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L’avènement de la modernité culturelle
au Québec.
Introduction
Yvan LAMONDE et Esther TRÉPANIER
S’il est une notion surinvestie, c’est bien celle de modernité. Particulièrement depuis quelques années, où l’apparition des multiples phénomènes se réclamant de la « post-modernité » vient rétroactivement rappeler aux chercheurs que les termes « modernité », « modernisme », voire « moderne », n’avaient pas encore acquis le statut de concepts rigoureux et heuristiques. Ces notions ne prenant cependant leur sens que dans le processus historique et social qui les engendre, nous avons voulu, nous intéressant à la question de la modernité culturelle au Québec, éviter de poser le problème au strict niveau d’une réflexion théorique sur un appareil conceptuel, pour tenter plutôt d’examiner celui-ci à partir de ce qui lui donne sens, à savoir l’histoire des pratiques culturelles qui, au sein de la formation sociale québécoise, ont dessiné les configurations de notre propre modernité.
Au regard de ce parti pris historique, le second problème que nous avons rencontré, au stade de la définition des paramètres théoriques que nous voulions donner au colloque, était celui de ce que nous qualifiions alors de « mythes originaires ». En effet, s’il est une histoire idéologiquement surinvestie, elle aussi, c’est celle de la culture au Québec où, après la création rapide de « héros nationaux », ceux du Refus global, de la « révolution tranquille » ou de la grève d’Asbestos, on s’est empressé de renvoyer à la géhenne d’une ténébreuse noirceur tout ce qui s’était fait avant. Or, partant du double postulat que la modernité, non plus que n’importe quel phénomène culturel, ne surgit ex nihilo et qu’elle se structure à partir du processus de modernisation (industrialisation) des sociétés occidentales, il nous semblait plus qu’opportun de remettre en question les approches qui ne reconnaissent l’émergence de la modernité culturelle au Québec qu’après la Seconde Guerre mondiale. Nous appuyant, d’une part, sur les recherches qui dans le domaine de l’histoire économique et sociale ont fait la démonstration de l’irréversibilité, dès la fin du XIXe siècle, des processus d’industrialisation et de modernisation de la société québécoise, et nous référant, d’autre part, à celles qui, dans les domaines du savoir et de la culture, tentent, depuis quelques années, d’analyser des pratiques qui se sont définies dans leur opposition [12] au clérico-nationalisme dominant, nous avons voulu tenter d’amorcer une histoire des brèches, c’est-à-dire des ruptures et des débuts d’une conceptualisation des pratiques se réclamant de la modernité. Il ne s’agissait donc pas tant d’étudier les fruits de cette modernité culturelle (l’abstraction, le formalisme, la reconnaissance institutionnelle) mais d’en cerner les débuts, les termes dans lesquels, dans un contexte historique bien précis, elle s’est constituée. Bref, c’est à partir de l’histoire de sa genèse plus que par l’analyse de ses réalisations triomphantes que nous voulions tenter de donner corps à cette notion de modernité au Québec.
On peut, d’ores et déjà, déplorer l’absence de nombreux champs d’analyse qui auraient apporté beaucoup à un colloque, par ailleurs déjà fort chargé, les participants s’en souviendront. On pense, entre autres, à ce qu’une analyse des transformations qui s’étaient opérées dans les discours philosophiques et théologiques nous aurait appris sur l’ouverture de la pensée. Il en aurait été de même d’une investigation sur l’implantation et le rayonnement de la pratique (ou tout au moins de la théorie) psychanalytique au Québec. On sait l’importance du concept d’inconscient dans les pratiques artistiques des signataires, peintres, poètes et danseurs, du Refus global. On aurait trouvé profit aussi, à côté de l’étude du développement des médias de la culture populaire, à une analyse des contenus de cette culture telle qu’elle s’élabore dans les radio-romans, les romans feuilletons (X-13), etc. Le secteur de l’architecture aurait pu aussi nourrir une réflexion importante, en particulier sur les liens complexes, et parfois contradictoires, existant entre la modernisation sociale et économique et une pratique moderniste de sa discipline.
