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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “Hétérodoxie et scientificité chez Marx, Keynes et Schumpeter.” Un texte publié dans la revue Cahiers d’économie politique, no 10-11, 1985, pp. 421-436. [Autorisation accordée le 11 décembre 2019 par l’auteur de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, retraité de l’Université de Montréal

Hétérodoxie et scientificité
chez Marx, Keynes et Schumpeter
.”

Un texte publié dans la revue Cahiers d’économie politique, no 10-11, 1985, pp. 421-436.

Résumé / Abstract

Introduction [421]

a) Schumpeter [423]
b) Keynes [424]
c) Marx [428]


Abstract

It is out of question that Marx, Keynes and Schumpeter were heterodox in their relation to Economies considered as a science. A legitimate question however concerns the type of heterodoxy which is characteristic of each of them. Kuhn's perception — and, to a lesser extent, Feyerabend's one — of the relations between heterodoxy and scientific knowledge are used hère to display important differences, on this ground, among these three economists. The result is that the keynesian heterodoxy is the only one which really fits Kuhn's scheme about scientific revolutions ; schumpeterian heterodoxy being not so revolutionary and marxian heterodoxy being the sui generis case which is mainly discussed in this paper.

Résumé

Marx, Keynes et Schumpeter sont incontestablement des penseurs hétérodoxes eu égard à la science économique de leur temps. On peut se demander toutefois si leurs hétérodoxies respectives étaient de même type. Les vues de Kuhn - et, à un moindre degré, celles de Feyerabend - sur les rapports de l'hétérodoxie et de la scientificité servent ici de révélateur pour mettre en relief d'importantes différences, sur ce plan, entre ces trois auteurs. Il en ressort que si l'hétérodoxie de Keynes s'analyse fort bien à l'aide d'un schéma comme celui de Kuhn, il n'en va pas de même de celle de Schumpeter et surtout de celle de Marx dont le rapport sui generis à la scientificité est tout particulièrement examiné ici.

[421]



HÉTÉRODOXIE ET SCIENTIFICITÉ
CHEZ MARX, KEYNES ET SCHUMPETER

Par Maurice LAGUEUX

Introduction

À n'en pas douter, les écrits de Marx, Keynes et Schumpeter ont heurté assez d'idées reçues chez ceux qui se sont faits les porte-parole de l'orthodoxie en matière de pensée économique pour que l'on puisse, sans hésitation aucune, qualifier d'hétérodoxe chacun de ces penseurs. Il paraît pourtant indiqué de se demander — et c'est ce qu'il s'agira de faire ici — s'ils l'étaient tous trois au même titre et dans le même sens.

Ayant affaire à trois économistes qui entendaient faire œuvre scientifique, il va sans dire que l'orthodoxie qu'ils mettaient ainsi en cause était celle qu'incarnait la science économique dominante à l'époque de chacun. Or, il y a, dans l'hétérodoxie qui affronte l'orthodoxie d'une science officielle, une sorte de paradoxe qui ne se rencontre pas, par exemple, dans l'hétérodoxie qui conteste les doctrines d'un parti politique. Celui qui est en rupture de ban avec son parti peut certes continuer de penser qu'il a raison contre tous, mais il aura tendance à faire désormais bien peu de cas de l'unité d'action et de pensée au nom de laquelle l'orthodoxie est valorisée. Il pourra même adopter sur ce plan une position carrément anarchiste et il n'en sera que plus radicalement hétérodoxe. Mais il n'en va pas ainsi pour celui qui prend ses distances à l'égard d'une orthodoxie scientifique ; car, même si rien, en principe, ne l'empêche de le faire en écartant d'emblée toute prétention à la scientificité, il est plus probable qu'il soutiendra plutôt que non seulement il a raison contre tous mais que sa pensée mérite à bien plus juste titre — sans quoi il n'aurait jamais osé contester l'orthodoxie scientifique — d'être considérée elle-même comme « scientifique » et comme scientifiquement valide.

Mais de quel droit celui qui se pique d'être hétérodoxe peut-il encore prétendre à la scientificité ? Sa situation en effet paraît presque aussi délicate que celle du soldat qui soutenait être le seul de son régiment à « avoir le bon pas » car que dit-on en affirmant à propos d'une thèse qu'elle est « scientifique » sinon qu'elle est susceptible, vu le caractère intersubjectif des démonstrations qui la soutiennent, d'emporter l'adhésion de la communauté scientifique ? [422] Or c'est bien l'unanimité relative résultant d'un tel état de choses qui est à la base de toute orthodoxie scientifique. C'est là, en tout cas, l'un des aspects qui distinguent le plus clairement la science de la philosophie où l'unanimité est inimaginable et où, en conséquence, la notion d'orthodoxie évoque plutôt un phénomène quasi pathologique — on peut penser aux diverses « scolastiques » — du fait que la réflexion philosophique ne peut être soumise à une méthodologie capable de s'imposer à tous les esprits éclairés et non prévenus. Dire en effet qu'une proposition est « philosophique » (ou « spéculative ») et nullement « scientifique », ce n'est pas dire qu'elle est indéfendable, c'est dire simplement qu'elle ne peut prétendre emporter l'adhésion rationnellement motivée de l'ensemble dé la communauté scientifique. Mais s'il en est ainsi, comment l'hétérodoxe qui heurte de front la communauté académique peut-il encore soutenir qu'il fait œuvre « scientifique » ?

