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Maurice Lagueux
Professeur de philosophie, Université de Montréal
“Sartre et la «praxis» économique.” [1]
Un article publié dans la revue DIALOGUE, revue canadienne de philosophie, vol. XI, no 1, 1972, pp. 35-47.
- Introduction
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- L'objet de la science économique
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- La liberté et ses conditionnements
La rareté
- La socialité.
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- La démarche sartrienne
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- La libre praxis et les contraintes du pratico-inerte
Rareté et socialité
Introduction
La place généreusement accordée par Sartre dans la Critique de la Raison Dialectique à l'analyse de phénomènes économiques invitait d'elle-même à une réflexion neuve sur les relations de la pensée économique et de la philosophie existentielle. À cause toutefois de l'intérêt constant suscité par des polémiques vieilles déjà d'un quart de siècle sur les rapports de l'existentialisme et du marxisme, il semble que cette question ait été laissée dans l'ombre : on s'est beaucoup plus souvent inquiété, - Raymond Aron n'étant ici qu'un témoin particulièrement éloquent [2] - de savoir si le marxisme de Sartre est ou n'est pas un « marxisme imaginaire » que de savoir quelle est au juste la portée philosophique de ces longues discussions de l'activité économique qui font l'objet d'une part importante de la Critique. Pourtant à réfléchir sur une telle question, on peut aisément reconnaître dans la problématique même de la science économique un terrain d'élection pour le développement de la philosophie sartrienne, - osons dire plus, on peut y découvrir une voie permettant de retrouver et d'éclairer quelques-unes de ses articulations les plus décisives. Il ne sera pas nécessaire, pour le montrer, de reprendre ici toutes les discussions que les économistes ont entretenues à propos de la spécificité de l'objet qu'ils entendent étudier : il suffira de dégager l'importance philosophique de quelques traits que, sous une forme ou sous une autre, ils lui reconnaissent assez généralement. Après quoi on pourra refaire un trajet identique mais cette fois en adoptant une démarche plus typiquement sartrienne. Identifions tout de suite ces grands traits ou mieux ces thèmes qui guideront notre cheminement : celui de la rareté, puis celui de la socialité hors desquels on s'est souvent demandé si l'on pouvait même concevoir une véritable réflexion de type économique, mais d'abord un premier thème plus fondamental peut-être [36] que je nommerai utilisant un jargon philosophique : dialectique du libre choix et de ses conditionnements.
L'objet de la science économique
- La liberté et ses conditionnements.
Il pourrait paraître étonnant à première vue de faire de la liberté une espèce de condition de possibilité de la science économique. Pourtant, on l'a souvent répété à la suite de Lionel Robbins, plutôt que science des richesses ou du bien-être matériel, l'économie - est la science de la décision, du choix [3] et donc, - un choix devant en un sens être libre pour demeurer un choix, - du choix libre. Il faudra préciser plus loin de quel genre de choix il est question ici mais pour l'instant il faut d'abord comprendre qu'une théorie du choix ne pourra prendre corps que si ces choix sont lourdement conditionnés. L'économiste étudie un monde qui se doit d'être à sa racine marqué du sceau de la liberté mais il ne peut en dire vraiment quelque chose qu'à condition que cette liberté soit aussitôt neutralisée par des conditionnements qui deviennent à vrai dire ce qui l'intéresse en propre. Ainsi à celui qui voudrait réifier cet univers économique, il rappellera vite que tout y repose en dernier ressort sur des décisions humaines libres ; mais à celui qui voudrait là-dessus magnifier cette liberté, il pourrait rétorquer que la volonté la plus farouchement opposée au système économique où elle se situe ne pourrait rien ou à peu près contre les tendances qui s'y développent. En face d'une crise économique, d'une poussée inflationniste ou d'une menace de pollution, un économiste voudra démystifier le phénomène et il aura le sentiment d'y être parvenu quand il aura montré qu'il ne faut y voir ni une nouvelle plaie d'Égypte, ni une catastrophe naturelle mais ... quoi alors ? Rien d'autre pour dire les choses simplement qu'un bien vilain tour que les hommes se jouent à eux-mêmes. C'est en effet au moment où ces phénomènes sont [37] ramenés