Introduction
Yvon Lamonde
Pourquoi des ex-jécistes, ces « collégiens qui avaient alors trente ans », décidèrent-ils de fonder Cité libre en 1950 ? En quoi poursuivaient-ils une action entreprise dans la JEC ? Quelle évaluation firent-ils des éléments de stagnation (M. Duplessis revenu au pouvoir en 1944, épiscopat majoritairement conservateur) et des éléments de changement (débat en 1935 sur l'Action catholique dissociée de l'Action nationale, sur la non-confessionnalité des coopératives et de la Corporation des infirmières vers 1946 impliquant le père Lévesque et Mgr Charbonneau, grèves à la CECM et à Asbestos en 1949) ?
Gérard Pelletier
Sans doute notre démarche obéissait-elle à quelques-uns des motifs mentionnés dans votre question, par exemple un certain sens de l'action, une démangeaison d'agir. Comme je l'ai écrit dans mes Années d'impatience :
- « Très jeune, nous avions partagé l'ambition et possédé les moyens (grâce à la JEC) d'agir sur nos contemporains, non seulement à Montréal, mais dans l'ensemble du Québec et du pays tout entier. »
En 1950, nous ne disposions plus de ces moyens. Nous avions quitté la JEC en abordant la vie adulte. Nous avions toujours eu horreur des « vieux » attardés dans les mouvements de jeunesse, par exemple les professionnels du YMCA. Au début des années quarante, nous étions déjà impatients de passer la main à la relève.
Par ailleurs, le sens de l'action ne nous avait pas quittés. Plus que jamais, il nous paraissait urgent d'aborder tout haut certaines questions dont tout le monde parlait tout bas. L'intelligentsia tout entière était intimidée par la double férule du clergé catholique et de Maurice Duplessis, alors premier ministre du Québec. À la parution de notre première livraison, André Laurendeau nota, dans sa revue l'Action nationale, l'existence de « certains problèmes que Cité libre n'a pas inventés mais qu'elle a pour mission de porter au grand jour ». Il avait d'abord souligné :
- «... comme plusieurs sujets paraissent plus ou moins tabous, vous n'en trouverez d'échos nulle part, ou des échos tellement assourdis qu'on n'y discerne plus rien. »
C'est d'abord pour rompre ce silence devenu insupportable que Cité libre a pris la parole. C'est ensuite pour établir un lien entre nos camarades de la JEC dispersés à travers le pays. Nous voulions éviter que leur isolement et l'absence d'un instrument d'analyse ne les fissent retomber dans le conservatisme, voire l'esprit réactionnaire, de leurs milieux provinciaux.
Yvan Lamonde
Le combat pour la démocratie et la dénonciation d'un nationalisme conservateur et du cléricalisme furent-ils les idées les plus martelées par Cité libre ? Si oui, dans quel ordre d'importance ou dans quelle constellation ?
Gérard Pelletier
Comme l'indique le titre de la revue, le combat pour la liberté eut toujours priorité sur tous les autres. Qu'il s'agît de contester l'idéologie dominante clérico-nationaliste ou le conservatisme étouffant imposé par M. Duplessis et son Union nationale, ou encore les pratiques antidémocratiques de l'époque, c'est toujours pour la liberté que nous luttions.
Par son existence même, la revue s'inscrivait en faux contre toutes les censures implicites et explicites qui limitaient la liberté d'expression dans notre société : sujets tabous, orthodoxies mineures, dénonciation immédiate de tout propos qui contestait l'idéologie dominante, contraintes de l'index qui interdisaient l'accès à des oeuvres capitales et à des pans entiers de la pensée occidentale, etc. Le seul fait d'exprimer notre dissidence et d'aborder les sujets interdits constituait une soupape indispensable à l'avènement éventuel de la Révolution tranquille.
Dans le milieu québécois d'avant 1960, il régnait un climat d'intolérance difficile à imaginer aujourd'hui. À partir du principe : « Toute autorité vient de Dieu », on sacralisait de telle façon tous les pouvoirs en place qu'il devenait sacrilège d'en critiquer les comportements. On attribuait même tous les malaises sociaux du moment à une « crise d'autorité ». Cité libre affirma au contraire qu'il s'agissait d'une « crise de liberté ».
On parle aujourd'hui d'intégrisme musulman ; à l'époque où Cité libre vit le jour, c'est avec l'intégrisme catholique que nous étions aux prises. Tous les clercs n'étaient pas des intégristes, ni tous les chrétiens, mais leur nombre restait considérable et leur influence aussi. Ils accablaient de leurs dénonciations tout ce qui bougeait dans la société. Cité libre, en pratiquant ouvertement le doute et en proclamant la nécessité de remettre en cause nos traditions les mieux ancrées, provoquait la colère de ces fondamentalistes du cru. C'est dans ce contexte que, avec nos cadets de la revue Liberté, nous avons fondé vers 1960 le prix Liberté, dont le premier récipiendaire fut Jean-Paul Desbiens, pour ses Insolences du frère Untel.