C'est ainsi que des hétérodoxies de mystérieuse origine contestent inlassablement les sciences expérimentales au nom de disciplines qu'on tend alors à reléguer aux marges de la science ou même dans un lieu parallèle généralement perçu comme étranger au monde de la science. Les adeptes de la médecine hétérodoxe et de la parapsychologie, par exemple, même s'ils se perçoivent généralement comme d'authentiques chercheurs, s'opposent à l'orthodoxie académique et universitaire avec d'autant plus d'acharnement que leur hétérodoxie radicale les a amenés le plus souvent à rompre non seulement avec les contenus généralement acceptés par la communauté scientifique mais même avec les critères à l'aide desquels il est habituel de reconnaître le travail scientifique. Ici hétérodoxie et scientificité paraissent donc s'opposer absolument.

Y a-t-il alors une place pour l'hétérodoxie au sein même de l'activité scientifique ? À propos des sciences naturelles du moins, il n'est guère possible de poser cette question sans se référer aux théories de Thomas Kuhn et de Paul Feyerabend, deux épistémologues contemporains qui se signalent par l'attention qu'ils portent, chacun à sa façon, au rôle positif de ces démarches plutôt hétérodoxes qui viennent bousculer les conceptions scientifiques orthodoxes. Ces deux auteurs adoptent, à vrai dire, des positions fort différentes et, du point de vue qui nous occupe ici à tout le moins, c'est surtout par leurs conceptions respectives de la scientificité qu'on peut les opposer. Alors que, pour le premier [1], il s'agit, en dernier ressort, de comprendre le progrès scientifique qui serait rendu possible par une série de crises et de révolutions où l’hétérodoxie [423] a forcément sa place, pour le second [2], qui se qualifie volontiers d'anarchiste en matière épistémologique, c'est la notion même de critère de scientificité qui semble être remise en cause au point où, à ses yeux, rien (surtout pas la médecine parallèle) ne saurait, pour cause d'hétérodoxie, être exclu du champ de la science. Cette dernière approche paraissant, à première vue, trop accorder à l'hétérodoxie aux dépens de la scientificité, c'est vers la théorie de Kuhn que nous nous tournerons d'abord. Il importe d'ailleurs fort peu à la présente discussion de savoir laquelle de ces théories épistémologiques est la plus valable, puisque la théorie ici servira simplement de révélateur pour faire voir que la notion d'hétérodoxie doit s'entendre en des sens fort différents selon que l'on parle de Marx, de Keynes ou de Schumpeter.

À vrai dire, Kuhn s'est intéressé moins au problème de l'hétérodoxie scientifique en tant que tel qu'à celui des révolutions scientifiques qui, au cours de l'histoire des sciences, viennent périodiquement bouleverser ce qu'il appelle la pratique de la « science normale » mais qu'il aurait sans doute pu tout aussi bien appeler la pratique orthodoxe de la science. C'est pourtant à une sorte d'hétérodoxie qu'il attribue un rôle décisif, dans le progrès scientifique, car la pratique hétérodoxe, qui, en période de crise de la science normale, préside à la genèse d'un nouveau paradigme scientifique, déclenche selon lui une dynamique nouvelle qui amène les esprits les meilleurs (et les moins dominés par les pratiques antérieures) à se détacher de l'ancien paradigme — ou, si l'on préfère, de l'ancienne orthodoxie — pour se rallier au nouveau paradigme, c'est-à-dire à cette hétérodoxie d'hier qui paraît désormais répondre mieux aux difficultés théoriques dont la crise scientifique n'était que l'expression.

Or, force est de reconnaître que cette analyse épistémologique des rapports de l'hétérodoxie et de la scientificité ne s'applique pas également bien à l'hétérodoxie de chacun de nos trois économistes et que, pour des raisons d'ailleurs fort différentes, elle semble s'appliquer sensiblement mieux au cas de Keynes qu'à chacun des deux autres. Le cas de Marx est, sur ce plan, le plus délicat des trois et il faudra tantôt s'y arrêter plus attentivement ; mais avant de montrer que Keynes était hétérodoxe en un sens que l'approche de Kuhn peut, à tout le moins, aider à comprendre, voyons un peu ce qu'il en est du cas de Schumpeter.

a) Schumpeter

Ce dernier est, à n'en pas douter, un penseur profondément original [424] qui fuyait comme la peste les sentiers battus, mais il serait difficile de voir en lui l'artisan de l'une de ces révolutions majeures qui, pour Kuhn, peuvent résoudre les crises qui bloquent temporairement le progrès scientifique. La théorie du développement économique était certes une contribution ingénieuse et novatrice qui avait le mérite d'anticiper, dès 1911, bien des questions dont on devait mesurer l'importance beaucoup plus tard, mais on peut difficilement y voir la base d'un nouveau paradigme, à moins d'entendre par là un paradigme local au sens restreint qu'autorise également la pensée de Kuhn dans la mesure même cependant où elle se détourne des cas de radicale hétérodoxie, pour examiner les soubresauts internes au développement d'une science qui trahissent l'impact d'une découverte scientifique dans un secteur particulier de cette science. La théorie de Schumpeter montrait comment, à partir de concepts développés pour la plupart dans l'école autrichienne, on pouvait rendre compte de phénomènes économiques que négligeaient joyeusement et allaient continuer de négliger les économistes de l'époque, mais elle ne s'inscrivait pas vraiment, semble-t-il, dans une crise profonde qui aurait ébranlé la conscience scientifique de cette époque. Sans doute faut-il voir une illustration de la chose dans le fait que Schumpeter, malgré la hardiesse de ses vues, n'a guère remis en cause l'économie dominante de son époque et surtout pas sa prétention à la scientificité — ayant plutôt été un homme de synthèse comme en fait foi sa monumentale Histoire de l'analyse économique — et aussi dans le fait que, contrairement à Keynes et à Marx, il ne semble pas avoir laissé de disciples qu'auraient séduits et regroupés les aspects les plus hétérodoxes de sa pensée.