aux proportions de décisions individuelles, - celle du spéculateur qui choisit d'acheter de l'or au risque de contribuer à l'effondrement de sa propre monnaie ou celle de la ménagère qui choisit d'utiliser les phosphates au risque de contribuer à la détérioration de l'eau où se baignent ses enfants, - qu'on a l'impression rassurante de comprendre. Mais si l'économiste apporte d'une main un espoir, c'est pour aussitôt l'enlever de l'autre, car ce qu'il dit en somme c'est que l'économie n'est rien d'autre que ce que les hommes en font mais, fort heureusement d'ailleurs pour son statut d'économiste, c'est aussi en gros ce qu'ils continueront à en faire car ils n'y peuvent rien ou à peu près rien. C'est bien là le langage typique des Rapports des divers Conseils économiques dont les membres s'efforcent de démystifier un phénomène comme le chômage en montrant qu'il résulte d'un ensemble de décisions malencontreuses, sans devoir pour autant se priver d'annoncer implacablement que ce « fléau » ne sera pas résorbé avant tant de mois ou d'années. C'est aussi à peu de choses près le langage de Marx au moment où il fait de la liberté de l'agent économique l'une des conditions du capitalisme dont la science économique de type classique analyse le fonctionnement. Car, contrairement au serf ou à l'esclave, le travailleur salarié peut vendre « librement » [4] sur le marché sa force de travail à un patron qui pour sa part décide librement de produire telle quantité d'un certain type de biens pour des consommateurs souverains en principe dans leurs décisions d'acheter. Et pourtant si Marx insistait sur cette liberté du travailleur c'était pour mieux montrer que grâce à cette liberté il allait pouvoir forger plus efficacement ses propres chaînes. Jamais donc ce recours ultime à la liberté ne devra nous illusionner au moment de faire de la dialectique du choix libre mais conditionné une des bases de la problématique de la science économique.
- La rareté.
Il reste d'ailleurs à caractériser ces choix pour en faire vraiment des choix « économiques » : c'est ce qu'on fait généralement en précisant qu'ils sont dictés par la rareté. L'économie étudie les [38] choix à faire entre des ressources rares. À vrai dire, cette idée largement acceptée ne va pas sans quelque difficulté puisque tout choix dans la mesure même où il est sacrifice d'autres possibilités implique la présence d'une certaine rareté ne fût-ce que celle du temps nécessaire pour expérimenter pleinement chacune de ces possibilités. Ainsi quand je choisis de lire un roman plutôt que de regarder une émission de télévision, j'éprouve combien mon temps se fait rare et je compare les satisfactions que je pourrais tirer de ses divers usages. Dès lors on peut bien parler en un sens très général (comme on parle de l'économie de la pensée) du côté économique de chaque décision quelle qu'elle soit. En un sens plus restreint toutefois, ce ne sera qu'au moment où le joug de la rareté se fera sentir d'une façon plus directe et plus cruelle qu'apparaîtra vraiment la problématique propre à la science économique : ainsi quand une quantité finie et insuffisante de ressources doit être effectivement partagée entre un groupe d'individus pour répondre à leurs besoins réels ou imaginaires, la rareté n'est plus éprouvée seulement à travers les limites qu'impose la temporalité mais à travers celles qu'impose la présence concurrentielle d'autrui et ici on se retrouve sur le terrain propre à la science économique, sur celui somme toute où elle a quelque chose de substantiel à dire. Malthus avait depuis longtemps dramatisé cette situation en soutenant que les ressources croissent fatalement moins vite que les besoins et ses successeurs, sans reprendre sa thèse comme telle, ont la plupart du temps poursuivi leurs recherches dans cette atmosphère de pénurie qui a valu à la science économique son titre de « dismal science ». Aujourd'hui d'ailleurs, alors que les premières manifestations de « l'ère de l'opulence » commencent à réduire l'empire universel de la rareté, c'est la menace d'une catastrophe écologique au niveau de la planète qui force les premiers théoriciens d'une économie renouvelée à proclamer qu'il s'agit désormais d'aménager les ressources limitées de notre terre conçue comme un univers clos, comme un vaisseau spatial qui doit se suffire à lui-même, dirait Kenneth Boulding [5] ou pourrait-on ajouter, comme une sorte de huis-clos absolu où rivalisent des individus dangereusement nombreux.
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- La socialité.
