[89]
Familles d’aujourd’hui.
Première partie : Familles d’hier, familles d’aujourd’hui
Chapitre 5
“L’avènement de
la société de consommation :
un tournant dans l’histoire
de la famille.”
par Simon LANGLOIS
Dans son ouvrage sur la naissance de la famille moderne, maintenant considéré comme un classique, Edward Shorter avance que le capitalisme fut la force motrice principale du passage de la famille traditionnelle à la famille nucléaire vers la fin du XVIIIe siècle en Europe. L’historien termine son analyse par une interrogation. « J’ai dit que « le capitalisme » fut la force motrice principale de cette transformation. Mais quelle force est à l’œuvre aujourd’hui ? Je dois confesser une relative ignorance » (Shorter, 1977, p. 339). Nous proposons dans les pages qui suivent d’explorer une piste susceptible d’apporter des éléments de réponse à cette question.
L’avènement de la société de consommation et l'extension des rapports marchands à toutes les sphères de la vie quotidienne ont probablement autant contribué à influencer les formes de vie familiale dans la deuxième moitié de notre siècle que l’industrialisation dans le précédent. Puisque la consommation marchande implique un échange de biens et de services contre rémunération, deux aspects au moins sont susceptibles d’affecter la famille : la monétarisation de L’échange et la présence d’un marché, extérieur au foyer et à la famille, dans lequel biens et services ont en quelque sorte une existence quasi autonome qui n’est pas déterminée par une logique propre à la famille.
Cette influence de la société de consommation sur la famille a été peu étudiée, moins en tout cas que celle de l’industrialisation. Les études sur la consommation font référence à la famille, mais celle-ci est plutôt considérée comme une variable indépendante [90] parmi d’autres. Les recherches en marketing sont de ce point de vue exemplaires : la famille y est prise comme une donnée, susceptible d’affecter le profil de la consommation. Mais qu’en est-il de la relation inverse ? Comment le développement de la société de consommation a-t-il marqué la famille ? Répondre à ces questions exige de renverser le sens de la causalité habituellement posé sur la relation entre famille et consommation. Ce n’est pas seulement la famille qui oriente la consommation, c’est aussi l’inverse. Pour le montrer, nous esquisserons d'abord quelle a été l’évolution des rapports entre famille et consommation, avant de dégager quelques-uns des changements survenus dans la famille qui peuvent être spécifiquement attribués à cette dernière. Découlera de cette étude une réflexion sur les mécanismes de différenciation à l’œuvre dans la société contemporaine.
DE L’ÉCONOMIE FAMILIALE
À L’ÉCONOMIE SALARIALE
Ce n’est pas le lieu ici de rappeler l'histoire de la famille. Nous puiserons plutôt dans certains ouvrages (Shorter, 1977 ; Tilly et Scott, 1978 ; Lasch, 1977 ; Elliot, 1986 ; Segalen, 1981 ; Lemieux et Mercier, 1989 entre autres) des éléments pour construire quelques types idéaux de familles, qui sont moins des types historiquement situés et datés que des modèles illustrant certaines formes de rapports qu'ont prises le système de production, le système familial et les ménages définis comme unités de production/consommation. En précisant ces modèles, nous serons mieux en mesure de faire ressortir le rôle de la consommation marchande dans les changements qu’a connus la famille contemporaine.
Rappelons d’abord des observations et des analyses connues. Avant l’avènement de la société industrielle, travail et famille étaient étroitement imbriqués. Tous les membres de cette dernière se mobilisaient pour assurer la survie et le bien-être du groupe et le travail s’effectuait le plus souvent dans la famille elle-même ou très près de cette dernière. On parle de modèle d’économie familiale ou domestique pour décrire cette imbrication de la production, de la consommation et de la vie quotidienne dans une seule unité, dont la famille paysanne représente le prototype (Bouchard, 1988). Les familles des artisans et des commerçants des villes et des villages participaient [91] aussi de ce modèle. Elles devaient acheter davantage de produits à l’extérieur que la famille paysanne ; mais dans leur cas aussi, famille et travail restaient intimement liés, comme l’ont montré Tilly et Scott (1978). De même, la famille paysanne n’était pas entièrement autarcique et on y observe aussi une certaine forme de consommation marchande. Mais celle-ci n’est pas individualisée et elle est réduite au minimum, à certains produits de base : aliments, étoffes, instruments et outils, objets achetés qui servaient en fait à approvisionner l’entreprise de production familiale.
Ce type de famille a aussi besoin d’une certaine masse critique pour survivre ; les enfants sont à la fois une main-d’œuvre et de futurs bâtons de vieillesse. Plusieurs familles engagent des domestiques et des apprentis. Enfin, beaucoup d’unités sont multifamiliales ; les grands-parents sont pris en charge par elles, mais en même temps ils effectuent de menus travaux et participent aux tâches domestiques ou prennent soin des petits enfants. Dans ce type de famille, il y a une division du travail entre les sexes et les âges. La production domestique tels les travaux ménagers, le soin des enfants et le soin des adultes, est assumée par la mère avec l’aide d’autres femmes : filles aînées, belle-sœur célibataire, mère ou belle-mère, ou encore servantes qui résident dans l’unité (Lemieux et Mercier, 1987). Les femmes participent aussi aux travaux de production dans l’entreprise familiale. Il en va de même pour les enfants qui représentent une force de travail non rémunérée.
Le trait le plus spécifique de cette famille traditionnelle est probablement sa composition et sa taille. « Plus la position sociale du chef de famille était élevée, plus peuplé était le foyer » (Shorter, 1977, p. 34). Les maisonnées plus riches étaient aussi plus complexes : enfants plus nombreux, domestiques, pensionnaires ou apprentis, grands-parents s’y côtoyaient, et la mise en commun de leurs énergies donnait à tout le groupe un niveau de vie plus élevé. « La pauvreté et le travail salarié assurent au contraire qu’un petit nombre d’enfants résident avec les parents et que la parentèle est réduite » (Shorter, 1977, p. 32).
