulante (fabriquée à partir d'une plante "naturelle" du Mexique), ou un stérilet qui provoqueront une expulsion "naturelle" de l'ovule. Pourquoi ? Parce que la première méthode sera considérée comme "naturelle", c'est-à-dire, ici, moins directement interventionniste que la seconde, qui sera dite artificielle.

C'est ce concept de "nature" qui est ici manifestement introuvable, que l'on utilise tantôt dans un sens et tantôt dans l'autre, selon les besoins de la discussion, et qui sert ainsi de bonne à tout faire de la théologie catholique. Ce problème est très ancien : mentionnons simplement à titre d'illustration, que le philosophe Pierre Bayle se plaignait déjà, en 1706, du fait que l'on pouvait trouver onze sens différents du mot "nature" dans la première Épitre aux Corinthiens de Saint Paul. Et ça continue. Cette ambiguïté n'est donc pas accidentelle, elle est au contraire inhérente à toute la théologie catholique, et sa signification se confond avec l'opinion de celui qui parle.

C'est ce que nous tenterons de comprendre en examinant les conséquences néfastes qui, selon Paul VI, découleraient de l'utilisation de la régulation des naissances.

Que les hommes considèrent, dit Paul VI, "quelle voie large et facile ils ouvriraient ainsi à l'infidélité conjugale et à l'abaissement de la [118] moralité. Il n'est pas besoin de beaucoup d'expérience pour connaître la faiblesse humaine et pour comprendre que les hommes, - les jeunes en particulier, si vulnérables sur ce point, ont besoin d'encouragement à être fidèles à la loi morale, et qu'il ne faut pas leur offrir quelque moyen facile pour en éluder l'observance". J'avoue ne pas comprendre le moins du monde comment l'utilisation d'une technique contraceptive pourrait fournir "un moyen facile d'éluder l'observance de la loi morale", telle que l'entend le pape, c'est-à-dire celle qui s'applique au mariage monogame, indissoluble et seul cadre licite de l'acte sexuel. À moins que le pape ne considère comme très morale l'abstention d'actes sexuels par crainte de naissances illégitimes, ce qui m'étonnerait.

Mais ce qu'il faut de plus interroger ici, c'est la conception morale elle-même dans laquelle est enfermée toute la question de la sexualité, selon la doctrine catholique. La conception catholique du mariage monogame, indissoluble et lieu exclusif de tout acte sexuel n'est partagée ni par les hommes et les femmes de l'antiquité, ni par ceux de l'Inde, ni par ceux des îles du Pacifique, ni même par la majeure partie du monde occidental actuel. On doit donc avouer que cette conception est fort particulière, localisée dans le temps et dans l'espace. Elle est peut-être "naturelle", mais d'autres te sont aussi.