En voulant donner tout son poids à cette idée de rareté, il a donc fallu faire appel à la troisième des caractéristiques que j'ai voulu retenir ici : la socialité. On aurait pu d'ailleurs y faire appel encore plus tôt dès la discussion des conditionnements de la liberté. Pour que se développe la science économique, on l'a vu, la liberté se doit d'être neutralisée ; or elle le sera au premier chef par la liberté des autres. On pourrait, il est vrai, soutenir que cette présence des autres n'a rien de nécessaire et que rien n'empêche d'élaborer une science des choix économiques où la liberté serait en quelque sorte neutralisée par la rationalité. On a souvent cherché à analyser du point de vue économique l'activité d'un Robinson Crusoë hésitant avant de répartir son temps entre diverses activités productives. Pourtant si intéressantes que soient ces tentatives, elles ne consistent qu'à habiller d'un jargon économique des considérations qui relèvent bien davantage de la science du psychologue ou de celle de l'ingénieur. Il faut attendre au moins l'arrivée de Vendredi et des épineux problèmes de distribution que soulève sa présence pour que la science économique puisse trouver matière à une intelligibilité vraiment nouvelle. C'est parce qu'on a affaire à plusieurs centres de décision autonomes susceptibles d'entrer en conflit ou de développer entre eux divers types d'interrelations que la science économique n'est pas un simple chapitre de la psychologie du comportement. C'est parce qu'il y a les autres et que je ne suis qu'un parmi les autres que ma décision à peine prise ne m'appartient plus et peut même comme on l'a vu plus haut (crise économique, pollution...) se retourner contre moi. A tout le moins, parce qu'il y a les autres, ma décision ne saurait s'inscrire dans les choses qu'à condition de s'ajuster à ce qui ressort de leurs multiples décisions. je peux bien estimer que tel bijou de famille n'a pas de prix, qu'il vaut pour moi plus que n'importe quoi ; si je veux effectivement réaliser sa valeur, je devrai reconnaître que celle-ci est pour une large part déterminée objectivement par les goûts plus ou moins raffinés d'un ensemble d'acheteurs éventuels.
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La démarche sartrienne
Voilà donc esquissée, le plus sommairement possible, la problématique d'une science dont l'objet repose sur des choix libres mais (sans parler de la rationalité) doublement conditionnés par la résistance des choses (rareté des ressources) et par celle des autres hommes (socialité). C'est là en tout cas ce que j'ai désigné au début du présent exposé comme un terrain d'élection pour le développement de la pensée de Jean-Paul Sartre. Il serait évidemment simpliste de vouloir condenser dans quelques thèses forcément abstraites la pensée si riche de ce philosophe : l'analyse sartrienne de la liberté par exemple est bien autre chose, il va sans dire, que la simple idée d'une liberté neutralisée mais jamais annulée que j'ai évoquée ci-dessus. Qu'à cela ne tienne, car il s'agira seulement ici d'observer que Sartre à été amené à situer des aspects à vrai dire décisifs de sa pensée dans un cadre qui lui a permis d'en assurer les articulations et d'en préciser la portée, quitte d'ailleurs à jeter de la lumière sur une dimension trop souvent négligée de la pensée économique.
- La libre praxis et les contraintes du pratico-inerte.
La philosophie de Sartre, on l'a souvent redit, peut être considérée comme une philosophie de la liberté ou de la responsabilité. Il ne s'agit pas bien sûr d'une liberté qui se croirait émancipée de toutes contraintes mais quand même d'une liberté qui ne saurait se résoudre à accepter ces contraintes sans « rouspéter » comme si le poids et l'inertie des choses portaient en eux-mêmes une suffisante intelligibilité. Sartre l'affirme non sans quelque agacement au début de l'Être et le Néant : « il n'est rien de plus inintelligible que le principe d'inertie » (p. 23). Pour un philosophe comme Sartre irrémédiablement voué à une recherche constante d'intelligibilité, c'est là déjà tout un programme d'action, d'action intellectuelle s'entend, c'est-à-dire de démystification. Ce qu'il faut démystifier c'est toute forme de transcendance qu'on voudrait opposer de l'extérieur