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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Maurice Lagueux, “L’agent économique: rationalité maximale ou minimale ?” Un article publié dans la revue CAHIERS D’ÉPISTÉMOLOGIE, Cahier no 2005-06, numéro 329, 24 pp. Une publication du Groupe de recherche en épistémologie comparée, département de philosophie, UQAM, 2005. [Autorisation accordée par l'auteur le 28 septembre 2010 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Maurice Lagueux

Professeur de philosophie, Université de Montréal

L’agent économique :
rationalité maximale ou minimale ?


Un article publié dans la revue CAHIERS D’ÉPISTÉMOLOGIE, Cahier no 2005-06, numéro 329, 24 pp. Une publication du Groupe de recherche en épistémologie comparée, département de philosophie, UQAM, 2005.


[3]

Une version préliminaire de ce texte a été présentée au colloque de l’ESHET tenu à Paris en janvier 2003. L’auteur tient à remercier Luigino Bruni, son commentateur à cette occasion, un lecteur anonyme des Cahiers d’économie politique ainsi que Bruce Mann, Robert Nadeau et Bernard Walliser dont les remarques, faites à diverses étapes de la rédaction, ont été particulièrement utiles. Il remercie également le CRSH (Ottawa) et le FQRSC (Québec) de leur aide financière.


Résumé / Abstract
Un argument en faveur de l’idéalisation de la rationalité
Qu’est-ce qu’un agent économique idéalement rationnel ?
Les agents « modérément » rationnels des modèles économiques
Ouvrages cités
NUMÉROS RÉCENTS


Résumé

[4]

On admet généralement qu’un agent économique idéalement rationnel devrait être doué d’une parfaite capacité de déduction à partir de croyances et de préférences correctes et cohérentes. De telles exigences devant exclure tout changement de goût et tout apprentissage, l’omniscience et la connaissance du futur seraient logiquement requises. Toutes ces exigences transformeraient cet agent idéal en un « agent » intemporel inapte à agir. Une fois rejetée cette notion autocontradictoire, la différence entre divers modèles d’agent économique devient une pure affaire de degrés de rationalité sur une échelle allant de la présumée maximisation des modèles néoclassiques à la rationalité limitée ou même minimale.

Abstract

It is usually admitted that an ideally rational economic agent must be endowed with perfect deductive abilities applied to correct and consistent beliefs and preferences. Since such requirements must exclude change in taste as well as learning, omniscience and even science of the future would be logically implied. These requirements would transform the ideal rational agent into a timeless agent unable to act. Once this self-contradictory notion is rejected, the difference between models of economic agent becomes a matter of degree of rationality in a scale going from the alleged maximisation of neoclassical models to bounded or even minimal rationality.



[5]

À la question « qu’est-ce qu’un agent économique », il est assez habituel de répondre en se référant à un agent idéal dont l’homo oeconomicus est censé être le paradigme dans la mesure où celui-ci est présumé capable de faire des choix optimaux en s’appuyant sur un calcul approprié [1]. De plus en plus d’objections ont été soulevées contre cette façon de définir l’agent économique et d’autres modèles d’agent économique ont été proposés parmi lesquels l’agent qu’invoque Herbert Simon [2] dans ses travaux sur la rationalité limitée est sans doute l’exemple le plus connu. D’autres sont allés plus loin au point d’estimer plus approprié de se référer à une « rationalité minimale » (Cherniak, 1986) qui correspond peut-être mieux au type de rationalité qu’on est en droit de prêter aux agents économiques en chair et en os dont on peut dire, sans trop risquer de se tromper, qu’ils ne sont quand même pas stupides et que les décisions qu’ils prennent sont normalement guidées par des raisons qui leur sont propres. Le débat entre partisans de modèles idéalisés et partisans de modèles plus réalistes de l’agent économique s’est poursuivi sous diverses formes tout au long du XXe siècle, mais le plus souvent il a porté sur la pertinence d’exiger que l’agent économique soit représenté de façon réaliste dans des modèles économiques dont on peut penser qu’ils ne devraient retenir que les traits vraiment essentiels des phénomènes analysés. Sans vouloir prendre parti en tant que tel dans ce débat portant sur les mérites épistémologiques du réalisme, je voudrais ici mettre en cause un argument qui me semble occuper une place centrale dans l’arsenal des défenseurs du modèle idéalisé de l’agent économique. Après quoi, il restera à voir jusqu’à quel point le rejet de cet argument peut non pas certes garantir le bien-fondé du recours à un modèle de rationalité à peu près minimale en sciences économiques, mais contribuer à assurer à cette approche la crédibilité que lui déniait l’argument en question. Mais voyons d’abord en quoi consiste cet argument.

[6]


Un argument en faveu
de l’idéalisation de la rationalité


Les plus farouches défenseurs des modèles idéalisés admettront sans peine que, typiquement, les consommateurs et les entrepreneurs — même ceux qui survivent à la concurrence — s’ils font des choix rationnels le font en un sens bien différent de celui que supposent les modèles d’optimisation. Toutefois, on n’en conclura pas pour autant que le réalisme du modèle invoqué est forcément le dernier mot en la matière. La science a toujours été développée à l’aide de théories abstraites qui ont permis la construction de modèles dont on admire la précision, la généralité et le pouvoir explicatif. Quand il s’agit de mettre au point de puissants modèles explicatifs, les physiciens ne s’embarrassent guère de frictions et d’autres contingences analogues. De même, les modèles explicatifs qui recourent à un agent rationnel idéalisé semblent avoir l’avantage de la précision et de la généralité, alors que les modèles qui n’attribuent aux agents qu’un niveau plus réduit de rationalité semblent devoir être condamnés à recourir à un langage approximatif quand vient le temps de déterminer et de caractériser ce niveau de rationalité. En effet, on se demandera à bon droit jusqu’où il convient de limiter la rationalité. Et si l’on parle plutôt de rationalité minimale, comment définira-t-on ce qui est minimal si l’on se garde d’éliminer carrément tout ce qui reste de rationalité ? Les défenseurs de modèles basés sur l’optimisation trouveront intolérable la façon beaucoup trop vague dont on parvient à déterminer ce qui peut être jugé satisfaisant quoique sous-optimal par un agent auquel est attribué un degré limité de rationalité. Ils trouveront encore plus insaisissable ce qui est qualifié de néanmoins rationnel dans le comportement d’un agent auquel est attribué un degré minimal de rationalité. Par contraste, observeront-ils, un degré optimal de rationalité peut en principe être déterminé de façon précise dans la mesure où un maximum correspond à un point calculable et normalement unique. L’absence éventuelle de l’existence ou de l’unicité d’un tel point constitue, on le sait, un type de problème à la solution duquel les économistes ont toujours accordé une attention considérable précisément parce qu’il leur paraît important de définir sans la moindre ambiguïté ce que l’on doit attendre d’un agent rationnel. Plutôt que de chercher à cerner les traits flous et incertains d’un agent présumé existant, on vantera plutôt les mérites d’un agent idéal qui n’existe pas mais dont, au moins, on sait exactement en quoi il consisterait s’il existait.

