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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Maximilien LAROCHE, Bizango, essai de mythologie haïtienne. (1997)
Préface


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maximilien LAROCHE, Bizango, essai de mythologie haïtienne, Québec, GRELCA 1997, 158 pp. Collection « Essais » no.14. Université Laval. [EN CRÉOLE] [Un livre prêté par l'épouse de l'auteur, Mme Xin DU, aux fins de numérisation.] Une édition numérique réalisée par Wendy PIERRE, bénévole, étudiant haïtien en philosophie à l'Université de Paris 8, France. [Livre diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 19 août 2016.]

[7]

BIZANGO.
Essai de mythologie haïtienne

Préface

[8]
[9]

MYTHOLOGIES :

PREMIÈRES, SECONDES...
TOUJOURS NOUVELLES

Nous parlons de notre sexualité comme nous le faisons de ce que nous mangeons. Ainsi, nous dit Jean Pouillon, les manières de tables sont aussi les manières de lit. Le plus grand fantasme de l'être humain, semble-t-il, serait celui d'être mangé par son semblable. Voilà pourquoi notre manière de parler est la clé de notre culture. Car si le fantasme de la dévoration cannibalique est universel, c'est par notre façon d'en parler, de l'apprivoiser, de le ritualiser, de l'exorciser que nous nous définissons culturellement1.

Or comment parlons-nous, en Haïti ? Wi pa monte mòn. Rien n'est sûr donc, puisque la parole n'est pas certaine. Elle l'est d'autant moins que notre langue maternelle commence à peine à être codifiée.

L'un des portraits les plus représentatifs du mangeur haïtien, nous le retrouvons dans la description d'une réception, scène que nos écrivains semblent particulièrement priser puisque, de Justin Lhérisson à Frankétienne, nous la retrouvons sans cesse dans leurs récits.

[10]

Observons le personnage de Frère Tuyélampe, dans La famille des Pitite-Caille. C'est un mangeur solitaire, un dévoreur, autrement dit un prédateur. En créole haïtien, on parlerait de pilleur (pipi yaya !). Sans doute est-il prévoyant, doté même d'un certain sens de la solidarité, assez étroite et égoïste tout de même puisque s'il pense à d'autres il s'agit des membres absents de sa famille. En empochant, tout en s'empiffrant, il rapportera une part pour ceux qui sont restés à la maison mais ce faisant il n'est pas un commensal pour les autres invités. Il serait plutôt un rival car il n'est pas le mangeur convivial qui partage un repas avec les autres. Il rafle tout ce qu'il peut. Et à cette fin, nous dit Lhérisson, il a eu la précaution de doubler ses poches de toile cirée. C'était là une technique avancée, au début de ce siècle. Aujourd'hui qu'il a peut-être chez lui un réfrigérateur (et qui sait un congélateur ?), qu'il a sûrement sa voiture à la porte, il serait en mesure d'emporter toute la table.

Pas étonnant que le vocabulaire de ce mangeur devenu coucheur soit marqué par la violence. Ainsi, en créole haïtien, « manje », c'est à la fois bâfrer, tuer et faire l'amour. Un critique ironiste s'est demandé si les poètes haïtiens qui évoquent souvent un amour plus comestible qu'éthéré n'étaient pas plus intéressés à ce sentiment comme plat tonique qu'à son expression platonique.

Une esthétique de la manducation, qui ferait changer d'orientation au sentiment amoureux et [11] passer de la dévoration gloutonne à la dégustation gastronomique, requerrait donc une sorte d'auto-éducation conduisant à une mise en scène, à une représentation esthétique des manières de table et de lit, à la constitution finalement d'un discours traduisant une normalisation du langage. Ce qui serait aussi une convivialisation des mœurs.

Mythes

Tout mythe attend sans cesse d'être renarré. Étant toujours à reprendre, il demeure provisoire. Ogoun chez Soyinka, le même et un autre chez Roussan Camille ; semblable et différent en Afrique et en Amérique. Sans cesse voyageant. Reprenant partout la même course. Nous obligeant sans cesse à reprendre son histoire.

Sa route est sinueuse comme la vie. Imprévisible et surprenante comme elle. Sa route : la vie, elle-même. Car c'est de voyager en groupe qui crée et recrée la famille. La vie crée la famille et non l'inverse. Alors nous devons recréer sans cesse nos familles pour nous maintenir en vie.

Car de physique à intellectuelle, de biologique à esthétique, notre vie est frayage. Nous sommes toujours en train de frayer, de nous reconstituer en refaisant nos familles, en les élargissant jusqu'aux limites de la planète.

La fraie ! état primal ! La grande masse mouvante, grouillante du carnaval aquatique [12] originel. La mythologie vodoun a bien raison de croire que sous les eaux, anba dlo, là seulement peut-on, si on est déjà né, aller quérir la vie nouvelle : fortune, invincibilité, immortalité. Ezili, nennenn O ! W’a prale nan dlo ? Ki kote w ap kite m ? Qui l'eut dit, qu'en un coin de terre chacun puisse sans cesse recommencer l'univers ?