L’industrialisation a provoqué la séparation de la sphère du travail et de la sphère familiale et elle a favorisé l’avènement de l’économie salariale. Les enfants des paysans deviennent des prolétaires, sans propriété et ils sont obligés de vendre leur force de [92] travail, le plus souvent contre un salaire permettant à peine d’assurer la survie. Au début du processus d’industrialisation, les enfants, et fréquemment les femmes, devaient aussi travailler à l’extérieur pour assurer la survie du groupe familial, survie qui exigeait, encore dans ce type, l’apport de tous les membres. Le numéraire apporté par les enfants travaillant à l’extérieur s’avère important, comme l’ont montré les premières enquêtes budgétaires britanniques, françaises et américaines au siècle dernier, ou celle de Halbwachs plus tard en France (voir aussi l’étude de T. Copp pour le Québec). Cet apport des enfants au budget familial continuera d’être essentiel même lorsque les salaires réels augmenteront (Gagnon, 1968 ; Fortin, 1987a). L’enfant avait en quelque sorte le devoir d’aider sa famille, jusqu’à ce qu’il la quitte pour en fonder une à son tour (Bouchard, 1988). La famille reste nombreuse et la cohabitation de plusieurs générations, fréquente, sans oublier la présence de membres apparentés ou de domestiques (Fortin, 1987a). Si le travail salarié prend place en dehors de la famille, il s’effectue cependant à proximité, à cause des contraintes de déplacement, dans les quartiers ouvriers des villes industrielles où se retrouvaient logements et usines. Le numéraire est tout juste suffisant pour l’achat des produits de première nécessité. L’alimentation est de loin le poste le plus important du budget familial, suivie des dépenses pour l’habitation et les vêtements. Une fois celles-ci encourues, il reste peu de marge de manœuvre.
La hausse de la productivité et l’avènement du fordisme ont amené la mise en place d’un nouveau modèle : la famille à pourvoyeur unique, à un seul gagne-pain. L’homme chef de famille voit son salaire réel augmenter, le couple contrôle sa fécondité et la taille des ménages se rétrécit. Le modèle bourgeois de la famille s’étend aux classes moyennes naissantes, surtout formées de cols blancs et d’ouvriers spécialisés. Ces familles s’installent plus loin du lieu de travail, dans les nouvelles banlieues. Aux quartiers ouvriers qui tirent leur homogénéité de la place occupée dans le système de production, succèdent des banlieues plus hétérogènes quant aux positions sociales des personnes qui y vivent, mais relativement homogènes quant au style de vie et à la consommation. C’est la période du véritable démarrage de la production en masse des biens de consommation courante, notamment des équipements domestiques et de l’auto, et de la mise en place de nombreux services aux foyers. Le revenu discrétionnaire fait naître la consommation au sens contemporain du terme, une [93] consommation qui n’est plus axée sur la seule survie. La consommation élargie devient elle-même une force productive (Baudrillard, 1968). Les foyers ont accès à des sources d’énergie (gaz et électricité), à de l'équipement et à des appareils de toutes sortes, de même qu’à de nouveaux produits plus faciles d’entretien, tels les tissus sans repassage, le linoléum, etc. Le système de production fournit aux familles l’énergie et l’équipement, mais il assure aussi lui-même la production directe de biens et de services nouveaux : entreposage et transformation d’aliments, fabrication de vêtements, etc. (Smith, 1977). Au fil des années d’après-guerre, cette prise en charge n’a fait que s’étendre et s’accélérer. « Certes, il est difficile d’imaginer quoi que ce soit qui puisse être produit comme bien ou service dans le foyer qui ne soit pas déjà disponible sur le marché » (Eichler, 1983, p. 153).
Dans ce type de famille, la maîtresse de maison assume les travaux ménagers et le soin des membres de la famille, seule dans sa maison et sa banlieue (Oakley, 1974), mais en même temps souvent engagée dans un riche réseau de relations sociales (Fortin, 1987b). Le foyer est complètement séparé de la sphère du travail et le développement des banlieues l'en a éloigné davantage. Il devient oasis pour les uns et prison pour d’autres (Elliot, 1986, p. 131). L’urbanisation et l’industrialisation ont provoqué une plus grande spécialisation des rôles entre hommes et femmes dans la maisonnée. C’est probablement durant les années 1950 que cette séparation assez étanche des rôles a atteint un point culminant, soit à l’époque où la société de consommation s’est largement répandue, parallèlement à l’extension du salariat et de l’urbanisation. Cette séparation des rôles est particulièrement évidente dans la publicité des années 1950, qui met en scène les rôles domestiques assumés par les femmes.
Mais très vite, le seul salaire de l’homme pourvoyeur ne suffit plus à satisfaire les besoins grandissants et les aspirations nouvelles de la famille. Celle-ci a besoin de plus en plus du salaire d’appoint de l’épouse, surtout à partir des années 1960 au Québec. C’est la période du retour des femmes mariées sur le marché du travail et de la montée de la famille à double revenu, qui devient la nouvelle catégorie modale de la société contemporaine (Eichler, 1983). Les femmes occupent d’abord des emplois congruents avec leurs rôles traditionnels, à une période où la demande de main-d’œuvre dans les services est particulièrement forte. Le salaire des femmes devient [94] une composante essentielle du revenu familial. Très rapidement aussi, une nouvelle représentation sociale du salaire des femmes se met en place, qui ne le considère plus comme un salaire d’appoint au salaire familial de l’époux. Les femmes ne se cantonnent plus aussi étroitement dans les emplois féminisés et traditionnels et n’acceptent plus d’être moins bien payées que les hommes à travail équivalent. Le salaire familial de l’homme est remis en cause, laissant la place au salaire individuel. Ce changement est majeur. Il donne à la femme une autonomie réelle et il libère l’homme de son rôle de pourvoyeur. « Pour les hommes, la révolution subtile a remis en question leur rôle de pourvoyeur, central dans la famille traditionnelle. [...] Le travail salarié des épouses a réduit leurs responsabilités » (Bernard, 1981, p. 55-56). La division traditionnelle des rôles au sein du foyer est aussi remise en cause, bien qu’en réalité les femmes actives à l’extérieur continuent d’assumer une part plus importante des tâches domestiques. On est passé, des années 1960 aux années 1980, de l’idée d'aide de l’époux à l’épouse à l’idée de partage des tâches. Une majorité d’hommes (et aussi de femmes) chez les plus âgés ont encore une représentation axée sur l’aide, alors que les plus jeunes pensent plutôt en termes de partage des tâches domestiques (voir l’étude de Mercier dans ce livre).
