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Maurice Lagueux
Professeur de philosophie, Université de Montréal
“Pourquoi désespère-t-on
de l’architecture du XXe siècle ?”
Un article publié dans la revue POSSIBLES, vol. 20, no 1, hiver 1996 pp. 66-89. Numéro intitulé : “Modernité : élans et dérives.”
- Introduction
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- Quelques réponses assez peu convaincantes
- Des distorsions dont souffre l’architecture du XXe siècle
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- Distorsions objectivement liées à la réalité temporelle
Distorsions liées à un effet de perspective
Introduction
Parmi les beaux-arts, l’architecture occupe, à n’en pas douter, une place assez particulière. D’une part, elle est appelée à mettre en place rien moins que le théâtre même où se déroule l’essentiel de la vie sociale ; d’autre part, il n’y a guère d’architecture qui ne soit avant tout utilitaire en ce sens qu’elle vise à répondre à un besoin précis. Cette situation particulière lui confère un statut quelque peu ambigu. S’agit-il vraiment d’un art comme le veut une vieille tradition qui en a même fait le premier des beaux-arts ou faut-il y voir plutôt un savoir technique qui, à la limite, constituerait une branche de l’ingénierie ? Dans son travail quotidien, l’architecte doit faire preuve de compétences apparentées à celles de l’ingénieur, voire de qualités qui sont celles de l’entrepreneur, autant et plus que de sens proprement artistique. Si, d’aventure, on reconnaît que l’architecture est bel et [67] bien un art car, dira-t-on, il ne faut quand même pas confondre architecture et construction , on reconnaîtra aussitôt que cet art devrait néanmoins composer avec les exigences du client. Ce dernier est bien en droit d’obtenir le genre d’immeuble qu’il désire, lui qui doit y consacrer une fortune et éventuellement y vivre ou y travailler une large partie de sa vie. À tout le moins l’architecte doit-il tenir compte des contraintes du site qui lui est imposé, quand il n’est pas réduit à se contenter de compléter un bâtiment déjà existant et de fondre son œuvre dans un ensemble qui ne portera que très partiellement la marque de son art. Certes, l’acheteur d’un tableau peut aussi imposer d’embarrassantes contraintes à l’artiste auquel il passe la commande, mais le peintre est néanmoins en mesure de produire ses meilleures œuvres sans se préoccuper le moindrement d’un client potentiel, alors que l’architecte qui voudrait faire preuve de la même indépendance risquerait fort de ne jamais rien construire.
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’architecture soit à peine considérée comme un art par ceux qui sont pourtant en contact quotidien avec ses réalisations. Pas étonnant non plus que la personnalité des architectes ne suscite pas un intérêt comparable à celui que suscite celle des autres artistes. Alors que la personne le moindrement cultivée pourrait nommer des dizaines de peintres, de compositeurs ou même de sculpteurs et épiloguer longuement sur leurs principales œuvres, cette même personne aura du mal à donner le nom de plus de deux ou trois des architectes les plus célèbres. Pourquoi, après tout, faudrait-il s’intéresser plus à la personnalité des architectes qu’à celle des ingénieurs qui sont à l’origine d’objets qui, eux aussi, répondent à des fins utilitaires et sociales comme, par exemple, les autoroutes et les lignes téléphoniques ?
On eut pourtant faire valoir que l’architecture n’en demeure pas moins un art cher au cœur de tous ceux et celles qui se passionnent pour ces [68] chefs-d’œuvre plus ou moins anonymes du passé que sont les églises romanes, les grandes cathédrales, les palais baroques ou même ces maisons d’autrefois, plus modestes certes, mais combien chaleureuses. Aussi, la question se pose-t-elle de savoir pourquoi, à l’égard de l’architecture de notre époque, on observe une désaffection aussi généralisée chez ceux-là mêmes qui éprouvent tant de plaisir à visiter des bâtiments plus traditionnels. Avant d’examiner cette question, il importe de bien voir ce qui est en cause. Par « architecture de notre époque », j’entends ici, non pas la seule architecture qu’en un sens plus technique du terme on associe au « mouvement moderne », mais bien l’ensemble de l’architecture du XXe siècle qui a succédé à l’architecture historiciste (néo-classique, néo-gothique, néo-romane, néo-byzantine, etc.), laquelle avait dominé le XIXe siècle.
On objectera cependant que l’attitude négative à l’égard de la modernité en art dont il est ici question ne concerne pas uniquement l’architecture et qu’on la retrouve également en musique et en peinture. On sait, en effet, combien la musique et la peinture du XXe siècle sont mal comprises et peu appréciées de nombre d’adeptes de l’art classique. Nul ne saurait nier l’existence d’une sorte de résistance du public à l’égard des innovations de l’art moderne ; toutefois, l’explication que l’on apporte le plus spontanément pour rendre compte de ce dernier phénomène tient à l’hermétisme des œuvres contemporaines dont il serait plus difficile de comprendre le sens. Or, quoi qu’il en soit de la valeur de cette explication, elle ne s’applique guère au cas de l’architecture. On voit mal en quel sens on pourrait reprocher aux bâtiments contemporains d’être beaucoup plus « hermétiques » que les bâtiments anciens, d’autant plus que, très souvent, c’est justement le halo de mystère qui se dégage des bâtiments anciens qui en fait le charme qu’on apprécie tant.
