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Une société des jeunes ?
Quatrième partie : La participation aux projets et aux décisions
“Les rigidités sociales
et l’insertion des jeunes
dans la société québécoise.”
Simon LANGLOIS
Le Québec éprouve beaucoup de difficulté à assurer l'insertion sociale des jeunes dans la société globale ; le passage de l'adolescence à la vie active est problématique pour bon nombre d'entre eux, comme en témoigne avec évidence le chômage observé chez les moins de trente ans. Mais le taux de chômage des jeunes, s'il est souvent choisi comme principal indicateur de cette difficile insertion sociale, donne cependant une vue partielle des difficultés auxquelles ils doivent faire face. Au chômage élevé, il faut ajouter le sous-emploi fréquent des compétences, la poursuite des études souvent forcée par l'absence de débouchés ou l'obligation de se réorienter vers d'autres domaines d'études sitôt un premier diplôme obtenu, la dépendance de la famille d'origine ou de l'État et, parfois, le mal de vivre sa vie d'adolescent et de jeune adulte qui peut aller jusqu'au suicide. Les recherches récentes sur la pauvreté au Québec révèlent que la proportion des jeunes a augmenté de façon marquée dans le contingent des pauvres, ce qui illustre bien jusqu'à quel point les jeunes parviennent maintenant plus difficilement à obtenir leur part dans la société actuelle, que ce soit par le biais de leur travail salarié ou par celui de l'accès aux politiques sociales (bourse d'études, aide sociale, etc.) dont ils retirent moins de profits que d'autres groupes.
Les analyses et les explications des difficultés rencontrées par les jeunes que nous venons d'évoquer sont nombreuses et souvent complexes. Les économistes ont bien montré comment la crise économique, les mutations qui affectent l'appareil de production (avènement de nouvelles technologies, vieillissement des secteurs traditionnels, etc.)
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ou les grandes politiques macro-économiques avaient un impact sur la création d'emplois et partant rendaient plus difficile l'entrée des jeunes sur le marché du travail (voir, par exemple, Freeman et Wise, 1982). D'autres chercheurs ont mis l'accent sur les aspects démographiques, montrant que le taux de chômage des jeunes est élevé parce que le nombre de jeunes demandeurs d'emploi a été particulièrement grand ces dernières années (Feldstein et Ellwood, 1982) [1]. Mais la référence aux caractéristiques démographiques des cohortes de jeunes de 15-30 ans ne suffit pas à fixer le contexte macro-sociologique dans lequel prend place leur entrée sur le marché du travail ; il faut aussi tenir compte des caractéristiques des autres groupes d'âge avec lesquels ils sont en quelque sorte en compétition (au sens de la théorie des jeux). Ainsi, L.Y. Jones (1980) montre que la génération issue du baby-boom de l'après-guerre 1939-1945, dont les membres ont pour la plupart entre 30 et 40 ans, occupe beaucoup de place sur le marché du travail et il compare cette génération à une immense vague qui bouscule les autres générations ; en outre, pour la première fois dans l'histoire, les femmes de cette génération sont à peu près aussi nombreuses que les hommes sur le marché du travail. Ce sont les fils et filles de cette génération qui ont pleinement profité de la période de croissance des années soixante et soixante-dix, notamment lorsque les appareils de l'État ont fait le plein de leurs effectifs au Québec et ailleurs dans le monde. Cette croissance rapide ne pouvait pas être indéfinie et son arrêt signifie qu'il y a peu de nouvelles ouvertures pour les nouveaux venus. Quelle que soit la justesse d'une telle analyse, elle a l'avantage de montrer que la situation des personnes appartenant à une cohorte donnée les jeunes de moins de 30 ans en 1985 ne peut être analysée indépendamment des autres groupes d'âge, comme l'illustrent bien par exemple les travaux de R. Easterlin (1980) sur les taux de fécondité observés dans différentes cohortes aux États-Unis.
Pour d'autres analystes enfin, les problèmes rencontrés par les jeunes sur le marché du travail s'expliquent aussi par leurs caractéristiques personnelles : absence de qualifications adéquates, peu d'attrait pour le travail ou aspirations trop élevées, instabilité, etc. Ces facteurs souvent évoqués paraissent devoir être eux-mêmes expliqués, car ce sont autant d'aspects qui, comme le chômage, révèlent la difficile insertion sociale des jeunes évoquée plus haut.
Nous n'insisterons pas sur ces études macro-économiques ou microsociologiques de la situation des jeunes. Notre réflexion portera plutôt [303] sur un aspect un peu moins documenté qui est susceptible d'éclairer sous un angle différent les difficultés rencontrées par les jeunes : les rigidités sociales. Nous entendons par là les contraintes qui sont codifiées formellement et qui sont susceptibles d'affecter les comportements des acteurs sociaux, notamment des jeunes. Ces contraintes prennent d'abord la forme de lois et réglementations adoptées par l'État dans le but de réguler les actions quotidiennes des différents acteurs sociaux. Dans une étude portant sur l'ensemble des lois passées par les différents gouvernements du Québec entre 1944 et 1980, Vincent Lemieux (1984) a montré qu'elles étaient devenues au fil des années de plus en plus complexes en multipliant les relations de contrôle visant différentes catégories d'acteurs. Ce qui signifie que les rigidités sociales ont eu tendance à s'accentuer au Québec depuis une trentaine d'années. Mais ces rigidités ne découlent pas seulement de la codification légale qui contraint différents publics ou diverses catégories d'acteurs ; elles résultent aussi de l'institutionnalisation des relations sociales notamment dans le domaine des relations de travail et de la mise en place des appareils qui prennent en charge ou qui contrôlent divers aspects de la vie quotidienne : santé, scolarisation, bien-être, consommation, etc.
Les rigidités sociales peuvent être souhaitées et voulues comme telles par les lois ou par les contrôles exercés par divers appareils. C'est le cas des lois qui constituent les corporations professionnelles, dont le nombre a considérablement augmenté au Québec après les années soixante-dix ou des réglementations qui visent à contrôler l'accès à l'exercice de différents métiers (dans la construction, les transports, etc.). Mais les rigidités sociales peuvent aussi être des effets pervers ou des effets inattendus et non prévus découlant de lois ayant une finalité propre ou résultant de l'action de certains intervenants. Un exemple illustrera l'existence de cet effet pervers : la Loi du salaire minimum, si elle favorise l'augmentation du niveau de vie de certains travailleurs, peut provoquer par ailleurs le chômage d'autres travailleurs (très souvent des jeunes) ou empêcher la création d'emplois à cause de l'augmentation des coûts de production. Cet exemple montre comment une intervention étatique peut avoir des effets bénéfiques pour les uns mais des effets pervers et néfastes pour les autres, effets qui ne sont pas bien sûr recherchés comme tels.