Mais à côté de cette catégorie modale de la famille à double revenu, d’autres types coexistent : familles monoparentales, familles à un seul revenu, couples sans enfant, personnes seules (Dandurand, 1988 ; Segalen, 1981). La famille n’est plus nécessairement le cadre obligatoire de la vie quotidienne, comme le montre la montée importante du nombre de ménages formés de personnes seules et des couples sans enfant, contrairement à ce qui se passait aux époques antérieures où le rattachement à une unité familiale était nécessaire à la survie. Et l’unité familiale est maintenant réduite au minimum. Une même personne pourra connaître plusieurs types de ménages et de familles au cours de sa vie, à cause de l’allongement de l’espérance de vie, de la diminution de la fécondité et de l’augmentation des divorces, pour ne mentionner que ces facteurs. À supposer qu’un couple qui a deux enfants ne divorce pas, il passera moins de la moitié de sa vie en leur présence dans le foyer. Chaque enfant qui naît a au moins une chance sur deux de voir sa famille changer avant l’âge adulte dans la plupart des sociétés industrialisées. Roussel (1989) parle même d’une alternance entre mode de vie solitaire et modes de [95] vie en groupes, eux-mêmes différents d’une période à une autre, durant le cycle de vie.
SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION
ET FAMILLE
La société de consommation et l’extension généralisée de la marchandisation ne sont pas étrangères à ces changements profonds observés dans les types de familles et d’unités de vie. Mais les traits ou les caractéristiques de cette société affectent aussi la nature même de la famille, prise au sens traditionnel. Ce sont quelques-uns de ces changements que nous tenterons maintenant d’esquisser.
- L’extension des biens et l’autoproduction
des services dans la famille
L’avènement de la société de consommation a modifié de façon substantielle la composition des ménages et des familles, de même que l’équilibre interne de ces dernières. Jusqu’à récemment encore, celles-ci devaient compter sur plusieurs personnes pour assurer le fonctionnement du mode de production familiale, comme nous l’avons vu plus haut. Il n’était pas rare que des familles de paysans ou d’ouvriers aient une servante à leur service. L’offre abondante de main-d’œuvre, à cause de la fécondité élevée, rendait cette situation possible. Souvent, l’aînée des filles sacrifiait sa vie (ou du moins, quelques années) pour prendre soin de ses parents ou pour aider sa mère à élever ses enfants ; les grands-parents dans les ménages multifamiliaux prenaient en charge les petits-enfants. Bref, un certain nombre de membres de la famille était au service des autres. La société de consommation les a remplacés, en équipant les ménages et en prenant directement en charge un certain nombre de fonctions.
Les familles peuvent maintenant produire elles-mêmes les services dont elles ont besoin avec les biens qu’offre la société de consommation : divertissement à domicile (télévision, magnétoscope), nettoyage des vêtements (laveuse et sécheuse), alimentation (cuisinière, four micro-ondes), entretien (aspirateur, planchers déjà cirés, tapis) (Gershuny, 1983). Le grand-père qui raconte des histoires le soir, la grand-mère qui cuisine, la servante qui fait le lavage, l’aînée [96] qui cire le plancher : toutes ces personnes ont été en quelque sorte remplacées dans la famille contemporaine par des biens et des appareils que font fonctionner les usagers ou la personne en charge du foyer, qui peut à elle seule offrir une panoplie plus grande de services. Ces biens et ces services n’ont cependant pas modifié de façon radicale les rapports entre les membres de la famille, puisque la mère reste encore le plus souvent celle qui prend en charge, dirige et planifie les travaux domestiques.
Les dépenses personnelles pour les biens durables ont augmenté plus vite que les autres types de dépenses entre 1961 et 1987 (graphique 1). Cette augmentation est en fait due à la place grandissante de l’automobile dans la vie de tous les jours et à l’augmentation des dépenses pour les biens d’équipements des ménages. Les biens durables sont de plus en plus omniprésents dans l'environnement familial. De nouveaux appareils ménagers se sont ajoutés aux appareils de base (réfrigérateur, machine à laver le linge) très largement répandus dès le début des années 1960. L’électronique occupe une place grandissante dans l’ensemble des équipements des ménages, depuis le magnétoscope, les coméscopes ou appareils vidéo, les micro-ordinateurs jusqu’aux appareils sophistiqués : téléphones à distance, etc. L’électronique permet d’incorporer un savoir-faire dans l’appareil même, mais il devient en même temps plus difficile d’en comprendre le mode de fonctionnement ou de l’entretenir, d’où la nécessité de recourir à l’expertise externe en cas de problème ou pour l’entretien courant, ce qui contribue aussi à la croissance de l’emploi dans les services (Scardigli, 1983).