Précisément parce qu’ils doivent remplir une fonction utilitaire et sociale, les architectes ne peuvent [69] s’engager dans d’audacieuses innovations, comme le font les compositeurs et les peintres qui ont bousculé de fond en comble l’idée que les amateurs s’étaient faite de la mélodie musicale ou de la représentation picturale. Les quelques architectes assez audacieux pour remettre en question l’idée que l’on s’était faite d’un bâtiment ont dû se contenter de s’exprimer dans des dessins souvent admirables mais inaptes à se transformer en véritable architecture. Quand ils sont parvenus à obtenir les contrats qui leur ont enfin donné l’occasion de bâtir, les plus audacieux d’entre eux, comme Peter Eisenman ou Zaha Hadid, ont construit des bâtiments qui, du fait qu’ils remplissent très correctement leur fonction sociale, ne sont pas vraiment plus difficiles à « comprendre » que des bâtiments plus classiques [1]. Non point que ces bâtiments ne recèlent pas des subtilités qui échappent totalement au regard inattentif et que seule une analyse savante permet de décoder, mais cela est vrai au même titre des bâtiments de tous les temps. Michel-Ange ou Giulio Romano, par exemple, ont construit des œuvres maniéristes pleines d’audaces susceptibles de dérouter les habitudes les mieux ancrées, mais les amateurs d’architecture traditionnelle ne les admireront pas moins. On ne saurait donc expliquer par un quelconque hermétisme la préférence marquée si souvent affichée à l’égard de l’architecture traditionnelle.
Quoi qu’il en soit, mon propos ne sera pas ici de comparer la situation de l’architecture à celle des autres arts, mais de discuter le cas de l’architecture, quitte à voir à l’occasion si les explications apportées peuvent éclairer aussi la situation sensiblement différente de ceux-ci. Or en un sens, cette désaffection à l’égard de l’architecture moderne va plus loin que celle que l’on observe à l’égard de la musique et de [70] la peinture moderne dans la mesure où c’est le statut même d’œuvre d’art qui est souvent refusé aux œuvres architecturales du XXe siècle, alors que, dans le cas de la musique ou de la peinture, les sentiments sont plus partagés dans la mesure où l’on a généralement tendance à voir plutôt dans les œuvres contemporaines une forme d’art plus sophistiquée réservée aux seuls initiés. L’architecture d’aujourd’hui, au contraire, doit faire face à une sorte d’agressivité qui tient en partie, il est vrai, au fait que, contrairement à la plupart des autres arts, elle impose sa présence envahissante aux usagers qui n’ont pas le loisir de s’abstenir d’en « bénéficier ». Ce sentiment populaire à l’égard de l’architecture moderne a d’ailleurs trouvé un écho retentissant dans un pamphlet du brillant essayiste Tom Wolfe [2] et surtout dans les nombreuses conférences de l’héritier du trône d’Angleterre, le prince Charles lui-même [3]. Le premier a publié un essai qui dénonce avec un mépris agressif à peu près tout ce qui a pu être associé à l’architecture moderne. Le second a voulu prendre la défense d’une architecture traditionnelle particulièrement malmenée dans son pays, mais il n’a pu le faire sans l’opposer à une architecture contemporaine qu’il s’est employé à décrier parfois assez brutalement. On peut certes sympathiser avec les visées conservationnistes de Tom Wolfe et du prince Charles, mais leur désaveu intransigeant de l’architecture la plus novatrice du XXe siècle a une connotation populiste qui n’a pas manqué de renforcer les sentiments défavorables du grand public à l’égard de celle-ci.
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Il faut reconnaître d’ailleurs que ce sentiment n’est pas uniquement le fait du grand public ou d’esprits populistes. Parmi les spécialistes et les architectes eux-mêmes, nombreux sont ceux qui, pour des raisons de principe, sont encore plus sévères à l’égard des expériences de l’architecture d’aujourd’hui auxquelles ils n’hésitent pas à opposer les réussites de l’architecture traditionnelle. Il est vrai que l’architecture du XXe siècle compte aussi parmi les spécialistes d’éloquents défenseurs, mais ce qui est symptomatique de la situation discutée ici, c’est que les animosités engendrées par ces prises de parti de part et d’autre n’ont rien de symétrique : les plus ardents partisans de l’architecture moderne ne sont pas pour autant, en règle générale, des contempteurs d’une architecture plus traditionnelle, alors que ceux qui prennent fait et cause pour cette dernière jugent souvent avec sévérité l’architecture d’aujourd’hui.
Or c’est précisément cette asymétrie, si naturelle qu’elle puisse paraître à certains, qui me semble requérir une explication. Un jugement aussi négatif à 1’égard de ce que notre siècle a pu produire en matière d’architecture me paraît, en effet, quelque peu étonnant et assez injuste à divers égards. Il ne s’agira toutefois pas ici de dénoncer cette situation mais bien de l’expliquer, d’autant plus que le phénomène me semble soulever quelques questions qui intéressent non seulement l’esthétique, l’histoire de l’architecture et l’histoire de l’art, mais aussi notre rapport à l’histoire en général. Plus précisément, je chercherai à montrer que ce phénomène tient à une sorte d’illusion d’optique, ou mieux de distorsion, qui s’exerce à l’égard de notre perception respective du présent et du passé. Il ne s’agira donc pas de stigmatiser la tendance nostalgique et idyllique à idéaliser le passé que l’on rencontre chez plusieurs de nos contemporains, mais plutôt de dégager les facteurs qui créent une distorsion négative à l’égard du présent, à tout le moins en matière d’architecture, tout en se demandant, au passage, si les mêmes facteurs agissent aussi dans le cas d’autres arts, voire dans le [72] cas de secteurs de l’activité humaine non reliés à l’art. Toutefois, avant d’examiner ces distorsions, je discuterai sommairement quelques explications que ceux qui ont été amenés à dénoncer l’architecture d’aujourd’hui ont cru devoir invoquer pour rendre compte du peu de sympathie que cette architecture leur inspire.
