Diane Lamoureux
politologue, département de science politique, Université Laval
“L’importance de l’inclusion politique”.
Un article publié dans Les ateliers de l’éthique,
la revue du CRÉUM, vol. 2, no 1, printemps 2007, pp. 47-51.
- Table des matières
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- Introduction
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- La « différence » comme voie d’accès à l’universel
- Les défis de l’inclusion
- En guise de conclusion
Bibliographie
INTRODUCTION
Le parcours intellectuel d’Iris Marion Young montre bien que le féminisme est porteur d’une réflexion politique qui dépasse largement les rapports sociaux de sexe, tout en les incluant dans la réflexion politique. Si l’on analyse son parcours dans deux ouvrages importants, Justice and the Politics of Difference, paru en 1990 et Democracy and Inclusion, publié une décennie plus tard, on peut y retrouver une même préoccupation concernant l’inclusion démocratique et une critique de l’insuffisance de l’égalité des chances libérale, principalement dans sa variante rawlsienne.
S’insurgeant contre le faux universalisme de la position originale rawlsienne, qui commençait à être remise en cause à l’intérieur même du camp libéral [1], Young sortait rapidement de ce cadre pour penser les phénomènes d’exclusion sur la base de la domination et de l’oppression. Le problème de l’exclusion politique ne se limitait donc pas à des problèmes de redistribution ou de reconnaissance, mais relevait de la logique d’un système social, dont il s’agissait de dévoiler le caractère dominateur et oppressif.
Son féminisme ne repose donc pas sur une vision essentialisante des femmes ou sur l’idée d’une « condition féminine » qui serait commune à toutes les femmes, mais sur une compréhension du patriarcat comme système social producteur d’injustices, en interaction avec d’autres systèmes tout aussi producteurs d’injustice, comme le racisme, le capitalisme, l’hétérosexisme, etc.
Dans le cadre de ce court texte, je souhaiterais aborder deux questions. La première concerne le statut politique de la différence. La deuxième porte sur les exigences liées à une inclusion réelle et pas seulement formelle des « subalternes » [2].
LA « DIFFÉRENCE »
COMME VOIE D’ACCÈS À L’UNIVERSEL
Pour plusieurs, Young fait figure de penseure différentialiste, prônant des droits spécifiques pour certains groupes sociaux. Il s’agit là, selon moi, d’une conception erronée, que l’on peut corriger en effectuant une lecture d’ensemble de son premier ouvrage et qui est confirmée par le second. Cependant, il est tout à fait juste de soutenir qu’elle n’adhère pas à la vision libérale de l’universalisme (qui suppose l’abstraction des situations sociales et la négation des différences) et qu’elle soutient que cet universalisme cache la domination de certains groupes sociaux.
Première idée énoncée à cet égard, la société n’est pas un simple agrégat d’individus, mais est plutôt composée de divers groupes sociaux, groupes qui résultent de structures sociales, qui suscitent certaines formes d’identification, qui conditionnent partiellement les possibilités d’existence de leurs membres. Si les groupes constituent les individus (1990 : 45), cela n’implique pas que les individus ne soient que dans un seul groupe social. Comme elle le fait remarquer, « group differences usually cut across one another. […] This view of group differenciation as multiple, cross-cutting, fluid and shifting implies another critique of the model of the autonomous, unified self. » (1990 : 48).
Deuxième idée, les relations qui s’instaurent entre ces groupes ne sont pas des relations égalitaires, mais souvent des relations de domination et d’oppression. Cette oppression prend cinq aspects principaux : l’exploitation, la marginalisation, l’absence de pouvoir (powerlessness), l’impérialisme culturel et la violence. Cette oppression est productrice et reproductrice de différenciations sociales mais aussi d’exclusion sociale et conduit à des injustices sociales.
C’est sur la base de l’existence d’injustices réelles dans notre société qu’il faut situer à la fois la compréhension de la justice qui est développée par Young et les moyens qu’elle préconise pour remédier aux injustices concrètes. À cet égard, elle avance deux idées forces : la première, c’est qu’on ne peut gommer les différences sociales derrière un projet émancipateur universel ; la deuxième, c’est que pour combattre les injustices liées à la différenciation sociale, il faut d’abord reconnaître positivement cette différenciation sociale et traiter différemment les différent(e)s, entre autres, par l’action positive ou par des modes particuliers de représentation politique.