[7]

Sans doute a-t-on souvent été gêné par l’évocation d’un agent maximisateur aussi cavalièrement étranger aux individus réels. S’il est vrai que les physiciens négligent les frictions, c’est qu’elles ne jouent pas de rôle dans le mécanisme qu’ils cherchent à mettre en lumière et ils n’hésitent d’ailleurs pas à en tenir compte dès qu’ils entendent pousser l’analyse plus loin là où les effets de ces frictions deviennent significatifs. Or ce que les partisans d’un modèle plus réaliste de l’agent économique trouvent intolérable à leur tour dans la position adverse, c’est que l’agent économique auquel on attribue aussi inconsidérément une capacité de tout maximiser est précisément l’élément qui joue le rôle essentiel dans les mécanismes que l’économiste entend expliquer. La chose leur paraît d’autant plus choquante que, malgré ce fait, les économistes ont rarement été enclins à pousser l’analyse plus loin avec le souci de tenir compte de la « contingence » que semble constituer à leurs yeux le fait que les agents réels ne ressemblent guère aux agents idéaux. Ainsi engagés, ou presque, dans un dialogue de sourds, les économistes néoclassiques pourront justifier le caractère idéalement rationnel des agents qu’ils mettent en scène par le fait qu’aucun autre modèle d’agent économique ne serait disponible pour être substitué à celui dont ils défendent les mérites. Entendons, bien sûr, aucun autre modèle qui serait défini avec suffisamment de netteté pour rendre possible la mise au point d’une théorie dont les conclusions pourraient être systématiquement dérivées de façon formelle. Puisqu’une rationalité « minimale » se distingue mal de l’absence de rationalité et qu’une rationalité limitée ne peut guère être caractérisée de façon précise, il a paru indiqué à la plupart des économistes de se tourner plutôt vers une rationalité maximale qui correspond à la plénitude de la rationalité. Un agent ainsi idéalisé a au moins le mérite de pouvoir être caractérisé de façon telle qu’il est possible de tirer des conclusions exactes à propos des actions dans lesquelles il est susceptible de s’engager, conclusions qui sont à la base de la théorie économique. Si une discipline scientifique doit avant tout se donner des bases solides et non fluctuantes, il semble bien que les économistes ont tout intérêt à idéaliser en le dotant d’une rationalité maximale l’agent dont ils entendent analyser les actions et leurs conséquences.

Mais cette notion d’agent idéal est-elle si clairement définie ? Suffit-il de se référer à un maximum pour que l’on sache exactement de quoi on parle ? S’il se trouvait que l’agent idéalisé auquel on se réfère en se contentant de lui prêter une aptitude à la maximisation n’était en fait qu’une construction imprécise et fluctuante, voire presque contradictoire, alors l’avantage qui est [8] reconnu d’emblée à une représentation idéalisée par opposition à une représentation plus réaliste de l’agent pourrait s’en trouver sérieusement effrité. Si tel était le cas, l’argument massue que l’on sert aux partisans d’une rationalité limitée ou d’une rationalité minimale en dénonçant le caractère imprécis de l’idée qu’ils se font de l’agent rationnel perdrait beaucoup de son impact. Il s’impose donc d’examiner d’un peu plus près ce en quoi consiste un agent auquel on prête si généreusement une aptitude à maximiser ou à optimiser.


Qu’est-ce qu’un agent économique
idéalement rationnel ?


Mais demandons-nous d’abord ce qu’on entend par agent avant d’examiner ce qu’est censé être un agent idéal. Un agent est, par définition, un sujet agissant dont les actions doivent être suscitées par des croyances et des désirs. Une action est, en effet, une entreprise guidée par des croyances et orientée vers la satisfaction de désirs. Si aucune croyance n’intervient — par exemple, quand un événement produit par hasard a pour effet de satisfaire un désir — on ne peut parler d’action. Si aucun désir n’intervient — comme ce serait le cas si nos croyances nous conduisaient à mouvoir inconsciemment notre corps sans que ce mouvement soit orienté vers la satisfaction d’un désir — on ne pourrait davantage parler d’action. Cette façon de voir, assez généralement admise me semble-t-il, implique qu’une action diffère en quelque façon de comportements comme les réflexes qui sont immédiatement soumis au type de déterminisme qui règle les phénomènes naturels. Sans s’engager ici dans un débat métaphysique à propos du libre-arbitre, on peut admettre qu’une action ne saurait être interprétée comme une « réaction » qui serait nécessairement provoquée quand certaines croyances et certains désirs existent chez une personne donnée. Dans un tel cas, on ne pourrait même pas dire qu’un agent « agit », car on n’aurait pas affaire à une action mais à un mouvement assimilable à un réflexe. Si, par exemple, la croyance que les chiens sont dangereux poussait irrésistiblement un individu désireux de se protéger à s’enfuir à la vue d’un chien sans qu’il ne puisse en quelque façon empêcher ou retarder sa fuite, on pourrait difficilement parler d’action pour caractériser ce mouvement de fuite rigoureusement incontrôlable. Par conséquent, une action authentique ne peut jamais faire l’objet d’une prédiction absolument certaine car elle ne peut être conçue comme engendrée par une force rigoureusement irrésistible.

[9]

