professeur de philosophie, Université
de Montréal, Université McGill et à l'UQÀM 

“Télévision. Il faut battre sa mère
pendant qu'elle est jeune”.

Un article publié dans la revue Liberté, vol. 18, no 4-5, juillet-septembre 1976, pp. 371-373. Numéro intitulé : La femme et l'écriture. 

La violence à la télévision semble troubler les bonnes âmes qui parlent même de la censurer pour sauvegarder l'ordre moral. Et pourtant j'ai comme le sentiment que l'on nous sous-estime à longueur de soirée avec ces règlements de compte entre voyous avec cravate et voyous sans cravate. La bêtise nous menace bien davantage que l'immortalité. On nous drogue, on nous stupéfie par les tristes aventures des Kojak, le flic humaniste, les Mannix que la publicité de l'émission présente comme le chevalier des temps modernes. En fait, c'est plutôt par l'ennui qu'ils engendrent que les Hawai 5-0 et les FBI Story poussent le spectateur au suicide. 

Cette pauvreté est d'autant plus insupportable que la réalité quotidienne dépasse, et de très loin, les minables violences de ce qui nous tient lieu de chanson de geste. Par exemple, quand a-t-on vu dans une série télévisée un ministre du travail enlevé, séquestré et finalement étranglé avec une chaînette d'or ? Ce serait peut-être invraisemblable, mais l'ayant vécu comment pouvons-nous prendre un intérêt quelconque aux pitreries même les plus meurtrières de monsieur Napoléon Solo qui ne paraîtront jamais que comme le Pablum de la violence réelle, comme un mâche-mâleau pour débiles même pas pervers ? Comment surtout peut-on tenter de nous faire croire que ces mêmes pitreries mettent en danger l'ordre moral. Quel ordre, grands dieux ? 

Nous montrera-t-on un jour dans une histoire télévisée six ouvriers de la construction considérablement ratatinés par une charpente de béton qui leur tombe sur la tête Par la faute d'un entrepreneur qui a lésiné sur le bois des formes ? jamais dans cent ans. Que diriez-vous de l'histoire bien sanguinolente montrant deux ouvriers enfermés dans une enceinte de béton et précipités d'une hauteur de 125 pieds sur le sol d'un grandiose chantier olympique, ça vous plairait ? Quand nous racontera-t-on l'histoire de deux cents travailleurs que leurs poumons bourrés d'amiante ont réduit à l'état de déchets incapables d'obtenir une pension d'invalidité ? 

Pourquoi, dites, ne nous montre-t-on jamais les trois corps policiers d'une ville associés dans l'installation de micros dissimulés dans la salle de rédaction d'une agence de presse ? Un chef de police recevoir un poste de télévision couleur ? Un flic déguisé en demoiselle à péage solliciter d'un sénateur les trésors de sa spermathèque ? 

J'aimerais bien voir à la télévision un jeune homme se faire tirer une balle dans la tête pour avoir fui, un joint à la main, le policier qui le pourchassait ; l'émission se terminerait sur un gros plan du policier innocenté par une commission d'enquête. Titre : L'harmonie du soir à Ste-Thérèse, où semblable aventure est arrivée à une jeunesse de 16 ans. Ou encore sur le même thème, le choix est vaste, j'aimerais que l'on nous montre un chef de police félicitant publiquement ses hommes responsables de la poursuite folle d'un autobus d'écoliers qui s'est terminée par la mort par balle d'un enfant de huit ans. Au lieu de nous surir le coeur avec l'histoire de l'enlèvement de la jeune et jolie fille du riche banquier, dorénavant aussi inévitable que celle de l'attaque de la diligence dans le Western. 

Vraiment, je proteste. C'est ennuyeux à la fin, la télévision nous sous-estime au point de ne jamais nous montrer un chantier de construction mis à sac au bélier mécanique par des permanents syndicaux artistes de l'usure, de la « protection » et de la prévarication ; pourtant ça pourrait faire des scènes terribles. A propos de « protection », pourquoi ne nous montre-t-on jamais un parti au pouvoir rançonnant des distributeurs de billets de loterie ou bien les boutiquiers des aérogares ? Une université distinguée embauchant des assommeurs pour régler ses conflits de travail par la violence ? Un gardien de la paix posant une bombe au profit de la pègre ? 

En un sens, le Montréalais qui voit la fusillade télévisée de la Saint-Valentin d'Al Capone, sept morts, ne peut manquer d'être frappé par le bonheur de cette paisible époque du Chicago des années '30, lui qui a connu les deux assassinats à brûle-pourpoint (comme diraient exactement les anciens) du restaurant Gargantua, et puis la grillade subséquente des onze témoins dudit double assassinat, total 13 barbéquious. Qui dit mieux ? Vraiment, c'est nous les champions, et les Américains ne sont pas de taille ; leurs Incorruptibles ne feront tout simplement jamais le poids avec les Informations télévisées de dix heures trente. Les vrais policiers sont des batteurs de femmes, Ginette Kéroack l'a bien senti, mais les guignols d'Auto-Patrouille manquent de style, tout est dans la manière, on ne le dira jamais assez. 

Quand la réalité dépasse la fiction elle devient elle-même fictive et nos rêves lanternent et cauchemardent avec le résultat que nous ne savons même plus nous amuser de l'honnête policier fictif avec cravate tuant légalement un autre voyou fictif mais sans cravate. Triste époque. 

Malheur à celui par qui la dévaluation onirique arrive ! 

Antidote suggéré : Le proverbe surréaliste, de Paul Eluard et Benjamin Péret. On y trouve de sages conseils, tel « Il faut battre sa mère pendant qu'elle est jeune ». 

CLAUDE LAGADEC