Quelques réponses assez peu convaincantes
Les émules de Tom Wolfe et du prince Charles n’ont pas manqué, en effet, de dégager certains traits qui à leurs yeux expliquent la faveur qu’eux-mêmes et leurs contemporains portent à l’architecture traditionnelle aux dépens de l’architecture moderne. Pour les fins de la présente discussion, je retiendrai quatre de ces traits qui sont plus ou moins explicitement présents dans les écrits ou les propos des nombreux contempteurs de l’architecture de notre époque. Ces quatre traits concernent respectivement l’harmonie, l’échelle, le caractère individuel des bâtiments et le savoir-faire des artisans.
Il est assez difficile de définir ce que l’on trouve harmonieux en architecture. On peut penser à l’harmonie entre le bâtiment et son contexte, qu’il s’agisse du contexte bâti ou du contexte naturel, ou encore à l’harmonie des diverses parties du bâtiment entre elles.
S’il est question de l’harmonie entre le bâtiment et son contexte, il est loin d’aller de soi qu’on tient là un critère permettant de discréditer l’architecture du XXe siècle. Certes, reprochera-t-on à celle-ci d’avoir érigé de nombreux gratte-ciel ou autres immeubles sans le moindre respect pour le contexte où ils ont été implantés. Mais la notion même de respect du contexte est une notion relativement moderne. Alors qu’autour des temples grecs ou romains et des cathédrales gothiques, on multipliait les bâtiments sans se préoccuper de l’ensemble, les architectes contemporains [73] ont compris que le respect du contexte bâti occupe, parmi les exigences que l’architecture de qualité doit satisfaire, une place si importante que, le plus souvent, c’est sur son aptitude à s’intégrer à ce contexte que l’on jugera aujourd’hui de la qualité d’un bâtiment. On peut d’ailleurs en dire autant de l’harmonie avec la nature ou, si l’on préfère, avec le site naturel. Mis à part la plupart des temples grecs, des châteaux médiévaux et des manoirs anglais, qu’on veillait généralement à installer dans des sites exceptionnels, les chefs-d’œuvre de l’architecture traditionnelle étaient rarement construits en fonction des qualités propres d’un site donné. Du moins, il est douteux que, sur ce plan, ces œuvres puissent rivaliser avec les chefs-d’œuvre de l’architecture du XXe siècle qui ont été beaucoup plus systématiquement conçus pour être en harmonie avec la nature. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à penser aux œuvres de Frank Lloyd Wright, d’Alvar Aalto, de Tadao Ando ou même à ces nombreux sièges sociaux de firmes américaines que d’habiles architectes comme Eero Saarinen ou Gordon Bunschaft ont su intégrer aux sites champêtres les plus enchanteurs. D’ailleurs, même si l’on était en total désaccord avec moi sur ce point, ce facteur pourrait difficilement rendre compte de l’attrait qu’inspirent les bâtiments traditionnels puisque, si harmonieuse qu’ait pu être jadis leur insertion dans leur contexte, c’est le plus souvent sans ce contexte d’antan, presque toujours gravement détérioré, que nous les admirons aujourd’hui.
S’il est plutôt question de l’harmonie des parties du bâtiment entre elles, il est encore plus difficile de savoir à quoi on se réfère au juste. Si des proportions harmonieuses peuvent être définies dans quelques formules associées à l’idée de « nombre d’or », ce sont des architectes modernes comme Le Corbusier qui ont cherché le plus systématiquement à en tirer parti. Pour leur part, les architectes anciens n’étaient pas toujours très soucieux d’harmoniser entre elles les parties de leurs bâtiments qui d’ailleurs résultaient parfois de manière assez aléatoire c’est le cas de [74] nombre de cathédrales gothiques d’interventions reflétant les conceptions fort variées d’époques souvent séparées par un ou deux siècles où elles étaient successivement pratiquées. D’ailleurs, s’il y avait telle chose que des proportions idéales que les architectes classiques ou médiévaux seraient, par des voies différentes, parvenus à dégager, il faudrait admettre que ces proportions ont été par la suite appliquées de manière beaucoup plus systématique par leurs successeurs néo-classiques et néo-gothiques. Or, les bâtiments que ces derniers ont construits au XIXe siècle, si harmonieuses que puissent être leurs proportions, sont généralement regardés avec dédain et dissociés de cette architecture traditionnelle que l’on admire tant.
Dira-t-on que tout est plutôt affaire d’échelle ? Les bâtiments anciens respecteraient l’échelle humaine comme on l’a dit si souvent du temple grec, alors que les bâtiments modernes seraient disproportionnés. Il est vrai que les gratte-ciel ne respectent en rien l’échelle humaine et que nombre de bâtiments qui bordent les rues de nos villes imposent leur présence de manière plutôt oppressante pour les passants, mais ces bâtiments, qui reflètent avant tout l’ambition de présidents de compagnie ou de promoteurs industriels, ne sont pas, dans l’ensemble, très représentatifs de ce qu’est l’architecture du XXe siècle à son meilleur. Quand, par contre, on compare aux chefs-d’œuvre du passé les meilleures productions de cette architecture, on se rend vite compte que ce n’est pas la notion d’échelle humaine qui pourrait nous permettre de faire pencher la balance en faveur de l’architecture traditionnelle. Pourquoi, en effet, faudrait-il penser que les vastes et multiples appartements du palais de Versailles respectent mieux l’échelle humaine que le Bauhaus qui a pu loger commodément étudiants et professeurs en leur offrant des chambres, des bureaux et des ateliers remarquablement adaptés à leurs occupations ? Et quand on compare les cathédrales gothiques, dont la hauteur a quelque chose d’exaltant mais de démesuré, à ces sobres églises [75] modernes qui se sont multipliées au cours des années 1950 et 1960, il serait singulier d’attribuer au respect de l’échelle humaine l’admiration justifiée que nous éprouvons devant les cathédrales médiévales.