On se réjouira, par ailleurs, des apports importants à l’histoire de la modernité dans la poésie (Jacques Blais), dans la « narrativité » romanesque (Jacques Allard), dans le théâtre et la danse (André-G. Bourassa), dans la création musicale (Marie-Thérèse Lefebvre) et dans la constitution des termes d’une critique d’art moderne (Esther Trépanier pour les années trente et François-Marc Gagnon pour les années quarante). Certes, la « périodisation » n’est pas identique pour chaque discipline, non plus que la rigueur des combats qui ont été menés contre la tradition. Par contre, on constatera à la lecture des derniers textes que, hors du champ d’une certaine culture d’élite, hauts lieux des luttes idéologiques, les assises institutionnelles de la modernité sont solides plus tôt. Si la consommation de masse et l’urbanisation provoquent le développement rapide des médias d’une culture dite populaire (Elzéar Lavoie), on verra, par ailleurs, que les transformations économiques et sociales produisent une pression impérative quant à une nécessaire ouverture à la modernité dans les pratiques scientifiques (Raymond Duchesne) et le savoir social (Marcel Fournier). Ces derniers secteurs sont conséquemment ceux qui réalisent le plus rapidement, et sans doute avec le moins de difficultés, leur institutionnalisation et cette professionnalisation de leur pratique qui consacrent désormais la reconnaissance sociale de l’orientation moderne. On constatera, dès lors, une certaine inégalité de développement entre ces secteurs des savoirs plus empiriques et ceux de la culture qui ont, avant même de songer aux stratégies d’investissement de l’institution, à réaliser, du fait même de leur statut [13] d’enjeux idéologiques, un long combat pour leur droit à l’existence. On ne s’étonnera donc pas de constater qu’ici comme ailleurs c’est une logique de combat, avec ses avancées, ses reculs et ses batailles, qui transparaît à travers les analyses des débuts de nos avant-gardes culturelles.
Toutes ces contributions permettent une synthèse (Yvan Lamonde) qui trace la configuration des nombreuses brèches que l’histoire de la modernité culturelle réalise au Québec avant la Seconde Guerre mondiale.
PARAMÈTRES
Pour que le lecteur puisse mieux cerner les paramètres théoriques à partir desquels les organisateurs souhaitaient travailler, nous inclurons ici une partie du texte qui avait été envoyé aux participants au moment de solliciter leur collaboration.
La définition donnée par Jean Baudrillard [1] de la modernité insiste d’abord sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un concept social, politique ou historique et qu’il n’y a pas de loi ni de théorie de la modernité. En fait, elle serait surtout un mode de civilisation qui s’oppose au mode de la tradition, une logique mais surtout un processus idéologique.
Bien que Baudrillard retrace l’origine de la modernité dans la sécularisation des arts et des sciences, qui s’opère en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles [2], et dans la querelle des Anciens et des Modernes, l’apparition du terme dans le vocabulaire européen date du XIXe siècle. L’auteur insiste beaucoup sur la forme première que prend la modernité à savoir celle d’un processus idéologique qui, dit-il, apparaît au moment où la société moderne se réfléchit comme telle et se pense précisément en termes de modernité dans une logique historique qui, rompant avec le mythe, s’inscrit dans la linéarité passé (révolu) présent avenir. Tout en mentionnant que la logique de la modernité s’incarne dans un concept techno-scientifique par l’organisation de l’ère de la production et dans un concept politique par l’Etat bureaucratisé, Baudrillard nous semble insister davantage sur les effets psychologiques et culturels du processus. En effet, l’avènement de la modernité va de pair avec la notion d’individu et dans le champ culturel, à l’inverse du champ politique et économique, c’est l’exaltation de la subjectivité, doublée de la quête de la nouveauté et de l’innovation, qui marque l’ère de la modernité et produit ce que l’auteur qualifie de phénomène social des avant-gardes. S’il reconnaît que la modernité suscite à tous les niveaux une esthétique de rupture qui se construit parallèlement à une destruction des formes artistiques traditionnelles, il insiste moins, en fin de compte, sur cette « déconstruction » des modèles culturels traditionnels que sur l’esthétique du « changement pour le changement » qui marque la culture de masse.
