Le présent ouvrage est né de réflexions qui ont commencé à prendre forme il y a une dizaine d'années à un moment où elles mettaient clairement en cause des idées qui s'imposaient avec beaucoup d'autorité dans divers milieux intellectuels de gauche. Il s'agissait à l'époque pour l'auteur d'apporter sa modeste contribution à la discussion d'arguments de caractère passablement philosophique qui exerçaient alors une étonnante fascination dont les manifestations débordaient très largement les cercles de spécialistes.
Or, il se trouve que depuis cette époque le paysage intellectuel, au Québec comme ailleurs, s'est profondément modifié. Les arguments en question ne recueillent plus guère la sympathie bienveillante qu'ils commandaient alors et le marxisme lui-même où ils avaient puisé leur inspiration profonde ne semble plus attirer tellement ceux qui hier encore y mettaient tous leurs espoirs. Quelque chose a changé dramatiquement ici et ailleurs il y a de cela quelques années à peine : ce qui, pour les penseurs de gauche qui aimaient alors se réclamer du marxisme, prenait visiblement les allures d'une sorte de saison favorable à la diffusion de leurs idées semble s'être brusquement et inopinément envolé en laissant bien peu de traces.
Qu'on ne s'y méprenne pas cependant : si au cours des années 60 et même jusque vers la fin des années 70, des idéologies de gauche ont dominé la scène intellectuelle qui est celle qui nous intéressera ici, ceci ne signifiait pas forcément que la gauche devait dominer au même moment la scène politique. Même si idéologie et politique s'interinfluencent constamment, on reconnaîtra sans peine que leurs évolutions respectives souffrent à tout le moins de spectaculaires déphasages. Des hommes de droite, comme Richard Nixon, peuvent être portés au pouvoir au milieu de la plus intense vague d'enthousiasme à l'égard de certaines idées de gauche qui ait probablement jamais déferlé sur leur pays ; des hommes de gauche, comme François Mitterand, peuvent l'être au moment où l'affirmation des idées de la droite et l'affaiblissement de l'extrême-gauche deviennent assez manifestes pour rendre dérisoire la crainte du communisme qui leur interdisait jusque-là la victoire. Par delà donc les caprices de la vie politique internationale, les idéologies ont évolué selon leur rythme propre. Or en matière d'idéologie, ce qui ne trompe guère c'est l'audience qui est accordée et le prestige qui est tacitement reconnu à des idées qui sans ces atouts deviennent vite caduques. Si, au cours des années 60-70, tous les espoirs ont souvent paru permis aux intellectuels de gauche, c'est qu'alors on était presque parvenu à se convaincre que l'intelligence - l'intelligence des choses sociales en tout cas - était l'affaire de la gauche. C'est parce qu'une telle prétention paraîtrait bien illusoire aujourd'hui qu'il faut reconnaître que la belle saison idéologique que la gauche a connue est désormais chose du passé.
Aux yeux de l'auteur cependant, ce constat ne devrait pas, il s'en faut de beaucoup, être perçu par la gauche comme purement négatif. Car cette métamorphose inattendue de l'univers idéologique s'est aussi manifestée très nettement en ceci que le dogmatisme qui s'était installé à gauche au cours des années 60 et qui, on le verra, fut pour beaucoup dans les déboires des théories qui s'y développèrent, semble maintenant avoir fortement tendance à se déplacer vers la droite. Alors qu'à gauche aujourd'hui on réapprend à douter et on redécouvre le sens des nuances, à droite on retrouve le ton intolérant sur lequel il avait bien fallu mettre une sourdine au moment où rien ne semblait plus aller.
Il sera donc question ici des idées qui ont animé la gauche au cours de cette période où tout lui paraissait permis. Toutefois plutôt qu'à la gauche dont l'activité propre est plus volontiers politique que théorique, il vaudra mieux se référer directement à cette pensée de gauche qui, compte tenu de son orientation critique, sera commodément désignée par le nom de « pensée critique ». Par « pensée critique », on entendra donc ici l'ensemble de cette réflexion qui s'est voulue essentiellement critique à l'égard des modèles dominants de société et à l'égard de la pratique dominante des sciences sociales qui aurait eu trop souvent tendance à valoriser ces modèles. Au cours des années 60-70, cette pensée critique, c'était une démarche qui sans s'identifier carrément au marxisme a spontanément trouvé dans une lecture renouvelée de Marx et d'autres auteurs marxistes l'inspiration qui allait lui permettre de poursuivre avec efficacité sa mission dénonciatrice.
Il serait bien prétentieux toutefois de vouloir donner ne fût-ce qu'un aperçu de l'ensemble des débats théoriques rattachés à cette pensée critique au cours de cette période qui fut pour elle exceptionnellement riche. Comme il a paru plus utile et plus réaliste de discuter de façon parfois assez poussée certains des arguments proposés, il fallait forcément choisir. L'auteur a voulu cependant ménager une place à l'examen des débats qui lui ont paru les plus significatifs dans l'effort constant poursuivi par la gauche pour assurer une sorte de crédibilité théorique a son entreprise dénonciatrice. Reste toutefois que la part du lion a été accordée aux débats qui ont marqués la vie intellectuelle québécoise tributaire surtout des influences française et américaine et aux contributions des philosophes et des économistes de gauche avec lesquelles, du fait de son itinéraire personnel, l'auteur s'est trouvé en contact plus étroit.