C’est à cause des exigences posées par la survie et la satisfaction des besoins fondamentaux que la famille a été définie comme une institution universelle (Cheal, 1988). La société de consommation a brisé la nécessité ou l’obligation de vivre en famille pour assurer sa survie. Elle permet aux personnes de vivre seules et aux couples de divorcer à la suite de mésententes. Avant l’avènement de ce type de société, il était peu fréquent et presque impossible de vivre seul ou d’élever seul ses enfants. Les personnes célibataires vivaient soit dans une famille, soit en communauté. L'avènement des biens et des services marchands, sans oublier la mise en place de l’État-providence, est en quelque sorte un préalable indispensable à ces nouveaux modes de vie en solitaire et à l’augmentation importante du
[97]
GRAPHIQUE 1.
Dépenses personnelles en biens et services, en indice de base
1961 = 100, Québec, 1961-1986
[98]
nombre de familles monoparentales. Sans l’existence d’un marché extérieur sur qui ils peuvent compter, les individus seraient incapables de vivre seuls ou d’élever seuls leurs enfants dans des familles monoparentales.
- Le travail domestique
se maintient à un niveau élevé
L’industrialisation et la consommation marchande ont considérablement modifié, à la baisse, l’effort de travail domestique produit dans les familles. Il y a eu ici, comme dans le secteur de la production, un gain de productivité très marqué, si l’on peut employer ce terme à propos du travail ménager. Mais plusieurs analystes ont noté que le travail domestique n’est pas devenu une occupation secondaire pour autant (Hareven, 1976 ; Meissner et al., 1975) ; le temps consacré par les femmes au foyer et les femmes en emploi à l’extérieur est resté fort important et il n’a pas diminué de façon considérable (Eichler, 1983). Cet apparent paradoxe s’explique aisément. D’abord, la disponibilité d’équipements plus efficaces amène souvent une augmentation de la demande et une élévation des standards. Il y a ici un parallèle intéressant à faire avec les nouvelles technologies. Prenons au hasard un cas parmi d’autres : celui de la comptabilité. Les ordinateurs et l’informatisation permettent de produire plus rapidement des bilans et des inventaires dans les entreprises. Mais le nombre de comptables et d’employés de bureau a continué d’augmenter, parce que la demande d’information a aussi augmenté en même temps et parce que l’ordinateur permet de produire plus d’informations à analyser. Il en va de même pour le travail ménager. Des appareils plus nombreux et plus efficaces entraînent aussi une augmentation de la demande. La quantité de vêtements lavés par personne par semaine est probablement plus élevée aujourd’hui qu’il y a cinquante ans.
Il faut aussi insister sur l’augmentation des standards. L’offre d’une nourriture plus variée et plus exotique amène hommes et femmes à investir davantage dans la préparation des repas. Même chose pour les vêtements : la garde-robe des adultes et des enfants est mieux garnie qu’autrefois, ce qui implique plus de temps pour magasiner, entretenir et nettoyer. Mais surtout, la définition de la norme a changé, et elle est de plus en plus définie à l’extérieur de la famille, ce qui est particulièrement évident dans le cas de la nourriture et des vêtements. [99] La famille ne se nourrit plus seulement de lard salé, de fèves, de soupe aux pois, de pain et de mélasse, ou encore de steak haché et pommes de terre. Les repas doivent être équilibrés et nutritifs, ce qui amène la personne qui les prend en charge à y investir du temps et du travail. Et la garde-robe est largement influencée par les modes.
Les familles ont moins d’enfants et la société a étendu considérablement l’ampleur de leur prise en charge : garderie, école, services de toutes sortes, activités éducatives extérieures au foyer et sports, soins physiques et psychologiques. Ces enfants moins nombreux exigent-ils moins de temps et d’attention de la part de leurs parents ? Non, bien évidemment : là encore, les standards ont changé. Il y a d’abord un plus grand investissement affectif des parents auprès de leurs enfants, noté par tous les historiens de la famille, investissement qui exige temps, efforts et attention. On pourrait penser que la prise en charge des enfants par les experts extérieurs à la famille aurait libéré quelque peu cette dernière ; il n'en est rien, parce que tous ces soins, toutes ces activités externes exigent aussi un certain engagement des parents, ne serait-ce que pour le transport. Mais surtout, la professionnalisation des soins a aussi envahi la famille. Les parents doivent eux-mêmes, dans leur quotidien, performer comme des professionnels avec leurs enfants et ils sont maintenant investis de la responsabilité de leur équilibre affectif et alimentaire et de leur développement intellectuel et psychomoteur. « De manière croissante, les mêmes forces qui ont appauvri le travail ou la vie de tous les jours envahissent la sphère privée et son dernier bastion : la famille » (Lasch, 1977, p. xvii). La famille reste un lieu important où sont produits et entretenus les êtres humains. Mais cette fonction est de plus en plus marquée par l’inscription de la famille dans un marché qui affecte la façon dont elle s’en acquitte.
- L’auto ou comment la famille devient mobile
L’automobile est probablement l’objet de consommation qui a le plus marqué la famille. Elle a favorisé l’avènement d’un mode de vie mobile, tourné vers l’extérieur du foyer. L’auto et les dépenses qu’elle engendre sont le poste qui a le plus augmenté dans les budgets des familles ces dernières décennies, ce qui marque bien son importance grandissante et déterminante (Langlois, 1984 ; Glaude et Moutardier, [100] 1982). D’après Fortin et Tremblay (1964), ce poste était au sixième rang dans la structure du budget moyen des familles en 1959 et il est passé au troisième rang durant les années 1980 derrière l’alimentation et le logement (tableaux 1 et 2). La place importante que les ménages accordent aux transports et surtout à l’automobile dans leurs budgets montre à quel point ils sont maintenant essentiels, au même titre que l'alimentation et le logement. La mobilité est devenue une exigence de la vie quotidienne qui implique un effort budgétaire considérable et soutenu. Les dépenses pour les transports sont encore plus importantes dans les ménages à revenus plus élevés, ce qui signifie qu'ils accordent à la fonction transport une importance accrue à mesure que s’élève le revenu discrétionnaire.
