Diane Lamoureux,
politologue, département de science politique, Université Laval
“Bien commun et intérêt public”.
Un article publié dans Tribunes solidaires, 22 mars 2004.
Table des matières
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- Introduction
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- Biens communs et bien commun
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- Chose publique et intérêt public
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- Trouver des termes pour soutenir notre façon originale de faire et de concevoir le politique
Introduction
Dans le premier appel de DS, il était question d’une passion pour le bien commun qui était opposée aux intérêts privés et aux privilèges. Dans les documents plus récents, il a plutôt été question d’intérêt public. Lors de la rencontre du 31 janvier, le fait que nous soyons passé(e)s d’une formulation à l’autre ne semblait pas une évidence pour tout le monde. C’est pourquoi il est nécessaire de préciser le sens de la nouvelle terminologie. Car il ne faut pas y voir une coquetterie sémantique, mais plutôt un souci de développer un langage politique qui correspond à la fois à la politique que nous pratiquons et à la conception de la démocratie que nous voulons voir se développer.
Biens communs et bien commun
Un premier aspect qui pose problème avec la notion de bien commun, c’est qu’elle recouvre deux significations assez différentes. Premièrement, la notion de biens communs (usuellement au pluriel) sert à désigner les éléments qui rendent possible la vie de l’humanité, comme la terre, l’air, l’eau, etc. Les biens communs sont donc des ressources nécessaires au développement de l’ensemble des êtres humains et qui échoient en partage à l’humanité. Dans certains cas, ces ressources sont largement privatisées (comme la terre, dont la propriété est privée), dans d’autres cas, il n’y a pas (encore) de privatisation (comme l’air), dans d’autres encore (comme l’eau), il y a une situation intermédiaire. Ce qui rend ces biens communs, c’est que la vie humaine est impensable sans leur existence.
Dans un deuxième sens, la notion de bien commun (habituellement utilisée au singulier) réfère à ce qui serait souhaitable pour le développement d’une collectivité politique. C’est dans ce sens que la notion de « bien commun » était présente dans le premier appel de DS. Lorsque je remets en cause une telle notion, ce n’est pas parce que j’estime qu’il faille renoncer à définir ce qui est souhaitable pour une collectivité politique, mais plutôt parce que la notion est chargée d’une histoire dans la pensée politique qui la rend partiellement étrangère au projet politique que nous essayons de développer.
En fait cette notion trouve son origine chez Thomas d’Aquin qui l’emploie pour remplacer la notion de res publica (chose publique) en faisant référence à une idée développée auparavant par Aristote pour distinguer vie animale (vouée à l’entretien du vivant et à la perpétuation de l’espèce) et vie humaine (qui, en plus de cette dimension animale comprend une finalité, la vie bonne). Chez Thomas d’Aquin, la notion de vie bonne a d’abord une dimension théologique puisque c’est la vie du chrétien préparant son salut éternel. De plus, la communauté à laquelle il fait référence est moins la communauté politique que la communauté religieuse, la chrétienté.
Reprendre une telle notion dans les sociétés contemporaines, marquées à la fois par la dissociation - de moins en moins évidente, il faut le dire, du fait de la montée des fondamentalismes religieux - entre religion et politique, par le pluralisme des valeurs et par la montée de l’individualisme, pose deux grands problèmes, qui sont liés aux deux termes de l’expression.
Peut-on penser une société actuelle qui soit tendue vers le bien ? C’est certainement le cas des fondamentalismes religieux qui veulent forcer les populations sous leur joug à respecter certaines prescriptions qui sont censées les conduire à la vie bonne. C’est, plus près de nous, le cas d’un George Bush qui pourfend un « axe du mal », ce qui laisse sous-entendre que les Etats-Unis représentent, a contrario, le pivot de l’axe du bien. Que des individus orientent leur existence en fonction de leur propre conception du bien est certainement souhaitable pour la qualité de la vie en société. Que des collectivités politiques marquées par un pluralisme des valeurs en fassent autant pose problème dans la mesure où l’on voit difficilement comment ce processus pourrait faire l’économie de la suppression de conceptions concurrentes du « bien ». Il me semble donc préférable de laisser le bien dans le domaine de l’éthique et de ne pas en faire une catégorie politique.