b) Keynes

Avec Keynes, les choses sont bien différentes : ce qu'on a appelé la révolution keynésienne est probablement ce qui, dans l'histoire de la pensée économique, ressemble le plus à une révolution scientifique au sens de Kuhn. L'œuvre maîtresse de Keynes se présente comme une solution audacieuse aux principaux problèmes où venait buter une science économique ébranlée par une grave crise — par une crise économique plus que scientifique, il est vrai, mais, pour une science qui prétendait révéler les secrets de l'activité économique, une crise économique de l'ampleur de celle des années 30 prenait forcément l'allure d'une crise de la théorie économique. De plus, cette crise économique et scientifique venait manifestement dérégler le fonctionnement de ce qui se donnait comme pratique d'une science normale. La science économique, en Angleterre du moins, s'inspirait [425] en effet, depuis un demi-siècle, d'une sorte de paradigme marginaliste auquel Alfred Marshall en particulier avait contribué à conférer une sorte de dignité scientifique. Surtout, les nombreuses éditions des Principles avaient assuré la diffusion auprès des praticiens de cette discipline de modèles et de règles de fonctionnement qui se transmettaient ainsi à des générations d'étudiants convaincus par là-même d'évoluer désormais dans un univers théorique à peu près aussi unifié que celui de la physique classique. Les instruments mathématiques dont Jevons avait recommandé l'emploi — et dont Marshall avait discrètement souligné la nécessité — étaient devenus d'usage commun et ils permettaient aux nombreux disciples de s'affairer à la solution d'une kyrielle d'énigmes théoriques du type de celles qui, aux yeux de Kuhn, occupent le plus fort des énergies de ceux qui s'adonnent au travail scientifique en régime de science normale [3].

Pour Keynes, le caractère plutôt paralysant de l'économie dominante ne faisait pas de doute et même, comme il le soutient dans les quelques lignes qui constituent à elles seules le premier chapitre de sa Théorie générale, cette dominance remonterait, par-delà le marginalisme, au moins jusqu'à l'époque de Ricardo — d'où le nom de « théorie classique » qu'il donne abusivement à la pensée économique dont il n'hésitera pas à saper les fondements : En fait, Keynes adopte, à l'égard de l'économie qu'il appelle « classique », une attitude qu'implicitement du moins, il compare lui-même à celle adoptée à l'égard de la physique classique par Einstein dont la contribution est pour Kuhn l'une des plus parfaites illustrations de l'instauration révolutionnaire d'un nouveau paradigme. Dans les deux cas, il s'agit moins de contester l'intérêt théorique de l'approche « classique » dominante que les limites beaucoup trop restreintes de son applicabilité. Pour Einstein, la physique classique s'applique certes à notre échelle, mais elle ne permet pas d'analyser correctement les phénomènes se déroulant aux très grandes vitesses qui prévalent au niveau atomique ou au niveau cosmique. De même, assure Keynes, les analyses de l'économie « classique » ne s'appliquent que dans un « cas spécial » correspondant à ce qu'il présente comme « la limite des situations d'équilibre possibles » [4].

Keynes d'ailleurs entendait bien tirer de ce rapprochement tous les avantages épistémologiques possibles. La théorie classique, souligne-t-il, n'est applicable qu'au cas du plein emploi ; vouloir l'appliquer à la situation courante où prévaut le chômage involontaire revient, à ses yeux, même s'il ne se réfère pas nommément à [426] Einstein, à essayer de comprendre, à l'aide de la physique classique et de la géométrie euclidienne, des phénomènes ayant lieu à des vitesses approchant celle de la lumière où (comme Einstein l'a montré) il faut recourir à une physique relativiste et à une géométrie non-euclidienne. Mais laissons-le, là-dessus, s'expliquer lui-même :

« Les théoriciens de l'école classique ressemblent à des géomètres euclidiens qui, se trouvant dans un monde non-euclidien et constatant qu'en fait les lignes droites qui semblent parallèles se coupent fréquemment, reprocheraient aux lignes leur manque de rectitude, sans voir aucun autre remède aux malencontreuses intersections qui se produisent. En vérité, il n'y a pas d'autre remède que de rejeter le postulatum d'Euclide et de mettre sur pied une géométrie non-euclidienne. Une opération de ce genre est aujourd'hui nécessaire dans le domaine de la science économique [5].

Et le remède proposé par Keynes n'équivaudrait à rien de moins qu'à reconstruire la théorie économique après s'être débarrassé du « second postulat de la doctrine classique » (celui, en l'occurence, de la mesure de l'utilité du salaire par la désutilité marginale du travail) à peu près comme Einstein proposait de reconstruire la théorie physique après s'être débarrassé du postulat newtonien de la simultanéité. Bref, Keynes, qui ne craignait pas plus de remettre en question les fondements de l'économie « classique » qu'Einstein ne craignait de bousculer ceux de la physique classique, s'est, en quelque sorte, montré hétérodoxe à la façon d'Einstein. C'est pourquoi la théorie kuhnienne des révolutions scientifiques peut raisonnablement bien rendre compte de son cas, comme le suggérait déjà A.W. Coats dans un article paru en 1969 [6].

D'ailleurs, tout comme celle d'Einstein, l'hétérodoxie de Keynes a suscité d'abord de très fortes réticences dans la communauté scientifique, mais elle n'a pas tardé à séduire déjeunes esprits qui n'étaient pas, contrairement à leurs aînés, irrécupérablement marqués par les principes de la pensée dominante de l'époque. Tout comme celle d'Einstein également, la théorie de Keynes allait déclencher diverses tentatives de synthèse (ou de récupération, si l'on préfère) que Kuhn décrit pour sa part comme des tentatives de traduction d'un paradigme dans l'autre [7]. La communauté des économistes ne pouvait pas se sentir indéfiniment tiraillée entre deux théories aussi fondamentalement opposées, pas plus que la communauté des physiciens ne pouvait osciller bien longtemps entre une physique classique et une physique relativiste.