Le présent ouvrage ne se veut donc en rien une synthèse, mais il se veut, à sa manière, une sorte de bilan provisoire ou mieux un retour lui-même critique sur une période encore très proche de nous qui nous a façonnés intellectuellement et qui continue de nous marquer profondément. Cette discussion critique cependant ne peut plus avoir la même signification qu'elle avait au moment où elle a pris forme. Les auteurs qui en font l'objet ne sont déjà plus, pour la plupart, partie prenante aux débats d'aujourd'hui et, dans certains cas, ont connu une destinée tragique qui a laissé chacun consterné. Aussi les textes souvent polémiques proposés ici devront maintenant être lus dans une perspective différente. Il faudra y voir un effort pour mettre en relief mais aussi pour comprendre certains traits un peu étranges d'une démarche théorique qui aura dominé, en un sens, toute une époque et qui, comme l'auteur cherche aussi à le montrer, en aura fait un moment important dans la prise de conscience de questions qui demeurent fondamentales et que l'on aurait bien tort aujourd'hui de croire dépassées. Ce n'est certes pas parce que la facilité théorique risque désormais d'être interdite à la gauche qu'il y a lieu de sous-estimer l'importance des idéaux et des objectifs qu'elle a traditionnellement défendus.
L'auteur doit reconnaître que, malgré tout ce qui peut le rapprocher d'une simple monographie, un ouvrage de ce genre, issu pour une part de travaux antérieurs, porte encore bien des marques sensibles de son origine : quelques redites n'ont pu être évitées, les notes bibliographiques sont inégalement développées, certaines questions se sont vu accorder une attention excessive par rapport à d'autres qui paraissent oubliées. L'auteur espère seulement que ces inconvénients presque inévitables ne gêneront pas trop son projet qui était de faire percevoir a la fois les limites et l'importance de débats sur lesquels, de toute façon, il faudra abondamment revenir. Quant aux références bibliographiques des principaux ouvrages qui ont alimenté ces réflexions, elles ont été reportées à la fin et sont appelées par une mention qui indique soit la date, placée entre parenthèses, de la première édition du texte original, soit celle, placée alors entre crochets, de l'édition française utilisée. Le recours aux doubles parenthèses enfin rappelle simplement qu'on a affaire à une édition posthume.
Même si au départ le présent ouvrage se voulait un recueil de textes antérieurs de l'auteur, un intense processus de révision et d'encadrement en a fait un ensemble assez homogène inédit pour plus des trois quarts de son contenu. Des dix chapitres qui composent le livre, les cinq plus importants quantitativement n'ont jamais fait l'objet d'une publication : trois d'entre eux ont été écrits pour y prendre place et les deux autres sont des remaniements de communications que l'auteur avait choisi de ne pas publier séparément afin de les y intégrer. Des cinq chapitres restants, deux devaient paraître d'abord dans ce livre mais, avec l'accord des éditeurs, ont été destinés à des parutions conjointes : l'un doit paraître à peu près simultanément dans les actes d'un colloque tenu à l'Université d'Ottawa, l'autre est paru récemment dans la revue Interventions critiques en économie politique, no 7. Restent trois autres chapitres : l'un développe une idée esquissée dans un texte presque trois fois moins long paru dans les Actes d'un congrès philosophique, les deux derniers parus dans la revue Dialogue sont remaniés de part en part : l'un tient désormais compte, entre autres choses, d'une discussion critique qu'il a suscitée et l'autre est extrait d'un article mais non sans avoir été remanié et réencadré. De plus amples détails sur l'origine de ces textes sont fournis à la fin du livre.
Un ouvrage ainsi constitué de textes élaborés souvent par étapes successives permet plus aisément à l'auteur de tirer parti des remarques ou des objections de tout ordre que leurs versions préliminaires auront suscitées. Sans qu'il soit possible de mentionner tous ceux qui, sans partager forcément les idées exprimées et sans être le moindrement responsables des insuffisances du résultat final, auront amené l'auteur à retoucher l'une ou l'autre de ces nombreuses versions, il convient de remercier en particulier Pierre Bellemare, étudiant de doctorat au département de philosophie de l'Université de Montréal, qui a révisé avec une extrême attention l'ensemble du manuscrit et a fait, à l'auteur de nombreuses et pertinentes suggestions, mais aussi Louis Caron, Christian Deblock, Georges Legault, Danièle Letocha, Roberto Miguelez, Robert Nadeau, Claude Panaccio, Jacques Plamondon, Jean-Paul Raiche et François Tournier (sans oublier les deux lecteurs anonymes sollicités par la Fédération canadienne des études humaines) qui, à des degrés divers, lui ont permis de bénéficier de leurs précieuses réactions à un ou plusieurs de ces textes. A ces noms doit s'ajouter celui de son épouse Gisèle qui, en plus de réviser attentivement et utilement diverses parties du texte, aura dû subir les conséquences toujours pénibles d'une rédaction qui visait à respecter, ou presque, de trop ambitieuses échéances.
L'auteur tient à remercier aussi les rédacteurs de la revue Dialogue qui lui ont permis d'utiliser deux articles qu'il leur avait confiés ainsi que les responsables de la revue Interventions critiques en économie politique et ceux des Actes du colloque tenu à l'Université d'Ottawa sur le thème « Philosophie de l'histoire et pratique historienne aujourd'hui »qui ont accepté la publication parallèle ici d'un texte qui leur fut soumis. Quant aux éditeurs des Actes du Colloque de Reims sur « La Culture », ils laissaient explicitement aux auteurs le droit de réutiliser leur communication. L'un de ces auteurs les remercie ici de cette libéralité. Les derniers remerciements iront conjointement à Madame Marèse Drouin pour son concours précieux en matière bibliographique, au personnel du secrétariat du Département de Philosophie de l'Université de Montréal pour un soutien collectif qui s'est concrétisé de bien des façons et en particulier à Claire-Lise Schild qui, avec efficacité et patience, a dactylographié l'essentiel du manuscrit.
Novembre 1981