Sans prétendre être exhaustif, nous proposons d'analyser dans les paragraphes qui suivent un certain nombre de rigidités qui caractérisent l'organisation sociale au Québec et de dégager comment elles peuvent affecter l'insertion sociale des jeunes. Nous avons retenu les types [304] suivants de rigidités : la certification des connaissances, l'institutionnalisation du marché du travail, la réglementation étatique et les politiques d'emploi. Ces rigidités n'affectent pas seulement l'emploi des jeunes ; elles ont un impact beaucoup plus large, puisqu'elles rendent difficile l'intégration sociale des jeunes dans la société des adultes.
LA CERTIFICATION
DES CONNAISSANCES
La certification des connaissances est la première forme importante de rigidités sociales contre laquelle se butent les jeunes et qui est déterminante pour tout le reste de leur vie active. Ce terme emprunté non sans raison au langage juridique définit la reconnaissance officielle des connaissances académiques acquises dans les institutions spécialisées, non seulement par le biais d'un diplôme mais aussi par le crédit qui lui est attaché (prestige de l'institution qui le décerne, etc.). La certification des connaissances s'est d'abord développée dans le système scolaire lui-même afin d'uniformiser le passage d'une étape à une autre du cursus scolaire, le diplôme servant de porte d'entrée à un niveau scolaire supérieur (R. Collins, 1979). Normalement, il faut avoir passé avec succès les examens et avoir satisfait aux exigences requises pour l'obtention d'un diplôme avant de passer à un niveau d'études plus avancé. Ce qui est vrai du système scolaire l'est maintenant aussi du marché du travail, l'obtention d'un emploi exigeant de plus en plus un titre scolaire.
Les professions traditionnelles ont été pendant longtemps à peu près les seules positions sur le marché du travail à exiger formellement un titre officiel sanctionnant des connaissances acquises en dehors du marché du travail dans des institutions d'enseignement. Au cours des dernières décennies le modèle des professions s'est étendu considérablement au Québec, comme en témoignent la naissance de plusieurs corporations professionnelles nouvelles et l'avènement des para-professions ; on compte maintenant plus de 40 corporations professionnelles diverses, qui regroupent environ 180 000 membres. Plus largement et en l'espace de quelques années, non seulement au Québec mais dans la majorité des sociétés industrialisées, la certification des connaissances s'est étendue à presque tous les domaines de travail et elle est devenue une sorte de préalable à l'entrée dans la plupart des métiers et des positions sur le marché du travail, à tel point que le diplôme est même souvent une exigence bloquant [305] l'accès à des positions pour lesquelles la qualification scolaire requise n'est pas absolument nécessaire. Ainsi, la plupart des grandes villes du Québec ont fixé il y a déjà longtemps le diplôme d'études secondaires comme minimum requis pour postuler un emploi de col-bleu. Il y a quelques années, le métier de journaliste recrutait surtout des personnes ayant abandonné leur cours classique ou n'ayant pas réussi à terminer des études universitaires et il n'y avait pas de filière scolaire précise préparant des diplômés à exercer cette fonction. De nos jours, le candidat journaliste doit avoir un diplôme quelconque (diplôme d'études collégiales en techniques de journalisme, diplôme universitaire en journalisme ou en communication, ou autre diplôme de premier cycle) ; en d'autres termes, le candidat à un emploi de journaliste doit pouvoir certifier ses connaissances auprès du futur employeur [2].
Certains domaines de travail ont résisté plus que d'autres à ce processus de certification. C'est le cas des banques et des assurances : les fonctions d'encadrement et les postes de direction dans les banques ont presque toujours été confiés à des personnes formées par l'entreprise et évaluées sur la base de l'expérience personnelle acquise au sein de cette dernière et sur la base de leurs qualités personnelles bien plus que sur leurs titres scolaires. D'ailleurs, les banques sont encore très réticentes à confier directement des postes de cadres à des M.B.A., par exemple, sans que ceux-ci aient fait leurs preuves à différents échelons de l'entreprise. On le voit, les banques ont toujours été réticentes à entrer dans le jeu de la certification des connaissances, du moins pour combler les postes de cadres ; c'est sans doute ce qui explique qu'il n'y ait pas encore dans les universités de certificat ou de majeure en gérance d'institutions de crédit. Par contre, l'offre abondante de diplômés, résultant de la démocratisation et de l'extension du système scolaire, a quand même eu pour effet de hausser les exigences d'entrée dans les domaines de travail dans lesquels la certification des connaissances joue un moins grand rôle. On ne peut plus devenir caissier avec seulement une 9e ou une 10e année, comme c'était encore possible il y a quelques années. Même chose dans le domaine des assurances. Traditionnellement, les vendeurs d'assurances et même les courtiers étaient formés sur le tas par l'entreprise sans diplôme préalable. Or, ces dernières années, on a mis sur pied des programmes d'études, au niveau collégial notamment, pour former des spécialistes en assurances et les firmes elles-mêmes ont haussé leurs exigences quant au recrutement des nouveaux candidats, qui doivent dans bien des cas détenir un D.E.C. ou un [306] diplôme universitaire, alors qu'auparavant il était possible de devenir vendeur d'assurances sans avoir complété des études secondaires. La certification des connaissances contribue ainsi à bloquer une voie de mobilité sociale qui a déjà été importante pour des personnes faiblement scolarisées.
La certification des connaissances ne doit pas être confondue avec la spécialisation de plus en plus étroite des domaines d'apprentissage. Celle-ci est une des formes que peut prendre le processus de certification. Or c'est précisément cette voie qu'a suivie le développement du système scolaire au Québec. Les domaines de spécialisation se sont constamment étendus et différenciés à tous les paliers du système scolaire. La liste des programmes de formation professionnelle n'a cessé de s'allonger depuis vingt ans au Québec, du secondaire jusqu'à l'université, soit par l'addition de domaines nouveaux (l'informatique, par exemple), soit par différenciation d'un domaine existant. Dans le cas du Québec, on peut parler de certification des connaissances au sens strict du terme, parce que l'apprentissage scolaire est pratiquement indépendant du marché du travail, même si plusieurs programmes comprennent des stages pratiques, car ceux-ci sont la plupart du temps très limités. Il y a ici une sorte de paradoxe : au Québec, l'enseignement professionnel est devenu très spécialisé et en quelque sorte ajusté à des domaines précis de travail, mais il s'effectue sans grandes liaisons avec le monde du travail, contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays, notamment en Allemagne (R.F.A.) et en Autriche où existe un système dualiste assurant la formation professionnelle à la fois dans l'école et dans l'entreprise, l'école assurant la formation de base et l'entreprise, la spécialisation des jeunes par le biais d'apprentissage en emplois subventionné [3].