Cette conception n'est présente ni dans le monde grec d'Aristote à qui la théologie catholique emprunte son non-interventionisme pré-scientifique, ni dans le monde juif, si loin que l'on remonte dans l'histoire, ni même dans le monde des pères de l'Église ; elle fait son apparition au Moyen-Age, et contribue à former une certaine tradition occidentale, celle de la famille bourgeoise historique. Je ne veux pas dire qu'elle est limitée à ceux que l'on appelle des "bourgeois", mais bien que cette conception à vu ses plus parfaites manifestations dans le type de famille présent lors de la révolution industrielle, servant de modèle à ce moment et par la suite. Nous avons ici l'une des raisons qui font que l'idée de "nature", telle qu'elle est formulée de nos jours, est difficilement définissable : elle signifie, non pas une essence intemporelle, comme le voudraient ceux qui y ont recours, mais tout un ensemble socio-culturel de moeurs, de traditions et d'habitudes, de servitudes et de contradictions internes qui réapparaissent chaque fois que l'on utilise l'idée sans autrement préciser. Ce sont ces contradictions que l'on retrouve dans l'encyclique qui nous affirme que la méthode Ogino est "conforme à la nature", contredisant ainsi explicitement ses propres principes, alors que le texte de 1930 interdisait toute espèce de régulation des naissances. C'est ainsi que se produit toujours ce que l'on appelle "l'évolution" dans l'Église. Il s'agit en effet de l'évolution d'une interprétation au fil des siècles, permettant d'adapter à des moeurs actuelles, mais avec un retard considérable sur elles, des notions imprécises et incontrôlées aujourd'hui comme autrefois. Pour les théologiens, cette méthode a le grand avantage de leur donner l'impression de n'avoir jamais fort parce qu'ils définissent de façon autoritaire l'acception courante du terme imprécis. Elle a par [119] ailleurs, dans le monde moderne, le grand inconvénient d'être foncièrement obscurantiste, chaque nouvelle découverte scientifique qui porte atteinte à la conception qui a alors cours de la "nature" n'étant digérée que longtemps après que cette innovation a été admise et est entrée dans les moeurs. On peut être certain que de nouvelles interdictions frapperont impitoyablement les premières apparitions de la vie in vitro, l'insémination artificielle et toutes les merveilles que nous promet la science moderne, tout comme avaient été frappés d'interdit en leur temps la découverte de la circulation sanguine, les premiers progrès modernes de l'astronomie, ceux de la recherche en anatomie, etc.

Reprenons l'analyse. "On peut aussi craindre," continue Paul VI, "que l'homme, en s'habituant à l'usage des pratiques anticonceptionnelles, ne finisse par perdre le respect de la femme, et, sans plus se soucier de l'équilibre physique et psychologique de celle-ci, n'en vienne à la considérer comme un simple instrument de jouissance égoïste, et non plus comme sa compagne respectée et aimée".

Tout nous porte à croire, au contraire, que l'apparition, dans notre culture, de méthodes anticonceptionnelles simples, efficaces et relativement peu coûteuses constituera l'un des plus grands facteurs d'émancipation de la femme que l'histoire ait connu. L'augmentation de la productivité économique, la généralisation de l'éducation et divers autres facteurs sociaux ont certes contribué, de notre temps, à l'évolution du statut de la femme, naguère encore considérée comme une mineure, juridiquement incapable et socialement inférieure. Mais ce que le méthode anticonceptionnelle lui permet enfin d'obtenir, c'est la paix d'esprit dans l'accomplissement de son humanité, la libre disposition d'elle-même comme être sexué responsable et autonome, liberté, responsabilité et autonomie en dehors desquelles on ne peut concevoir de morale. Le monde actuel procède à une révision de ses moeurs, et par conséquent de sa morale, et ce qui heurte le plus peut-être les habitudes des censeurs et des professeurs de morale, c'est cette disponibilité toute neuve de la femme moderne, capable de faire d'elle éventuellement et si elle le veut, un être humain à part entière. Les films qui, comme Moi, une femme, montrent des personnages humains de cette nouvelle ère, au besoin dotés, comme dans ce film, d'appétits physiques peu communs, reçoivent une réprobation sans mesure avec l'indulgence amusée qui a toujours accueilli les aventures de tous les Casanova, Alors que les films dans lesquels évoluaient ces derniers ne recevaient de désapprobation que dans la mesure de la nudité des personnages féminins, c'est-à-dire de ce qui excite l'homme.

L'argumentation du pape est du même type, et s'inquiète peu de ce qu'il advient de la femme qui dispose désormais de moyens anticonceptionnels. Le pape craint seulement que l'homme ne finisse par perdre le respect de la femme et devienne égoïste. Les moyens contraceptifs donnent à la femme une autonomie et une responsabilité dont la "nature" lui avait jusque-là refusé les moyens.