[427]

On sait comment fut accomplie cette synthèse sous l'impulsion de Hicks, grâce à ses courbes IS-LM, de Hansen et de Samuelson, grâce à leurs efforts pour traduire dans un langage plus familier aux économistes le langage fort peu orthodoxe de Keynes. On connaît aussi le destin ultérieur du paradigme keynésien qui se vit dépouillé de ses aspects les plus troublants pour la communauté des économistes et enrichi de ce qui dans l'économie « classique » (ou plutôt « néo-classique ») pouvait s'y laisser associer. Le nouveau paradigme ainsi domestiqué allait devenir l'inspiration d'une nouvelle « science normale » dont les principes ne tarderont pas à être codifiés et illustrés dans de nouveaux manuels dont Samuelson lui-même devait rédiger le prototype fort bien connu. Enfin, les conclusions nouvelles associées à ce nouveau paradigme devaient à leur tour (tout comme celles générées par le paradigme einsteinien) faire l'objet de nouvelles contestations pour donner lieu à ce en quoi bien des historiens de la pensée économique croient reconnaître les manifestations d'un progrès scientifique similaire à celui de la physique.

Pour être honnête, il faut admettre que l'analyse kuhnienne ne s'applique pas de façon aussi satisfaisante au cas de Keynes qu'à celui d'Einstein parce que la notion de « science normale » convient quand même moins bien à l'économie qu'à la physique. L'économie pré-keynésienne n'avait certes pas atteint le degré de cohérence formelle et surtout pas le degré de testabilité de la physique pré-relativiste de sorte que, malgré son apparente unité, elle pouvait, plus aisément que la physique, s'accommoder de conceptions contradictoires et laisser cohabiter des écoles et des théories passablement opposées. Une crise scientifique ne pouvait donc y être déclenchée par le caractère insupportable d'une simple anomalie théorique du type de celle que mettait en relief la fameuse expérience de Michelson et Morley qui a si décisivement contribué à déclencher la crise à laquelle Einstein est venu apporter une réponse. En économie, la crise scientifique ne pouvait être précipitée que par une crise économique qui avait pour effet de rendre « insupportable » moins une quelconque anomalie théorique que la suffisance dont trop d'économistes   traditionnels   continuaient   quand   même   de   faire  preuve.

D'autre part, les facteurs susceptibles d'inciter à se rallier au nouveau paradigme devaient être encore moins « objectifs » en science économique qu'en physique. Car, malgré l'insistance très remarquée de Kuhn sur le caractère fortement sociologique des facteurs qui finissent par convaincre les meilleurs esprits d'opter pour le nouveau paradigme, on aurait bien tort de penser qu'à ses yeux tout se ramènerait à une sorte d'option irraisonnée et arbitraire. Il est vrai que, selon lui les vieux physiciens aveuglés par les normes de la physique classique dans laquelle ils avaient tant investi demeuraient [428] souvent incapables d'opérer la conversion « gestaltique » de leurs perceptions théoriques — laquelle leur aurait été nécessaire pour penser à la manière d'Einstein — alors que de jeunes physiciens moins compromis théoriquement et plus audacieux psychologiquement auraient moins de mal à faire le saut. Voilà pour l'aspect psychosociologique du phénomène, mais il n'en reste pas moins qu'aux yeux de Kuhn, qui revient longuement sur cette question dans la postface de la seconde édition de son ouvrage si controversé, ce sont d'abord des considérations rationnelles [8] — concernant par exemple le nombre de phénomènes pouvant être prédits par la théorie — qui deviennent déterminantes au moment de mettre en balance les paradigmes opposés. Or il semble bien, par contre, que, pour ceux qui se sont ralliés au paradigme keynésien, des considérations politiques et même éthiques ont ajouté leur poids, assez lourd, à celui du facteur psycho-sociologique qui, comme Kuhn l'a rappelé, intervient toujours dans l'option théorique d'un homme de science. Il suffit, en effet, pour se convaincre du contexte un peu ambigu qui a entouré cette option théorique de la communauté des économistes, de se rappeler, par exemple, que les apôtres du New Deal avaient déjà opté pour des politiques budgétaires expansionnistes et que, de ce fait, ils devaient être à l'affût de justifications théoriques susceptibles de conférer quelque crédibilité scientifique à leurs généreuses prises de position éthico-politiques.

Bref, la révolution keynésienne ne s'est certes pas déroulée exactement à la façon des révolutions scientifiques décrites par Kuhn ; mais, sans devoir pour autant sous-estimer ces différences inévitables entre l'évolution des sciences physiques et celle des sciences sociales, il faut reconnaître que la théorie kuhnienne permet de mieux comprendre le rôle que l'impitoyable contestation par Keynes des fondements de l'orthodoxie économique de son temps a pu jouer dans le développement  de la « science » économique tel que l'ont perçu, en tout cas, ceux qui ont pris le relais de l'orthodoxie contestée.

c) Marx

Or, il n'en va pas vraiment ainsi dans le cas de Marx dont l'hétérodoxie radicale a, du point de vue épistémologique, quelque chose de moins orthodoxe, si j'ose dire, que celle de Keynes. À première vue pourtant, le schéma de Kuhn paraît devoir éclairer plusieurs aspects de l'entreprise hétérodoxe de Marx. Celui-ci n'a-t-il pas pris clairement ses distances à l'égard de l'économie ricardienne qui, à son époque, pouvait encore, d'une certaine façon, être considérée [429] comme l'économie dominante ? N'a-t-il pas voulu montrer que l'analyse ricardienne ne pouvait être valable que pour le mode de production particulier que constituait le capitalisme et qu'il y avait lieu d'intégrer le meilleur de cette analyse, comme il entendait bien le faire dans le Capital, à la perspective théorique plus large que proposait le matérialisme historique ? N'a-t-il pas inauguré une tradition nouvelle qui devait inspirer nombre d'amateurs d'énigmes théoriques, dont la moindre n'était certes pas celle de la « transformation » qu'Engels soumettait littéralement aux lecteurs du livre II du Capital ? Le marxisme enfin n'a-t-il pas permis à des générations de théoriciens, formés eux aussi à l'aide de « manuels » de plus en plus nombreux, de préciser progressivement les aspects demeurés obscurs des conceptions que Marx opposait hardiment à la théorie économique de son temps ?