Yvan Lamonde
Quelle périodisation proposeriez-vous de l'histoire de la revue ?
Gérard Pelletler
On peut déceler, je crois, deux périodes distinctes dans l'histoire de la revue : avant et après le début de la Révolution tranquille. Entre 1950 et 1960, la liberté des citoyens faisait l'objet de brimades constantes. Après 1960, les contraintes furent levées l'une après l'autre, ce qui transforma de façon radicale le climat intellectuel. En conséquence, les questions abordées ne furent plus les mêmes ; d'autres problèmes retinrent notre attention. De plus, avec l'avènement de Jacques Hébert comme secrétaire de la rédaction, en 1960, Cité libre se mit à paraître régulièrement. En quelques mois, son tirage passa d'environ mille cinq cents exemplaires à plus de sept mille.
Yvan Lamonde
Quelle était la place d'Emmanuel Mounier au Québec au moment de la fondation de la revue ? Qu'a adopté et adopté Cité libre d'Esprit et du personnalisme ?
Gérard Pelletier
Mounier n'était guère connu au Québec, à ce moment-là, en dehors d'un groupe assez limité d'enseignants, d'écrivains, de membres du clergé, de journalistes et tutti quanti.
Je me souviens pourtant qu'un de ses ouvrages, Feu la chrétienté (Seuil, 1950), connut ici une popularité qui, pour l'époque, devait constituer un modeste succès de librairie.
Ce que nous avons emprunté au personnalisme et à la revue Esprit ? Je suis presque tenté de répondre : tout et rien. Nous nous sommes imbibés du personnalisme en lisant Mounier Landsberg et leurs collaborateurs. De plus, nous recevions la visite de deux compagnons de lutte de Mounier, Paul Vignaux et Henri Marrou, qui venaient tous deux enseigner à l'institut d'études médiévales de l'Université de Montréal. Leurs séjours prolongés, à chaque automne, maintenaient le contact avec l'équipe de Paris qui nous considérait un peu comme un groupe Esprit.
De la revue, nous n'avons rien emprunté, ou presque rien, à cause de nos conditions de publication qui différaient du tout au tout de celles de Paris. À peine pourrait-on dire que notre rubrique Flèches de tout bois s'inspirait vaguement du Journal à plusieurs voix de la revue Esprit.
Yvan Lamonde
Qui dit Cité libre, dit liberté, dit libéralisme au sens doctrinal, non partisan. Quelle conscience claire avait-on à Cité libre de la trame historique des idées libérales au Québec ? La revue renouait-elle avec le libéralisme de 1850 qui ferraillait contre l'ultramontanisme (confusion des pouvoirs religieux et civil) ou avec le libéralisme d'après la crise de 1929 - songeons à Jean-Charles Harvey ?
Gérard Pelletler
Nous n'avions certainement pas, comme groupe, une conscience claire et précise de la trame historique des idées libérales au Québec. Nous en connaissions seulement ce que tout le monde en connaissait alors. Nous savions toutefois que les « libéraux » sans majuscule étaient des individualistes et qu'ils avaient versé, à plusieurs reprises, dans une attitude antireligieuse que nous ne partagions pas, même si nous en comprenions parfaitement les causes, étant nous aussi opposés au cléricalisme qu'ils avaient combattu. Pour notre part, nous voulions mener notre combat de l'intérieur de l'Église. Quant à Jean-Charles Harvey, nous n'avions pas pour lui beaucoup de sympathie, même si nous admirions parfois son courage. Je crois que la médiocrité de ses romans et de la plupart de ses écrits nous rebutait.
Yvan Lamonde
La question sociale occupait l'avant-scène depuis le tournant du siècle et durant la décennie de 1930. Comment expliquer que les problèmes sociaux paraissent secondaires dans Cité libre, qui donna son nom à la maison d'édition qui publia La Grève de l'amiante en 1956 ?
Gérard Pelletier
La raison de cet apparent paradoxe est, je crois, fort simple. Plusieurs des fondateurs-collaborateurs de Cité libre étaient liés de près au mouvement ouvrier : Jean-Paul Geoffroy, Pierre Vadeboncoeur et moi-même étions des permanents syndicaux ; Charles Lussier et Pierre Trudeau pratiquaient à temps partiel le droit ouvrier ; Réginald Boisvert fut assez longtemps rédacteur à l'hebdomadaire Le Front ouvrier, etc. Sur les questions sociales, nous pouvions tous, ou presque, nous exprimer ailleurs, à la radio, à la télévision et dans des publications à grand tirage.