Le terme « commun » présente également quelques ambiguïtés, puisqu’il désigne à la fois ce qui est partagé et ce qui se retrouve autant chez les uns que chez les autres. Encore une fois, dans des sociétés pluralistes, il est indispensable que l’on trouve des points de convergence, mais je ne crois pas que l’on doive viser au consensus parfait, lourd d’unanimisme et de pensée unique. Le consentement du plus grand nombre est suffisant et c’est pourquoi c’est usuellement la règle de la majorité qui prévaut dans nos sociétés, cette règle étant assortie de garanties pour les minorités, ce qu’expriment parfaitement les Chartes des droits.
Chose publique et intérêt public
C’est pour lever ces ambiguïtés que je suggère que nous fonctionnions plutôt avec la notion d’intérêt public, même si le premier terme me pose quelques problèmes. La base fondamentale sur laquelle repose ma proposition de changement de terminologie est la suivante : la politique n’est pas le lieu du bien ou du mal, mais celui du souhaitable et du probable pour une collectivité humaine.
La notion d’intérêt est certainement celle qui pose le plus de problème, mais elle présente aussi quelques avantages. D’abord, elle fait référence à une conflictualité sociale. Certes, dans nos sociétés, nous avons une égalité reconnue par les Chartes des droits, mais nous savons toutes et tous que certain(e)s sont plus égaux que d’autres. C’est pourquoi nous intervenons dans le débat public non seulement à partir de nos valeurs mais également à partir des diverses positions que nous occupons dans les rapports sociaux. En effet, il n’est pas indifférents d’être homme ou femme, riche ou pauvre, blanc(he) ou basané(e) ; se situer dans l’une, l’autre ou une position intermédiaire dans ces rapports sociaux nous donne une certaine façon de vivre notre réalité sociale et conditionne partiellement les revendications que nous pouvons mettre de l’avant. Malgré tout le mal que peut penser le gouvernement Charest des « intérêts particuliers » - que d’ailleurs il pourfend lorsqu’il s’agit des syndicats mais qu’il ne semble pas voir lorsqu’il s’agit du patronat -, il n’est que normal d’avoir des intérêts dans une société marquée par l’inégalité et la domination et, partant, par la conflictualité sociale. Ensuite, elle représente l’intérêt que nous portons aux affaires publiques. Dans une démocratie représentative qui vise à limiter l’expression de la citoyenneté à un vote aux quatre ans, manifester son intérêt pour la chose publique, c’est transgresser la règle du clientélisme et de l’apathie que veulent nous imposer nos élites politiques. C’est aussi leur faire savoir que la chose politique n’est pas réservée à l’élite des représentant(e)s élu(e)s et des autres professionnels de la politique, mais qu’elle nous concerne tou(te)s (d’où le mot d’ordre du Réseau de vigilance, « entre deux votes, je compte »). Enfin la notion d’intérêt vient de l’idée de inter esse, à savoir vivre parmi les autres, ce qui met l’accent sur le lien de concitoyenneté, un lien horizontal qui unit les membres d’une même collectivité politique plutôt que sur le lien d’autorité vertical qui est celui entre le « gouvernement » et le « peuple ».
Quant à la notion de public pour remplacer le terme commun, elle fait référence au processus de détermination de la décision politique. D’abord, celle-ci doit être soumise au principe de publicité. Ceci s’oppose à la notion de secret. Le principe de publicité implique que la délibération qui prélude à la décision se fasse sur la place publique, au vu et au su de tou(te)s. Ensuite, cela implique la possibilité de participation de toutes et de tous à la délibération, l’ouverture à tous les points de vue, dans un souci non pas d’avoir raison à tout prix mais de parvenir à la meilleure décision possible. Enfin, la notion de public ne suppose pas le consensus mais laisse cette notion en suspens ; toute décision publique est par définition provisoire et peut ultérieurement être remise en cause par un nouveau débat public. Cela est donc compatible avec le maintien du pluralisme et de la liberté d’opinion.