[120]

Enfin, la troisième conséquence néfaste entrevue par le pape d'une acceptation de principe des moyens anticonceptionnels est le risque que les "Autorités publiques" (les gouvernements) ne s'en servent pour établir une politique de la natalité. Il faut donc refuser le principe même de la régulation des naissances, non seulement parce "qu'un acte conjugal rendu volontairement infécond est par conséquent intrinsèquement déshonnête", mais encore parce que l'on ne doit pas "abandonner à l'arbitraire des hommes la mission d'engendrer la vie". Nous savons que les pays sous-développés de l'univers sont soumis à la loi qui fait qu'à partir d'un certain niveau de pauvreté, le taux de natalité croît démesurément, et que ce cercle est infernal : quels que grands que soient les efforts faits pour accroître la productivité en Amérique latine, en Afrique et dans les pays asiatiques (aux Indes en particuliers), et pour hausser le niveau de vie, les résultats de ces efforts sont toujours largement dévorés par une natalité galopante : le pays sous-développé nourrit de plus en plus mai une population toujours croissante. Pour ces pays, l'utilisation des méthodes contraceptives est d'une nécessité absolue pour sortir de la sous-humanité, et c'est ce que Paul VI appelle "abandonner à l'arbitraire des hommes la mission d'engendrer la vie".

Peut-on comprendre un tel langage ? La question doit être posée, car la tentation est forte, soit d'abandonner à son sort cette étrange conception de l'homme sans même tenter de surmonter la légère et douceâtre nausée que provoque la lecture de l'encyclique, soit encore de la recouvrir d'une pure et simple désapprobation. Il importe pour cela de ne pas traiter l'encyclique comme une abstraction isolée de son contexte. Je me contenterai pour ma part d'aborder ici brièvement deux voies qui me semblent se prêter à une analyse de ce type, et qui sont constituées, d'une part, par l'autoritarisme que le texte exsude, d'autre part, par le problème même d'une morale.

Un langage autoritaire

L'ambiguïté du concept de "nature" en fait l'instrument idéal de l'autoritarisme intellectuel du théologien en chef de l'Église, elle lui permet de définir l'humanisme, la morale et la volonté de Dieu comprise et interprétée par celui qui a le monopole de sa révélation. Dans ce langage, les mots renvoient à eux-mêmes par la vertu de la tautologie et de la circularité constantes du langage théologiques clos sur soi, qui définit aussi bien la situation que l'interprétation qui en résulte.

Autrement dit, ce langage ne mène plus à aucun discours. Il édicte, et, par le pouvoir de l'appareil, il établit les faits - c'est une énonciation qui se valide par elle-même. Contentons-nous ici de citer et de paraphraser le passage dans lequel Roland Barthes décrit les traits magiques et autoritaires d'un tel langage : "Il n'y a plus aucun sursis entre la dénomination et le jugement, et la clôture du langage est [121] parfaite..." Le langage clos ne démontre pas, il n'explique pas -il communique la décision, le diktat, l'ordre. Quand il définit, la définition est une simple "distinction entre le bien et le mal" ; il établit les raisons et les torts de façon indiscutable, et il justifie une valeur à l'aide d'une autre valeur. Il baigne dans les tautologies ; mais les tautologies sont des "sentences" terriblement efficaces. Elles jugent à l'aide de "préjugés", elles condamnent.

Ami lecteur, arrête-toi un instant et rentre en toi-même. Crois-tu vraiment que tout le précédent paragraphe s'inspire d'un anti-cléricalisme maladif ou d'un anti-papisme dépassé ? Quelle erreur profonde ! Ce paragraphe reproduit, au texte, la page cent-vingt-six perversement non guillemettisée de L'homme unidimensionnel d'Herbert Marcuse, [1] qui s'attache à analyser, non pas les joyeusetés componctueuses de l'encyclique de Sa Sainteté Paul VI glorieusement régnante, mais bien l'enfermement unidimensionnel du langage clos sur soi auquel donne lieu la civilisation technocratique moderne. Le propos de Marcuse ne concerne en rien le langage ecclésiastique, mais bien celui de la société technocratique qui s'est approprié l'esprit de l'homme et l'a réduit en servitude en même temps qu'elle faisait le projet de dominer la nature.