On en conclura probablement que la réaction négative que plusieurs éprouvent devant l’architecture moderne repose beaucoup plus sur une impression de banalité, de grisaille et d’anonymat que sur l’effroi qu’inspirerait l’échelle inhumaine de certaines réalisations un peu mégalomaniaques rendues possibles par les techniques modernes de construction. On opposera donc le caractère apparemment plus individualisé d’une architecture traditionnelle, dont on soulignera la variété des éléments qui ne se laissent découvrir que peu a peu, à l’impression d’anonymat, d’impersonnalité et de monotonie que projette l’architecture moderne.
Et pourtant, c’est peut-être ici, en un sens, qu’on est le plus injuste à l’égard de cette architecture moderne. Il est vrai que l’architecture du XXe siècle a souvent valorisé le dépouillement en matière d’ornementation et que le mouvement moderne s’est littéralement donné pour idéal une relative standardisation de la production, consacrée chez plusieurs par une valorisation d’inspiration vaguement socialiste du collectif et de l’anonyme. Mais, paradoxalement, la modernité comprise en un sens plus large a été aussi l’occasion de l’affirmation de la subjectivité individuelle, du style personnalisé et d’une valorisation de l’originalité et de la signature. On peut même affirmer que cette tendance, en architecture, s’est manifestée de manière extrême au point où, pour lui reconnaître une place dans l’histoire de l’architecture du XXe siècle, on demande généralement à un bâtiment d’ouvrir des perspectives qui demeuraient inaperçues avant lui. Même si les prophètes du mouvement moderne ont cru un moment pouvoir dégager du progrès des sciences et des techniques une conception universellement valable de la pratique artistique, la souplesse de la technologie moderne a [76] plutôt rendu possible une fabuleuse variété dans la conception des bâtiments modernes. Je m’en voudrais de minimiser l’originalité des œuvres architecturales issues des grandes traditions du passé, mais, je vois mal comment, sur ce plan, la palme n’irait pas à l’architecture moderne prise dans son ensemble. L’architecture traditionnelle et c’est là un de ses mérites a largement consisté en variations autour d’un thème (le temple dorique, le théâtre grec, l’arc de triomphe romain, la basilique romane, la cathédrale gothique, le palazzo florentin, le palais baroque, etc.), alors que l’architecture du XXe siècle s’est engagée sur toutes les voies à la fois, ce qui a donné lieu aux résultats les plus inattendus. On peut certes lui reprocher ses excès en ce sens, tout en reprochant à tel ou tel bâtiment moderne un dépouillement jugé stérilisant ; mais on voit mal comment on reprocherait à l’architecture moderne dans son ensemble un quelconque manque d’originalité, d’individualité, de personnalité ou de variété.
Enfin on s’est souvent inquiété du fait que l’architecture moderne ne bénéficie plus du savoir-faire des artisans d’autrefois. Il est vrai que la façon dont certains artisans se consacraient à leur tâche, laquelle était souvent indissociable de leur vie, ne se retrouve guère chez l’ouvrier d’aujourd’hui ; mais on ne peut en conclure d’emblée que cet état de choses affecte sérieusement l’architecture du XXe siècle. À l’époque, entend-on dire parfois, on savait construire de grands monuments comme les cathédrales gothiques ou les palais baroques ; aujourd’hui, on n’est plus en mesure de réaliser de telles choses. Il est pourtant clair qu’un tel jugement est sans fondement. On est parfaitement capable aujourd’hui encore de construire des bâtiments analogues. D’ailleurs, on vient d’achever, au début des années 1990 aux États-Unis, la cathédrale nationale de Washington dont on avait amorcé la construction il y a près l’un siècle. On peut presque considérer ce monument comme une authentique cathédrale gothique, en ce sens que ses constructeurs ont voulu respecter les [77] grands principes de ce type d’architecture en évitant soigneusement les singularités et les hardiesses stylistiques qui ont caractérisé le néo-gothique anglais. Même si, à Washington, on a mis à contribution de puissantes grues modernes, il ne faut pas en conclure que l’art de bien construire ce genre de bâtiments était réservé au moyen âge ; d’ailleurs, on oublie souvent que l’une des cathédrales gothiques les plus admirées, celle de Cologne, a été construite pour une très large part au beau milieu du XIXe siècle.
Oui, on peut encore construire des cathédrales, mais en contemplant d’un œil étonné la cathédrale de Washington, la question que l’on se pose est « pourquoi ? » Quelle idée d’ériger ce genre de bâtiment en plein XXe siècle quand on sait que tant de brillants architectes auraient pu imaginer des structures modernes beaucoup mieux adaptées à notre époque ? Et le seul fait de poser cette question suffira à couvrir d’un vague ridicule cette œuvre grandiose mais calmement anachronique dont un vitrail, patiemment inséré dans une ogive othique, évoque, non sans un rien de chauvinisme, la mission d’Apollo XI sur la lune. Il est certes techniquement possible au XXe siècle de construire des bâtiments comme on en construisait à d’autres époques et la preuve en est que l’on a souvent reconstruit de manière admirable des palais ou des églises que la guerre avait détruits, mais à moins que ce soit, comme dans ce dernier cas, en vue de restaurer un passé qui nous a brutalement été enlevé, on ne voit pas pourquoi on le ferait dans un monde où la vie religieuse requiert des églises plus modestes et où l’on a banni le faste des aristocraties et des monarchies. Non seulement pourrait-on au besoin construire à notre époque ce que l’on construisait auparavant, mais grâce aux techniques nouvelles et aux matériaux nouveaux, comme le béton armé et les matières plastiques, on peut construire et on construit effectivement une foule de bâtiments qui auraient dépassé l’imagination de nos ancêtres.
