Introduction
Depuis longtemps déjà on sait qu'il existe au sein de certaines populations rurales des Antilles des réseaux d'entraide fondés sur l'échange de journées de travail. Herskovits, dans ses premières monographies, décrit ces systèmes d'échange à Haïti (Herskovits, 1937). D'autres auteurs ont mentionné en passant l'existence de ces coutumes au Brésil et à Cuba. Plus récemment enfin, Wolf analysait des phénomènes analogues dans une communauté rurale de Puerto Rico (Steward, 1956).
Que de tels systèmes d'entraide se retrouvent à Marie-Galante et un peu partout aux Antilles n'a rien d'étonnant. Il s'en trouve de semblables dans bon nombre de sociétés paysannes aux quatre coins du monde. On pourrait s'étonner par contre du peu d'attention accordée par les ethnologues aux échanges et aux groupes de travail antillais. Certains auteurs ont constaté le fait des échanges et se sont contentés d'en énoncer le principe. D'autres sont allés plus loin, mais bien souvent dans le seul but d'étayer une théorie. Généralement, les informations recueillies sont sommaires
Malheureusement, ces systèmes d'entraide ont disparu dans bien des régions par suite de l'introduction des nouvelles techniques agricoles. Il serait encore temps de se demander, toutefois, si leur meilleure connaissance n'eût pas permis de mieux comprendre certains aspects des sociétés afro-américaines. Au sein de communautés fortement intégrées (nous pensons en particulier aux communautés indigènes des Andes), les échanges de journées de travail peuvent ne constituer qu'un aspect bien secondaire de l'organisation sociale et économique. Dans des communautés aussi faiblement intégrées que celles des campagnes antillaises, dans des communautés ne disposant souvent d'aucune structure communautaire formelle, les échanges de "journées", s'ils atteignent un volume considérable, peuvent devenir un facteur essentiel d'intégration sociale, et un thème dominant de la vie économique.
C'est du moins ce qui semble arriver dans le cas d'une région peu populeuse de Vile de Marie-Galante, que nous avons pu étudier, la région des Bas, et plus précisément les lieux-dits de St-Germain, de Mayolette et de Fadat. Cette région, la plus isolée et la plus traditionaliste de Vile est marquée par l'importance des groupes de travail et des "échanges de journées" auxquels a été consacrée cette enquête.
Les méthodes utilisées pendant l'enquête n'ont rien de très original : le plus souvent possible, nous avons participé activement aux groupes de travail qui se formaient dans la région des Bas. Parallèlement à ces activités d'observation participante, qui nous ont permis de glaner la plupart de nos renseignements sur les techniques agricoles et sur les groupes de travail, nous menions une enquête ethnographique générale auprès des habitants des vingt-trois maisonnées de St-Germain, Mayolette et Fadat : nous avons effectué un recensement, quelques généalogies, une vingtaine d'auto-biographies, et un grand nombre d'entrevues semi-dirigées sur les aspects les plus divers du système culturel.
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Dans cette région, les groupes de travail et les échanges de journées jouent un rôle de premier plan non seulement dans la vie économique, mais aussi dans de multiples secteurs de la vie sociale. Les caractéristiques des groupes de travail dépendent profondément de la technologie locale, des structures parentales ainsi que des croyances cosmologiques. Ces groupes de travail manifestent souvent le statut social de ceux qui y participent ; ils constituent une des seules occasions d'activités et de réjouissances collectives organisées. En plus d'être profondément insérés dans la vie socio-économique, et justement parce qu'ils le sont, ils apparaissent comme des "révélateurs" de la culture marie-galantaise, et ils révèlent une foule d'informations sur les coutumes alimentaires, les statuts respectifs de l'homme et de la femme, la musique, les techniques du corps, la vision du monde, la socialisation des enfants, etc...
Montrer cette insertion des groupes de travail dans la vie de cette population marie-galantaise et l'importance de leurs fonctions sociales, est le premier but de cet ouvrage. Par l'ethnographie du convoi, c'est-à-dire, la description des groupes de travail, de leur fonctionnement, de leur genèse, on s'attachera à montrer comment ceux-ci se trouvent reliés aux divers éléments de la culture marie-galantaise (technologie, économie, etc...).
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