Cependant, bon nombre d’actions peuvent être prédites avec succès et avec assez de précision car, bien qu’une action ne puisse être le résultat d’un processus nécessaire, elle ne peut davantage être confondue avec un mouvement arbitraire. Si les actions étaient le fruit du hasard, il serait impossible de prédire qu’elles auront lieu puisqu’il est question ici de prédiction d’actions individuelles et non pas de tendance stochastique concernant un grand nombre d’actions à propos desquelles les lois du hasard pourraient s’appliquer. Reconnaître que les agents économiques sont rationnels, c’est, au contraire, admettre qu’ils tendent à agir de façon appropriée, c’est-à-dire de façon telle que, compte tenu de leurs croyances, leur action vise à faire en sorte qu’un de leurs désirs soit satisfait. Toutefois la rationalité est une notion fort complexe. Pour déterminer ce qui est approprié, un agent rationnel doit procéder à certaines inférences à partir de ses croyances et doit donc être doté d’un certain pouvoir de déduction. De plus, puisque le nombre de ses croyances est normalement considérable — étant donné qu’elles portent sur l’ensemble des objets de connaissance qui se présentent à sa conscience — et que le nombre d’inférences qui sont alors possibles est, en conséquence, virtuellement illimité, un agent rationnel doit avoir la capacité de ne retenir, parmi les inférences possibles à propos d’une situation donnée, que celles qui paraissent les plus appropriées. Enfin, puisque l’agent rationnel dont les croyances sont multiples peut aussi entretenir un très grand nombre de désirs, il paraît indiqué de supposer qu’il existe une certaine cohérence entre ces désirs et entre ces croyances. Il serait difficile en effet de qualifier de rationnel un individu qui désire en même temps accroître sa richesse le plus possible et vivre, comme François d’Assise, dans une pauvreté jugée sanctifiante et salvatrice ou un individu qui croit en même temps que l’économie occidentale est engagée dans un déclin irréversible et que des jours meilleurs sont à prévoir grâce au progrès continu dont feraient preuve ces économies. En résumé, on peut affirmer que les agents économiques sont présumés rationnels dans la mesure où ils peuvent faire des inférences correctes et appropriées à partir d’un ensemble de croyances cohérentes en vue de s’engager dans une action susceptible de satisfaire un désir donné appartenant à un ensemble cohérent de désirs. On peut affirmer également qu’il est possible, en principe, de prédire avec un certain succès des actions de ce type, même si de telles actions résultent d’un choix libre.

On peut maintenant se demander ce qui caractérise un agent économique rationnel compris dans un sens idéalisé d’où seraient exclues les formulations approximatives qui [10] empêchent de se donner une représentation précise et formalisable de l’agent tel que je viens de le caractériser. Le trait qui peut le plus immédiatement être idéalisé chez un agent ainsi conçu est sans conteste le pouvoir de déduction. Les inférences complexes supposent le recours à des calculs logiques qui ne sont pas immédiatement accessibles à tous, de sorte qu’il est habituel d’estimer qu’un individu est plus rationnel qu’un autre dans la mesure où sa capacité d’effectuer de tels calculs logiques est nettement supérieure à celle de l’autre. On peut donc doter notre agent idéalisé d’une capacité illimitée en ce qui a trait à de tels calculs logiques, mais comme des calculs de ce genre requièrent normalement un certain temps et que le nombre de calculs à effectuer peut être pratiquement infini, il convient de supposer que notre agent idéalisé est capable d’effectuer tous ces calculs instantanément et qu’il est donc en mesure d’apercevoir d’un seul coup d’oeil toutes les conséquences possibles pouvant être dérivées de ses croyances. Le fait de doter l’agent idéal d’un tel pouvoir lui évite d’avoir à déterminer les inférences qu’il convient de faire, puisqu’il aperçoit instantanément toutes les conséquences qui peuvent être tirées de l’ensemble de toutes ses croyances. Un tel agent pourrait battre en matière de déduction n’importe quel ordinateur et, à ce titre, on pourrait être tenté de lui attribuer une rationalité maximale.

Toutefois, les choses ne sont pas si simples, car il faut encore déterminer lesquelles des conséquences ainsi tirées seront pertinentes pour guider l’action à entreprendre. Pour qu’on puisse vraiment parler de rationalité maximale, il faut encore doter notre agent de la capacité de sélectionner, parmi les multiples conséquences dérivées de ses croyances, celles qui sont les plus appropriées, compte tenu du désir à satisfaire. Or il ne saurait y parvenir à moins que toutes ses croyances soient vraies. Pour s’en convaincre, imaginons un fermier dont les croyances se résument en ceci qu’il adhère fermement aux cinq propositions suivantes : (1) Incendier sa récolte de maïs la réduira en cendres. (2) Les cendres de maïs ont une plus grande valeur sur le marché que le maïs lui-même. (3) Le fait d’épandre généreusement de la gazoline sur son maïs permettra à celui-ci de se consumer plus efficacement advenant un incendie. (4) Le fait de jeter une torche allumée sur le maïs imbibé de gazoline suffira à déclencher un incendie. (5) Un incendie dans champ de maïs risque fort de se propager à l’ensemble des terres du fermier où d’autres denrées sont cultivées. Supposons maintenant que ce fermier désire légitimement accroître son revenu et que son pouvoir de déduction est sans failles. Il déduit de (1), (2), (3 et [11] (4) que le fait d’utiliser la gazoline et la torche de la façon indiquée aurait pour effet d’accroître son revenu puisqu’il pourrait alors vendre son maïs à l’état de cendres, mais il déduit également de (3), (4) et (5) que cette façon de faire risque plutôt de réduire son revenu puisqu’il serait privé de ce que les autres denrées auraient pu lui rapporter. Il ne peut donc agir rationnellement à moins de déterminer laquelle des deux conséquences dérivées de ses croyances est la plus susceptible de lui permettre de satisfaire son désir. Or il ne peut y arriver qu’en comparant la perte de ses autres denrées et le gain réalisé du fait qu’il peut offrir des cendres de maïs plutôt que du simple maïs. Mais, comment peut-il le faire sans prendre en compte les coûts réels qui sont en jeu, ce qui implique qu’il reconnaisse d’abord que la proposition (2) est manifestement fausse ? Si on étend l’argument à l’ensemble des croyances possibles, on est obligé de conclure qu’un agent idéalement rationnel ne peut avoir que des croyances vraies. Certes, l’ignorance de certains faits ne peut être en tant que telle considérée comme un symptôme d’irrationalité. Par exemple, notre fermier aurait pu ne pas avoir la croyance (5) ou encore estimer que la perte qu’elle laisse entrevoir est moins importante que le gain annoncé par la croyance (2) et être néanmoins qualifié de rationnel dans la mesure où il déduit correctement l’action à faire dans le contexte cognitif qui est le sien. Mais quand on parle d’un agent idéalement rationnel, la situation est différente, car celui-ci est en mesure de déduire toutes les conséquences de ses multiples croyances ; or si certaines de celles-ci étaient fausses, il en déduirait des conséquences qui pourraient suggérer une action contraire à celle qui est susceptible de maximiser la réalisation de son désir prioritaire (par exemple, maximiser son revenu net ou, en termes plus généraux, atteindre une position optimale). Il serait absurde de parler d’un agent idéalement rationnel pour désigner un agent dont la capacité d’atteindre un objectif grâce à des pouvoirs déductifs illimités pourrait être constamment neutralisée par le fait qu’il entretient de fausses croyances. Ce serait d’autant plus absurde que, comme on l’a vu dans le cas du fermier, ces fausses croyances pourraient donner lieu à des conclusions incompatibles entre elles et à des actions incohérentes. Il ne saurait donc être question de ne pas rendre notre agent idéal strictement imperméable à toute croyance fausse, sans quoi il serait impossible de prédire ses actions et inutile de recourir à ses services dans la construction d’une théorie.