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On objectera peut-être que nombre de bâtiments qui font la fierté de l’architecture d’aujourd’hui sont mal bâtis, qu’il est fréquent que leurs usagers se plaignent de ce que leur toit coule ou que leur revêtement ne résiste pas à la corrosion, etc. Ce serait oublier qu’il en est ainsi non pas parce que ces bâtiments sont modernes mais parce qu’ils sont audacieux. Il est plus facile d’éviter ce genre de problèmes quand on reprend les vieilles recettes éprouvées depuis des siècles que quand on innove, à la fois sur le plan technique et sur le plan formel, en construisant un immeuble qui fera date dans l’histoire de l’architecture. Les chefs-d’œuvre de l’architecture traditionnelle ont connu des déboires beaucoup plus graves quand leur architectes faisaient œuvre originale et faisaient avancer de ce fait les possibilités offertes à l’architecture. Sans parler des effondrements catastrophiques qui ont affecté la construction de tant de cathédrales gothiques, on pourrait mentionner le cas de la Bibliothèque « sansovinienne » qui referme la Piazzetta, face au palais des Doges à Venise, dont le toit s’est effondré dans des circonstances qui auraient amené les autorités à jeter Sansovino, son architecte, en prison [4]. Mais, bien entendu, on a depuis longtemps trouvé les moyens de corriger les défauts de tels chefs-d’œuvre, ou de s’en accommoder, de telle sorte que ces détails ne viennent plus ternir les louanges dont, non sans raisons, on gratifie aujourd’hui leurs architectes.
On pourrait certes envisager bien d’autres considérations de même type, mais il est douteux qu’elles suffisent à justifier un désintérêt pour l’architecture du XXe siècle. Comment alors expliquer la désaffection généralisée dont souffre cette dernière surtout quand on l’oppose à l’attrait qu’exerce chez les mêmes personnes l’architecture traditionnelle ? Une telle désaffection ne me semble pouvoir s’expliquer que par une sorte de discrédit structurel, c’est-à-dire [79] lié à son caractère récent en tant que tel et cela à cause d’une série de distorsions systématiques dont les effets sont cumulatifs. Les facteurs dont il vient d’être question : l’harmonie, l’échelle humaine, l’individualité ou le savoir-faire sont des facteurs qui ne sont pas structurellement reliés au présent et au passé et, de ce fait, ils ne créent pas, à l’égard de ce qui est plus récent, une sorte de distorsion systématique comme le font les facteurs qu’il s’agit maintenant d’examiner.
Des distorsions dont souffre
l’architecture du XXe siècle
Je distinguerai deux types de distorsions qui produisent un tel effet : les unes sont objectivement fondées dans la réalité même de la temporalité et affectent directement notre perception des rapports du passé et du présent, les autres n’ont une incidence sur notre perception des rapports du passé et du présent qu’en vertu d’un effet de perspective ou d’une sorte d’illusion d’optique qu’il faudra mettre en relief. Les premières sont, en un sens, plus objectives et plus aisément perçues, mais, du point de vue qui nous intéresse ici, les secondes ont peut-être un effet encore plus déterminant.
- Distorsions objectivement liées à la réalité temporelle
J’appellerai, faute de mieux, « distorsion chronologique » la première et la plus généralement reconnue de ces distorsions. Le bâtiment ancien est auréolé par le temps qu’il a traversé. Il a le mérite d’avoir connu les temps passés qui l’ont marqué de leur sceau. Par contre, le bâtiment moderne est jeune et, en ce sens, il ne prouve rien : à tout le moins, il n’a pas encore prouvé qu’il pourra vieillir dignement. On peut apprécier certaines de ses qualités actuelles et penser que celles-ci ne dureront pas ; elles peuvent [80] n’être qu’éphémères ou ne tenir qu’à une mode. Le bâtiment ancien, lui, ne peut susciter de telles inquiétudes. Il a prouvé qu’il pouvait résister au temps. Bref, contrairement au bâtiment ancien, le bâtiment moderne n’a pas d’office le mérite que l’on associe spontanément à « l’authenticité » de ce qui est authentiquement ancien. C’est ce facteur qui explique en bonne partie la déception que l’on éprouve en apprenant qu’une œuvre d’art n’est pas aussi ancienne que l’on croyait, qu’un tableau vu dans un musée est un faux, qu’une église photographiée en Europe n’était pas une église médiévale mais qu’il s’agissait d’une église néo-gothique du XIXe siècle ou encore d’une église récemment reconstruite après avoir été incendiée. Dans chacun de ces cas, les objets considérés ne perdent rien des qualités objectives qui nous les faisaient apprécier auparavant, mais elles perdent cette qualité désignée sous le nom d’« authenticité » auxquelles les œuvres récentes ne peuvent avoir droit, du moins au même titre.
À ce premier type de distorsion, on peut en ajouter un autre qui en est à peu près inséparable et que j’appellerai « distorsion archéologique », en l’associant plutôt à l’idée de document ou à celle de monument. À son intérêt proprement architectural, le bâtiment ancien joint un intérêt qui tient à tout ce qu’il représente du point de vue archéologique ou historique ; il nous révèle ou nous rappelle notre passé, notre histoire, nos origines. On ne peut évidemment en dire autant de l’architecture du XXe siècle ; même celle du début du siècle peut à peine se charger de cette dimension car le passé auquel elle appartient est, en quelque sorte beaucoup moins impressionnant et, de plus, il nous est connu par de bien meilleurs témoignages que ceux que l’architecture nous propose. Avec ce qui nous reste des temples grecs et des forums romains, par contre, c’est tout un monde qui renaît à la vie sous une forme qui nous apprend souvent plus que d’autres documents ne peuvent le faire sur la vie de l’époque en question. Comme l’ont éprouvé avant nous ceux qui, au [81] XVIIIe siècle, redécouvraient ces bâtiments avec émerveillement, leur contact suscite une émotion archéologique, si j’ose dire, qui est indissociable de l’émotion esthétique. De même, les églises romanes ou gothiques nous révèlent tout un pan de ce monde plein d’évocations que fut le moyen âge. Comme le rappelait avec force Aloïs Riegl, le bâtiment ancien n’est pas seulement un bâtiment, il est un témoin d’une autre époque, il est une sorte de document ou, pour reprendre le terme de Riegl, de monument [5]. Quel que soit son intérêt fonctionnel, structural et esthétique, il lui suffit, pour susciter notre intérêt, de nous parler de l’époque dont il est issu.