à la conscience. Il ne servirait à rien de récuser une transcendance de type théologique si c'est pour tout réduire à l'opacité de l'en-soi. Pour Sartre l'intelligibilité est [41] du côté du pour-soi et en ce sens il n'hésite pas à aller jusqu'au bout de sa pensée comme en témoigne sa célèbre dialectique de la mauvaise foi : ce qui le gênait dans l'inconscient freudien, c'était le risque de comprendre celui-ci comme une nouvelle transcendance faite pour déterminer de l'extérieur la conscience ; ce qui importait pour lui c'était alors de montrer qu'un tel « inconscient » ne pouvait être que tissé par une conscience capable donc de se tromper elle-même, d'être de mauvaise foi. Même si, par la suite, Sartre semble s'être réconcilié avec un Freud interprété de façon moins substantialiste, cet exemple illustre bien une des constantes de sa pensée sur laquelle il convient d'ailleurs ici de bien s'entendre. On pourrait en effet, sous l'influence par exemple de métaphores bien sartriennes comme celle de la transparence de la conscience, être tenté de ramener cette façon de voir à une espèce d'immanentisme un peu facile de la conscience. Même si une philosophie de la liberté ne pourra jamais aller sans rencontrer de très sérieuses difficultés, il serait bien injuste qu'une critique d'inspiration vaguement structuraliste vienne sans plus reprocher à Sartre de faire de la conscience un « noyau » d'intelligibilité où tout deviendrait transparent alors qu'il s'est toujours efforcé de désubstantialiser le pour-soi au point d'en faire un néant. L'intelligibilité que l'on gagne dans la démystification de la transcendance n'en est pas une qui tient à un changement de terrain, à un passage au monde intérieur de la conscience mais bien plutôt à l'élucidation systématique de l'entrelacement des visées intentionnelles ou mieux, - et c'est sans doute pourquoi dans la Critique Sartre parlera de la praxis plus volontiers que de la conscience, - des actions d'une liberté individuelle. Si l'homme sartrien est libre dans sa prison, ce n'est pas qu'il se réfugie dans la plénitude de sa vie intérieure, c'est plutôt qu'il se sait lui-même l'artisan de sa non-liberté.
Tout ceci pourtant, avouons-le, avait besoin de prendre corps dans une situation un peu concrète. L'examen qu'il devait faire de l'activité économique allait être pour Sartre une occasion de préciser sa thèse s'il est vrai qu'il s'y trouve au milieu d'un déterminisme assez sévère une place réservée en principe aux décisions libres d'agents économiques. Adam Smith déjà avait été fasciné par ce mécanisme répartiteur qui résultait de la libre [42] activité de chaque individu guidé par son seul intérêt personnel. Dans un univers philosophique encore largement providentialiste, il en rendait compte d'une façon plus ou moins métaphorique en évoquant cette « main invisible » [6] qui harmonisait l'activité économique de l'ensemble des individus. Dans cet optimisme qui le distingue de la plupart de ses successeurs, il ne paraissait pas voir que cette résultante sociale pouvait dans certaines circonstances se retourner contre les intérêts de la société dans son ensemble. Bernard de Mandeville et Malthus l'ont vite montré dans des textes dont il revient à Keynes d'avoir souligné l'importance [7], la frugalité bien intentionnée des individus pouvait entraîner un irréparable gaspillage social. Bref, des libertés individuelles pouvaient être mobilisées et affermir ainsi des forces qui allaient s'opposer à elles comme des lois implacables. Hegel, avant Sartre, allait reconnaître dans un processus analogue l'un des principaux moteurs de l'Histoire qu'il caractérise comme un « artifice de la raison » : « il résulte des actions des hommes en général encore autre chose que ce qu'ils projettent ; ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit avec cela quelqu'autre chose qui y est caché à l'intérieur dont leur conscience ne se rendait pas compte et qui n'était pas dans leur vue ». [8] Marx devait d'abord dans le langage hégélien de l'aliénation puis dans celui plus objectif de l'économie politique faire ressortir toute l'ambivalence dialectique de ce phénomène : le capitaliste qui mécanise son usine par souci de profit comme l'artisan qui jadis lui offrait ses bras en