Il n'est donc pas interdit de reconnaître en Marx le fondateur d'une sorte de paradigme nouveau dont l'incontestable hétérodoxie mesurerait d'une certaine façon le degré de radicalité. Toutefois c'est à tort qu'on se contenterait de voir dans la notion kuhnienne de paradigme un moyen plutôt banal et superflu, à vrai dire, de souligner la distance qui sépare des écoles de pensée dont certaines peuvent être considérées comme orthodoxies en regard desquelles d'autres risquent fort de passer pour hétérodoxes. Kuhn, rappelons-le, propose plutôt une théorie dont on peut dire qu'elle rend compte des rapports de l'hétérodoxie et de la scientificité dans la stricte mesure où elle montre que le progrès scientifique s'explique par ces révolutions qui ébranlent périodiquement des paradigmes dominants mais essoufflés pour leur substituer de nouveaux paradigmes plus aptes à récupérer les acquis des anciens et à inaugurer une pratique nouvelle de la science normale. S'il en est ainsi, il devient manifeste que l'hétérodoxie de Marx ne peut être du type de celles qui remplissent cette fonction décisive dans le progrès des sciences. Ce serait trahir la contribution de Marx — en un sens qui ne s'appliquerait pas, par exemple, à celles de Keynes ou d'Einstein — que d'en faire ainsi l'instrument requis pour débloquer la voie au progrès scientifique ou le moment antithétique d'une vaste construction théorique laissée aux bons soins des générations futures.

Sans doute la théorie économique de Marx a-t-elle pu intégrer d'emblée plusieurs éléments de l'économie classique, mais on ne saurait pour autant l'intégrer elle-même à l'hypothétique synthèse qui assurerait à la science économique cette unité si précieuse à une discipline en quête de progrès non équivoque. Des efforts remarquables — ceux de Morishima par exemple [9] — ont bien été déployés, [430] à diverses époques, pour réaliser cette sorte de synthèse entre l'économie marxiste et une analyse économique plus conventionnelle, mais de telles entreprises, plutôt marginales et sans impact réel sur le développement de la pensée économique, ont généralement été perçues comme des curiosités par l'économie dominante et comme des tentatives de récupération fort suspectes par la plupart des marxistes. Il est vrai que cette méfiance à l'égard des synthèses récupératrices s'est manifestée aussi bien dans l'attitude des néo-keynésiens à propos de la récupération dont la pensée de Keynes aurait également été victime. Il est clair cependant que l'on n'a pas affaire au même phénomène. L'existence même de la protestation néo-keynésienne nous rappelle à nouveau le fait que les sciences sociales ne peuvent atteindre au même degré d'intégration que les sciences physiques — on ne parle guère de « physique néo-einsteinienne » — ; mais il reste que, malgré son caractère lénifiant et peut-être simplificateur, la synthèse opérée par Hicks et Samuelson répondait à une attente réelle de la communauté scientifique partagée entre l'élégance des techniques de la microéconomie marginaliste et la nécessité d'une analyse macroéconomique. C'est précisément parce qu'une telle synthèse débloquait ainsi la voie de l'analyse néo-classique et offrait la possibilité de s'adonner à nouveau à une science normale — d'inspiration keynésienne cette fois — que l'on peut dire que dans l'histoire de l'analyse économique, le paradigme keynésien a joué à peu près le rôle décrit par Kuhn, alors qu'on ne peut rien attendre de tel des synthèses visant à rapprocher l'économie marxiste et l'économie néo-classique.

Dans le cas du marxisme, en effet, les choses se sont présentées bien différemment. L'économie dominante ayant plutôt eu tendance à percevoir le marxisme comme une hétérodoxie irrécupérable, sa stratégie en a été une d'isolement et de rejet. Elle a d'abord boudé et ignoré le marxisme ; puis elle s'est efforcé inlassablement — et sur tous les plans — de contester sa scientificité. Les marxistes le lui ont bien rendu en cherchant, dans la foulée de Marx lui-même, à la réduire à une « économie vulgaire » ou à une pure idéologie. Ce concept d'idéologie (gauchement défini comme une sorte d'antithèse du concept de science) a d'ailleurs joué un rôle central dans tous ces débats où il a agi, dans l'un et l'autre camp, comme une sorte d'anathème destiné à invalider la pensée de l'autre. Le besoin d'unité qui, aux yeux de Kuhn, travaille une communauté scientifique partagée entre deux paradigmes opposés ne semble pas, en effet, s'être tellement fait sentir dans le cas de l'opposition du marxisme et de l'économie dominante. Les efforts épisodiques pour intégrer diverses analyses de Marx à l'appareil conceptuel de l'économie néoclassique paraissent avoir été plutôt, pour certains économistes néo-classiques [431] plus sensibles que d'autres aux problèmes sociaux de leur temps, l'occasion presque rituelle de se refaire une bonne conscience idéologique, et, pour certains économistes marxistes, l'occasion d'ajouter à leur crédibilité scientifique ; jamais, en tout cas, ces efforts ne furent vraiment — comme ceux qui avaient pour but de domestiquer l'œuvre d'Einstein ou celle de Keynes — l'occasion d'offrir à une communauté scientifique en crise l'occasion de retrouver avec son unité perdue la possibilité de s'adonner à ce que Kuhn appelle « la science normale ».