Il reste que, sur plusieurs conflits sociaux qui se situaient à la frontière du syndicalisme et de l'autorité cléricale (la grève des instituteurs montréalais) ou du domaine juridique (les procès intentés aux grévistes de l'amiante), Cité libre a publié des articles qui n'auraient pas pu paraître ailleurs.
Yvan Lamonde
Pourriez-vous sérier les désaccords et les débats présents dans la revue ? Quelles différences personnifiaient Pierre Vadeboncœur, Marcel Rioux, Fernand Dumont et, plus tard, les jeunes qui allaient fonder Parti pris ?
Gérard Pelletier
Paradoxalement, il faudrait distinguer entre la première et la seconde période de Cité libre, car certains collaborateurs importants ont changé d'attitude à la charnière de la Révolution tranquille. Par exemple, entre 1950 et 1960, je devais parfois modérer les ardeurs antinationalistes de Pierre Vadeboncoeur (comme en font foi deux articles reproduits dans le présent ouvrage) et Marcel Rioux comptait parmi les collaborateurs du groupe les moins portés sur le nationalisme. Mais après 1960, ces deux piliers de Cité libre première manière étaient devenus de fervents militants nationalistes, voire sécessionnistes.
Quant aux jeunes qui devaient fonder Parti pris, leurs plaidoyers pour la violence, pour le parti unique, pour le musellement de toute opposition et l'abolition de la démocratie parlementaire elle-même, leur refus de tout dialogue et de tout pluralisme (j'en passe et des meilleures !) condamnaient d'avance toutes les tentatives de rapprochement qu'un optimisme naïf aurait pu inspirer. Épargner à ces garçons le feu de notre critique à cause de leur jeunesse eut relevé d'une démagogie que nous refusions de pratiquer. Tant pis s'ils en prenaient prétexte pour nous traiter de tous les noms. Du reste, ils ne s'en privaient pas.
Le désaccord de fond qui a séparé de nous quelques éléments de l'équipe originale avait trait à notre double refus : du nationalisme intégral d'abord, ensuite d'une attitude conciliante à l'endroit des tendances antipluralistes qui se dessinaient dans la jeunesse nationaliste.
Yvan Lamonde
La dénonciation libérale d'un certain nationalisme confinait-elle à un humanisme individualiste ou au mieux à une pensée communautaire de type personnaliste ? Cité libre a-t-elle défini à l'époque un nationalisme acceptable ?
Gérard Pelletier
Cité libre a toujours pratiqué, à défaut de le définir, ce qu'on pourrait appeler le nationalisme culturel - par opposition au nationalisme intégral qui conduisait à la sécession. Par ailleurs, nous rejetions aussi l'individualisme libéral. C'est pourquoi le personnalisme de Mounier exerçait sur nous tant d'attrait. il écrit :
- « Quand nous disons, que la personne est en quelque manière un absolu, nous ne disons pas qu'elle est l'Absolu ; encore moins proclamons-nous, avec les Droits de l'homme, l'absolu de la personne juridique. La communauté, entendue comme une intégration de personnes dans l'entière sauvegarde de la vocation de chacune, est pour nous une réalité, donc une valeur, à une approximation près, aussi fondamentale que la personne. (...) Toute communauté elle-même est une personne de personnes, ou bien elle n'est qu'un nombre ou une force, donc de la matière. Spirituel = personnel. »
Et il ajoute plus loin :
- « Deux maladies l'attaquent (la personne) en permanence : l'individualisme, les tyrannies collectives. » (« Révolution personnaliste et communautaire » in Emmanuel Mounier, Oeuvres, tome I, Éditions du Seuil, Paris, 1961, p. 175.)
Yvan Lamonde
Dans le combat pour la liberté, l'égalité et la fraternité, comment évaluez-vous, à la lumière de l'expérience de Cité libre, en amont La Relève (1934-1948) et en aval Parti pris (1963-1968), Liberté (1959-) et Maintenant (1962-1975) ?
Gérard Pelletier
Pour faire une évaluation honnête des quatre revues, il faudrait en relire toutes les livraisons. À défaut de cet exercice, on ne saurait formuler sur un tel sujet que des impressions fragmentaires et toute personnelles. À moi, par exemple, La Relève laisse un grand souvenir spirituel un peu abstrait détaché de la réalité américaine. Ces aînés ne se colletaient pas avec l'actualité. Ils abordaient les problèmes de très haut ou, si l'on préfère, de très profond. C'est sans doute ce qu'ils pouvaient faire de mieux, ce dont nous avions le plus grand besoin, en tout cas dans la première période de la revue, c'est-à-dire avant la Seconde Guerre mondiale.