De plus, les bâtiments anciens ont pu, avec le temps, se charger de souvenirs littéraires et historiques, ce que les bâtiments modernes n’ont évidemment pas eu le temps de faire. Comment entrer dans l’église de Saint-Jacques de Compostelle sans retrouver quelque chose de l’émotion des milliers de pèlerins qui en ont fait le but de leur odyssée ? Comment ne pas, devant la cathédrale de Strasbourg, partager un peu l’émotion qu’a éprouvée Goethe quand il retrouvait en elle le génie oublié du gothique ? Comment contempler les pyramides d’Égypte sans que soient évoquées les « quarante siècles d’histoire » auxquels elles furent à jamais associées ? Dans le domaine de la technologie, on sait combien l’effet cumulatif des connaissances ajoute à la qualité intrinsèque des instruments modernes face auxquels les instruments anciens se trouvent vite déclassés. Dans le domaine de l’art, par contre, et particulièrement en architecture, c’est plutôt à un effet cumulatif de caractère symbolique que l’on a affaire et c’est l’œuvre ancienne qui se trouve enrichie par cet effet cumulatif. Si je parle d’une distorsion, c’est qu’une œuvre plus récente ne peut évidemment bénéficier au même titre de ce genre de renforcement.
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- Distorsions liées à un effet de perspective
Les distorsions du second type n’ont qu’une incidence indirecte sur notre perception des rapports du passé et du présent, mais, à mon sens, elles n’en jouent pas moins un rôle encore plus décisif dans l’explication de la désaffection que l’on observe à l’égard de l’architecture moderne. Par ailleurs, beaucoup plus que les distorsions du premier type, elles concernent spécifiquement l’architecture et ne s’appliquent guère aux autres arts. Je voudrais soutenir ici que, pour l’essentiel, ces distorsions du deuxième type tiennent à ce que divers facteurs nous incitent à mettre en balance des chefs-d’œuvre de l’architecture ancienne comme le Parthénon ou la cathédrale de Reims aux œuvres les moins réussies de l’architecture moderne comme les HLM qui encombrent nos villes. Pour prendre conscience de l’effet pervers de telles distorsions, il suffit d’inverser la situation en se demandant ce qu’il adviendrait de notre perception des rapports de l’architecture moderne et de l’architecture traditionnelle si, pour les fins de cette comparaison, on était amené à se référer respectivement à la chapelle de Ronchamp et à l’un de ces entrepôts anonymes qui ont été dégagés des cendres de Pompéi. Examinons donc quelques-uns des facteurs responsables de distorsions qui exercent un effet aussi négatif, à tout le moins sur la façon dont le public en général perçoit l’architecture du XXe siècle.
La plus familière de ces distorsions est sans doute celle que je qualifierai de « distorsion sociologique ». Alors que, dans les siècles passés, on concentrait toutes les ressources dont on disposait sur des bâtiments érigés à la gloire de Dieu ou de la monarchie, au XXe siècle, on a surtout construit pour les masses. En particulier, au cours des périodes de reconstruction et de développement rapide qui ont suivi chacune des deux grandes guerres, plusieurs architectes de renom ont consacré le meilleur de leurs énergies à planifier des immeubles d’habitation pouvant [83] desservir de larges populations. Parmi les défis qu’ils devaient relever, venait souvent au premier rang celui de construire à bon compte ; aussi, pouvait-on difficilement attendre de ces bâtiments qu’ils rivalisent d’intérêt avec les châteaux ou les cathédrales du passé, mais ils n’en constituaient pas moins, dans les meilleurs cas, l’un des titres de gloire de l’architecture moderne. Par ailleurs, à côté de ces bâtiments forcément contraints à une austérité un peu décevante pour l’amateur d’architecture, l’architecture moderne a produit de nombreux chefs-d’œuvre dont l’intérêt est, cette fois, indiscutable. Toutefois, contrairement à ce qui avait cours dans le cas des œuvres monumentales du passé, ces bâtiments n’avaient pas, pour des raisons d’ordre sociologique, à attirer tous les regards et à être mis en évidence. Au contraire, dans bien des cas (résidences luxueuses, centres de recherche, laboratoires, etc.), il y avait même intérêt, pour des raisons de cet ordre, à ce que ces bâtiments souvent remarquables soient plutôt situés à l’abri des regards indiscrets. Dans ce contexte, l’architecture du XXe siècle pouvait difficilement être appréciée à sa juste valeur, du moins par le public en général.