croyant trouver son salut contribuent également à préparer les conditions objectives de leur propre négation. Pourtant aux yeux de Sartre, les marxistes, sclérosés, ont vite oublié cette inspiration pour s'arrêter à quelques schémas insuffisamment adaptés à la situation contemporaine. Sartre se donne donc pour tâche de reprendre à la base et pour elle-même cette thématique de l'aliénation. Pour illustrer son analyse il pouvait d'ailleurs s'inspirer de la manière moderne de penser les problèmes économiques où l'on insiste si souvent sur une trahison au niveau [43] macro-économique des intentions des agents telles qu'esquissées au niveau micro-économique. Sartre peut donc rassembler dans une même visée des matériaux fort dispersés et c'est ce qu'il fait très habilement tout au long de la Critique de la Raison Dialectique : non seulement l'exemple typiquement marxiste de la machine qui finit par imposer sa loi à « ses servants » (CRD. p. 230), mais celui qui en est une illustration plus récente, de la disqualification de spécialistes dont les privilèges sont émoussés par les progrès mêmes de la technique (p. 298), celui de l'objectivation de la monnaie et de l'inflation illustré par l'analyse de Fernand Braudel (p. 245), celui plus proprement keynésien de l'épargne privée qui appauvrit la communauté (p. 240), celui tout actuel de la pollution (P. 258) ou de son anticipation lointaine dans le déboisement tragique de la Chine où, comme partout d'ailleurs, le paysan aveugle a fait lui-même le jeu de son pire ennemi (p. 233), celui enfin plus classique du marché où chaque vendeur ou acheteur se trouve impuissant devant la loi qu'il contribue à créer (p. 334), etc... Dans tous ces cas comme dans d'autres qui intéressent la sociologie plus que l'économie (e.g. : l'effet de contrainte qu'exerce l'opinion publique sur ceux dont elle émane, p. 339) Sartre peut trouver une confirmation remarquable de ses vues : partout une force qui paraît imposer sa loi de l'extérieur se voit ramenée au produit incontrôlé sans doute, incontrôlable peut-être mais néanmoins au strict produit de la libre praxis des hommes.
C'est bien là ce dont il s'agissait de rendre compte philosophiquement. Hegel avait en un sens rencontré la question mais sa réponse faisant appel à une Raison universelle dont on a toujours eu bien du mal à préciser le statut ne pouvait pleinement satisfaire. Quant à Marx, allant de toute évidence au plus pressé, il n'a pas posé suffisamment le problème pour lui-même. Sartre entend donc entre autres choses suppléer à cette carence. Pour bien rappeler que les pseudo-transcendances dont il est question tiennent tout leur être de la praxis humaine tout en partageant presque l'inertie de l'en-soi, Sartre introduit un concept nouveau : le pratico-inerte. L'important alors est de ne pas succomber à la tentation qui consisterait à réifier en quelque façon ce pratico-inerte. Sur ce point Sartre n'accepte aucun [44] compromis : pour caractériser ce champ pratico-inerte même le concept de Gestalt est à rejeter car il se réfère encore trop à une « totalité réelle » (p. 327). Il faudra donc à chaque stade de l'analyse montrer patiemment que l'organicité, l'intériorité toutes relatives de ce pratico-inerte ne sont que le fait d'une totalisation en cours de ce qui donc n'était pas déjà « totalité », c'est pourquoi cette idée d'une totalisation fondée dans la praxis peut sans doute être considérée comme l'une des idées clés de la Critique de la Raison Dialectique. Reste que pour ne pas verser dans l'erreur inverse, il fallait souligner avec force l'autonomie, acquise bien sûr, du pratico-inerte. Sartre y parviendra principalement grâce à un autre concept créé pour la circonstance, celui de contrefinalité. Car ce à quoi se heurte la liberté ce n'est pas simplement à une vague résistance où elle s'enfoncerait mollement mais bien à un quasi-projet de la matérialité qui la heurte de front. C'est bien un adversaire qui poursuit ses « fins » propres (celles de la machine, celles du marché, etc...) que l'homme trouve en face de lui ; mais voilà, cette finalité, cette contre-finalité, pour qui veut comme Sartre la rendre pleinement intelligible, elle n'a pu être installée dans les choses que par l'homme lui-même.
- Rareté et socialité.