Avec l’automobile, les loisirs et les divertissements sont sortis, en grande partie, de la maison et leur marchandisation n’aurait pas été possible sans elle. Ce faisant, l’auto a permis à chaque membre de la famille d’aller chercher, sur le marché, des loisirs appropriés à son âge ou à son sexe, marquant aussi profondément la sociabilité au sein de cette dernière. Si les familles sont plus petites et séparées les unes des autres dans la même parenté, elles sont aussi liées entre elles par l’auto qui rend possibles des visites plus fréquentes et permet de maintenir des liens entre unités éloignées. L’auto rapproche aussi les familles entre elles que d’autres forces tendent à éloigner. L’omniprésence de l’auto a façonné l’espace, en rendant possible et en accentuant la séparation du lieu de résidence, du lieu de travail, des lieux de consommation et des lieux de loisirs. Alors que toutes ces activités prenaient place dans l’environnement familial immédiat dans les quartiers ouvriers de la révolution industrielle, elles sont maintenant largement distantes du foyer, ce qui signifie qu’il y a moins de continuité entre l’environnement et la famille.
L’auto a joué un rôle majeur dans la transformation des valeurs familiales. Elle a été le lieu où la révolution sexuelle chez les jeunes a commencé, durant les années 1950, comme on peut le voir dans les romans de John Irving. C’est dans les autos que les jeunes des années 1950 et 1960 ont fait leurs premières expériences sexuelles. L’auto est l’objet de consommation privilégié qui encourage et symbolise à la fois l’avènement de nouvelles valeurs : individualisme, hédonisme, recherche de la satisfaction immédiate, refus des contraintes.
[101]
- La société de consommation amène les femmes mariées
à travailler à l’extérieur du foyer
Parsons soutenait que le travail salarié des femmes mariées était non fonctionnel et menaçant pour l’équilibre interne du système familial. Ce système décrivait en fait un type transitoire de famille : celle à un seul pourvoyeur, pourvu d’un salaire familial. Or, dans une société où la place occupée est attribuée et jugée non plus principalement par la profession mais par la possession et par la consommation de biens comme l’a montré Rainwater (1974), le non-travail de l’épouse peut même devenir dysfonctionnel (Langlois, 1987). La participation à la société de consommation contemporaine, celle de la fin des années 1980, exige même que les femmes soient actives, notamment chez les jeunes couples.
Les jeunes qui sont entrés sur le marché du travail durant les années 1950 et 1960 ont connu deux conditions qui ont favorisé l’avènement de la famille à un pourvoyeur : un salaire en augmentation réelle et l’accès à une maison bon marché (coût d’achat raisonnable, taux d'intérêt bas). Depuis le milieu des années 1970, les salaires individuels ont cessé de croître aussi rapidement que durant les années d’après-guerre. Par ailleurs, le prix des maisons a connu une très forte hausse. Ces deux phénomènes mis ensemble ont eu comme conséquence de remettre en cause, probablement plus que tout autre facteur, le rôle de l’homme pourvoyeur et le statut de salaire d’appoint de l’épouse ; il n'était plus possible pour les jeunes hommes d’assumer seuls ce rôle de pourvoyeurs et de donner à leur famille un statut comme c’était le cas pour les générations précédentes. Le salaire de l'épouse s’est avéré essentiel pour l’accès de ces familles à la classe moyenne, ou pour empêcher une mobilité descendante de cette dernière. La situation des jeunes familles s’est encore davantage détériorée durant les années 1980. Le revenu relatif des jeunes a diminué et le coût des maisons a continué de grimper ; cette fois, le travail salarié des deux conjoints suffit plus difficilement à maintenir la place dans la société à laquelle aspire le couple.
Mais la société de consommation encourage aussi le travail salarié des femmes mariées à l'extérieur du foyer d’une autre façon. L’offre de biens et de services et l’existence d’un marché extérieur à la famille rendent physiquement possible la présence des deux
[102]
Tableau 1
Répartition du budget familial selon le poste de dépense, en
pourcentage, familles de deux personnes et plus, Québec, 1969-1986
a. Comprend également les frais de garde des enfants.
Sources : Statistique Canada, Dépenses des familles au Canada, Ottawa, cat. 62-535F, 62-551, 62- 555, microfiches 1986 ; calculs de l’auteur.
[103]
Tableau 2
Répartition en % des ménages selon le nombre de voitures, Québec,
1961-1989
Sources : Statistique Canada, L’équipement ménager, Ottawa, cat. 64-202 ; Statistique Canada, Enquête sur l'équipement ménager, estimations révisées, Ottawa ; calculs de l'auteur.
conjoints sur le marché du travail, et par conséquent, le travail salarié en dehors de la famille de la personne qui, jusque-là, prenait en charge ou dirigeait la production domestique : la femme.
[104]
- Une fécondité moindre :
l’enfant devient objet de consommation
C’est un fait connu que la taille des familles influence la consommation. Le troisième enfant change complètement la structure de la consommation des familles françaises (INSEE, 1987) ; au Québec, les changements surviennent surtout après le second (Henripin et Lapierre-Adamcyk, 1986). Mais on peut aussi renverser ce lien causal et avancer que la consommation affecte à son tour la venue et le nombre des enfants. Le mode de vie contemporain s’appuie sur l’existence d’un marché extérieur qui fournit aux familles les éléments essentiels à leur bien-être, avons-nous avancé plus haut. C’est là une des caractéristiques principales de la société de consommation. Or, le recours au marché et la consommation généralisée de biens et de services ne permettent pas d’avoir plus de deux enfants, peut-être trois. D’abord parce que la consommation exige du temps, de l’énergie et de la disponibilité, trois ressources qui sont rares chez les couples travaillant à l’extérieur. Ensuite, parce qu’elle exige de l’argent, moyen lui aussi limité. Mais surtout, parce que le fonctionnement même d’une famille dans ce contexte est en quelque sorte incompatible avec le fait d’avoir plus de deux ou trois enfants. Le mode de vie mobile axé sur l’auto décrit plus haut est-il possible avec plus de trois enfants ? Difficilement.