Bref, économie marxiste et économie néo-classique ont poursuivi leur chemin indépendamment l'une de l'autre ou plutôt largement en opposition l'une à l'autre et la plupart des représentants de chacune se sont vite accommodés de cette polarité qu'ils n'ont guère cherché à surmonter. Si, en particulier, tant d'économistes marxistes ne se sont pas reconnus dans les produits du syncrétisme bienveillant d'économistes en mal d'unité, c'est que, pour eux, la dimension la plus essentielle de l'entreprise de Marx était justement sa dimension critique et que celle-ci se trouvait émoussée et même étouffée par ce genre de synthèse qui, de ce fait, leur a toujours paru un peu suspect.

C'est pourquoi les économistes radicaux américains, qui ont été séduits très tôt par la théorie de Kuhn, ont eu tendance à se réclamer d'un nouveau « paradigme radical » (qu'ils associaient assez volontiers à un paradigme marxiste) caractérisé par sa sensibilité aux contradictions et aux conflits sociaux par opposition à l'accent que le paradigme dominant mettrait sur l'harmonie et l'équilibre. Mais, comme j'ai eu l'occasion de le montrer dans une étude consacrée plus spécifiquement à cette question [10], ils ne retenaient ainsi que l'aspect le moins intéressant et le moins explicatif de la théorie de Kuhn, celui que ce dernier répudiait presque, dans sa postface de 1969, parce qu'il refusait de se contenter d'attirer banalement l'attention sur l'irréductibilité de visions du monde opposées entre elles. Bref, ou bien on prend la pensée de Kuhn en son sens lâche et elle n'explique rien ; ou bien on la prend en son sens strict et elle ne s'applique pas vraiment au cas de Marx ; d'une façon ou de l'autre, on ne peut rendre compte, à l'aide de cette théorie, de l'articulation de l'hétérodoxie et de la scientificité dans le cas de Marx — comme on a pu le faire dans le cas de Keynes — tout simplement parce que la théorie de Kuhn fait appel à une conception du progrès scientifique qui paraît incompatible avec la plus fondamentale peut-être des dimensions de la pensée marxiste — celle qui en fait une pensée critique.

Or c'est précisément cette conception du progrès scientifique qui a [432] été contestée par Feyrebend avec tant d'éloquence que son plaidoyer ne pouvait manquer de séduire plusieurs de ceux qui entendaient dénoncer l'arrogance de l'économie dominante. Sans doute était-il tentant alors de chercher à relativiser les prétentions à la scientificité d'une économie orthodoxe qui est manifestement plus vulnérable que la physique à des arguments du type de ceux auxquels recourait Feyerabend ; mais ce relativisme radical, on le comprendra aisément, était une arme à double tranchant qui pouvait se retourner dangereusement contre les prétentions à la scientificité de l'hétérodoxie marxiste. Nul sans doute ne le savait mieux que Feyerabend lui-même dont le radicalisme trouble-fête se moquait de telles prétentions et se voulait avant tout, pour employer ses propres mots, anarchiste et même dadaïste [11].

À vrai dire, ce serait être plutôt injuste pour Marx lui-même que d'essayer de rendre compte de son « hétérodoxie » à la lumière du modèle de Feyerabend. Marx en effet n'était pas plus anarchiste sur le plan épistémologique que sur le plan politique. Bien au contraire, et tout hétérodoxe qu'ait pu être sa pensée, il s'est toujours porté à la défense de la science et de la technique. Rien ne lui était plus étranger que cette méfiance systématique dont tant de marxistes contemporains inspirés surtout par Marcuse font preuve à l'égard de ces deux composantes essentielles du rationalisme occidental. Il n'y a d'ailleurs pas lieu de crier au paradoxe pour autant car la conjoncture théorique, si j'ose dire, n'était pas au XIXe siècle ce qu'elle est aujourd'hui. Au XIXe siècle, la science, dont le destin commençait alors à être associé à celui de la technique, était une force essentiellement révolutionnaire qui, entre les mains de la bourgeoisie, avait fait reculer la barbarie et qui, au yeux de Marx, ne pouvait, en se développant, que favoriser les intérêts du prolétariat. Cette conviction, elle était déjà celle de Saint-Simon, mais, avec Marx, elle sera vraiment prise au sérieux : c'est pourquoi, dans l'Idéologie allemande, il fallait prendre parti en même temps pour la science et pour le socialisme contre toutes les formes de mystifications philosophiques. C'est pourquoi, comme Henri Denis l'a bien vu, Hegel allait être abandonné au profit de Ricardo qui semblait détenir les clés scientifiques du socialisme [12]. Pour Marx, comme pour Saint-Simon, la libération passait par la science, mais pour Marx, comme pour bien des savants de son temps, la science était une entreprise impitoyablement démystificatrice et crûment matérialiste, c'est-à-dire largement empiriste.

Au XXe siècle les choses ont changé. D'une part, la science et la technique sont devenues les instruments les plus efficaces peut-être [433] de la domination de la classe dominante, comme Marcuse, entre autres, l'a rappelé au début des années 60. D'autre part, le matérialisme a cessé, dans l'épistémologie moderne, d'être considéré comme la philosophie spontanée des savants. La science n'est pas devenue « idéaliste », sans doute, mais l'accent est désormais mis sur le fait que les théories scientifiques sont des constructions hypothétiques très subtilement reliées à un monde réel toujours plus fuyant. L'étonnante fortune théorique d'Althusser tient au fait que, s'étant rendu compte de la chose, également au début des années 60, il a su tirer parti de quelques passages de l’Introduction générale de Marx, pour donner opportunément au matérialisme (on ne pouvait quand même pas sacrifier le mot) la coloration anti-positiviste et anti-empiriste qui devait justifier la méfiance si caractéristique du marxisme de cette période à l'égard de tout ce qui paraissait positif et empirique dans la science officielle [13].