Comment a-t-il pu être dupe à ce point ? On ne le comprendra encore une fois qu'en faisant état de ces deux autres traits de la problématique de l'économie et en l'occurrence de celle de Sartre : la rareté et la socialité. Pour Sartre, beaucoup plus résolument que pour les économistes, ils n'en font qu'un car le problème de la rareté des ressources n'est que l'autre versant du problème de la présence d'autrui et de son inflation tragique : la surpopulation. En face des ressources disponibles il y a trop d'hommes « il n'y en a pas assez pour tout le monde » (p. 204), il y a des excédentaires (p. 205) et d'une façon ou d'une autre puisqu'ils ne peuvent pas tous vivre, chaque société devra « choisir ses morts » (p. 220). Qui seront ces défavorisés ? En tant qu'autres, Sartre y insiste, les hommes sont anonymes donc interchangeables, commutatifs, sériels. Au départ rien ne désigne les uns plutôt que les autres mais la rareté des ressources impose sa loi dont seul le mode [45] d'exécution (sous-alimentation, guerre, « birth control »...) pourra être déterminé par les hommes et par leur histoire. Ainsi autrui devient pour moi rival et la méfiance mutuelle apparaît comme mode de coexistence entre les hommes. Ce n'est pas que Sartre ait voulu donner raison à Hobbes contre Rousseau, puisqu'il ne peut y avoir pour lui de nature humaine ; si l'homme est devenu un loup pour l'homme, c'est que, dans ce contexte d'ailleurs contingent de rareté, autrui m'apparaît spéculairement comme celui qui peut vouloir me nier puisque je suis pour lui « dangereux » (p. 206) le percevant moi-même comme rival dans la rareté. Première totalisation toute négative des individus qui cessent ainsi d'être seulement juxtaposés les uns aux autres mais du même coup) première aliénation et aliénation fondamentale (p. 202) qui fausse à ce premier niveau le sens de mon action et qui fait de l'autre un « contre-homme » (p. 208) pour moi. Et c'est précisément parce que l'autre est ce « contre-homme » dont le sort est relié au mien par le milieu de rareté où nous nous affrontons et dont les fins sont à la fois identiques et opposées aux miennes que peut prendre forme devant moi cette contre-finalité dont il s'agissait de rendre raison. Les hommes, somme toute, sont juste assez reliés entre eux pour que leurs actions dispersées aient une résultante commune et juste assez séparés pour que celle-ci leur échappe et se tourne contre eux.
Toutefois au moment de fonder dans l'expérience de la rareté les moments clés de l'anthropologie examinée ici, une question se fait troublante pour nous comme pour Sartre : puisque la rareté parait contingente, quel serait l'effet de son élimination sur les conceptions sartriennes (et aussi incidemment sur le statut de la science économique) ? Déjà dans Question de Méthode, Sartre associait à l'élimination éventuelle de la rareté le dépassement possible du marxisme considéré jusque là comme philosophie indépassable (CRD, p. 32). Mais d'abord y a-t-il un sens à parler d'élimination de la rareté ? Sartre essaie d'en imaginer un : « rien n'empêcherait, en effet, que les produits nécessaires à l'organisme fussent pratiquement inépuisables et qu'il faille malgré tout une opération pratique pour les arracher à la terre » (p. 201). Mais en voulant ainsi conserver une place au travail nécessaire, Sartre semble bien avoir raté le but, car, d'ores et déjà, on pourrait bien [46] dire que les ressources potentielles de la planète si seulement on pouvait « les arracher à la terre » sont à toute fin pratique inépuisables, mais justement parce que le travail demeure nécessaire, on ne peut parler de victoire sur la rareté. C'est plutôt vers cette société d'abondance et de loisir qu'on entrevoit aujourd'hui comme une gratification possible de l'automation massive qu'il faudrait se tourner pour reprendre la question. Une telle société rendrait-elle anachronique la méfiance entre les hommes qui en fait pour chacun d'entre eux des contre-hommes et qui pour Sartre s'enracine dans la rareté ? Hors de l'atmosphère austère du huis-clos, est-il encore vrai que « l'enfer c'est les autres » ? La question n'est pas facile et je ne prétends pas y répondre ici. Il me suffira de montrer qu'elle est importante pour la compréhension de la pensée de Sartre et aussi d'ailleurs pour l'avenir de la problématique économique. Notons d'abord qu'en une telle société le sceau de la rareté serait toujours présent à travers la stricte limitation des naissances qui y serait fatalement de règle ; toutefois la question importante serait celle de savoir si les hommes, une fois rassasiés leurs besoins essentiels, verraient se dénouer les liens concurrentiels qui les relient négativement entre eux ou bien si, portés par un désir infini, ils continueraient d'éprouver cruellement une rareté de la distinction comme source de reconnaissance mutuelle qui forcément renaîtrait constamment de ses cendres. Là-dessus Sartre ne se prononce guère et se contente d'observer que « la rareté paraît de moins en moins contingente dans la mesure où nous engendrons nous-mêmes ses formes nouvelles comme le milieu de notre vie sur la base d'une contingence originelle » (pp. 201-202). En tout cas, ailleurs dans son oeuvre, il nous suggérait volontiers que cette « mesure » est fort importante. s'il est vrai que le « manque »est une structure fondamentale du pour-soi donc de la réalité humaine (E.N. 130-132) on voit mal comment la rareté pourrait être vaincue hors « l'impossible synthèse du pour-soi et de l'en-soi » (ibid. 133). Pour tout dire, Sartre en abordant le problème de la rareté, se serait résigné mal à y voir une simple contingence, lui dont l'ontologie a toujours été marquée du signe de l'incomplétude et de la finitude plutôt que de celui de la surabondance généreuse de l'être. Dès lors la question s'ouvre de savoir si par-delà l'Être et le Néant, ce n'est pas Hegel et même le Platon du Parménide que nous rejoignons en entrevoyant à l'origine ultime de notre problématique le scandale de la finitude de l'être et de sa multiplicité ou si l'on préfère de son altérité.
