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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L’image comme écho, essais sur la littérature et la culture haïtiennes. (1978)
introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Maximilien LAROCHE, L’image comme écho, essais sur la littérature et la culture haïtiennes. Montréal, Édition Nouvelle Optique, 1978, 241 pp. Collection : “Matériaux”. Une édition numérique réalisée avec le concours de l'épouse de l'auteur, Mme Xin DU, bénévole, Québec. [Un livre prêté par l'épouse de l'auteur, Mme Xin DU, aux fins de numérisation.] [Livre diffusé en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 19 août 2016.]

[9]

L’image comme écho.
Essais sur la littérature et la culture haïtiennes.

Introduction

La question du point de vue

Entre les essais qui forment ce livre, il y a un lien évident : la recherche d'un point de vue à partir duquel faire une critique juste des œuvres littéraires qui sont une part non négligeable de la réalité haïtienne.

Car on peut regretter, je parle de regret et non de reproche, que même les plus lucides de nos critiques littéraires n'aient pas poussé la logique de leur entreprise jusqu'à son point extrême et obligé : le renversement de la perspective européocentrique qui jusqu'à présent a dominé notre mode de perception de nous-mêmes et de nos productions. Sans cette opération radicale qui détrônera la perspective dominante de nos modes de raisonnement, il n'y aura pas de transformation véritable de notre façon de nous appréhender nous-mêmes. Pas d'avènement non plus d'un point de vue non seulement haïtien mais juste permettant de faire une critique véritable des œuvres littéraires produites en Haïti ou au sujet d'Haïti, par des Haïtiens ou pour les Haïtiens.

[10]

Pour illustrer mon propos, il ne sera pas nécessaire de remonter à un précurseur comme Edgar La Selve et de parcourir les critiques sur la littérature haïtienne parues jusqu'aux livres récents de Pompilus et Berrou ou de Fignolé. Un exemple suffira : celui de l'Oncle, le docteur Price-Mars. Il servira à illustrer ce que j'appellerais l'illusion de l'identité culturelle ou la confusion des points de vue.

La gloire du docteur Price-Mars est d'avoir su diagnostiquer le mal de la culture haïtienne : ce bovarysme collectif dont il a fait, en 1929, la description et la dénonciation dans Ainsi parla l'oncle. Pourtant, quand, trente ans plus tard, en 1959, l'Oncle se met à la critique littéraire, en fonction de la contradiction qu'il avait lui-même dénoncée : cette impossible postulation d'une double identité, africaine et française, il ne parvient pas à opérer de synthèse véritable, c'est-à-dire à nous proposer un mode d'élimination valable de l'un des deux termes de la contradiction haïtienne, autrement dit de l'ambivalence culturelle.

Voici la conclusion du premier chapitre intitulé : « essai sur la littérature et les arts de 1900 à 1957 » de son livre : De Saint-Domingue à Haïti.

Et, maintenant, si, à la fin de cette étude, trop sommaire, il nous était demandé de tirer une conclusion générale de l'exposé que nous avons fait en ce qui concerne les efforts réalisés par l'intellectualité haïtienne pour doter notre communauté d'une littérature et d'un art qui soient nôtres, nous ferions remarquer que l'observation la plus pertinente qui ressort de notre essai, c'est que la littérature et l'art haïtiens après s'être dégagés de l'emprise française, ont cherché leur voie dans une production dont l'originalité consiste à donner un cachet indigène à l'expression de notre pensée. Ils n'en nourrissent pas moins la haute ambition d'incarner en même temps, sur ce coin de la planète, l'un des moments fugitifs de la durée et l'un des aspects irréductibles du travail humain[1]

J'ai pris la liberté de souligner le membre de phrase évoquant l'image du « cachet indigène de notre pensée ». D'abord si un cachet est ce qui scelle, se superpose en venant joindre, [11] clore, fermer une ouverture, il faudra s'inquiéter du caractère superficiel de ce sceau et surtout s'interroger sur le mystère de cette ouverture, béance, trou que bouche ainsi le cachet. Mais c'est davantage encore la concessive qui suit l'image du sceau qui est significative. Si, malgré ce qui vient d'être dit, les Haïtiens ne persistent pas moins à nourrir une ambition, c'est que celle-ci est contredite par la situation précédemment évoquée. Leur ambition ne peut apparaître que comme contradictoire si elle fait l'objet d'une concession. Elle achoppe normalement à ce cachet qui se pose sur la réalité sans véritablement lier ses antagonismes. Autrement dit, ou bien le cachet est artificiel ou bien l'ambition est chimérique parce que sans possibilité d'accomplissement, l'apposition du cachet constituant la synthèse à laquelle cette ambition voudrait se substituer. Dans l'un et l'autre cas, l'affirmation énoncée dans l'image du cachet est frappée d'incertitude puisque la concessive, ne l'oublions pas, est aussi une restrictive. La contradiction qui paraissait résolue demeure donc pendante.