On observe aussi une différenciation des disciplines enseignées à l'université et une multiplication des programmes de formation. Prenons l'exemple des sciences de l'administration, qui se sont fractionnées en sous-spécialités ayant chacune un département universitaire. On ne forme plus de diplômés en commerce ou en administration, mais plutôt des spécialistes en marketing, en comptabilité, en recherche opérationnelle, en gestion des ressources humaines, etc. On observe le même processus de fractionnement dans bien d'autres domaines, notamment en sciences de la santé ou en sciences sociales. Par exemple, les communications et le journalisme ont acquis depuis quelques années une reconnaissance officielle et institutionnelle, avec leurs programmes d'études, leurs titres scolaires, leur corps professoral, etc. La gérontologie est en train de faire de même, passant d'abord [307] par la voie étroite du certificat, avant de devenir spécialité reconnue, avec son propre département, un programme d'études plus étendu, etc. Ce dernier exemple illustre fort bien le processus de certification : d'ici quelques années, il faudra un titre précis pour exercer des fonctions ayant trait au domaine que veut couvrir la gérontologie, fonctions qui sont actuellement exercées par des techniciens en assistance sociale, des travailleurs sociaux, des sociologues, des bénévoles non diplômés, des préposés aux malades, etc. La multiplication récente des certificats dans les universités québécoises (encouragée il est vrai par la formule de financement des institutions universitaires) pousse à sa limite ce processus de certification en encourageant la mise sur pied des programmes courts qui offrent soit un apprentissage minimum d'une discipline (certificat en sociologie, etc.), soit l'apprentissage d'une fonction précise à exercer sur le marché du travail (certificat en gestion des services touristiques, certificat en enseignement moral, certificat en enseignement religieux, etc.).
La liste des diplômes de toutes sortes est maintenant tellement longue et complexe que l'État a développé une classification des titres scolaires la classification C.L.A.R.D.E.R. qui est en quelque sorte le pendant du D.O.T. (Dictionary of Occupational Titles) de Statistique Canada. Au travail en miettes correspond maintenant la formation en miettes. Le Québec a probablement poussé plus loin que d'autres sociétés cette parcellarisation de la formation en multipliant les programmes longs et courts, les disciplines et les filières de formation, à tel point que l'ensemble du système scolaire prend de plus en plus l'allure d'une mosaïque.
La certification des connaissances, qui s'est effectuée dans le sens d'une spécialisation étroite, a eu d'importantes conséquences inattendues.
Elle a d'abord probablement contribué au chômage des nouveaux diplômés. L'étroitesse de la spécialisation rétrécit le marché potentiel du travail. À quel type d'emploi peut prétendre un diplômé en santé-sécurité au travail, en techniques de radiologie ou en gestion des ressources humaines, sinon à un emploi dans ces domaines précis ? Il suffit qu'un domaine d'emploi devienne saturé pour réduire immédiatement au chômage les diplômés dont la formation a été potentiellement orientées vers ce dernier. L'existence d'une filière de formation menant à la certification des connaissances dans une spécialité crée aussi des problèmes d'emploi pour les diplômés des autres filières qui voient ce domaine fermé pour eux, souvent sans [308] raison puisqu'une part importante des apprentissages se fait de toute façon sur le tas, dans la pratique.
Par ailleurs, la certification des connaissances ne signifie pas qu'il existe un lien fonctionnel étroit entre les connaissances académiques et le travail accompli en emploi ou dans le poste occupé. Bien au contraire. La plupart des recherches montrent que ce lien est assez ténu et lâche, notamment dans les disciplines non officiellement reconnues comme professionnelles. Et encore, les recherches sur la fonctionnalité de la formation portent pour la plupart sur de jeunes diplômés : à mesure qu'ils vieillissent et acquièrent de l'expérience, le lien entre formation et emploi s'atténue largement. La spécialisation trop étroite est maintenant contestée de toutes parts. L'une des principales conclusions d'un colloque récent sur les jeunes en France était précisément de lutter contre la spécialisation dans le système scolaire (voir Métailié et Thineaud, 1978) [4].
Second effet pervers : en spécialisant à outrance, on a créé des attentes spécifiques, précises et élevées chez les diplômés que ne peut rapidement satisfaire le marché du travail, et l'organisation actuelle du système scolaire a créé des aspirations mal ajustées aux chances réelles. D'où une énorme déception et un désenchantement qui attendent plusieurs diplômés, à quoi s'ajoute l'impression d'avoir été floués par le système. Par ailleurs, le système scolaire actuel produit beaucoup de brouillage, à cause de ses filières multiples et compliquées et surtout parce qu'il force les étudiants à préciser très tôt leurs champs d'intérêt.
Enfin, le développement de la certification des connaissances a créé des conditions encore plus difficiles pour les non-diplômés, pour les non-certifiés qui se voient exclus d'un nombre élevé d'emplois pour lesquels le diplôme est exigé, même si dans les faits cette formation s'avère souvent peu fonctionnelle, du moins dans un bon nombre de cas. L'un des paradoxes de la démocratisation scolaire est probablement de rendre plus difficile l'accès des non-diplômés aux emplois. La situation des décrocheurs est particulièrement pénible, car sans le diplôme minimal d'études secondaires, ils pourront beaucoup plus difficilement trouver un emploi, même de non-qualifié ; aussi, n'est-il pas étonnant qu'ils constituent une part importante du contingent des jeunes chômeurs, comme le montrent plusieurs études récentes [5].
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L'INSTITUTIONNALISATION
DU MARCHÉ DU TRAVAIL
Lorsqu'ils entrent sur le marché du travail, les jeunes doivent aussi composer avec les règles qui en régissent le fonctionnement et avec les rigidités qui s'y développent soit explicitement, soit comme conséquences inattendues du système d'action que constitue l'entreprise.