Doit-on prolonger encore la liste des qualités qu’il convient d’attribuer à notre agent idéal et présumer que ses désirs eux-mêmes (ou ses préférences, comme les économistes préfèrent [12] dire) sont forcément conformes à ce qu’exige une rationalité idéale ? La rationalité idéale doit-elle imposer ses contraintes aux désirs tout autant qu’aux croyances ? On pourrait être tenté de répondre par la négative, car s’il y a un sens à dire que des croyances sont objectivement vraies, il n’y a pas de sens à dire que des désirs sont objectivement valables. La plupart des économistes estiment, avec Lionel Robbins (1932, ch. II), que l’économiste n’a pas à se préoccuper des fins comme telles, ce qui implique que notre agent idéal devrait pouvoir déterminer la façon optimale de satisfaire une fin (ou un désir) quelle qu’elle soit. Cependant, ici encore les choses ne sont pas si simples. Pour le mettre en lumière, il peut être intéressant d’examiner les ambiguïtés associées à la notion de revenu net dont la maximisation correspond au désir (à la préférence) qui est le plus spontanément attribué à l’agent économique présumé rationnel. Par définition, un revenu net suppose que soient connus les coûts occasionnés par l’obtention du revenu brut dont dérive ce revenu net. Pour mieux voir en quoi consiste le revenu net désiré par notre agent idéal, on pourrait donc s’interroger sur les divers coûts en cause (coûts de production, coûts de communication, coûts de transport, coûts d’information, coûts de délibération, coûts de transaction…) et se demander ce qu’il advient de ces coûts quand on a affaire à un agent idéal. Sans doute les coûts de délibération et peut-être les coûts d’information seraient-ils réduits à zéro, mais une analyse détaillée de cette question nous conduirait trop loin et, malgré l’intérêt qu’elle présenterait pour qui veut clarifier une notion comme celle de revenu net, elle ne contribuerait que peu à montrer à quel type de préférence un agent idéalement rationnel doit s’en tenir ; aussi, vaut-il mieux aborder la question plus directement. Supposons qu’un entrepreneur doté d’un pouvoir déductif idéal et n’entretenant que des croyances parfaitement vraies désire obtenir le maximum de profit le plus tôt possible dans le court terme. Cet entrepreneur prend les décisions les plus appropriées pour atteindre cet objectif, mais ce faisant — parce qu’il est amené à congédier plusieurs employés grassement payés mais hautement qualifiés et à recourir à des mesures qui détruisent sa crédibilité auprès d’un vaste public — il perd toutes chances de maximiser ses profits à long terme et se voit forcé de déposer son bilan dans les années qui suivent. Sans doute peut-on, en se référant à la seule notion de rationalité instrumentale, soutenir que cet entrepreneur a agi de façon « rationnelle » dans la mesure où il a pris les moyens les plus efficaces pour maximiser, sans égard pour les conséquences à venir, son profit à court terme, objectif qu’il pouvait valoriser pour des raisons personnelles qu’on n’a pas à juger. On reconnaîtra cependant qu’il serait singulier de qualifier un tel agent économique d’idéalement [13] rationnel dans la mesure où son comportement est normalement associé à la myopie intellectuelle [3] ou à la faiblesse de volonté [4], deux traits qui sont habituellement considérés comme des symptômes manifestes d’irrationalité. Les économistes admettent généralement que si le profit monétaire est la valeur qu’un individu entend maximiser, la rationalité exige que cette valeur soit maximisée dans le long terme et non dans le court terme. Aussi, s’il est vrai que la rationalité n’exerce pas sur les désirs une contrainte aussi immédiate que celle qu’elle exerce sur les croyances car on ne peut juger l’objectivité des désirs comme on peut juger l’objectivité des croyances, il n’en reste pas moins qu’on peut difficilement qualifier d’agent idéalement rationnel un agent économique qui se laisserait guider par des désirs idiosyncrasiques aussi contraires à l’idée que l’on se fait de la rationalité.

C’est d’une tout autre façon que l’exigence de cohérence, qui, pour la plupart des économistes contemporains, est littéralement ce qui définit la rationalité, impose une sorte de contrainte aux préférences d’un agent économique idéalement rationnel. À première vue, la notion de « préférence révélée », qui est étroitement associée à l’idée de rationalité-cohérence, est très peu contraignante, puisque n’importe quelle préférence sera reconnue comme telle pour peu qu’elle se révèle dans un choix. Toutefois, rien ne serait « révélé » si de nouveau choix pouvaient librement contredire l’expression de la préférence d’abord choisie. Il importe donc, dans cette perspective, qu’un individu rationnel qui a choisi de maximiser ses profits (plutôt que de satisfaire d’autres désirs) au temps T1 ne puisse pas se montrer indifférent à l’égard de cet objectif au temps T2. D’ailleurs divers arguments, parmi lesquels l’argument de la pompe monétaire est le plus populaire [5], visent à montrer que la maximisation des profits implique le respect de la transitivité qui est l’une des exigences qui caractérisent axiomatiquement la cohérence. Sans discuter ici la valeur de ces arguments quant à leur prétention d’avoir établi que la rationalité est incompatible avec toute forme de non-transitivité, il semble raisonnable de conclure que, à tout le moins, un agent économique idéalement rationnel, doué d’un pouvoir déductif illimité et imperméable à toute croyance fausse, doit être parfaitement cohérent dans le [14] choix de ses préférences. Il semble aller de soi, en effet, qu’un agent idéalement rationnel a une idée claire de l’ensemble de ses préférences. Dire qu’un individu ne connaît pas bien ses propres préférences et qu’il ne les découvre que peu à peu, c’est dire que sa rationalité est « limitée » au sens où l’entend Simon, car cet individu ne se résoudra à agir qu’au moment où s’imposera à lui la prise de conscience (ou, si l’on préfère, la découverte) du fait que sa situation n’est pas pleinement satisfaisante et qu’une autre situation serait préférable. Un agent idéalement rationnel est donc un agent qui connaît parfaitement la totalité de ses préférences et qui peut instantanément les ordonner dans une succession de courbes d’indifférence comme les économistes d’ailleurs le supposent implicitement. Admettre qu’un tel agent, qui en outre, rappelons-le, contemple constamment toutes les conséquences qui peuvent être dérivées de ses croyances, puisse être incohérent au point de choisir A plutôt que B après avoir choisi B plutôt que A détruirait la notion même de rationalité idéale. On serait d’autant plus éloigné de cette idéalité que ceci impliquerait que l’agent en question croyait faussement en T1 que A est préférable à B ou qu’il croyait faussement en T2 que B est préférable à A.