Cela se vérifie au deuxième chapitre du même livre quand il est question de la langue créole. Sur la question de la possibilité d'une littérature créole, la position du Dr Price-Mars est assez nette. Elle part d'un « éclectisme clairvoyant » (p. 107). Quant à l'enseignement du créole, l'Oncle adopte la position qui veut qu'on l'enseigne afin d'en faire « une étape vers une plus facile et rapide acquisition du français » (p. 113). C'est pourquoi « désolé à l'idée qu'il pourrait y avoir une équivoque sur sa position », il s'écrie un peu plus loin :

Ah ! je vous en prie, je vous supplie de bien comprendre le sens de mon exposé. Je serais désolé qu'il y ait équivoque là-dessus. Je ne demande pas, ni ceux de mes amis qui pensent comme moi, nous ne demandons pas que le créole soit substitué au français dans l'enseignement ou ailleurs. C'eût été une stupidité dont on peut nous faire grâce.

Nous demandons que parallèlement, simultanément il y ait un enseignement du créole et un enseignement du français et que cet enseignement élémentaire du créole [12] soit un rapide acheminement au français pour que tout le monde sache lire et écrire et afin qu'il y ait une certaine homogénéité sociale de notre communauté quant à notre mode d'expression collective[2]

Je ne m'arrêterai pas ici à me demander à qui s'adressait cette prière (je vous en prie !) dans une conférence prononcée, nous est-il dit en note, à l'Institut Haïtiano-Américain, le 11 décembre 1953. Mais je constaterai simplement que ce passage conduit tout droit à la conclusion du chapitre qui affirme que :

si pendant 150 ans, notre production intellectuelle a manqué de relief pendant une grande partie de ce laps de temps, c'est qu'elle a également manqué une masse de consommateurs pour l'absorber, en stimuler la profusion, en féconder la qualité... [3]

Si le salut de la littérature haïtienne est dans la création d'une masse de consommateurs de textes écrits en français (l'enseignement du créole ne doit-il pas être un rapide acheminement au français pour que tout le monde sache lire et écrire afin qu'il y ait une certaine homogénéité sociale de notre communauté quant à notre mode d'expression collective ?), le moins que l'on puisse dire, c'est que nous ne sommes pas près de nous guérir de notre bovarysme collectif. C'est, on l'avouera, une médication paradoxale de la part du médecin qui avait précisément diagnostiqué le mal de la culture haïtienne.

Mais ce paradoxe s'éclaire quand nous lisons le dernier chapitre. Entre la position d'Haïti et celle de la culture française en Amérique, l'oncle voit plus qu'une solidarité : une identité. C'est en tout cas ce que l'on peut déduire quand il reprend à son compte l'image célèbre qui fait d'Haïti « le phare avancé de la latinité en Amérique » ou quand il définit les Haïtiens comme « les héritiers des traditions et de la civilisation de la France », « redevables donc envers la France et envers le monde de la gestion de ce patrimoine spirituel » (p. 153).

C'est charger d'un bien grand poids l'ensemble de la population haïtienne quand on sait que, pour plus des trois quarts [13] de celle-ci, ce « patrimoine spirituel » n'est pas une réalité aussi familière que pour la classe cultivée.

Solidaires sans doute, les cultures haïtienne et française ne sont sûrement pas identiques. Et la France le reconnaît en appuyant le mouvement créole en Haïti. Mais on pourra mieux parvenir à comprendre la perspective qui commande la position du Dr Price-Mars si on relit le passage suivant d'Ainsi parla l'oncle :

C'est pour sauver de la destruction du Temps ces manifestations de la conscience populaire que nous avons écrit ces essais. Et c'est parce que nous avons trouvé une belle exploitation littéraire de telles traditions dans les Esquisses martiniquaises de Lafcadio Hearn que nous allons maintenant interroger la littérature haïtienne sur l'emploi qu'elle a fait des thèmes de notre folklore[4]

Que pensent les Martiniquais des Esquisses de Lafcadio Hearn ? Il faudrait peut-être commencer par là. Il est clair cependant que la langue ne communique pas la réalité, mais plutôt des modèles de réalité. Et c'est par là que des Martiniquais pourraient ne pas se satisfaire des Esquisses d'un Lafcadio Hearn même animé des meilleures intentions. Autrement dit, si la différence des langues est synonyme d'incommunicabilité, l'identité de la langue de communication n'est pas forcément une garantie de l'identité des positions (ou points de vue) des locuteurs. Toute l'histoire d'Haïti est là pour le démontrer. Proposer, comme le fait le Dr Price-Mars, un modèle à imiter présuppose une prise de position à l'égard du modèle à imiter et constitue, bien entendu, une certaine attitude envers celui qui doit imiter.