Il y a une profonde résonnance entre l'enfermement technologique et l'enfermement théologique, le premier est fonctionnaliste et possède une capacité infinie d'absorber sa propre extériorité, le second est utilitariste au profit d'une "nature" et d'un "arrière-monde" ; le premier est structuraliste et abolit l'histoire, le second se gave de vérités éternelles. Assurément, nous verrons bientôt se faire la rencontre historique de la matraque capitaliste et du goupillon bénisseur. Les fabriquants du contentement de soi américain, accompagnés des bien-nommées crapules staliniennes pourront désormais prendre des leçons de langage de l'enfermement chez les pasteurs de brebis, dont l'expérience en matière d'autoritarisme et de réification du langage est à la fois si ancienne et si providentiellement moderne. Par ailleurs, il apparaît digne, louable et salutaire que les évêques nord-américains manifestent la même servilité à accepter le diktat papal que celle que montrent les serviteurs du pouvoir américain, les agents de l'enfermement et autres sociologues fonctionnalistes à pratiquer l'intégrationnisme.

Qu'est-ce qu'une morale ?

Ainsi, lorsque nous lisons, à travers son langage clos et réifié, le refus manifesté par Paul VI des méthodes anticonceptionnel les, nous pouvons voir que ce refus repose sur une certaine morale, laquelle se traduit par ce concept surnaturel de "nature". Mais qu'est-ce qu'une morale ?

Au niveau de l'individu, la morale est l'ensemble des réponses que la [122] conscience apporte aux questions qu'elle se pose, et les actions qui en découlent. Socialement parlant, et c'est ce qui nous intéresse ici, une morale est un ensemble de pratiques et de maximes destinées à régulariser les relations entre les hommes à l'intérieur d'une situation de fait, situation qui est politique, sociale, culturelle et économique. Lorsque l'on veut apprécier la morale catholique, il est possible de dépasser la simple constatation que sa caractéristique est d'être généralement en retard de quelques siècles sur la situation de fait qu'elle prétend régulariser, en interrogeant le sens de ce désir de régulariser les relations entre les hommes à l'intérieur de cette situation de fait. Autrement dit, pourquoi faut-il une morale ? Pourquoi doit-on régulariser les rapports entre les hommes au moyen d'une morale ?

Précisons ici en donnant quelques exemples, que cette idée de régularisation ne compte aucun jugement de voleur, laudatif ou péjoratif. Au temps de Georges 1er, il était immoral de tremper son épée dans un poison avant d'aller au combat ; l'utilisation des armes empoisonnées se situait hors du cadre de la régularisation acceptée, c'est-à-dire hors de la violence convenue. De nos jours, les armes atomiques, bactériologiques et chimiques sont considérées comme immorales pour les mêmes raisons. Les Américains déversent probablement au Viet-Nam chaque mois l'équivalent en TNT de plusieurs bombes atomiques, sans provoquer la réaction mondiale qu'entraînerait l'utilisation d'une seule bombe atomique. C'est que le TNT fait partie de la violence considérée comme convenable.

Nous nous apercevons que l'idée même de la régularisation des rapports entre les hommes, et donc le projet moral lui-même, n'aurait pas de sens en dehors d'une situation conflictuelle. À quoi bon, en effet, régulariser une situation qui n'est pas déréglée de quelque façon ? Le projet moral se construit sur un fond de violence, et c'est sur ce fond qu'il établit ce que l'on appellera "la règle du jeu" ou le cadre à l'intérieur duquel les rapports entre les hommes seront considérés comme moraux. C'est là sa fonction, et tout ce qui se situe hors de ce cadre sera considéré comme immoral, non-régularisé, non-fonctionnel ; nous dirons même "disfonctionnel", si l'on nous permet cet américanisme.