Or ceci implique que notre agent idéal est incapable d’expérimenter un changement de goût. Les changements de goûts n’ont d’ailleurs jamais été très populaires auprès des économistes [6] qui, à de rares exceptions près, ont plutôt cherché à éviter la question en assumant que les préférences sont stables [7]. Mais les préférences des êtres humains en chair et en os changent constamment, non seulement parce que leurs goûts peuvent changer spontanément mais parce que ces changements peuvent résulter de l’apprentissage. Pourquoi ne serait-il pas rationnel d’ajuster ses préférences après avoir fait l’expérience de sources de satisfactions demeurées jusque-là inconnues ou même insoupçonnées [8] ? C’est bien plutôt le refus d’ajuster ses préférences à de telles découvertes qui serait foncièrement irrationnel, comme le montre bien la façon dont Gary Becker dans son article sur l’analyse économique sans rationalité définissait ses individus [15] irrationnels comme des individus « inertes » et incapables de s’adapter au changement [9]. Un tel ajustement des préférences est donc exigé par la rationalité, mais il est difficilement compatible avec un strict respect de la cohérence. On pourrait certes présumer que les préférences d’un agent rationnel sont cohérentes entre elles uniquement durant la période qui sépare deux changements de goût, mais une telle façon de voir, quasi tautologique, pourrait difficilement concerner un agent idéalement rationnel. Comme la notion de cohérence pourrait tendre, en effet, à se désintégrer sous la pression de subtils et progressifs changements de goût, il semble raisonnable d’admettre plutôt que les changements de goût ne sont pas compatibles avec la notion d’agent idéalement rationnel auquel doit être attribuée une cohérence plus significative et moins fragile. Il faudra donc faire en sorte que notre agent rationnel ne puisse éprouver de changements de goût, non seulement de changements spontanés et fantaisistes à l’abri desquels il se trouve déjà, mais de changements dus à la découverte de nouvelles connaissances.

Quand les économistes parlent de cohérence, ils se réfèrent généralement à la cohérence des préférences (ou des désirs), mais une telle cohérence implique la cohérence des croyances, car autrement un passage (incohérent) d’une préférence à une autre pourrait être provoqué par un passage (incohérent) d’une croyance à une autre à propos des attributs respectifs des objets sur lesquels portent les préférences en cause. Or l’apprentissage (ou l’éducation) implique qu’un progressif changement de croyances a lieu et que de nouveaux objets de désir (susceptibles de modifier un ordre de préférences) peuvent être découverts. On voit mieux ici qu’il n’avancerait à rien de stipuler que les croyances de notre agent idéalement rationnel sont cohérentes entre deux périodes successives d’apprentissage, puisque c’est la notion même d’apprentissage, d’éducation ou de recherche de la vérité qui fait problème quand on a affaire à un agent dont la parfaite rationalité implique une parfaite cohérence. Il paraît donc raisonnable d’admettre que toute forme d’apprentissage est incompatible avec la notion d’agent économique idéalement rationnel. Cette conclusion est renforcée par ce qui est appelé « paradoxe de la Préface » [10]. L’idée est que si j’admets qu’il existe une stricte cohérence entre mes croyances, je ne peux pas croire que l’une quelconque de mes croyances puisse être fausse, puisque si A est l’une de ces croyances, le fait [16] de croire que A est faux n’est manifestement pas cohérent avec le fait de croire A. Or comme le même argument peut être appliqué à chacune de mes croyances, le fait d’admettre qu’il y a stricte cohérence entre les croyances d’un agent ne laisse aucune place pour le moindre doute éventuel à propos de quoi que ce soit. Or, être engagé dans un processus d’apprentissage, c’est reconnaître la fausseté de certaines croyances en train d’être abandonnées à propos des objets mis en lumière par ce processus et c’est tenir aussi pour vraies les nouvelles croyances en train d’être acquises, tout en reconnaissant que ces dernières pourraient théoriquement être jugées fausses à leur tour si un processus d’apprentissage ultérieur avait pour effet d’en montrer la fausseté. Conséquemment, toute forme d’apprentissage est incompatible avec une stricte cohérence des croyances et avec la notion d’agent économique idéalement rationnel dont les croyances ne peuvent laisser place au moindre doute à propos de leur vérité.

Toutes ces considérations nous obligent à conclure qu’un agent économique idéalement rationnel doit être rigoureusement omniscient de telle sorte qu’un tel agent, n’ayant rien à apprendre, ne peut éprouver le moindre changement de goût qui serait dû à l’émergence de croyances nouvelles. Or une telle omniscience doit inclure la science de tout ce que réserve les temps futurs, car autrement tous les problèmes qui viennent d’être discutés pourraient surgir à nouveau. Un agent qui ignore quoi que ce soit qui se produira dans l’avenir est un agent qui est susceptible d’acquérir de nouvelles connaissances dans le futur et de modifier ses préférences (de changer ses goûts) en conséquence. En particulier, un tel agent pourrait, avec le passage du temps, réviser le bien-fondé de ses évaluations à long terme. Cet agent pourrait découvrir que certaines actions rationnellement basées sur ce qui paraissait être la meilleure évaluation possible de leurs conséquences futures se révèlent moins heureuses que d’autres actions qui auraient dû s’imposer à l’époque. Il pourrait même découvrir que les objectifs qu’il poursuivait se révèlent fort peu souhaitables par contraste avec d’autres objectifs dont il n’avait nullement soupçonné l’intérêt. Un tel agent dont les décisions (rationnelles) auraient été basées sur d’incertaines anticipations du futur — dont rien ne dit qu’elles valent plus que celles d’autres agents qui entrevoyaient pour le futur une évolution contraire — n’est certainement pas un agent économique idéalement rationnel, puisqu’il entretient potentiellement des croyances fausses pouvant le conduire à prendre des décisions inappropriées et que tant ses croyances que ses préférences peuvent se révéler incohérentes entre elles.