Cependant, il ne faudrait pas confondre la reconnaissance positive de la différence avec l’enfermement dans cette « différence » telle qu’elle a été constituée par les rapports de domination et d’oppression. Au contraire, l’action positive n’a pas essentiellement pour fonction de réparer les erreurs du passé, mais de faire en sorte qu’elles ne se reproduisent pas au présent. Il ne s’agit donc pas d’enfermer les individus dans des « politiques identitaires », mais plutôt de reconnaître le tort social qu’ils ou elles ont subi et de prendre des mesures qui permettent de changer les choses, sans demander un déni de soi, puisque « self-annihilaion is an unreasonable and unjust requirement of citizenship » (Young, 1990 : 179).
Troisième idée, cette reconnaissance de la différence et de sa nécessité pour une inclusion politique n’est pas une apologie du différentialisme. Elle la justifie à la fois en termes pratiques, en revenant sur l’idée de la rainbow coalition développée par Jesse Jackson lors de sa campagne pour l’investiture démocrate à la présidentielle, alors que chaque groupe doit reconnaître la coprésence des autres et que les politiques mises de l’avant tiennent compte de l’expérience sociale de chacun de ces groupes (1990 : 188-189). En outre, sur un plan plus normatif, elle présente un idéal de civilité basé sur quatre grands principes : l’absence d’exclusion, la diversité, la curiosité envers les autres et la publicité. Il ne s’agit donc pas d’enfermer chacune(e) dans son identité, mais plutôt d’enraciner le débat public dans les expériences sociales concrètes de chaque groupe social, afin de parvenir à une définition de l’intérêt public qui ne soit pas une incantation mythique mais le résultat « of public interaction that expresses rather than submerges particularities » (Young, 1990 : 119).
LES DÉFIS DE L’INCLUSION
Cette question des réquisits de l’inclusion démocratique fait l’objet d’un réexamen une décennie plus tard. On peut identifier trois grandes contributions à cet égard : les modes d’inclusion dans la délibération publique ; la différence non pas comme problème mais comme avantage et la question de l’importance politique des perspectives situées.
Le premier aspect concerne les manières de rendre visibles et audibles ceux et celles qui ont été traditionnellement exclu(e)s de la délibération publique, soit parce que l’on considérait que les enjeux qu’ils soulevaient ne relevaient pas de la sphère politique, soit encore et cela se combine souvent avec la première possibilité parce qu’ils étaient carrément exclus des droits politiques associés à la citoyenneté démocratique. On voit là l’importance de la vision et de l’engagement féministe de Young, mais déployés sur un terrain qui ne concerne pas que les femmes.
À cet égard, Young insiste sur une compréhension de la délibération publique qui ne se limite pas à l’échange de bonnes raisons (comme le suggère, par exemple, Habermas) et qui s’étend à des modes explicites de reconnaissance de la présence (greeting), à l’usage de procédés rhétoriques qui ne relèvent pas nécessairement de l’argumentation rationnelle et à l’importance de l’expérience (narrative). Le premier élément a pour fonction d’attester explicitement la présence des anciens exclus et la légitimité de leur contribution à la discussion politique. « The gestures of greeting function to acknowledge relations of discursive equality, as well as to establish trust and forge connections » (Young, 2000 : 59). De cette façon, la visibilité est assurée. Les deux autres éléments ont pour fonction d’assurer l’audibilité. Le conflit social et le sentiment de l’injustice ont tendance à s’exprimer, au moins dans un premier temps, sur le mode de la plainte ou de la récrimination. Dans ces conditions, exclure a priori toute forme de communication politique qui n’est pas l’échange posé de bonnes raisons, c’est souvent condamner les dominé(e)s à la fameuse injonction du « speak white ! ».