Notre problème se trouve désormais transformé. Pour comprendre le sens de l'encyclique de Paul VI, il faut comprendre que le refus de la régulation des naissances et de la contraception résulte d'un projet de régulariser les rapports entre les hommes à partir d'une situation de violence, ou tout au moins à partir d'une situation conflictuelle. Où se loge cette violence ? Ce n'est qu'en répondant à cette question que l'on pourra apercevoir le cadre moral de la régularisation proposée et, du même coup, la raison qui rend la contraception dysfonctionnelle pour l'utilitarisme catholique.

Évidemment, on considèrera inacceptable toute théorie selon laquelle la violence en question se logerait au coeur de l'homme, dans une [123] quelconque "nature" humaine. Nous avons en effet déclaré ce concept introuvable dans l'analyse de l'encyclique, et la simple logique nous demande de ne pas le reprendre à notre compte ici. Et cependant la tentation est forte de le faire, parce qu'une telle attribution pourrait se faire dans le vide, faisant abstraction de toute condition de temps et de lieu. Mais une situation conflictuelle n'a jamais lieu dans le vide, "en l'air", elle prévaut dans un temps et dans un lieu précis ; l'attribution de la violence à une essence humaine éternelle doit donc être rejetée définitivement si l'on ne veut pas retomber dans la mystification du langage autoritaire théologique. L'attribution de la violence à une "nature" éternelle est mystifiante parce qu'elle masque la violence temporelle et historique.

La situation conflictuelle doit être recherchée dans la société que la régularisation affecte. C'est l'évidence même. Le projet de régularisation concerne l'institution du mariage monogame, indissoluble et seul lieu de l'activité sexuelle, c'est-à-dire le mariage bourgeois, tel que défini plus haut. Par conséquent, la situation conflictuelle que le projet moral catholique tente de régulariser se loge dans cette société bourgeoise. Les interdictions de Paul VI prennent désormais tout leur sens, et la doctrine qu'elles proposent est le maintien et la sauvegarde du mariage tel que l'ont connu les sociétés féodale et bourgeoise, le maintien et la sauvegarde de la situation conflictuelle qui a caractérisé ces sociétés, c'est-à-dire : l'inégalité dans la répartition de la production économique, l'appropriation de la culture par la classe dominante, l'infériorité sociale et juridique de la femme.

Écartons pour terminer une dernière objection. L'encyclique propose une doctrine qui se donne explicitement comme très difficile d'exécution ; des commentateurs ont déjà commencé à dire que cette doctrine ne serait qu'un idéal qui serait proposé à la conduite humaine, et que l'on saurait fort bien par ailleurs que cet idéal ne sera qu'imparfaitement réalisé. Nous avons vu pourquoi ce n'est même pas un idéal. Exprimée dans ses propres termes, la morale catholique veut reposer toute entière sur l'idée que l'homme est en son fond mauvais, c'est-à-dire que la "nature" dont il est question est une nature déchue, et qu'en cet état de l'homme, le plaisir a pour ainsi dire besoin d'excuses, de justifications et d'utilité. C'est ainsi que l'on en vient à tenir pour indissociables de l'exercice de la sexualité l'union (i.e. le plaisir) et la procréation. Mais le concept de "nature" est mystifiant, il recouvre et masque, dans l'usage répressif qu'on en fait, une conception utilitariste et fonctionnaliste du mariage liée a une institution historique, dans le cadre de la situation conflictuelle et de la violence qui caractérisent la société bourgeoise. Or, cette société et cette violence sont en voie de disparition, de nouveaux phénomènes apparaissent qui nous persuadent de l'émiettement et de l'éclatement des conflits décrits par Marx. Il est donc extrêmement difficile de déclarer idéale, c'est-à-dire non réelle mais simple objet du désir, ce qui a été, qui n'est plus, et qui n'était même pas désirable pendant qu'il était.



[1] Herbert Marcuse, L'homme unidimensionnelle, trad. franç. Monique Wittig, Paris, Éditions de Minuit, 1968.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 1 février 2013 15:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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