[17]

Donc, à moins d’être capable d’inférer instantanément toutes les conséquences qui peuvent être déduites d’un ensemble de croyances rigoureusement vraies et strictement cohérentes à propos de toute réalité incluant les événements futurs et ce de manière à satisfaire à l’aide d’actions appropriées un ensemble de désirs cohérents formulés à la lumière de ces croyances vraies, un agent peut difficilement être qualifié d’agent économique idéalement rationnel. Mais qu’en est-il d’un agent qui, par hypothèse, pourrait répondre à d’aussi incroyables exigences ? Un tel « agent » intemporel, en ce sens qu’il devrait être hors du temps de manière à pouvoir contempler le futur aussi bien que le passé, choisirait en un choix unique la stratégie optimale à adopter compte tenu de l’état du monde qu’il évaluerait instantanément. Cet agent connaîtrait à l’avance toutes les conséquences de ce choix unique de stratégie avant même qu’il soit « adopté ». Cet « agent » ne saurait être qu’une sorte de Dieu immuable ou, si l’on préfère, de pseudo-agent parménidien immobile dans la mesure où il n’aurait rien à décider d’autre que ce qu’il aurait décidé une fois pour toutes dans un choix unique déterminé en quelque sorte hors de l’histoire, ou avant le début des temps historiques au sein desquels les conséquences de ce choix n’auraient plus qu’à s’enchaîner. Cet « agent » anhistorique n’agirait donc pas à proprement parler, et ce d’autant moins qu’il n’aurait pas de désirs à satisfaire. On peut donc en conclure que la notion d’agent idéalement rationnel est une notion auto-contradictoire du fait que ledit agent devient incapable d’agir dès que l’on pousse à la limite l’idéalisation qui le constitue.


Les agents « modérément » rationnels
des modèles économiques


Clairement un tel agent n’a rien à voir avec un agent économique au sens que les économistes donnent à cette expression, car l’agent qu’invoquent ces derniers est normalement appelé à faire des choix rationnels mais coûteux dans un monde caractérisé par la rareté et l’incertitude. Il ne fait donc pas de doute que l’agent rationnel idéalisé que les économistes ont à l’esprit ne correspond pas à l’agent intemporel dont il vient d’être question. Mais, précisément pour cette raison, l’agent économique qu’ils invoquent dans leurs modèles ne peut être caractérisé sans équivoque comme étant un agent idéalement rationnel. Faire appel dans un modèle économique à un agent dont les décisions sont présumées parfaitement rationnelles parce que, par hypothèse, cet agent maximise quelque chose et respecte les axiomes associés à la cohérence, c’est attribuer plus ou moins arbitrairement un certain degré de rationalité à cet agent de telle [18] sorte qu’il n’y a aucun sens à prétendre que ce degré particulier de rationalité correspond à un maximum de rationalité. Prise à la lettre, l’idée d’une rationalité maximale nous conduit à la situation auto-contradictoire dont il vient d’être question, de sorte que la décision de s’arrêter quelque part dans l’idéalisation d’un agent rationnel est certes justifiée, mais elle n’échappe pas à l’arbitraire qui caractérise toutes les décisions de ce genre. Bien que cette idéalisation ait une valeur heuristique indéniable, espérer qu’il suffirait de pousser à son point maximal la notion de rationalité pour échapper aux décisions arbitraires, auxquelles se heurtent les concepteurs des modèles de rationalité limitée ou de rationalité minimale, est donc une pure illusion. En théorie économique comme en philosophie, le fait de se laisser guider par la représentation d’une sorte d’absolu conçu comme étranger à toutes formes de contingences ne permet jamais de faire l’économie des décisions qui doivent toujours être prises en deçà des lieux inaccessibles qu’on doit se contenter d’imaginer.

Que l’agent rationnel soit défini par la maximisation ou par la cohérence, l’économiste en idéalisera la représentation juste assez pour que soit rendue plus convaincante ou plus élégante la solution du problème qu’il entend résoudre. Mais si toutes les représentations de l’agent économique ont quelque chose d’arbitraire, au moins en ceci que la nécessaire délimitation de la rationalité dudit agent dépend du problème que le concepteur du modèle veut résoudre, il convient de réviser notre évaluation d’autres représentations de l’agent rationnel qui ne renvoient pas à une rationalité idéale mais qui cherchent à tenir compte des limites de la rationalité humaine. Ces dernières conceptions de la rationalité ne devraient pas être disqualifiées d’emblée du seul fait qu’elles ne peuvent pas être circonscrites de manière aussi précise que celles que proposent les partisans de la rationalité-maximisation ou de la rationalité-cohérence. Si la présente analyse est correcte, il n’existe pas telle chose qu’un agent économique idéalement rationnel. Toutes les représentations de l’agent économique rationnel correspondent plutôt à une sorte de compromis entre divers traits qui sont associés au fait d’être un agent qui décide et agit de façon rationnelle (validité et étendue des croyances, attention portée aux désirs et préférences, pouvoir de déduction, cohérence des croyances et des désirs, aptitude à faire face à l’incertitude, capacité d’anticiper et de prédire, etc.). C’est pourquoi ces diverses représentations diffèrent entre elles par le poids plus ou moins grand qu’elles accordent respectivement à tel ou tel de ces traits. Le fait de pousser l’un ou l’autre de ces traits à une limite maximale peut simplifier quelque peu [19] la définition qu’on donnera de l’agent rationnel, mais ne contribue pas vraiment à conférer un caractère plus définitif et plus universel à cette représentation. Bref, il n’existe pas telle chose qu’une notion paradigmatique et bien circonscrite de l’agent rationnel à laquelle s’opposeraient des versions jugées plus molles en ceci que la précision conceptuelle y serait imprudemment sacrifiée sur l’autel du réalisme.

Parmi les représentations de l’agent économique rationnel qui cherchent à tenir compte de divers traits de la décision rationnelle négligés par le modèle que privilégient les économistes néoclassiques, celle qu’Herbert Simon a progressivement mise au point en raffinant la notion de « rationalité limitée » est sans doute la mieux connue. Il est intéressant de noter que cette conception met l’accent sur des aspects peu explorés jusque-là de la rationalité de l’agent. C’est à l’aide de concepts comme ceux de « rendements satisfaisants » (« satisfactory pay-offs », Simon, 1957, pp. 245-252) et de « niveaux d’aspiration » (« aspiration level », pp. 253-255) que Simon parvient à rendre compte sur un mode inédit des rapports subtils entre préférences, croyances et inférences. D’autres modèles d’agents à rationalité limitée ont été proposés, par exemple, par le psychologue Daniel Kahneman dont le modèle P (comme il le désigne dans Kahneman, 1996, pp. 252-254) réduit de façon encore plus radicale les attributs traditionnellement reconnus à l’agent rationnel, dans la mesure où il introduit règles et attitudes parmi les composantes du comportement rationnel. Il le fait d’ailleurs dans le but explicite d’expliquer les comportements tant rationnels que « moins rationnels » avec l’aide des mêmes mécanismes qui agiraient dans des circonstances différentes (p. 253).