Le deuxième aspect constitue un renversement de la perspective courante par rapport aux différences sociales. Au lieu de considérer l’affirmation politique de la différence uniquement sous l’angle des « politiques identitaires » et de les percevoir comme un indice de la fragmentation politique et de la disparition du sens de l’intérêt public, Young nous propose de voir la richesse qui est contenue dans cette différenciation. Elle n’est pas naïve au point de penser que différenciation ne signifie pas conflictualité, mais le conflit social et son expression publique dans des formes non-violentes peut conduire à une universalisation beaucoup plus riche que celle qui prône un modèle unique d’identité civique, relevant généralement des caractéristiques sociales des groupes dominants. Au lieu de dénigrer les « politique identitaires », il lui semble donc plus judicieux de comprendre le rôle qu’elles jouent dans la structuration des acteurs sociaux et dans l’expression politique de la conflictualité sociale. Aussi, l’inclusion politique des « groupes identitaires » ne témoigne pas seulement d’une forme de respect. « First, it motivates participants in political debate to transform their claims from mere expressions of selfregarding interests to appeal for justice. Second, it maximizes the social knowledge available to a democratic public, such that citizens are more likely to make just and wise decisions » (Young, 2000 : 115).
Cela nous introduit au troisième aspect, à savoir l’importance des perspectives situées. Ce n’est pas en gommant artificiellement les différences sociales au nom d’un soi-disant « citoyen universel » qu’on universalise. Au contraire, il s’agit là d’un procédé de suppression et de l’exclusion qui pourrait s’apparenter à ce que Taylor et Fraser qualifient de misrecognition. Il faut au contraire que l’ensemble des citoyens soient mis au fait de la partialité de chacun des points de vues sur le social et leur enracinement dans une expérience concrète des rapports sociaux pour que puisse s’engager un débat égalitaire sur les positions à adopter et les mesures qui préservent l’inclusion démocratique.
EN GUISE DE CONCLUSION
Young nous convie donc à une nouvelle appréciation des dilemmes auxquels sont confrontées les démocraties contemporaines. Sur la base d’une réflexion théorique et d’une implication militante dans le mouvement féministe, mais en tenant compte d’autres mouvements sociaux comme ceux pour l’égalité civique, contre le racisme, antiguerres, elle prend compte de sa localisation dans le social et elle entreprend de bâtir une oeuvre politique et philosophique qui, partant de son expérience de femme et de féministe, a une portée qui ne concerne pas que les femmes.
Prenant au sérieux l’idée de Hannah Arendt que si on est attaquée comme juive, c’est sur cette base qu’il faut réagir politiquement, elle refuse de se laisser enfermer dans l’identité « femme », tout en l’assumant comme position critique à partir de laquelle penser la société et corriger les injustices sociales. De cette façon, elle montre bien que si le féminisme est une politique des femmes, il ne constitue pas exclusivement une politique pour les femmes, puisque l’oppression des femmes constitue une localisation sociale à partir de laquelle il est possible d’envisager les problèmes liés à l’oppression et à la domination dans les sociétés contemporaines.
BIBLIOGRAPHIE
KYMLICKA, Will (1989), Liberalism, Community, Clusture, Oxford, Clarendon Press.
NOZICK, Robert (1974), Anarchy, State and Utopia, New York, Basic Books.
OKIN, susan Moller (1987), Justice, Gender and the Family, New York, Basic Books.
SPIVAK, Gayatri (1988), « Can the Subaltern Speak » dans Cary Nelson et Lawrence Goldberg (dir.), Marxism and the Interpretation of Culture, Champaign, University of Illinois Press.
YOUNG, Iris Marion (1990), Justice and the Politics of Difference, Princeton University Press.
YOUNG, Iris Marion (2000), Inclusion and Democracy, New York, Oxford University Press.
[1] A Theory of Justice a été salué comme une oeuvre importante autant par les libéraux que par certains adversaires du libéralisme. Certaines féministes, dont Okin (1987) avaient déjà mis en lumière le caractère sexiste de la réflexion rawlsienne, Nozick (1974), l’avait critiqué d’un point de vue libertarien, les communautariens y étaient aussi allés de leurs critiques. On peut cependant affirmer que la publication du premier ouvrage de Kymlicka (1989) ouvre une ère où les insuffisances du projet rawlsien sont soulevées par ses propres disciples.
[2] Le terme est emprunté au vocabulaire post-colonial et a été popularisé par un texte de Spivak (1988).
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