Trouver des termes pour soutenir notre façon originale
de faire et de concevoir le politique
Lors de notre journée d’orientation du 31 janvier dernier, nous avons commencé à tracer les grandes lignes du projet politique que nous entrevoyons. La voie que nous avons choisie n’est pas facile et nos difficultés à trouver les moyens organisationnels pour traduire notre projet en témoignent. Il me semble que trois grands axes s’en dégagent : la nécessité de dépasser les visions parcellaires du politique et du social au profit d’une approche transsectorielle, un attachement à l’engagement civique de chacun(e) dans son individualité, une volonté de contribuer au débat public. Ces trois grands axes nous obligent à réfléchir en termes de chose publique et d’intérêt public.
Premièrement, nous avons choisi de nous engager non pas en fonction d’un enjeu spécifique ou sectoriel (comme la défense du droit au logement ou celle de meilleures conditions de travail), mais en fonction d’une compréhension du politique comme ce qui donne sens à ces divers enjeux sectoriels et ce qui leur permet de façonner cet autre monde dont nous continuons à soutenir qu’il est possible. Cela n’enlève rien à la pertinence et à la nécessité d’un engagement sectoriel et plusieurs d’entre nous continuons à nous impliquer là où nous étions déjà engagé(e)s auparavant. Cependant, il nous semble qu’il est aussi nécessaire de développer une vision plus générale des enjeux sociaux, d’opérer des mises en commun et des convergences, d’autant plus que nous faisons face à une remise en cause fondamentale d’un projet de société que nous avons contribué à élaborer.
Deuxièmement, nous en appelons à la conscience et à l’engagement civique de chacun(e). Ce n’est pas d’abord en tant que femmes, syndiqué(e)s, habitant(e)s des centres urbains ou des régions que nous voulons intervenir dans le débat public, mais à partir d’une posture citoyenne, comme concitoyen(ne)s d’une collectivité où nous espérons développer les mécanismes institutionnels et sociaux permettant la justice sociale, le respect de la diversité ethnique et culturelle, l’égalité entre les femmes et les hommes, etc. Pour y parvenir, nous voulons revaloriser l’activité politique et le sens de l’engagement. La conception du politique que nous privilégions n’est donc pas celle d’une activité qui vise à gouverner les autres mais à s’interroger ensemble sur les orientations que nous poursuivons et sur les moyens les plus susceptibles de nous permettre d’y parvenir. L’engagement civique, c’est un pari en faveur de la concitoyenneté, ce qui suppose à la fois l’égalité de tou(te)s, qui permet à chacun(e) de contribuer également au débat public et d’y prendre part et la distinction de chacun(e) qui y intervient en fonction des situations sociales qui sont les siennes.
Troisièmement, une telle politique met l’accent sur le débat public. Cela signifie que les orientations qui nous concernent tou(te)s doivent être soumis à l’examen de tou(te)s. La politique n’est pas une science exacte pour laquelle des expert(e)s sont susceptibles de détenir la vérité. En même temps, comme elle nous concerne tou(te)s, elle doit devenir l’affaire de tou(te)s. Débattre, cela veut dire se dégager du conformisme et des fausses évidences mais aussi être à l’écoute des autres points de vue et les prendre en considération dans la recherche de la meilleure solution possible, à un moment précis, aux enjeux auxquels nous sommes confronté(e)s comme collectivité politique.
Tous ces éléments font en sorte que nous devons mettre de l’avant une notion de l’intérêt public qui permet de transcender les intérêts particuliers, qui permet également de traduire notre engagement en faveur de l’ensemble de la collectivité politique et pas seulement certaines de ses composantes et qui fait du débat un instrument d’éducation collective et de décision.
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