Le manque d'expérience pertinente est un obstacle auquel se butent les jeunes à la recherche d'un emploi. L'exigence de l'expérience devient même une forme de rigidité difficile à contrer lorsqu'elle est en quelque sorte érigée en système ou lorsqu'elle est gonflée de façon marquée comme c'est le cas dans certains concours et cette règle sert en fait souvent à limiter les inscriptions à un concours qui autrement attirerait beaucoup de candidats. Les jeunes sont plus touchés que les autres parce que le savoir-faire pratique et l'habileté dans l'accomplissement des tâches ne s'acquièrent pas à l'école. Ces qualités sont en fait le sous-produit du travail lui-même et l'aptitude professionnelle n'est pas, par rapport au marché du travail, une donnée exogène.
Mais le manque d'expérience n'est pas seulement un obstacle lors de l'entrée sur le marché du travail ; il continue aussi à causer des difficultés aux jeunes après leur entrée dans l'entreprise. Il semble en effet que le problème de l'emploi chez les jeunes tienne moins à la durée de la période de chômage qu'à la fréquence des périodes de non-emploi. Ce qui se traduit, en début de vie active, par une sorte de jeu à saute-mouton d'un emploi à un autre, comme en témoigne la longueur du curriculum vitae que présente de nos jours le jeune à la recherche d'un emploi [6]. Comment expliquer cette relative instabilité et cette grande mobilité ? Plusieurs recherches montrent que l'entrée sur le marché du travail est un processus assez long et que les jeunes procèdent souvent par essais-erreurs avant que leurs intérêts ne se cristallisent (voir Granovetter, 1974, ou Marcia Friedman, 1969). Le changement fréquent d'emploi en début de carrière fait en quelque sorte partie de la stratégie de recherche d'une position ou d'un travail satisfaisant.
Cependant d'autres facteurs concourent aussi à favoriser l'instabilité en emploi et le chômage des jeunes au début de leur carrière. Une fois entrés sur le marché du travail, les jeunes travailleurs font face à d'autres formes de rigidités institutionnelles, dont la principale est [310] probablement la primauté accordée à l'ancienneté. Derniers embauchés, ils seront aussi les premiers à être mis à pied lorsque les difficultés rencontrées par l'entreprise entraîneront des compressions de personnel. La règle de la priorité d'emploi accordée en fonction de l'ancienneté joue systématiquement contre les jeunes non seulement pour l'accès aux emplois, mais aussi pour les promotions. Les crises économiques et les récessions qui provoquent des restrictions de personnel risquent donc d'affecter doublement les jeunes : le marché des nouveaux emplois se rétrécit et un certain nombre d'entre eux sont rejetés des positions qu'ils occupent sur le marché du travail parce que la règle de la primauté à l'ancienneté les amène à supporter une grande part des coupures de personnel.
D'où vient cette priorité accordée à l'ancienneté ? Elle ne découle pas de la codification des relations de travail, conséquence de l'avènement du syndicalisme ; nous verrons plus loin que le régime de négociations patronales-syndicales n'a fait que rigidifier davantage et parfois même jusqu'à l'absurde une situation de fait qui caractérise toute entreprise. La règle de la primauté accordée à l'ancienneté apparaît largement répandue dans les entreprises et dans les secteurs d'emplois non syndiqués, et elle ne peut pas être interprétée comme une conséquence des luttes syndicales ou comme un phénomène d'osmose des secteurs syndiqués vers les entreprises non syndiquées. L'économiste américain Lester Thurow (1983) soutient que le primat de la séniorité est en quelque sorte le sous-produit du contrat implicite qui lie l'employé à la firme et qu'elle est une composante essentielle à la productivité du travail ; pour lui, c'est l'entreprise qui a tout intérêt à garder à son emploi les travailleurs qui ont davantage d'expérience et un savoir-faire étendu, ce qui joue systématiquement à l'encontre des jeunes ou des personnes nouvellement embauchées.
Plusieurs raisons expliquent le primat de la séniorité. D'abord, les connaissances pratiques et le savoir-faire des employés sont acquis en bonne partie sur les lieux mêmes du travail, souvent à un coût élevé pour l'entreprise, et il apparaît plus rentable de mettre à pied l'employé qui a le moins d'expérience, même si celui qui est gardé en emploi commande un salaire plus élevé ; dans la même veine, le coût de l'apprentissage empêche le recrutement systématique de nouveaux employés susceptibles de remplacer à moindre coût ceux qui sont en place lorsque le taux de chômage ou l'offre de main-d’œuvre sont élevés. Pour Thurow, cette explication par les coûts est incomplète et insuffisante, notamment parce qu'elle s'inscrit dans une perspective [311] trop individualiste. En particulier, elle n'explique pas la rigidité des salaires, qui ne s'affaissent pas systématiquement lorsque l'offre de travail, notamment de la part des jeunes, est abondante. Pour lui, l'explication doit être cherchée plutôt du côté des caractéristiques de l'équipe de travail et non de celles des individus qui la composent. La productivité dans une entreprise est largement tributaire de la circulation d'informations et de la coopération qui s'instaurent entre les travailleurs. En particulier, la maîtrise des habiletés, le développement des connaissances pratiques et la mise en œuvre des savoir-faire quotidiens nécessitent un transfert de connaissances et un encadrement par les travailleurs les plus âgés, qui assurent, entre autres, l'entraînement des plus jeunes. Si les travailleurs les plus expérimentés avaient l'impression qu'ils seraient en train de former des concurrents plus jeunes susceptibles de les remplacer à un moindre coût à la première occasion, la collaboration et le transfert de connaissances s'arrêteraient rapidement et chacun d'eux adopterait une stratégie individualiste, et de leur non-coopération résulterait une baisse de la productivité. Pour Thurow, la règle de la séniorité dans l'entreprise émerge comme une conséquence nécessaire du système d'interaction au sein de l’équipe de travail et elle en assure le bon fonctionnement.
Les conventions collectives ont en quelque sorte durci et rigidifié la pratique quotidienne du primat accordé à l'ancienneté en en faisant une règle absolue, codifiée explicitement dans des prescriptions peu flexibles. Dans le but de protéger les travailleurs ayant le plus longuement investi dans les entreprises, la codification formelle de la préséance de l'ancienneté peut cependant avoir elle-même des effets contre-productifs, tout à fait opposés aux effets attendus, décrits plus haut, de cette pratique. Une codification trop rigide de l'ancienneté peut aller jusqu'à jouer de façon systématique contre les jeunes travailleurs et produire en même temps une détérioration du climat de travail en instaurant l'insécurité. C'est le cas notamment lorsque la règle de l'ancienneté provoque ou force la mobilité d'un secteur de travail à un autre, d'une équipe de travail à une autre.