Anganman

Le mythe est un récit où un personnage figure la collectivité. Ne dit-on pas : mythe d'Oedipe, de Prométhée, de l'androgyne... Ces personnages et les récits où ils s'incarnent subissent des variations au cours du temps. Les mythes et mythologies sont donc premiers, seconds… successifs. Et la mythologie haïtienne suit l'africaine, par exemple, dans une Histoire des mythes et des mythologies.

Les mythes voyagent avec les Hommes. Et comme eux, ils se métissent. Le phénix est-il grec de naissance ou ne serait-il pas plutôt chinois d'origine ? Double, au sens de compagnon du dragon, en Chine, il devient le double, au sens de substitut du serpent en Haïti. Le phénix de Christophe est un double de la pintade de Dessalines, dont celle de Duvalier n'est qu'un avatar, et dont le « kok kalite » lavalassien est un substitut mais supérieur. L'oiseau aux trois plumages, cher au vodouisant, s'est glissé entretemps entre ces visions de la volatile [13] totémique pour nous faire trouver dans la diaprure de son plumage tantôt les signes de sa ruse tantôt ceux de son courage, ceux au fond de sa mort et renaissance incessantes dans le combat lui-même incessant de la collectivité qu'il figure.

Bizango renvoie, par antiphrase, comme l'ombre à la lumière, à cette figure sans cesse changeante de la mythologie de la renaissance en Haïti. À la face redoutable, obscure et mystérieuse du réel historique et quotidien, s'oppose une autre figuration du réel : celle du désir, du rêve, de l'espérance. Et alors, Ogoun, Mètres Èzili, Simbi, toutes les déesses, tous les dieux lumineux, triomphants surgissent. Aux êtres de la nuit s'opposent ceux du jour ; aux figures aquatiques, celles de l'air ou de la terre ; aux êtres volants, ceux qui rampent. La nuit nous cache les mille feux, les mille couleurs du jour. L'Histoire est un mensonge au regard de nos utopies.

Il est un pays d'Afrique où le caméléon est roi, du moins mythologiquement, c'est le Malawi. Partout ailleurs on trouve des contes, récits et légendes qui mettent en scène le caméléon comme émissaire de Dieu. Mais au Malawi, le caméléon est la figure-clé de la mythologie au point qu'un poète, Jack Mapenge, en a fait non seulement la figure de Dieu lui-même mais également celle de l'artiste.

« Ukaipa nkhope, dzima nyime » dit un proverbe nyanga du Malawi. Ce que Steve Chimonbo traduit par « Si ton visage déplaît, [14] apprends à chanter ». Conseil que n'aurait pas désapprouvé Freud qui parle de sublimation chez l'artiste. Mais ici il ne pas simplement d'opérer une transmutation de ses émotions en actions mais de stratégie de séduction. Si tu ne peux arriver à tes fins par l'image alors passe par le chant. C'est le conseil que donne le rossignol au caméléon qui lui demandait comment s'attirer les faveurs du public. Bientôt, nous dit la légende, la forêt n'eut plus d'oreille que pour le chant du caméléon qui sut si bien chanter et danser le « bangwe » qu'il a sauvé les animaux d'un dangereux python qui dévoraient tous les agneaux et les chèvres sur son passage. Il l'endormit à mort avec son chant. Et peut-être même que le python devait s'endormir avec le sourire2.

On peut supposer que la force du caméléon ne réside pas dans sa seule capacité de chanter mais aussi dans son pouvoir de changer d'habit, de couleurs et d'image. Sa capacité de se métamorphoser sous nos yeux en un autre.

À ce titre, le caméléon est un Legba qui s'ouvre à lui-même toutes les barrières, qui peut sauver notre vie et la sienne, non seulement en changeant d'espace mais aussi de temps.

Un critique, Brian McHale, a trouvé une image tout-à-fait actuelle pour décrire le passage du Modernisme au postmodernisme. Nous sommes tous, pense-t-il, à une croisée de chemins et au changement des feux de circulation. Certains traversent ou pas la rue3. Feux de circulation ou barrières ? Traverser la rue : en [15] ligne droite, de biais, vite ou lentement ? Et puis pour certains, les feux de circulation fonctionnent automatiquement. Mais pour d'autres, il y a toujours un garde-barrière, un agent de circulation, visible ou non, et c'est à lui qu'ils adressent leurs prières avant de traverser le carrefour.

Mythologies divergentes donc, et non plus en filiation. Tout comme certains liraient le roman du Colonel Chabert comme une histoire de zombi. Autre pays, autre mythologie. Autre Histoire, nouvelle figure mythologique aussi. En traversant l'Atlantique, Ogoun s'est métissé. Et si pour Soyinka, il est devenu l'esprit de l'électricité et de l'atome, pour Roussan Camille, il s'est changé en marin, voyageur et nomade, en libérateur comme Bolivar, Dessalines ou Toussaint.