Cette situation se trouve amplifiée par ce que j’appellerai une « distorsion géographique ». Contrairement aux chefs-d’œuvre de l’architecture traditionnelle qui occupent normalement le cœur historique des villes, les chefs-d’œuvre de l’architecture moderne sont très souvent érigés en des lieux (comme les quartiers périphériques des villes ou même les banlieues) où les touristes ne circulent guère et qui souvent sont très difficilement accessibles. Ayant été bâtis tardivement, ils ont forcément tendance à ne pas trouver place au cœur des villes lequel, typiquement, est déjà occupé en Europe par des bâtiments plus anciens et accaparé en Amérique par des édifices servant des intérêts financiers et spéculatifs. Aussi, ces chefs-d’œuvre de l’architecture moderne sont-ils systématiquement ignorés par les guides touristiques, comme le guide Michelin et le [84] Guide bleu, qui mentionnent rarement leur existence. Du fait de leur dispersion et de leur éloignement, même ceux de ces bâtiments qui sont connus des auteurs de ces guides leur paraissent très rarement justifier le déplacement. Ainsi, dans le cœur des villes les seuls lieux vraiment fréquentés par la plupart de ceux qui ont l’occasion d’appuyer sur une reconnaissance des bâtiments de divers pays les jugements qu’ils portent sur l’architecture , les meilleurs représentants de l’architecture traditionnelle côtoient les bâtiments modernes de peu d’intérêt qui, pour des raisons économiques, ont été empilés là un peu au hasard. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est moins le fait que les chefs-d’œuvre de l’architecture moderne sont forcément assez peu visités que la façon dont la comparaison entre les architectures des deux époques s’en trouve affectée d’une sorte de distorsion puisqu’elle tend à se faire entre les chefs-d’œuvre bien connus de l’architecture traditionnelle et les œuvres modernes plutôt banales qui s’offrent immédiatement à la vue. On notera que le caractère « géographique » de cette distorsion fait que, plus manifestement que les autres, elle ne peut guère s’exercer quand il s’agit d’autres arts que l’architecture : la peinture du XXe siècle, par exemple, est exposée dans des musées qui ne sont pas moins accessibles géographiquement que ceux dont la collection se compose de chefs-d’œuvre de l’art ancien.
Cette dernière distorsion est renforcée de façon décisive par une autre que j’appellerai « distorsion historico-esthétique ». Celle-ci tient au fait que, en un sens, toutes les laideurs sont forcément modernes dans la mesure où l’on a en général détruit ou remplacé les bâtiments du passé dont la laideur était telle qu’ils ne méritaient pas de subsister et que l’on a pris soin de conserver de ce passé ce qui méritait vraiment de l’être. On pourrait même voir là un mécanisme de sélection qui s’apparente, d’assez loin il est vrai, à la sélection naturelle et à l’idée de survival of the fittest. Les mutations génétiques produisent le plus souvent des monstres et rarement des [85] individus mieux adaptés, mais ces derniers ont plus de chances de survivre et de se perpétuer alors que les premiers sont voués à dépérir et à ne pas avoir de descendance. Dès lors, on pourrait affirmer que celles de ces monstruosités génétiques qui sont issues des mutations survenues dans le passé ne peuvent plus être observées aujourd’hui et que, de ce qu’ont produit les mutations de ce passé, nous ne pouvons observer aujourd’hui que les spécimens bien adaptés. Il en résulte que les monstruosités biologiques que l’on a aujourd’hui sous les yeux ne peuvent guère résulter que de mutations récentes. Il en va de même en architecture si toutefois l’on admet que l’humanité a tendance à conserver les bâtiments les plus valables et à ne pas se donner autant de mal quand il s’agit de bâtiments sans valeur, lesquels finiront par être détruits ou remplacés sans arrière-pensée. Certes, il faut reconnaître que c’est là beaucoup supposer quand on sait combien de chefs d’œuvre de l’architecture de tous les temps ont été stupidement détruits. Toutefois, l’argument proposé ici, tout comme d’ailleurs celui qui soutient l’idée de sélection naturelle, n’implique pas que le comportement postulé s’applique à tout coup. Il suffit qu’une tendance se manifeste dans le sens indiqué et ceci est beaucoup plus plausible. Même si l’on a détruit de nombreuses œuvres de valeur, on a fait heureusement quelques efforts pour en conserver un certain nombre. Et comme les bâtiments requièrent normalement un certain entretien pour pouvoir subsister, il suffit, pour que l’argument tienne, d’admettre que, dans l’ensemble, on a quand même eu tendance à accorder plus d’attention aux bâtiments valables qu’aux autres.
Il est vrai que ce ne sont pas uniquement les cathédrales et les palais les plus remarquables que l’on a su conserver du passé ; d’humbles demeures ont échappé à la destruction et nous paraissent tout aussi attachantes sans faire partie pour autant des chefs-d’œuvre « sélectionnés » par le mécanisme décrit ci-dessus. Pourtant, si ces maisons sont si attachantes, [86] c’est qu’elles n’évoquent en rien ces habitats des siècles passés qui se signalaient souvent par leur délabrement, leur vétusté et leur insalubrité ; c’est aussi qu’elles ont pu être périodiquement restaurées de manière à pouvoir traverser les siècles et devenir des témoins d’une autre époque. En un sens, elles avaient des qualités suffisantes (ne serait-ce, après un certain temps, que leur rareté relative) pour être « sélectionnées », sans quoi elles seraient disparues avec le reste de ce passé que nous avons perdu. En somme, tout ce que le présent argument suppose, c’est que la laideur, en tant que telle, n’est pas quelque chose que normalement on prend soin de conserver. Dans ces conditions, les bâtiments du passé qui subsistent encore auront tendance, après quelques siècles, à être forcément des œuvres qui témoignent de qualités sans lesquelles on n’aurait pas pris la peine de les conserver. Il s’ensuit de cela que les horreurs architecturales qui déparent le monde actuel ont forcément tendance à être des gâchis récents dont le mécanisme décrit ci-dessus n’a pas encore eu le temps de nous débarrasser. Il est donc permis de penser que ces horreurs architecturales relativement contemporaines seront normalement détruites au cours des siècles, bien que certains bâtiments de peu d’intérêt seront restaurés et conservés comme de sympathiques témoins d’une époque antérieure, mais il serait étonnant que l’on fasse des efforts considérables pour conserver indéfiniment dans leur état actuel les bâtiments qui nous paraissent aujourd’hui les plus déplaisants [6]. En somme, les siècles à venir ne conserveront normalement de nous que des échantillons qui méritent de l’être, lesquels seront alors comparés avantageusement aux horreurs et aux banalités que, entre autres choses, leurs architectes ne manqueront pas de bâtir. Quoi qu’il en [87] soit, la tentation sera toujours présente de comparer les œuvres forcément remarquables, ou presque, qui ont pu nous parvenir d’un passé lointain à quelque ouvrage très moyen parmi la masse de ceux de qualité très variée qui sont issus d’époques relativement récentes.