La règle de la supplantation dans les grandes entreprises offre un exemple de rigidité en matière d'ancienneté qui peut être néfaste pour les jeunes et contre-productif pour l'ensemble de l'entreprise. En cas de compression de personnel dans un secteur donné, les travailleurs dont l'emploi est mis en cause peuvent aller déplacer des collègues dans les secteurs ou départements différents de l'entreprise s'ils ont plus d'ancienneté que ces derniers ; ceux-ci seront mis à pied, à moins de déplacer eux-mêmes d'autres travailleurs. Cette pratique a le [312] désavantage « d'aller chercher » là où se trouve le dernier embauché très souvent le plus jeune pour le mettre à pied, tel le dernier pion qui tombe dans un jeu de dominos.
Lorsque la Laiterie Laval de Québec a acheté les actifs de la Laiterie Cité au début des années quatre-vingts, l'intégration des deux entreprises, jusque-là concurrentes, a occasionné d'importantes mises à pied ; les titulaires des postes supprimés ont été priés de partir, mais ils pouvaient supplanter d'autres employés ayant moins d'ancienneté qu'eux, dans une autre unité de travail. Ainsi, les livreurs de produits laitiers pouvaient supplanter les employés de l'entrepôt, qui eux pouvaient faire de même des employés affectés à la production, etc. Bref, les plus jeunes employés ont en grande partie supporté les frais de la réorganisation des deux entreprises qui ont fusionné leurs activités. Plus largement, une véritable « psychose du bumping » s'est emparée de tous les employés, affectant grandement le moral et la productivité des équipes de travail.
Cet exemple de rigidité montre comment des jeunes peuvent être, à cause de leur âge et de leur moins grande expérience, davantage exposés aux risques du chômage. Il peut aussi arriver que des normes rigides bloquent l'entrée des jeunes sur le marché du travail dans certains domaines. Ainsi, si un poste d'enseignant s'ouvre au primaire disons en première année , un professeur en disponibilité ayant enseigné toute sa vie au secondaire pourra postuler prioritairement cet emploi et passer devant une jeune diplômée qui s'est spécialisée en enseignement primaire et qui peut même avoir deux à trois ans d'expérience pertinente à titre de suppléante au primaire. La première personne a bien sûr des droits acquis que son syndicat cherche à protéger le mieux possible. Mais la jeune personne qui s'est préparée plus immédiatement à enseigner au primaire n'a-t-elle pas elle aussi des « droits » au même titre que le syndiqué ?
Mais le privilège accordé à l'ancienneté sur le marché du travail n'est pas la seule contrainte qui risque d'affecter les jeunes. En fait, c'est tout le marché du travail qui s'est institutionnalisé, avec l'avènement d'un grand nombre de lois régissant les relations de travail et avec la codification bureaucratique des relations de travail dans les entreprises syndiquées et même dans les grandes entreprises non syndiquées, codification qui découle dans ce dernier cas de la taille elle-même de la firme (voir Gordon et al., 1982 ; Kimberly, 1976 ; Kalleberg et Althauser, 1981). Valérie K. Oppenheimer a montré comment l'institutionnalisation du marché du travail avait permis aux travailleurs [313] d'âge moyen de consolider leurs positions et en particulier leurs salaires au détriment des jeunes [7]. À cause de la priorité accordée à l'ancienneté, l'âge devient en quelque sorte un « lieu » de rapports conflictuels. Gérard Adam soutient que « les mesures prises pour maintenir au travail ceux qui sont dans la force de l'âge risquent de susciter de nouvelles formes de ségrégation sociale : celles qui sont liées aux différences d'âge » (Adam, 1978, p. 43). Que l'âge soit le théâtre de rapports conflictuels n'est pas une observation nouvelle : Georges Duby a bien montré comment, au Moyen Âge, les détenteurs du patrimoine définissaient la jeunesse de façon à ce que les jeunes nobles ne puissent prétendre trop tôt à la succession.
Dans les sociétés industrielles le marché du travail est mouvant, ce qui implique que des professions ou des métiers sont en déclin alors que d'autres connaissent une croissance ou sont moins exposés au risque du chômage. De nouvelles découvertes, l'application de nouvelles technologies, la réorganisation des relations commerciales entre les États ou les mutations de la démographie : ce sont là autant de facteurs qui influencent la stabilité des métiers et qui obligent les titulaires de certains emplois en déclin à se recycler. Or, le primat de la séniorité et encore plus la codification rigide de cette pratique dans certaines conventions collectives provoquent un déplacement du risque ou de l'exposition au chômage d'un métier donné vers un groupe d'âge donné : les plus jeunes.
LA RÉGULATION ÉTATIQUE
ET LES POLITIQUES D'EMPLOI
Les gouvernements provincial et fédéral ont promulgué depuis trente ans un nombre considérable de lois et ils ont édicté encore davantage de règlements affectant les rapports entre l'État et les citoyens et les relations que les citoyens entretiennent entre eux. Cette intervention fixe un cadre rigide à l'intérieur duquel s'exercent les conduites individuelles. La Loi de la protection du consommateur contraint les vendeurs à respecter un certain nombre de règles ; l'État accorde à plusieurs corporations professionnelles le privilège de fixer les prix minima pour les actes posés ; l'État fixe le salaire minimum qui doit être payé dans les entreprises ; l'État régit les relations entre propriétaires et locataires, entre les travailleurs et les entreprises, etc.
Globalement, l'intervention de l'État se distingue par son caractère extensif et universel, comme Vincent Lemieux l'a bien montré dans [314] ses travaux empiriques sur le passage du patronage au réglage (voir notamment Lemieux 1971, 1982) [8]. Par ailleurs, l'intervention gouvernementale s'appuie sur la mise en place d'un grand nombre d'appareils que G. Fortin a décrits récemment comme étant « de plus en plus contrôlants et de moins en moins contrôlables et contrôlés » (Fortin, 1982, p. 359). Plus largement, la société québécoise contemporaine est caractérisée par le découpage des rapports sociaux en problèmes (relations de travail, égalité pour les femmes, santé, etc.) en en clientèles prises en charge par des lois et des appareils, entraînant ainsi une dépendance grandissante vis-à-vis l'expertise, qui a été bien mise en évidence dans plusieurs études publiées par Jean-Jacques Simard (1982, 1979). Ce découpage du social ouvre la voie à la multiplication des lois et règlements et des appareils chargés de les appliquer et d'encadrer des clientèles spécifiques : enfants en garderie, jeunes, vieux, handicapés, etc., et il s'est traduit par l'apparition de droits particularisés : droit à la santé, droit au logement, droit à l'égalité, etc., que les travaux de Simard ont encore une fois mis en évidence, notamment lorsqu'il soutient que la notion bourgeoise de droit s'est substituée à l'idée de devoir (Simard, 1982, p. 416). Le projet de charte des jeunes, mis de l'avant durant l'Année internationale de la jeunesse, proposait la reconnaissance de dix-huit droits différents : bel exemple qui pousse à la limite le fractionnement et le découpage du social.