Tout ce que peut dire, en la circonstance, le neveu respectueux que j'entends demeurer, c'est que l'Oncle, en dépit de lui-même, peut-être, n'est point parvenu à se convaincre que toute transformation d'Haïti et de sa culture (en l'occurrence l'éradication de notre bovarysme collectif) ne peut qu'entraîner une transformation correspondante de la position des pays et des cultures qui sont à la source de ce bovarysme. À celui-ci il ne sera donc point mis véritablement fin si, dans notre for [14] intérieur, nous continuons de percevoir notre culture comme satellite d'une culture étrangère.

À moins, bien sûr, de considérer qu'Haïti et la France, les Haïtiens et les Français, ne sont pas différents mais identiques. Une enquête récente de Bastide, Morin et Raveau sur Les Haïtiens en France [5] est venue toutefois détruire cette illusion.

En s'éloignant de la terre natale, les Haïtiens s'aperçoivent vite, selon les auteurs de cette enquête, qu'ils n'ont plus le choix qu'entre une mère idéalisée (la France) et une marâtre lucidement acceptée (les États-Unis d'Amérique). Les esclaves saint-dominguois avaient, en somme, bien raison de penser que la rupture politique avec la France les transformait dans tous les sens du mot en « sans-maman ». Ne chantaient-ils pas :

Grenadié a laso
sa ki mouri zafè a yo
nan pouin manman
… …

On pourrait plus exactement dire qu'ils rejetaient une mère pour s'en donner une autre. En baptisant du nom d'Haïti le pays qu'ils créaient, ces esclaves, transformés en citoyens libres, donnaient naissance à leur propre mère. Cette relation paradoxale et inédite (qu'on devrait situer par rapport au processus de nomination) est le modèle fondamental des relations de l'Haïtien avec sa terre-mère.

Pour l'Haïtien éloigné de sa patrie, « le retour au pays natal » ne peut s'effectuer selon des schémas stéréotypés, c'est-à-dire selon ce symbolisme dualiste qui fait de lui un être bicéphale : à la fois Africain transplanté et Français expatrié. N'ayant pas d'autres points de référence qu'en lui-même et dans sa terre natale, l'Haïtien, par le biais de la critique d'une symbolique périmée, ne peut aboutir qu'à la critique de la réalité que marquait cette interprétation illusoire de lui-même.

Ainsi même quand on parle d'une autonomie de la littérature haïtienne, on rêve en réalité d'une intégration des œuvres haïtiennes dans la littérature française. Et l'un des signes de cette confusion, c'est qu'on n'a jamais pensé que, même en paraissant [15] répéter les mouvements littéraires de Paris, les Haïtiens pouvaient avoir des raisons tout à fait spécifiques de le faire et pouvaient, de la sorte, être d'autres types de romantiques, de symbolistes ou de surréalistes. Romantiques, par exemple, les Haïtiens, les Antillais, les Noirs l'ont été pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec le rejet du classicisme, mais avec le désir « d'un retour au pays natal », au sens césairien. Surréalistes, les Haïtiens l'ont été pour d'autres raisons que le simple refus du cartésianisme : pour le rejet d'une logique généralisée aussi bien à la philosophie qu'à l'économique et au politique. Ainsi non pas surréalistes, ils étaient plutôt réalistes.

Cette identité de la France et d'Haïti, des Français et des Haïtiens, ce dédoublement de la France, en Amérique, en la personne d'Haïti, c'est l'illusion à partir de laquelle les intellectuels haïtiens ont pensé l'utilisation de la langue française par les Haïtiens. Voyant les choses sous l'angle de l'identité, ils n'ont pas été attentifs aux différences, oppositions et contradictions de toutes sortes qui même dans l'utilisation d'une langue commune : le français, pouvaient séparer les littératures haïtienne et française.

Or c'est cette interprétation illusoire que l'on a jusqu'à présent dénoncée, mais non pas changée en pratique. Sans doute, dans l'espérance qu'une combinaison de points de vue différents peut résoudre leur contradiction. C'est ériger le « calbindage » [6], qui ne peut être qu'une tactique, à la hauteur d'une stratégie. Mais celle-ci a été définie depuis belle lurette dans la chanson des grenadiers de 1804.

[16]


[1] Dr Jean Price-Mars, De Saint-Domingue à Haïti, essai sur la culture, les arts, la littérature, Paris, Présence africaine, 1959, p. 71.

[2] Ibid., p. 116-117.

[3] Ibid., p. 119.

[4] Dr Jean Price-Mars, Ainsi parla l'oncle, New-York, Parapsy-chology Foundation Inc., 1954, p. 184-185.

[5] Roger Bastide, Françoise Morin, François Raveau, Les Haïtiens en France, Paris, Mouton, 1974.

[6] Compromis.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 30 janvier 2021 20:30
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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