Si Baudrillard n’a pas tort de souligner ce phénomène de la mode qu’on retrouve dans bien des secteurs y compris celui du savoir (tous les « isme »), nous croyons cependant qu’il y a lieu d’insister sur une des conséquences du processus [14] de la modernité qui touche moins le phénomène de la mode que les nouveaux paradigmes dans le champ du savoir. Au-delà de l’idéologie du progrès qui est une des premières manifestations de la modernité, il nous semble que la compréhension de ce processus de la modernité doit aussi s’inscrire dans le cadre des transformations structurelles profondes qui affectent, avec le champ social, celui de la connaissance et de la culture et ce bien au-delà du strict phénomène de la mode.
Ainsi dans le domaine des arts plastiques, l’élaboration de l’idéologie de la modernité s’appuie sur des ruptures concrètes dans le champ de la pratique artistique : rupture avec les sujets imposés par la pratique académique mais surtout, dans un second temps, ruptures avec les manières de peindre, de sculpter, de représenter visuellement l’espace et le temps. La notion de réalité se transforme et avec elle ses modes de représentation [3].
Si de cette manière se construisent un discours et une pratique valorisant la subjectivité de l’artiste, il ne faut pas oublier, par ailleurs, que cette évolution tend aussi vers une approche nouvelle de l’art que le critique formaliste américain Clement Greenberg a qualifiée de moderniste. « J’assimile, écrivait-il en 1965, le modernisme à l’intensification presque à l’exacerbation de la tendance à l’autocritique dont l’origine remonte à Kant. L’essence du modernisme [...] c’est d’utiliser les méthodes spécifiques d’une discipline pour critiquer cette discipline [...] pour l’enchâsser plus profondément dans un domaine de compétence propre [4]. » Cette entreprise auto-critique du modernisme, issue de la modernité en art, moment second, dirions-nous, de ce processus, nous semble s’apparenter à cette démarche épistémologique qui, dans le champ du savoir, tente, en rupture avec les idéologies ou les comportements culturels et sociaux, de mettre à jour les fondements propres à chaque discipline en élaborant une connaissance rationnelle, voire scientifique du réel visé. Cette démarche implique à la fois la mise sur pied des appareils techniques et conceptuels nécessaires à l’autonomisation et à la rationalisation des disciplines ainsi qu’une institutionnalisation nouvelle. Nous ne saurions cependant nier que le développement du processus de la modernité ne se fasse en étroite imbrication avec diverses luttes idéologiques.
Si c’est au XIXe siècle que se réalise pleinement dans les formations sociales européennes cette démarche idéologique et critique de la modernité, elle est au Québec, pour des raisons historiques spécifiques, plus tardive. Elle se fait de surcroît dans un contexte particulier qui met en jeu, parfois de manière contradictoire, le nationalisme et l’internationalisme, les idéologies sociales et les projets scientifiques, le traditionnel et le moderne, etc. Et c’est précisément autour de l’histoire du développement de ce processus de la modernité tel qu’il se vit au sein des diverses disciplines ou pratiques culturelles, donc tel que marqué par des débats, des conflits et des temporalités propres, que nous voulions regrouper les participants et participantes à ce colloque sur la modernité au Québec.
En résumé, les questions directrices auxquelles il fallait se référer, dans la mesure du possible, s’énoncent ainsi : Quels furent en art, en science, en littérature, [15] en musique et dans les médias, les décollages et les ruptures épistémologiques ? Quel était le rapport de cet avant-gardisme des savoirs et des pratiques culturelles à la société ? Comment et pourquoi, essentiellement, le rapport à la réalité s’est-il conceptualisé de façon inédite dans certains savoirs, dans certaines pratiques ? Quels furent les conditions de réalisation, les modalités de transition et l’impact de ces ruptures ?
[16]
[1] Jean Baudrillard, « Modernité », Encyclopedia Universalis, XI, (1973) : pp. 139-141.
[2] Il prétend par ailleurs que ce terme n’a guère de sens dans « un pays sans tradition ni Moyen Âge » comme les États-Unis. Cette position est à notre avis discutable, car on trouve aussi en Amérique du Nord ce problème du rapport au « traditionnel » même si ce rapport ne se pose pas dans les mêmes termes que dans les formations sociales européennes.
[3] Voir Pierre Francastel, Études de sociologie de l’art, Paris, Denoël-Gonthier, (1970).
[4] Clement Greenberg, « La peinture moderniste », Peinture, Cahiers théoriques, no 8/9, (1974).
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