En tout cas, on devine mieux maintenant l'ampleur et la difficulté de la tâche que Sartre a entreprise au moment de s'attaquer au problème de la réconciliation dans une praxis commune de ces hommes devenus des contre-hommes. Se refusant à toute concession alors qu'il brossait le tableau de l'aliénation de l'homme, il rendait d'autant plus difficile tout effort pour rendre compte de sa désaliénation. Après Hegel qui s'est tenu à un niveau volontairement « conceptuel », après Marx qui a dû consacrer son énergie à dégager les contradictions du capitalisme beaucoup plus que les conditions du socialisme, ce que Sartre vise en dernier ressort, c'est à rien de moins qu'à dénoncer les obstacles à la réciprocité vraie entre les hommes. Plutôt que d'exiger non sans vaine présomption qu'il y soit parvenu ou même qu'il y parvienne avec le deuxième tome encore attendu de la Critique, il vaut mieux préciser comment son oeuvre a pu nous faire avancer sur cette voie. C'est en ce sens qu'il convenait d'attirer l'attention sur cette dimension neuve qu'elle dégage de la problématique de la science économique qui après tout vise aussi en un sens à dénombrer les conditions requises pour que puissent travailler efficacement et donc harmonieusement les individus dispersés d'une société. Il serait donc à souhaiter que se poursuive le dialogue en ce sens et qu'au service de l'enquête philosophique sur cette question soient considérés tout autant les récents échecs (e.g. celui des « Welfare Economics ») que les derniers espoirs (e.g. celui portant sur la théorie de l'organisation) de la science économique.
Quoi qu'il en soit, le patient travail de Sartre aura amorcé de façon significative cette confrontation et, - ce qui n'est pas peu pour un écrivain qui malgré lui peut-être est demeuré avant tout un assoiffé d'intelligibilité, - montré combien un tel dialogue peut jeter de lumière sur ce bourbier humain que depuis l'époque de la Nausée au moins il avait entrepris de décrire sans ménagement aucun.
- Maurice LAGUEUX
- Université de Montréal
[1] Cet article a été présenté sous une forme à peine retouchée au Congrès de l'Association Canadienne de Philosophie tenu à St John's, Terre-Neuve en juin 1971.
[2] "Lecture existentialiste de Marx" in Marxismes imaginaires, NRF Idées, 1970, première version abrégée in Le Figaro Littéraire, 20 oct.-4 nov. 1964.
[3] Nature and Significance of Economic Science, Macmillan, 2e. éd., pp. 12 et sq. Pour ne pas multiplier inutilement les références, contentons-nous de signaler que la plupart des manuels d'Économie (Barre, Samuelson, Lipsey, Walsh, etc...) reprennent ces considérations sur le choix pour définir l'objet de l'Économie.
[4] Capital, éd. soc., t. I, pp. 171-172
[5] "The Economics of the Coming Spaceship Earth" in H. Jarrett éd. Environmental Quality in a Growing Economy, Baltimore 1966, pp. 3-14.
[6] Wealth of Nations, éd. Cannan, Modern Library, p. 423. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales, en version française, sous le titre : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).]
[7] Keynes, General Theory of Employment, Interest and Money, Macmillan, pp. 359 à 364. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales, en version française, sous le titre : Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie.]
[8] Leçons sur la philosophie de l'Histoire, Vrin, pp. 33-34.
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