Il convient également de mentionner dans ce contexte le point de vue du philosophe Christopher Cherniak pour qui la rationalité de l’agent rationnel peut parfaitement être qualifiée de « minimale ». Selon Cherniak, la condition fondamentale de la rationalité minimale peut être formulée de la façon suivante : « if A has a particular belief-desire set, A would undertake some, but not necessarily all, of those actions that are apparently appropriate » (Cherniak, 1986, p. 9). Le mot « apparently » s’impose ici car la rationalité minimale n’impliquant pas que les croyances soient vraies, des actions suggérées par une inférence correcte basée sur des croyances fausses pourraient se révéler inappropriées. Quoi qu’il en soit, selon Cherniak, la rationalité minimale requiert une condition (minimale) de cohérence : « If A has a particular belief-desire set, then if [20] any inconsistencies arose in the belief set, A would sometimes eliminate some of them. » (p. 16). Même si elles peuvent paraître assez peu contraignantes et assez vagues, ces propositions suffisent à mettre en évidence le fait qu’on a affaire à des traits propres à la rationalité, puisque les quelques actions dont il est question sont vraiment entreprises sous l’influence des relations entre les croyances et les désirs et puisque les quelques incohérences éliminées le sont uniquement parce que leur présence au sein de l’ensemble des croyances et des désirs finit par devenir intolérable. De plus, comme le signale Cherniak (p. 19), le caractère un peu vague des lois ou des principes d’action qui pourraient prendre appui sur une rationalité aussi minimale ne leur enlève pas pour autant, en aucune façon, leur potentiel prédictif. Là où il s’agit de prédire le comportement d’êtres humains dont la rationalité est limitée et même « minimale » — en ce sens qu’on peut tout au plus dire d’eux qu’ils ne sont quand même pas stupides et qu’ils prendront, le moment venu, certaines mesures susceptibles d’améliorer leur sort — il paraît plus approprié d’invoquer une rationalité minimale ou fortement limitée que de recourir à une rationalité idéalisée. Au demeurant, comme j’ai eu l’occasion de le montrer ailleurs (Lagueux, 2004), c’est dans une conception de ce genre que s’enracine le principe de rationalité qui, en deçà des diverses entreprises de formalisation menées par les économistes, a implicitement soutenu les résultats de l’analyse économique depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’aux débats récents sur le choix rationnel. Il ne saurait être question ici de discuter ces théories qui font appel à une rationalité conçue comme limitée ou comme minimale. Il aura suffi de montrer qu’elles ne peuvent être disqualifiées du seul fait qu’on ne peut en cerner les contours de façon précise, puisque les modèles de rationalité idéalisée qu’on leur oppose ne tiennent leur apparente précision que du fait qu’on stabilise assez arbitrairement le processus d’idéalisation juste au point qui paraît le plus commode pour l’usage qu’on entend faire de cette rationalité. Tout comme on doit se demander jusqu’à quel degré de minimalisme on doit pousser la notion de rationalité minimale, on peut se demander jusqu’à quel maximum de rationalité on doit pousser la notion de rationalité basée sur l’idée de maximisation.

Les économistes peuvent certes préférer évoluer dans le monde modérément idéalisé où ils peuvent plus aisément recourir à des instruments mathématiques dont l’utilité et la puissance ont été démontrées, mais ils doivent reconnaître que le modèle de rationalité qu’ils utilisent à cette fin ne peut aucunement être considéré comme le paradigme dont les notions de rationalité moins [21] résolument idéalisées ne seraient que  des avatars moins intéressants du point de vue de la théorie économique. Il n’est pas question ici de nier l’intérêt des modèles idéalisés qui ont l’avantage de rendre possibles des analyses développées dans un langage dont on peut apprécier la plus grande précision. Même si le niveau d’idéalisation qui est privilégié par les économistes néoclassiques demeure quelque peu arbitraire, il est certain que la détermination d’un maximum engendre des résultats plus précis que ne le font la caractérisation d’un rendement satisfaisant ou la détermination des quelques actions qui seront entreprises parmi toutes celles qui sont jugées appropriées. Toutefois, rien n’autorise à penser que l’analyse précise qui résulte de cette démarche permet de rendre compte de ce qui se passe dans le monde économique — ni même dans un monde qui serait, par hypothèse, épuré des « frictions » engendrées par les contingences de la vie courante — mieux que les analyses qui ne s’offrent pas le même luxe en matière de précision conceptuelle. Et si le prix à payer pour atteindre cette précision conceptuelle est peut-être justifié par les indiscutables avantages qu’elle procure, il ne saurait l’être par l’impression illusoire d’échapper à la nécessité de définir de façon quelque peu arbitraire ce qui constitue la rationalité de l’agent économique.

[22]

Ouvrages cités

Anand, Paul (1987), « Are the Preference Axioms really Rational ? », Theory and Decision 23 : 189-214.

Becker, Gary S. (1962), « Irrational Behavior and Economic Theory », Journal of Political Economy 70 : 1-13.

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Davidson, D., J., McKinsey C. C. and Suppes P. (1955) « Outline of a Formal Theory of Value, I », Philosophy of Science 22 : 140-160.

Kahneman, Daniel (1996), « Comment » (Commentaire d’un article de Ch. Plott), dans The Rational Foundations of Economic Behaviour, Proceedings of the IEA Conference (tenue à Turin), Londres, Macmillan Press.

Lagueux, Maurice (1993), « Kirzner vs Becker : Rationality and Mechanisms in Economic Discourse » dans Hebert Robert (ed.), Perspectives on the History of Economic Thought, vol IX, Aldershot, Hants. U.K., Elgar Publishing, 37-50.

Lagueux, Maurice (2004), « The Forgotten Role of the Rationality Principle in Economics », Journal of Economic Methodology, vol 11, no 1, 2004, 31-51.

Mele, Alfred (1987), Irrationality, An essay on Akrasia, Self-Deception, and Self-Control, New York, Oxford University Press.

Mongin, Philippe (2000) « Does Optimization Imply Rationality ? », Synthese 124 : 73-111.

Robbins, Lionel (1932), An Essay on the Nature and Significance of Economic Science, Londres Macmillan, 1952.

Schick, Frederic (1986) « Dutch Bookies and Money Pump », The Journal of Philosophy 83 : 112-119

Simon, Herbert (1957), Models of Man, New York, John Wiley & Sons.

Stigler, George et Gary Becker (1977), « De Gustibus Non Est Disputandum », The American Economic Review,, 1977, 67, 76-90.

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Weizsäcker, Carl Christian Von (1971), « Notes on Endogenous Change of Tastes », Journal of Economic Theory, 3, 345-372.