Comment dès lors concilier ce qui fait la spécificité du mode de gouverne défini par Lemieux (la portée universelle et l'extension de la réglementation) avec la tendance au découpage du social et l'avènement des droits spécifiques mis en évidence par Simard ? En d'autres termes, à mesure que se multiplient les lois, règlements et appareils, et à mesure que se diversifient les clientèles et les groupes visés par les politiques, ne risque-t-on pas de voir apparaître de plus en plus de conflits potentiels entre les publics concernés ? Mais surtout, ne risque-t-on pas de voir émerger des effets pervers non prévus ou plutôt non voulus explicitement qui peuvent être néfastes pour certains groupements ? Si l'État intervient en fixant de façon trop rigide le prix des logements, sous prétexte d'assurer le droit au logement, ne risque-t-il pas de provoquer, dans le système actuel d'économie de marché, une baisse de la construction de nouveaux logements et partant, de remettre en question ce même droit ? Jusqu'à quel point la réglementation dans le secteur de la construction n'encourage-t-elle pas le travail au noir des ouvriers ?
[315]
Revenons sur la fixation du salaire minimum. L'objectif de cette mesure est louable, car elle vise à assurer une meilleure rémunération du travail pour les petits salariés. Mais lorsque le taux du salaire minimum augmente à un niveau plus élevé que celui qui est en vigueur dans les sociétés voisines, ne risque-t-il pas de nuire à la création de nouveaux emplois (ou même, au maintien des emplois existants) en augmentant le coût de toute la main-d’œuvre ? Si cela est juste, il est permis de croire que les jeunes seront peut-être plus que les autres affectés par le chômage ou la perte d'emploi entraînés potentiellement par cette mesure, pour les raisons évoquées plus haut (voir Welch, 1976 ou Mincer, 1976). Ainsi, l'économiste P. Fortin soutient qu'une augmentation de 1 % du salaire minimum menace environ 1 400 emplois dans une économie ouverte comme celle du Québec. Le droit au travail et le droit à une juste rémunération paraissent ici difficilement conciliables. Un autre économiste, Robert E. Hall, avance que le salaire minimum a surtout pour effet d'accroître le roulement de la main-d’œuvre, parce que l'employeur est incité à couper la durée du temps de travail et à rationaliser davantage le nombre des travailleurs en emploi et les heures travaillées, et que ce roulement affecte surtout les jeunes [9]. Lester Thurow a, quant à lui, montré comment la hausse du salaire minimum provoquait une augmentation du chômage chez les jeunes principalement, tout en favorisant certains travailleurs adultes, notamment les femmes (Thurow, 1983, p. 26).
La réglementation de la pratique professionnelle peut aussi créer des difficultés pour les jeunes diplômés qui doivent recruter leur première clientèle. Les quarante corporations professionnelles au Québec fixent des règles qui peuvent dans certains cas être préjudiciables aux jeunes. Ainsi, l'État permet à sept corporations professionnelles de déterminer un tarif de base, empêchant notamment les plus jeunes, entre autres, d'offrir leurs services à des prix plus bas dans le but de se constituer une clientèle. De même, les avocats ne peuvent pas faire de publicité pour se faire connaître, ce qui a pour effet de mécontenter surtout les jeunes qui débutent dans la pratique du droit.
Nous ne disposons pas encore d'analyse d'ensemble des effets pervers qui découlent de la réglementation étatique. Certains d'entre eux ont été mis en évidence dans les analyses néo-individualistes de l'intervention de l'État ou dans des critiques d'inspiration conservatrice ; ces analyses s'appuient sur l'existence de tels effets pour remettre en question l'intervention de l'État, et faire la promotion de l'économie de marché sans insister cependant sur ses effets pervers.
[316]
PROGRAMMES
ET POLITIQUES D'EMPLOI
Les gouvernements provincial et fédéral sont intervenus pour tenter de contrer le chômage des jeunes, mais en proposant surtout des programmes ad hoc qui s'inscrivent en marge du marché du travail et qui n'apportent pas de solutions permanentes aux difficultés rencontrées par les jeunes (Jeunesse Canada au travail, les projets PIL des années 1970, etc.). Par exemple, une partie considérable des fonds d'un important programme fédéral, la Caisse Perspective Jeunesse, relevant de la Commission de l'emploi et de l'immigration du Canada et disposant en 1984 d'environ un milliard de dollars, a été affectée à des programmes de création d'emplois temporaires ou encore à des programmes de formation des jeunes. En 1984-1985, le gouvernement fédéral a accordé cent cinquante millions de dollars en fonds additionnels à la Caisse Perspective Jeunesse. Plus de la moitié de ce montant (52,6 % ou 79 millions $) a financé cinq programmes ad hoc de formation : Emploi et perfectionnement jeunesse, Option formation jeunesse. Alternance travail-études et Alphabétisation, Caisse d'accroissement des compétences professionnelles ; le reste a été affecté principalement à la création d'emplois d'été (Été-Canada, Environnement 2000). D'une année à l'autre, les programmes changent de nom, mais leur finalité est au fond la même : occuper temporairement le temps des jeunes à des travaux souvent marginaux et tenter d'améliorer leur formation. L'État dépense beaucoup d'argent pour l'éducation et la formation des jeunes (24,5 milliards $ au Canada en 1984-85), mais doit aussitôt recycler une partie de ces jeunes dans divers programmes de formation dès leur sortie du système scolaire dans le but d'accroître ce que les textes gouvernementaux appellent leur employabilité.