Marx lui-même, par contre, n'avait pas de raison d'être inquiété par quelque science positive que ce soit et sa préoccupation était bien plutôt d'étendre résolument une méthode scientifique carrément matérialiste à l'étude des phénomènes sociaux, historiques et juridiques que jusque là seul Hegel, à ses yeux, avait abordé sérieusement quoique de façon spéculative et non scientifique. En économie, Marx s'est donc fait l'élitique défenseur de l'économie classique, à la fois contre les « économistes vulgaires » et contre les « socialistes vulgaires ». Ne s'adressait-il pas avant tout à des socialistes qu'il voulait convaincre de la nécessité de faire œuvre scientifique et de s'intéresser plutôt à Ricardo qu'à Proudhon, car, comme il le rappelait un peu brutalement à Weitling, « L'ignorance n'a jamais servi personne  ! » [14]. Aussi, par les hommes de son temps, Marx semble avoir été perçu moins comme un hétérodoxe un peu farfelu (distinction dont Keynes et Einstein ont peut-être davantage bénéficié) que comme un scientifique redoutable et fâcheusement porté à tout expliquer, même le monde sacré des idées et des valeurs morales, à partir d'une analyse froidement scientifique.

C'est pourquoi, chez Marx, le conflit de l'hétérodoxie et de la scientificité ne semble pas se poser en des termes conventionnels. Marx n'est pas, comme Keynes, partie prenante dans les débats « scientifiques » officiels de son époque. D'ailleurs, à ses yeux, comme il l'explique dans la postface de la seconde édition du Capital, il ne peut plus, à cause de la lutte des classes, y avoir de science économique bourgeoise à son époque. Le discours qui en tient lieu, [434] c'est cette « économie vulgaire » que Marx méprise si profondément, justement parce qu'elle lui paraît relever beaucoup plus de l'apologétique que de la science. Dès lors, il n'y a aucun sens à présenter Marx comme hétérodoxe à l'égard d'une doctrine à laquelle il se voulait aussi totalement étranger et dont les partisans l'ignoraient le plus souvent. C'est ainsi qu'on peut bien parler d'un théologien hétérodoxe, mais que, à l'égard d'une religion, il n'y a guère de sens à parler, de l'hétérodoxie d'un athée hostile à toute pensée religieuse.

Par contre, à l'égard de la pensée économique de Ricardo qu'il ne manquait pas de rectifier avec hardiesse, Marx était bien, en un sens, aussi hétérodoxe que Keynes pouvait l'être à l'égard de la pensée de Marshall ou de Pigou ; mais, au moment où l'économie ricardienne, qui avait occupé longtemps une position dominante, n'exerçait déjà plus la même autorité et allait bientôt recevoir un coup presque fatal de la part de Jevons et des marginalistes, l'intervention de Marx, un demi-siècle après la mort de Ricardo, tenait moins de l'hétérodoxie que de la défense d'une « orthodoxie » (trop négligée) injustement oubliée. Si l'on préfère, Marx est peut-être un ricardien hétérodoxe, mais à ce titre il ne semble inquiéter ni l'orthodoxie de son temps qui ne tenait pas outre-mesure à l'orthodoxie ricardienne, ni cette dernière orthodoxie elle-même qui se trouvait moins dénoncée que ravivée et restaurée dans ses droits scientifiques, comme bien des marxistes, dans le sillage de Maurice Dobb, l'ont implicitement reconnus [15]. En somme, Marx, qui a consacré une bonne partie de sa vie à examiner avec une patience admirable les problèmes que lui a légué la tradition classique, n'avait certes rien du disciple servile et, sur bien des points essentiels, sa pensée s'écarte de celle de Ricardo beaucoup plus décisivement que Dobb ne semble le supposer, mais il n'en reste pas moins que les polémiques qu'il a dû mener ressemblent au moins aussi souvent à celle du disciple intelligent s'en prenant aux adversaires indignes d'un maître incompris qu'à celle de l'hétérodoxe attaquant de front l'orthodoxie des disciples de ce maître.

Entendons-nous bien cependant ; il ne s'agit pas ici de chercher — ce qui serait absurde — à faire de Marx un penseur orthodoxe, il s'agit plutôt de bien caractériser son hétérodoxie et de montrer qu'elle est d'un tout autre ordre que celle de Keynes. Marx n'est pas hétérodoxe à la manière des moutons noirs d'une tradition scientifique donnée, mais il ne l'est pas non plus, puisqu'il prend irrévocablement parti pour la science, à la manière des dénigreurs de la pensée scientifique elle-même. Il l'est, en un sens, d'une façon plus radicale. S'il s'est fait l'héritier légitime d'une tradition scientifique classique, [435] c'était pour la mettre au service de son projet révolutionnaire, et cela en accentuant ses potentialités démystificatrices. Si la science est avant tout une entreprise de démystification, comme Marx en est convaincu, c'est la science la plus exigeante qui sera aussi la plus démystificatrice. C'est pourquoi Marx partageait l'enthousiasme de Saint-Simon devant le développement des sciences de la nature et c'est pourquoi il fit si grand cas des thèses de Darwin où il voyait le « fondement historico-naturel » non pas du futur darwinisme social mais bien de ses propres conceptions historiques [16].