[24]


NUMÉROS RÉCENTS

Paul Dumouchel : Règles négatives et évolution (No 2002-01) ;

Jean Robillard : La transsubjectivité et la rationalité cognitive dans la méthode de la sociologie cognitive de Raymond Boudon (No 2002-02) ;

Michel Rosier : Négocier en apprenant : une idée d’A. Smith (No 2002-03) ;

Michel Séguin : Le coopératisme : réalisation de l’éthique libérale en économie ? (No 2002-04) ;

Christian Schmidt : The Epistemic Foundations of Social Organizations : A Game-Theoretic Approach (No 2002-05) ;

Marcello Messori : Credit and Money in Schumpeter’s Theory (No 2002-06) ;

Bruce J. Caldwell : Popper and Hayek : Who Influenced Whom ? (No 2003-01).

Daniel Vanderveken : Formal Ontology, Propositional Identity and Truth – With an Application of the Theory of Types to the Logic of Modal and Temporal Propositions (No 2003-02) ;

Daniel Vanderveken : Attempt and Action Generation – Towards the Foundations of the Logic of Action (No 2003-03) ;

Robert Nadeau : Cultural Evolution True and False : A Debunking of Hayek’s Critics (No 2003-04) ;

D. Wade Hands : Did Milton Friedman’s Methodology License the Formalist Revolution ? (No 2003-05) ;

Michel Rosier : Le questionnement moral : Smith contre Hume (No 2003-06) ;

Michel Rosier : De l’erreur de la rectification par Bortkiewicz d’une prétendue erreur de Marx (No 2003-07) ;

Philippe Nemo : La Forme de l’Occident (No 2003-08) ;

Robert Nadeau : Hayek’s and Myrdal’s Stance on Economic Planning (No. 2003-09) ;

Guillaume Rochefort-Maranda : Logique inductive et probabilités : une analyse de la controverse Popper-Carnap (No. 2003-10) ;

Guillaume Rochefort-Maranda : Probabilité et support inductif. Sur le théorème de Popper-Miller (1983) (No. 2003-11) ;

F.P.O’Gorman : Rationality, Conventions and Complexity Theory : Methodological Challenges for Post-Keynesian Economics (No. 2003-12) ;

Frédérick Guillaume Dufour : Débats sur la transition du féodalisme au capitalisme en Europe.

Examen de contributions néo-wébériennes et néo-marxistes (No. 2003-13) ;

Jean Robillard : Théorie du sujet collectif et attribution des propriétés sémantiques individuelles (No. 2003-14) ;

Philippe Mongin : L’analytique et le synthétique en économie (No. 2003-15) ;

Philippe Mongin : Value Judgments and Value Neutrality in Economics. A Perspective from Today (No. 2003-16) ;

Maurice Lagueux : Explanation in Social Sciences. Hempel, Dray, Salmon and van Fraassen Revisited (2003-17) ;

Learry Gagné : Les fondements rationnels et émotifs des normes sociales (2003-18) ;

Pierre Milot : La transformation des universités dans le contexte d’application de l’économie du savoir (2003-19) ;

Marc Chevrier : Les conflits de savoirs en démocratie constitutionnelle : le cas du constructivisme judiciaire canadien (2003-20) ;

Guillaume Rochefort-Maranda : Confirmation et corroboration : accords et désaccords (2003-21) ;

Robert Nadeau : Has Hayek Refuted Market Socialism ? (2004-01) ;

Mathieu Marion : Investigating Rougier (2004-02) ;

Frédérick Guillaume Dufour : Historical Sociology and the Analysis of Social-Property Relations (2004-03) ;

Christian Arnsperger : Reopening the road from Frankfurt to Vienna : Why “Hayekian Critical Theory” is not an oxymoron (2004-04) ;

Christian Arnsperger : Critical instrumental rationality between spontaneity and reflexivity : Spelling Out Hayekian Critical Theory (2004-05) ;

Christian Arnsperger : The two meanings of “critical mass” : Probing the new frontiers of economics in search of social emancipation (2004-06) ;

Frédérick Guillaume Dufour : Beyond Modernity : Social Relations and the Emergence of Capitalism and Nationalism (No 2004-07) ;

Alban Bouvier : Le problème de l’unification des théories en sociologie. Un exemple : choix rationnel et logiques de l’honneur (No 2004-08) ;

Olivier Servais : Dispositions et détermination de l’action dans la théorie de la régulation (No 2004-09) ;

Learry Gagné : Social norms outside rationality (No 2004-10) ;

Mathieu Marion : Sraffa and Wittgenstein : Physicalism and Constructivism (No 2004-11) ;

Robert Nadeau : L’explication rationnelle en histoire. Dray, Collingwood et Hempel (No 2005-01) ;

Maurice Lagueux : Peut-on séparer science et idéologie en économique ? (No 2005-02) ;

Chinatsu Kobayashi & Mathieu Marion : La philosophie de l’histoire de Collingwood : rationalité, objectivité et anti-réalisme (No 2005-03) ;

Vincent Bourdeau : La solidarité chez Walras, entre droit naturel de l’État et marché républicain (No 2005-04) ;

Daniel Vanderveken : Aspects cognitifs en logique intensionnelle et théorie de la vérité (No. 2005-05) ;

Maurice Lagueux : L’agent économique : rationalité maximale ou minimale ? (No 2005-06).

http ://www.philo.uqam.ca



[1] Une version préliminaire de ce texte a été présentée au colloque de l’ESHET tenu à Paris en janvier 2003. L’auteur tient à remercier Luigino Bruni, son commentateur à cette occasion, un lecteur anonyme des Cahiers d’économie politique ainsi que Bruce Mann, Robert Nadeau et Bernard Walliser dont les remarques, faites à diverses étapes de la rédaction, ont été particulièrement utiles. Il remercie également le CRSH (Ottawa) et le FQRSC (Québec) de leur aide financière.

[2] Voir, par exemple, Simon, 1957.

[3] Voir Strotz, 1955-56, qui a amorcé les débats autour de cette notion.

[4] Voir en particulier Mele, 1987.

[5] Pour la discussion de cet argument qui remonte à Davidson et alia, 1955, voir Schick, 1986, p. 117, Anand, 1987, pp. 200-201, Mongin, 2000, pp. 80 ff et Lagueux, 2004, pp. 41-42.

[6] C.C. von Weizsäcker (p. 345) observait à propos des économistes que « the overwhelming majority took the attitude that it is not their business to be concerned with these changes of taste ».

[7] Voir à ce sujet l’ingénieuse argumentation de Stigler et Becker, 1977.

[8] Sur la question des changements de goût, voir Lagueux, 2004, pp. 39-41.

[9] Becker, 1962. Plus précisément, il s’agit d’une de deux façons de caractériser l’irrationalité, l’autre l’étant par le choix fait au hasard. À ce sujet, voir Lagueux, 1993.

[10] Sur le paradoxe de la Préface, voir Cherniak, 1986, pp. 51-52 et 71.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 3 juin 2012 9:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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