À cette raison s’ajoute le fait que la consommation exigée par la venue d’un enfant vient en concurrence avec d’autres types de consommation, du moins à court terme, dans les budgets plus limités des jeunes ménages. Le voilier ou le voyage annuel en Europe concurrence le nouvel enfant, entend-on parfois répéter. Pour d’autres couples, c’est la situation contraire qui a cours. Comme on l’a montré au paragraphe précédent, les jeunes couples ont des revenus moindres et des dépenses de base plus élevées : ces deux facteurs à eux seuls font hésiter plus d’un à avoir des enfants, ou à augmenter la taille de leur famille. On objectera que les familles ont connu pareille situation dans le passé, ce qui ne les a pas empêchées d’avoir des enfants. Cette remarque est juste, mais la comparaison s’arrête là pour plusieurs raisons. Les jeunes couples d’aujourd’hui contrôlent mieux leur fécondité et on retrouve de moins en moins « le petit troisième » qui n’était pas planifié. La marchandisation de la vie quotidienne est plus marquée, comme on l'a vu plus haut. Les normes fixées pour l’éducation des enfants sont nettement plus élevées qu’hier, à cause
[105]
Entre le jeu et la consommation : l’enfant-roi.
[106]
de la professionnalisation du métier de parents notée par Lash, ce qui rend physiquement impossible pour eux de les appliquer à une famille nombreuse ; certains y parviennent, mais ils sont maintenant l’exception. Enfin, les aspirations des femmes mais aussi des hommes, qui ont quand même leur mot à dire dans la venue des enfants, sont différentes. Plus axées sur la carrière et l’élévation du niveau de vie, elles sont moins compatibles avec la famille nombreuse qui exige que l’un des conjoints, le plus souvent l’épouse, reste à la maison.
Jusqu’à un certain point, l’enfant est lui-même devenu un objet de consommation. Cette idée paraîtra étrange à plus d’un, mais elle mérite d’être explorée. Dans l’économie familiale évoquée plus haut, l’enfant était une nécessité pour assurer la survie et le bien-être du groupe. L’enfant était une ressource essentielle, une main-d’œuvre pour la production familiale. Il ne l’est plus car le marché des biens et des services se charge de remplacer sa force de travail. Les laveuses et autres appareils jouent maintenant le rôle affecté aux filles aînées de nos grands-mères.
Mais il y a plus. Il s’est opéré dans la société de consommation un renversement radical de perspective. L’enfant représente une charge, un poids dans le budget. Il concurrence et contrecarre la carrière et le travail à l’extérieur des femmes mais aussi des hommes ; il modifie le niveau de vie et remodèle les formes de consommation de la famille. L’enfant a un coût que mesurent maintenant économistes et démographes. L’État encourage l’augmentation des naissances, non plus à la manière des anciens qui vantaient les mérites de la famille et louaient la fonction de mère, mais plutôt en subventionnant chaque naissance. L’État supporte la création d’emplois, pourquoi ne supporterait-il pas aussi la création des bébés ?
L’enfant est investi d’une valeur expressive, affective, sans aucune valeur instrumentale. Il prolonge l’amour des parents l’un pour l’autre ; il n’est plus leur futur support, puisque le marché s’en chargera. C’est ce qui explique que le nombre d’enfants compte moins : le couple de paysans en avait besoin de plusieurs, un seul enfant suffit au couple postmoderne pour qu’il réalise ce rêve d’une progéniture. À cela s’ajoute une autre raison : l’espérance de vie des enfants est de nos jours très élevée et il n’est plus nécessaire d’en avoir plusieurs pour contrer les effets de la mortalité.
[107]
L’enfant est le résultat du libre-choix. Avec la généralisation des techniques de régulation des naissances, y compris l’avortement, l’enfant ne s’impose plus dans la famille, contrairement à ce qui se passait il y a vingt ans encore. Le libre-choix : n’est-ce pas là aussi le mot clé de la société de consommation ?
- La consommation socialise les enfants
et concurrence la famille
L’apport économique des enfants et des adolescents était important dans la famille traditionnelle. Même dans les premières générations de familles à un pourvoyeur, l’adolescent qui commençait à travailler remettait son salaire à sa mère ou, lorsque le niveau de vie de la famille s'est élevé, lui payait une pension. Rien de tel dans la famille contemporaine, où le renversement est total. Cette fois, c’est la famille qui aide l’adolescent à consommer. Si ce dernier travaille, il garde l'argent gagné pour lui ; il le garde pour consommer. Le bien-être et la vie quotidienne des enfants et des adolescents s’appuient de plus en plus sur une consommation élargie de biens et de services produits en dehors de la famille : loisirs et sorties, vêtements, disques ou appareils électroniques. L'appartenance de classe des jeunes enfants est reconnaissable à leurs vêtements, à leurs objets ; plus tard, les adolescents peuvent échapper en partie à l’emprise de la famille par le biais de la consommation de vêtements, de musique, de loisirs qui traverse ou transcende les barrières de classe. Ils écouteront la même musique, iront aux mêmes spectacles, partageront les mêmes valeurs. Mais derrière l’homogénéité apparente de la consommation des adolescents réapparaissent de subtiles différences de classes liées à la famille d’origine, que l’on note dans les pratiques culturelles, l’accès à des biens ou services plus coûteux, ou encore dans la manière d’afficher une certaine allure débraillée qui est proprement petite-bourgeoise.