Dès lors, l'économie de Ricardo lui paraissant, malgré ses limitations bourgeoises, incomparablement plus rigoureuse, scientifiquement parlant, que les travaux « apologétiques » de ses contemporains, il estimait n'avoir qu'à corriger et à développer les analyses de cet économiste pour en faire l'instrument essentiel de la mise en évidence du caractère factice et odieux de l'exploitation dans le monde capitaliste, résultat qui devait contribuer puissamment à apporter pleine crédibilité scientifique à son projet socialiste. Mais Marx n'entendait pas en rester là, il comptait bien étendre ce genre d'analyse scientifique à l'ensemble de la structure sociale et rendre compte ainsi des phénomènes politiques et idéologiques en les reliant à leurs conditions matérielles, ce qui était bien dans l'esprit de la tradition scientifique que l'économie classique s'était contenté d'appliquer à l'étude des seuls phénomènes économiques. En se faisant ainsi le pionnier d'une science sociale qui n'était pas comme la sociologie de Comte une simple variété de philosophie morale, mais qui était un instrument de démystification et de critique sociale, Marx associait pour longtemps cette nouvelle science — perçue comme d'autant plus scientifique qu'elle se voulait matérialiste — aux revendications d'une classe défavorisée. Celle-ci n'avait-elle pas tout à gagner de la mise à nu de mécanismes qui semblaient assurer, temporairement du moins, la domination d'une bourgeoisie désormais traquée au nom de la science jusque dans ses derniers retranchements ?

Ce qui a fait la force de Marx, c'est d'avoir pris de vitesse la bourgeoisie dans l'instauration d'une nouvelle science sociale qui puisse vraiment avoir quelque chance de partager l'autorité des sciences naturelles. Or, en proposant une analyse qui était à la fois matérialiste et démystificatrice, c'est-à-dire qui parvenait à loger dans des conditions matérielles — et non dans la conscience des agents étudiés — l'explication de leurs comportements sociaux, Marx accomplissait ce tour de force bien avant que commence à prendre forme, à la fin du XIXe siècle, une sociologie digne d'être [436] considérée comme « science officielle ». Et comme Marx avait associé cette science démystificatrice à la dénonciation de la société bourgeoise, c'est le projet même d'une science sociale, indistinctement conçue comme critique sociale, qui a pris un caractère subversif avant même qu'une orthodoxie scientifique quelconque ait pu, en ces matières, commencer à se constituer. C'est pourquoi Marx est moins celui qui aurait incarné l'hétérodoxie au sein d'une tradition scientifique donnée que celui qui a instauré une tradition scientifique prédestinée, en quelque sorte, à être, pour les sciences sociales, l'hétérodoxie de toutes les orthodoxies futures.

Car s'il était fatal qu'une construction théorique mise au point, il y a plus de cent ans, finisse par se lézarder et par montrer d'irrécupérables signes de faiblesse, s'il était fatal que de cruelles déceptions soient réservées à ceux qui espéraient pour demain le déclin d'un capitalisme miné par ses contradictions et l'avènement d'une société qui devait ressembler à celles dont ils avaient si longtemps rêvé, s'il était fatal que les théories scientifiques de Marx — justement parce qu'elles étaient représentatives des théories scientifiques d'un siècle passé — ne puissent pas être conservées intactes plus longtemps que d'autres théories « scientifiques », une chose pourtant allait demeurer inaltérée : c'est la conviction que la science, parce qu'elle est foncièrement démystificatrice, doit, d'une certaine façon, permettre la dénonciation de toutes les formes d'oppression et de leurs cautions idéologiques qui empêchent l'humanité de se réaliser pleinement. Et c'est parce qu'on a vite reconnu dans cette conviction le résidu essentiel de cette sorte de marxisme éternel qui parvient toujours, sans trop de mal, à survivre à ses innombrables avatars, que la pensée de Marx n'a pas tardé à être perçue, par tous les représentants de la pensée économique officielle, comme l'inspiration lointaine mais toujours redoutable d'une éternelle et radicale hétérodoxie.

Université de Montréal (Canada)



[1] T.S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, second édition, enlarged ; traduit par Meyer : La structure des révolutions scientifiques, Paris : Flammarion, 1983.

[2] P. Feyerabend, Against Method, traduit par Jurdant et Schlumberger : Contre la méthode, Paris : Seuil, 1979.

[3] T.S. Kuhn, op. cit., ch. III de l'édition française (éd. originale : ch. IV).

[4] J.M. Keynes, The General Theory of Employment Interest and Money, traduit par Largentaye : Theory générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Paris : Payot, 1963, p. 25.

[5] Ibid., pp. 38-39 (corrections mineures apportées).

[6] A.W. Coats, « Is there a « Structure of Scientific Revolutions » in Economics ? » Kyklos, vol. 22, 1969, pp. 289-296.

[7] T.S. Kuhn, op. cit., trad. fr., p. 276.

[8] Ibid., pp. 278-279.

[9] M. Morishima, Marx 's Economics, Cambridge University Press, 1973.

[10] M. Lagueux, Le marxisme des années soixante, Montréal : Hurtubise HMH, 1982, ch. IV.

[11] P. Feyeratend, op. cit., introduction et ch. 2.

[12] H. Denis, L'« Economie » de Marx, histoire d'un échec, Paris : PUF, 1980.

[13] À ce sujet, on pourra consulter M. Lagueux, op. cit., ch. I.

[14] Cité par H. Lefebvre in Pour connaître la pensée de Karl Marx, Paris : Bordas, 1956, p. 146.

[15] Voir M. Dobb, Political Economy and Capitalism, 2nd édition, London : Routledge & Kegan Paul, 1940, ch. I.

[16] Lettre de Marx à Engels du 19 décembre 1860 ; voir Marx-Engels, Lettres sur les sciences de la nature, Paris : Editions Sociales, 1973, p. 20.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 26 avril 2024 19:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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