Au Québec, ces dernières années, on a tenté d'encourager plus systématiquement l'accès des jeunes au marché du travail. L'État a subventionné les entreprises qui acceptaient d'engager un jeune n'ayant pas encore de poste régulier au moyen d'un bon d'emploi attaché à l'individu et payé à l'entreprise. Si elle avait l'avantage d'orienter les jeunes vers le « vrai » marché du travail, cette mesure ne s'attaquait cependant pas aux causes des problèmes rencontrés par les jeunes. Ainsi, l'allocation du bon d'emploi exigeait le maintien en poste pendant une période minimum de vingt semaines. Une fois cette période écoulée, une partie des jeunes engagés grâce à ce programme ont été mis à pied, notamment parce qu'ils ont été les premières victimes [317] d'une période économique difficile peu de temps après la mise en route du programme. Globalement, ce programme n'a pas pu contrer ce qui joue contre les jeunes dans le processus d'institutionnalisation du marché du travail. En février 1985, le bon d'emploi a été réorienté afin de favoriser l'intégration des jeunes dans le vrai marché du travail. Le nouveau programme, Bon d'emploi plus, oblige l'employeur qui accepte d'y participer de garder à son emploi le jeune pendant deux ans et l'allocation gouvernementale augmente tous les six mois, passant de 20 % à 40 % du salaire de l'employé. Ce programme touchera environ 3 000 bénéficiaires en 1985, au lieu de 40 000 depuis son entrée en vigueur.
Un autre programme mis de l'avant récemment par le gouvernement du Québec les options Déclic s'adresse aux jeunes, bénéficiaires d'aide sociale et aptes au travail. Ce programme comprend trois volets : les stages en milieu de travail, les stages communautaires et le retour aux études pour les décrocheurs. Le but de ces trois volets est d'accroître l'employabilité des jeunes afin qu'ils puissent au terme de leur participation au programme augmenter leurs chances de se trouver un emploi. L'objectif de ces programmes est certes valable en soi, mais force est de constater, encore une fois, qu'un bon nombre des postes offerts aux jeunes ont été créés dans des secteurs marginaux ou encore pour des fins ad hoc : bref, en marge du marché du travail [10].
Si ces programmes s'adressent aux jeunes bénéficiaires d'aide sociale comptent un bon nombre de réussites, le bilan d'ensemble risque somme toute d'être assez mince, du moins pour ce qui est de l'intégration des jeunes au marché du travail, notamment parce que les grandes entreprises et les firmes syndiquées ont été réticentes à y participer. On le voit, l'implantation d'un tel programme s'est heurtée à l'une des principales formes de rigidité que nous avons identifiée plus haut : l'institutionnalisation du marché du travail.
Il faut cependant ajouter que la mise en route des programmes s'adressant aux jeunes, bénéficiaires d'aide sociale et aptes au travail, s'est faite dans un contexte macro-économique difficile, le Québec sortant à peine d'une dure période de récession. Les entreprises étaient occupées à se restructurer et les syndicats étaient quant à eux sur la défensive, occupés très souvent à protéger des emplois existants et des acquis menacés par la restructuration en cours. Sans compter que la promotion de l'emploi des jeunes les moins qualifiés visés par [318] ces trois programmes intervient dans un contexte de réorientation de l'emploi, marqué tant par les avancées des nouvelles technologies que par une plus grande ouverture vers le libre-échange. Bref, les options Déclic ont probablement permis à nombre de jeunes d'acquérir un peu d'expérience, mais elles n'ont pas changé grand-chose aux règles du jeu qui régissent le marché du travail. Elles n'ont en rien modifié les rigidités sociales qui affectent les jeunes. Bien au contraire, en voulant améliorer les capacités personnelles des jeunes, les options Déclic se sont plutôt elles-mêmes heurtées aux rigidités sociales et leur impact s'en est lourdement ressenti.
Plus largement, il est permis de penser que tous ces programmes ad hoc à l'intention des jeunes qui se sont multipliés depuis dix ans ont même un effet pervers important en marginalisant en quelque sorte les jeunes en quête d'emploi et en les maintenant à la frange du marché du travail. En d'autres termes ces programmes, par définition non récurrents mais qui reviennent en fait d'année en année sous des identifications diverses, risquent en quelque sorte d'institutionnaliser l'aide aux jeunes, en les inscrivant à la marge du marché du travail. Si cela est juste, ces programmes ad hoc, tels qu'ils existent actuellement, peuvent même devenir des formes de rigidités en orientant systématiquement les jeunes en difficulté vers des voies éloignées du marché du travail.
* * *
Les jeunes dans la société québécoise actuelle font face à un double problème. D'un côté, ils retirent une part moins grande des ressources disponibles. Cela apparaît évident pour ce qui est de l'emploi, puisque la proportion des jeunes en chômage est très élevée. Il en va de même pour les salaires. Les travaux de plusieurs chercheurs dont Easterlin ont montré que les jeunes travailleurs d'aujourd'hui perçoivent des gains moindres, par rapport aux autres groupes de travailleurs plus âgés, qu'il y a trente ans. L'écart entre le salaire moyen des jeunes travailleurs âgés de moins de 24 ans et le salaire ouvrier moyen observé dans le groupe des 45-55 ans, a augmenté des années cinquante aux années quatre-vingts. Easterlin en conclut que les jeunes parvenaient à tirer de meilleurs revenus de leur travail il y a trente ans. Nous n'avons pas effectué d'analyse semblable pour le Québec, mais il est permis de croire qu'une pareille observation peut être faite pour [319] notre société. Enfin, les jeunes sans emploi et sans prestations de chômage sont dépendants de leur famille ou de l'État, mais l'aide qu'ils reçoivent est plus restreinte que celle qui est consentie aux autres groupements sociaux. Bref, qu'ils soient au travail, au chômage ou sans emploi, les jeunes ont vu en quelque sorte leur situation se détériorer.
À ce constat pessimiste, il faut en ajouter un autre : si les jeunes ont un accès moindre aux ressources, ils sont aussi davantage exposés aux risques, ce qui accentue encore les inégalités auxquelles ils doivent faire face, notamment le risque de perdre leur emploi en cas de difficultés économiques.
Nous avons tenté de montrer dans cet essai comment plusieurs formes de rigidités sociales pouvaient jouer contre les jeunes, soit en diminuant leur part des ressources, soit en augmentant les risques auxquels ils doivent faire face. Au fil des ans et sans trop qu'on s'en rende compte très explicitement, diverses formes, maintenant cristallisées, de relations sociales ont été mises en place avec pour résultat de rendre plus difficile l'insertion sociale des jeunes, et notamment parce que s'est institutionnalisé un rapport de force qui semble jouer systématiquement contre les jeunes sur le marché du travail.