Mais il y a plus. En aidant ses enfants et ses adolescents à consommer, la famille contemporaine s’affaiblit elle-même ; elle laisse aller une partie de sa fonction de socialiser la nouvelle génération et elle la délègue en quelque sorte à une instance extérieure : le marché. Par le biais de la consommation élargie qu’elle encourage, la famille se donne un concurrent de taille : une sous-culture de jeunes, [108] avec ses normes et ses valeurs indépendantes de la famille. Shorter voit dans l’avènement de cette sous-culture de jeunes l’un des éléments qui a transformé la famille nucléaire en famille postmoderne. « Les adolescents se réfugient de plus en plus dans une sous-culture qui n’est pas tant en opposition avec la culture dominante qu’indépendante d’elle. De même que l’attitude la plus répandue des jeunes gens dans les relations entre les générations n’est pas tant l’hostilité que l’indifférence » (Shorter, 1977, p. 328).
- Une nouvelle représentation sociale
de l’union conjugale
La société de consommation a profondément bouleversé l’univers des représentations sociales. La prévoyance et la frugalité ont cédé le pas à la jouissance immédiate. L’objet de consommation est précaire et il vieillit vite ; tout objet brisé ou défectueux est réparé par un expert, ou encore rapidement jeté et remplacé ; tout objet démodé est déclassé, échangé pour un nouveau. Cette société est aussi caractérisée par l’extension des désirs. Les limites ne sont plus fixées à l’avance, données et immuables ; elles sont extensibles. Priorité à l’immédiat, à la jouissance, au changement : cette nouvelle représentation sociale affecte les conduites, non seulement dans le champ de la consommation, mais aussi dans tous les autres aspects de la vie. Y compris, sans aucun doute, le mariage et, par voie de conséquence, la famille.
La représentation sociale du mariage et de l’union conjugale n’est-elle pas devenue en quelque sorte coextensive de cette nouvelle vision du monde qui s’est mise en place dans la société de consommation ? On peut le penser. L’union conjugale se transforme en objet de consommation, jetable et à durée limitée, comme tout objet. Le mariage et l’amour sont aussi gérés comme tout objet de consommation et ils ont leurs experts, avocats, psychologues, travailleurs sociaux, qui les traitent maintenant comme une marchandise.
DE NOUVEAUX RAPPORTS SOCIAUX
La famille traditionnelle pouvait compter sur le labeur de ses nombreux membres pour survivre. Plusieurs personnes y travaillaient [109] au service des autres, le plus souvent sans rémunération : la fille aînée qui restait à la maison pour aider sa mère, la grand-mère qui s’affairait à la cuisine, la domestique qui lavait les vêtements ou le garçon qui travaillait aux champs ou dans l’établi. De nos jours, on aurait tort de penser que la prospérité et le bien-être des familles ne reposent plus sur le travail d’un nombre élevé de personnes parce que celles-là sont réduites au couple avec ses enfants. Le niveau de vie plus élevé des familles contemporaines est dû en bonne partie à l’augmentation de la richesse collective, mais il continue aussi de s’appuyer sur le travail faiblement salarié : employés des garderies, plongeurs au salaire minimum, commis de la boulangerie, femmes de ménage, et bien d’autres. Les familles de classes moyennes et les familles à double revenu profitent probablement plus que toutes les autres du travail faiblement rémunéré de certaines personnes qui sont en fait à leur service par le biais du marché. Ce ne sont pas seulement les entreprises ou les propriétaires des moyens de production qui profitent du travail de leurs salariés ou qui accaparent une part de la plus-value ; ce sont aussi les ménages et les familles qui en tirent profit. Le propriétaire d’un restaurant populaire fera des profits en versant les salaires les plus bas possible ; mais les familles qui le fréquentent tireront aussi un avantage de ce service bon marché.
L’arrivée des femmes mariées sur le marché du travail a bouleversé la division traditionnelle des rôles conjugaux. Le travail domestique est maintenant partagé (quoique de façon inégale) entre les hommes et les femmes ; il est en partie facilité par toute une gamme de produits et d’appareils fournis par la société de consommation. Mais l’entrée récente des femmes mariées sur le marché du travail a aussi été encouragée par l’existence d’une main-d’œuvre bon marché disponible pour produire biens et services offerts à la famille. En revenant sur le marché du travail, les femmes mariées ont contribué à augmenter le revenu familial ; mais cet apport a aussi été rendu possible parce que d’autres femmes et d’autres hommes mettaient leur force de travail, plus ou moins directement, au service des familles.
De la banlieue au centre-ville, d’un quartier à un autre, mais aussi d’un groupe d’âge à un autre, et de la famille à double revenu à la famille monoparentale, les différences sociales se manifestent à travers la consommation marchande et les styles de vie. Ces différences [110] tirent leur origine de plusieurs sources : place occupée dans les rapports de production, revenus différents, appartenance à divers milieux de vie, comme on a pu le voir dans les diverses enquêtes budgétaires effectuées depuis un siècle, mais elles sont aussi produites dans les familles et dans les ménages, à partir des biens et services qu’offre la société de consommation. Les styles de vie vont tantôt rapprocher des individus et des familles qui se différencient selon divers critères, tantôt distancer des individus et des familles qui sont par ailleurs semblables. La consommation homogénéise parfois ce que la position sociale divise. Les géographes ont montré, nous y avons fait allusion plus haut, que les banlieues sont maintenant plus homogènes quant aux styles de vie et plus hétérogènes quant aux professions. Des policiers, des comptables, des infirmières, des professeurs, des secrétaires, des techniciens et des cadres s’y côtoient, avec leurs maisons, leur piscine, leurs voitures. Ici, le double revenu brouille les différences de statut qui viennent du marché du travail et homogénéise le style de vie. Mais l'inverse peut aussi se produire et il arrive que la consommation sépare et distancie. Plusieurs analystes ont montré que le style de vie et la consommation des couples étaient différents selon qu’ils avaient des enfants à charge ou non. Dans le premier cas, la consommation est tournée vers le foyer et la maison, alors que dans le second, le style de vie est plus mobile, tourné vers l’extérieur (loisirs, voyages). La société de consommation a en quelque sorte redonné à la famille un rôle central dans le processus de différenciation sociale : celui d’être le lieu de production d’un style de vie distinctif. Si la famille reste un lieu privilégié de la consommation, elle est aussi en même temps elle-même consommée, elle-même éclatée en formes diverses qui ne sont possibles qu'avec le support de la consommation marchande.