Enfin, on peut distinguer de cette distorsion, celle à laquelle je réserverai le nom de « distorsion muséologique ». Elle tient au fait que les bâtiments n’ont pas d’emblée le statut d’œuvre d’art. Ce sont avant tout des objets qui remplissent une fonction dans la vie de tous les jours. A ce titre, même s’ils constituent d’authentiques chefs-d’œuvre, ils ne se trouvent pas isolés du reste du monde et confinés dans un lieu particulier réservé à l’art, comme le sont les tableaux, les sculptures, les films, les œuvres musicales, etc. Tout au plus, certains d’entre eux peuvent-ils, après un certain temps, être officiellement « classés », c’est-à-dire intégrés au patrimoine national. Quoi qu’il en soit, quand ces bâtiments vieillissent, ils finissent par perdre leur fonction et, à moins d’être recyclés et réutilisés à d’autres fins, ils tendent alors à devenir des objets étrangers au monde réel. S’ils sont de qualité suffisante, ces objets seront entourés d’une sorte d’aura et l’espace qu’ils occupent finira, en quelque sorte, par se transformer en espace muséal. Ainsi, seuls d’anciens bâtiments, ayant perdu, ou presque, leur statut d’objets fonctionnels, ont quelque chance d’être perçus tardivement comme de purs objets d’art. Certains d’entre eux seront alors littéralement transformés en musée s’exhibant surtout eux-mêmes, comme tant de châteaux européens qui ont perdu leurs châtelains, ou deviendront de simples objets exposés dans un espace muséal plus vaste comme ces bâtiments un peu artificiellement regroupés dans des parcs ou comme ces vestiges de bâtiments anciens qui font la gloire de plusieurs sites archéologiques. On voit en quoi cette situation constitue une nouvelle distorsion qui contribue à expliquer pourquoi l’architecture récente est peu appréciée quand on la compare à l’architecture ancienne : [88] alors que le bâtiment ancien a forcément presque perdu sa fonction première pour devenir objet d’art et rien d’autre, le bâtiment moderne, qui normalement remplit honnêtement sa fonction, ne saurait être perçu comme objet d’art, c’est-à-dire comme objet qui n’existe que pour être vu, visité et admiré. Comment ce qui se présente d’emblée à nous comme objet d’art ne jouirait-il pas d’un avantage marqué quand on l’oppose, du point de vue esthétique, à un objet qu’il ne nous est pas encore venu à l’esprit de considérer d’abord sous ce jour ? De ce point de vue encore, l’architecture de notre siècle sera forcément défavorisée quand on sera amené à la comparer à l’architecture traditionnelle.
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Qu’on me comprenne bien ! Il ne s’agit nullement pour moi de prendre parti pour l’architecture moderne aux dépens de l’architecture traditionnelle. On peut avoir d’excellentes raisons de préférer cette dernière. On peut, pour des raisons esthétiques, adorer les vieilles pierres et détester le béton brut. On peut même avoir des raisons de penser que, compte tenu d’un contexte sociologique et économique fort différent, les architectes d’autrefois ne tombaient pas dans la vulgarité ou le commercialisme auxquels succombent trop souvent les architectes du XXe siècle. Ce sur quoi il m’aura suffi d’attirer l’attention, c’est l’existence de ces distorsions qui exercent sur notre jugement esthétique une action que l’on aurait tort d’ignorer. En tout cas, pour qui s’inquiète de ce qu’est devenu l’art à notre époque et désespère de l’architecture moderne en allant jusqu’à douter de son existence même, il me paraît important de prendre au moins conscience de l’effet pervers de distorsions qui, sans tout expliquer et loin de là, ne sont pas négligeables pour autant. Les ignorer, ce serait, en effet, traiter bien injustement les œuvres les plus réussies et les plus sublimes de l’architecture de notre époque auxquelles on risquera toujours de demeurer aveugle parce qu’elles ont le tort d’être encore mal [89] dégagées de la masse confuse, incohérente, banale, éphémère, superficielle et très inégalement intéressante des objets dont est constitué notre quotidien.
[1] Comme d’autres l’ont souligné avant moi, c’est le cas, par exemple, du Wexner Center for the Visual Arts de Peter Eisenman à Columbus, Ohio, et du poste de pompiers que Zaha Hadid a construit à Weil-am-Rhein en Allemagne.
[2] Tom Wolfe, From Bauhaus to our House, New York, Washington Square Press, 1981. Il convient de mentionner que Wolfe s’en prend davantage au mouvement moderne qu’à l’architecture moderne au sens retenu ici. Toutefois, à travers le mouvement moderne et ce qui en est dérivé plus ou moins directement, ses flèches n’en visent pas moins ce qui est le plus caractéristique de l’architecture du XXe siècle.
[3] On trouvera l’essentiel des conférences du prince Charles et des propos qu’ils ont suscités dans Charles Jencks, The Prince, The Architects, and New Wave Monarchy, New York, Rizzoli, 1988.
[4] Voir à ce sujet Peter Murray, The Architecture of the Italian Renaissance, London, Thames and Hudson, 1969, 1986 p. 190.
[5] Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments, son essence et sa genèse, Paris, Seuil, 1984 (traduit de l’allemand par D. Wieczorek).
[6] On peut craindre cependant que cet argument ne vaille plus pour l’avenir dans la mesure où les bâtiments modernes les plus gigantesques pourraient être difficilement destructibles. Cette circonstance contingente n’enlèverait toutefois rien à l’argument dans la mesure où il vise avant tout à rendre compte de notre relation actuelle au passé.
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