Les temps changent. Les enjeux aussi. En 1933, Milo Rigaud s'interrogeait : « Jésus ou Legba ? » En 1997, il faudrait plutôt se demander s'il faut croire au garde-barrière traditionnel du jeu politique ou aux feux de signalisation automatiques de la globalisation économique.

Les jeux mêmes changent. En 1906, Boutenègre, personnage de La Famille des Pitite-Caille, au terme d'une longue tirade, déclarait : « La politique, c'est ine jouète... » et il admettait : « ... et dans toutt jouète, gagnin gain, gagnin pète. » Mais le jeu est devenu si rude que les combattants ne peuvent plus se battre en [16] solitaires. Boutenègre, on s'en souvient, réclamait fièrement pour les mâles haïtiens d'être les seuls maîtres du champ politique : « ...dans les affè polutiques, in homme né doit jamais fourrer sa femme. » Or les choses ont bien changé depuis. Robert Mal val, dans son livre, L'Année de toutes les duperies, fait de sa femme, son égérie et n'hésite pas à lui attribuer la moitié au moins de son mérite. Duvalier, déjà, faisait adorer sa femme et son fils. Mais comme il massacrait sans pitié les femmes et les enfants des autres, il montrait par là que sa solidarité familiale ne dépassait pas le cadre étroit de sa famille restreinte. Ce qui semble toujours manquer, c'est le sens de la famille élargie, dans le domaine politique. Et c'est pourquoi le rapport nouveau, dans la représentation publique, de l'homme politique et de sa femme, avec sa famille en somme, est promesse d'une vision renouvelée et élargie du champ du politique.

En 1946, le peuple tout entier pouvait chanter à son président : « Estimé, Papa, woule m de bò ». Les rapports entre le chef de l'état et son peuple pouvaient encore s'assimiler à un jeu. Estimé ne venait-il pas de remporter une double victoire au profit de la nation ? Il avait, à l'intérieur, réussi, semble-t-il, à amadouer les militaires et, à l'extérieur, il venait de payer la dette, les cinq millions. Mais, un demi-siècle plus tard, qu'en est-il des rapports du chef de la nation avec celle-ci ?

[17]

Le chansonnier Théophie Zo Salnave, jadis affirmait qu'on devenait anganman contre son gré, invinciblement attiré par une force d'attraction irrésistible :

Lo w ap mache fè atansyon
Pase ou se yon atraksyon
Kote ou rale nèg kou leman
Ki fè yo tounen anganman

Aujourd'hui, s'il veut « trouver l'imagerie dans laquelle envelopper son expérience, refléter sa conception du monde et de la vie, sa foi, son espérance, sa confiance en l'homme, en une grande justice, et l'explication qu'il trouve aux forces antagonistes du progrès », l'anganman haïtien doit se parer des couleurs inédites du merveilleux.

Gloses

« Wi pa monte mòn ». Affirme un dicton. À ce compte les hommes sont de beaux parleurs. Seul Dieu est faiseur. Un autre dicton le confirme d'ailleurs : « Kreyon Bondye pa gen efas ». L'homme ne sait que parler. Dieu seul fait, c'est-à-dire écrit, fixe ce qui ne s'efface pas. La parole humaine, versatible, ambiguë et peu fiable s'oppose donc à l'écriture divine invariable et fixe. De la part d'un peuple qu'on croit enfermé dans l'oralité, voilà une étonnante consécration [18] du symbolisme de l'écriture perçue comme manifestation de la volonté et du pouvoir divins.

Mais sur l'homme et son comportement, le constat n'en demeure pas moins affligeant. À table, on ne partage pas le repas ; au lit, on ne partage pas le pouvoir et au parloir, on ne partage pas le crachoir. On ne partage pas le sens des mots. Oui ne signifiant pas en effet ce qu'il serait censé vouloir dire.

On comprend qu'en de telles circonstances l'homme soit porté au camouflage pour nous leurrer sur sa vérité.

Mais le plus grave, à moins que ce ne soit ce qui serait consolant, c'est que nous ne sommes même pas toujours vraiment dupes. Nous sommes souvent des dupes consentants. Le lecteur n'est-il pas un hypocrite, à en croire Baudelaire ? Parce que sans doute il lui plaît que l'illusionniste le tienne sous son charme. Le lecteur et son double, l'écrivain, à eux deux, mènerait en somme une quadruple et même vie ?

En 1946, le peuple disait à Estimé : « Papa, woule m de bò ». Rodrigue. Milien, dans Katoz fevrye, imaginant une amoureuse qui s'adresse à son bien-aimé, lui fait dire : « Pète-moi, j'aime ça ! »



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 29 août 2019 6:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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