[111]
RÉFÉRENCES
Baudrillard, Jean, La société de consommation, Paris, Gallimard, Coll. « Idées », 1968.
Bernard, Jessie, « The good-provider rôle : its rise and fall », American Psychologist, 36, 1, janv. 1981, p. 1-21.
_____, « Facing the future », Society, janv.-fév. 1981, p. 53-59.
Bouchard, Gérard, « Co-intégration et reproduction de la société rurale. Pour un modèle saguenayen de la marginalité », Recherches sociographiques, XXIX, 2-3, 1988, p. 283-310.
Carlson, Allan C., « What happened to the “family wage” ? », Public Interest, 83, printemps 1986, p. 3-17.
Cheal, David, The Gift Economy, Routledge, London et New York, 1988.
Cohen, Yehudi A., « Shrinking households », Society, janv.-fév. 1981, p. 48-52.
Cowan, Ruth Schwartz, More work for mother, New York, Basic Books, 1983.
Dandurand, Renée, Le mariage en question. Essai socio-historique, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1988.
Dandurand, Renée, dir., Couples et parents des années quatre-vingt, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1987. (Coll. « Questions de culture », n° 13).
Delâge, Denys, « La sociabilité familiale en basse ville de Québec », Recherches sociographiques, XXVIII, 23, 1987, p. 295-316.
Eichler, Margrit, Families in Canada today, Toronto, Gage, 1983.
Elliot, Faith Robertson, The Family : Change or Continuity ?, Atlantic Highlands, Plumanities Press International inc., 1986.
Fortin, Andrée, « La famille ouvrière d’autrefois », Recherches sociographiques, XXVIII, 23, 1987a, p. 273-294.
_____, Histoires de familles et de réseaux, Montréal, Éditions Saint-Martin,
1987b.
Fortin, Gérald et Marc-Adélard Tremblay, Les comportements économiques de la famille salariée au Québec, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1964.
Gagnon, Nicole, « Un nouveau type de relations familiales », Recherches sociographiques, XIV, 1-2, 1968, p. 59-66.
[112]
Gershuny, Jonathan, Social Innovation and the Division of Labour, Oxford, Oxford University Press, 1983.
Glaude, M. et M. Moutardier, « Les budgets de ménages », Économie et statistiques, 140, janvier 1982.
Hareven, Tamarak, « Modernization and family history : perspectives on social change », Signs, 2, 1, 1976, p. 190-206.
Henripin, Jacques, Naître ou ne pas être, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1989. (Coll. « Diagnostic », n° 10).
Henripin, Jacques et Évelyne Lapierre-Adamcyk, Essai d’évaluation des coûts de l'enfant, Québec, Bureau de la statistique, 1986.
INSEE, Données sociales 1987, Paris, Institut national de la statistique et des études économiques, 1988.
Kanter, Rosabeth Moss, « Jobs and families : impact of working rôles on family life », dans Patricia Voydanoff (éd.), Work and Family, Paolo Alto, Mayfield Publishing Co. 1984, p. 111-118.
Langlois, Simon, « L’impact du double revenu sur la structure des besoins dans les ménages », Recherches sociographiques, XXV, 2,1984, p. 211-265.
_____, « Les familles à un et à deux revenus : changement social et différenciation socio-économique », dans I. Carlson, J.-M. Lacroix, Culture et société au Canada en périodes de crise économique, Ottawa, CIEC, 1987, p. 147-160.
Lasch, Christofer, Haven in a Heartless World : The Family Besieged, New York, Basic Books, 1977.
Lemieux, Denise et Lucie Mercier, « Familles et destins féminins. Le prisme de la mémoire, 1880-1940 », Recherches sociographiques, XXVIII, 2-3 ; 1987, p. 255-271.
_____, Les femmes au tournant du siècle, 1880-1940, Âges de la vie, maternité et quotidien, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1989.
Meissner, Martin et al., « No exit for wives : sexual division of labour and the cumulation of household demands », Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie, 13, 4, 1975, p. 424-439.
Mintz, Steven, Domestic Revolution : a Social History of American Family Life, New York, Free Press, 1988.
Oakley, Ann, The Sociology of Housework, New York, Random House, 1974.
Pitrou, Agnès, Vivre sans famille ?, Toulouse, Privât, 1972.
Rainwater, Lee, « Mother’s contribution to the family money economy in Europe and in United States », Journal of Family History, 4, 1970, p. 198-211.
_____, What Money Buys. Inequality and the Social Meaning of Income, New York, Basic books, 1974.
Roussel, Louis, La famille incertaine, Paris, Éditions Odile Jacob, 1989.
Scardigli, Victor, La consommation, culture du quotidien. Paris : PUF, 1983.
[113]
Segalen, Martine, Sociologie de la famille, Paris, Armand Colin, 2e édition, 1981. Shorter, Edward, Naissance de la famille moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1977.
Smith, Dorothy E., « Women, the family and corporate capitalism », dans Marylee Stephenson (éd.), Women in Canada, Don Mills, General Publishers, 1977, p. 17-48.
Tilly, Louise A., « Worker families and occupation in industrial France », The Tocqueville Review/La revue Tocqueville, Fall-Winter 1983, p. 317-335.
Tilly, Louise A. et Scott, Women, Work, and Family, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1978.
[114]
|