Certains chercheurs soutiennent que les difficultés des jeunes et en particulier le chômage auquel ils sont davantage exposés disparaîtront en bonne partie d'elles-mêmes avec la baisse accélérée de la natalité. Cette vision est beaucoup trop optimiste. Il est vrai que la diminution du nombre des jeunes atténuera leurs problèmes vis-à-vis l'emploi. Mais elle ne les fera pas disparaître, car les rigidités joueront contre les jeunes, même si ceux-ci sont moins nombreux. Bien plus, des économistes et des démographes soutiennent que la décroissance de la population s'accompagnera d'une décroissance économique qui affectera la création et le maintien des emplois, et qu'il est par conséquent dangereux de soutenir que la décroissance démographique permettra de faire diminuer le chômage (voir G. Mathews, 1984).
Est-il possible d'agir collectivement afin de contrer l'effet des rigidités sociales évoquées et, plus largement, afin de favoriser l'intégration sociale des jeunes autrement qu'en les impliquant dans des programmes sans issue ? Sans aucun doute.
Il nous semble nécessaire d'identifier ce qui ne va pas dans l'école elle-même, et avoir le courage d'y apporter les correctifs nécessaires. D'autres pays arrivent à limiter le nombre des décrocheurs. Pourquoi [320] acceptons-nous encore que le taux en soit si élevé ? Plusieurs initiatives prises à un niveau local, tel l'Atelier de culture mis sur pied par Normand Maurice et ses collègues à Victoriaville, ou l'ouverture de l'école Marie-Anne à Montréal, montrent avec évidence qu'il est possible d'intervenir avec succès pour dispenser une formation aux étudiants du secondaire. Par ailleurs, ne faut-il pas questionner l'organisation actuelle du système scolaire qui nous semble souvent orienter les jeunes vers des impasses ? On ne pourra pas éviter, dans les années qui viennent du moins, la certification des connaissances que nous avons évoquée plus haut. Mais on pourrait certainement arrêter la tendance à la certification dans des domaines de plus en plus étroits et spécialisés.
Plus largement, la solution au problème passe sans doute par une réorganisation du travail dont les contours restent à préciser, sinon à inventer : temps de travail et postes de travail partagés, gestion plus souple de l'organisation du travail, diminution de la semaine de travail, etc. Plusieurs travailleurs accordent leur préférence à une augmentation du temps libre, notamment à la fin du cycle de leur vie active ou durant certaines périodes (l'été, entre autres), même si elle implique une diminution de revenus. Dans un récent ouvrage très critique de l'organisation actuelle du travail et surtout du règne de la marchandise, André Gorz propose de mettre l'accent sur la recherche du temps disponible comme mesure de la vraie richesse ; la véritable révolution passe par une réduction du temps de travail et une réduction des salaires : travailler moins, vivre mieux, même avec un revenu moindre.
NOTES
[321]
[322]
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[323]
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[324]
[1] Cette insistance sur les aspects démographiques apparaît dans une étude récente du ministère d'État à la Jeunesse (Ottawa) sur les jeunes : « La population des 15 à 19 ans a atteint un sommet il y a plusieurs années et elle a commencé à baisser. N'eût été de cette baisse, la situation du marché du travail durant la récession aurait sans nul doute été bien pire. La population des jeunes de 20 à 24 ans est à son sommet et a commencé elle aussi à décroître. Les perspectives d'avenir des jeunes dépendront surtout des changements démographiques et économiques » (Ministère d'État à la Jeunesse, Cap sur les jeunes, 1984, p. 41). Selon ce document gouvernemental et selon les projections du ministère fédéral des Finances, le taux de chômage des jeunes restera très élevé (autour de 15-20 %) d'ici la fin de la décennie, malgré la baisse démographique qui vient d'être évoquée.
[2] On se souviendra que la Fédération québécoise des journalistes s'était opposée il y a quelques années à la mise sur pied de programmes d'études en journalisme, soutenant plutôt que ces professionnels devaient provenir de divers horizons ; à l'époque, la Fédération voyait mal comment une institution d'enseignement pouvait certifier officiellement des connaissances qui ne pouvaient qu'être apprises sur le tas, dans la pratique quotidienne.
[3] Doit-on attribuer aux Berufsschulen autrichiens le faible taux de chômage observé chez les jeunes ? Sans doute pas entièrement, compte tenu du fait que le taux de chômage dans l'ensemble de la population est très bas dans ce pays. Une chose est certaine cependant : le nombre de décrocheurs est beaucoup moins élevé dans ces pays qui assurent une meilleure liaison entre enseignement et apprentissage pratique en milieu de travail.
[4] « Une correspondance moins étroite entre la formation et l'emploi implique le rejet d'un monopole d'une quelconque filière d'insertion professionnelle. En outre, la recherche de modalités d'insertion plus diversifiées et la lutte contre les tendances hypersélectives qui se manifestent depuis plusieurs années exigent un minimum d'égalités des chances entre les filières. [...] Il convient de faire en sorte que le devenir professionnel et donc social de l'individu ne soit pas définitivement conditionné par le type de filière d'insertion professionnelle qu'il a connu » (Jean Prieur, 1978, p. 462).
[5] Voir par exemple l'étude du ministère d'État à la Jeunesse, Un nouveau profil statistique des jeunes au Canada, Ottawa, 1984.
[6] « It is by now firmly established that high unemployment among youths is associated with high frequency of unemployment, not long duration of unemployment. To put it another way, the problems of jobs for the young is not that they are hard to find but that they do not last very long » (R.E. Hall, 1982, p. 475).
[7] « There is the growing institutionalization of labor markets, providing greater job security for middle-aged workers via seniority rules and other provisions. As a consequence, the relative income position of older workers was improving and that of younger males was declining » (Oppenheimer, 1983, p. 350).
[8] « Le régleur élabore ou applique des mesures qu'il veut les plus générales possible, de façon à y inclure de nombreux cas particuliers. Le patron au contraire traite chaque cas dans sa spécificité, dans l'élaboration des mesures gouvernementales et surtout dans leur application. [...] En termes logiques cette fois, on peut dire que le réglage s'exerce en extension alors que le patronage s'exerce en compréhension » (V. Lemieux, 1982, p. 341 ; l'italique est de nous).
[9] « The shockingly low average duration of jobs held by teenagers less than three months may be an important consequence of the minimum wage. If so, high unemployment among youths can be traced in part to the minimum wage, which makes them become unemployed too often even though it does not inhibit job-finding one they are unemployed » (R.E. Hall, 1982, p. 492).
[10] Sans compter les cas d'entreprises qui ont profité de ces programmes pour engager une main-d’œuvre bon marché sans permettre aux jeunes d'acquérir une expérience valable susceptible d'être mise à profit ailleurs.
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