De la revue Parti pris, j'ai dit ce que nous pensions - et nous l'avons du reste consigné dans certains articles reproduits ci-après. La revue ne se préoccupait que de droits et de libertés collectives ; les libertés personnelles apparaissaient aux collaborateurs comme des obstacles à leur « grand dessein ». La fraternité était-elle une valeur aux yeux de jeunes gens en colère qui nous promettaient une guerre civile pour réaliser leur socialisme ? Sans doute l'égalité avait-elle pour eux un sens et une importance suprêmes. Cependant dans leur rêve égalitaire à la marxiste-léniniste, tous les hommes étaient sans doute égaux - mais certains plus égaux que les autres, comme disait Orwell.
De Maintenant, dont je n'ai jamais été qu'un lecteur occasionnel, je ne saurais rien dire. Quant aux animateurs de Liberté, ils s'intéressaient davantage à la littérature qu'aux changements sociaux. En général (il y eut de nombreuses exceptions), ils n'abordaient les questions religieuses, la politique ou l'actualité qu'en second lieu et presque toujours, si mon souvenir est fidèle, à l'occasion d'un événement littéraire ou par le biais de la littérature : recensions d'ouvrages, propos sur le sort fait aux écrivains par notre société, etc. Cela dit, j'ajoute qu'ils furent toujours plus soucieux de démocratie et de liberté que les autres revues mentionnées, sauf peut-être, Cité libre.
Yvan Lamonde
Le tirage de Cité libre - de cinq cents à mille cinq cents copies - est une chose. Son influence, bien que ridiculisée par Georges-Émile Lapalme dans ses Mémoires, en est une autre. Les idées de la revue ont-elles été davantage diffusées par une télévision (1952) qui fit large place dans ses émissions d'affaires publiques aux rédacteurs de Cité libre ?
Gérard Pelletier
Le tirage de Cité libre a varié de cinq cents à sept mille cinq cents exemplaires, ce qui n'est pas du tout négligeable pour un périodique de ce type dans notre milieu. Le maximum de cette fourchette, extrapolé à l'échelle de la population de la France, équivaudrait là-bas à un tirage de soixante-cinq mille, ce que ni Esprit, ni les Les Temps modernes, ni la Nouvelle Revue Française (NRF) n'ont jamais atteint - et ces revues ont quand même exercé une influence indéniable.
Même dans la première période, alors que notre tirage ne dépassait pas les deux mille exemplaires, Cité libre atteignait un nombre étonnant de personnes, depuis des militants et des permanents syndicaux de la base jusqu'à des professeurs et des recteurs d'université (ces derniers nous lisant avec beaucoup moins de sympathie), en passant par d'ex-dirigeants de la JEC devenus artistes peintres, avocats, ingénieurs ou vicaires de paroisse. De plus, joyeux paradoxe, nos idées étaient très souvent répercutées par les périodiques (à forts tirages) du parti au pouvoir et du clergé, quand l'un ou l'autre nous prenait à partie.
Ainsi, un ami qui enseignait à l'étranger pouvait-il m'adresser dans une lettre les lignes suivantes (que j'ai déjà citées ailleurs) :
- « Vraiment, je n'y comprends rien. Tous les journaux québécois que je reçois ici font à Cité libre des allusions si fréquentes qu'on vous prendrait pour un quotidien, alors qu'en réalité vous n'êtes pas foutus de paraître quatre fois l'an. »
Que plusieurs de ses collaborateurs aient acquis, grâce à la télévision de l'époque, une certaine notoriété, ne fut sans doute pas étranger au rayonnement de la revue. Bref, l'influence de Cité libre ne fut certainement pas aussi nulle que l'a prétendu M. Lapalme dans ses Mémoires, mais elle n'atteignit pas non plus les sommets qu'une certaine presse anglophone lui attribua rétroactivement, en 1968, après en avoir découvert l'existence...
Yvan Lamonde
En quels autres lieux - Vrai (1954-1959) de Jacques Hébert, par exemple - les idées de Cité libre se diffusèrent-elles entre 1950 et 1960 ?
Gérard Pelletier
Les maisons d'enseignement collégial et universitaire de même, assez curieusement, que les maisons de formation religieuse (grands séminaires, noviciats, scolasticats, etc.), furent des lieux très réceptifs à la diffusion des idées de Cité libre. Malheureusement pour notre tirage, deux ou trois exemplaires de la revue suffisaient à alimenter une maison religieuse de cent cinquante ou deux cents étudiants !
Yvan Lamonde
En réplique à un correspondant, vous écriviez en février 1951 :
- « Et si la seule chose que nous ayons jamais songé à vous léguer était justement le sens de la liberté ? »
À quarante ans de perspective, le propos tient-il, avec ou sans amendement
Gérard Pelletier
Je crois que ce propos représente le fond de notre pensée d'alors et de maintenant.
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