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Sémiologie des apparences
Prologue
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VOIR DOUBLE
Dans l'adage : « À beau mentir qui vient de loin », la référence à la beauté me parait mériter qu'on s'y arrête. Non seulement fait-elle voir que le beau, le vrai et le bien sont liés mais elle prouve que souvent on ne va du premier aux deux autres que par cette illusion ou séduction qui nous les fait situer ailleurs plutôt qu'ici même, à côté de nous. Ainsi nous pratiquons une sémiologie des apparences quand nous préférons succomber au beau mensonge qui vient d'ailleurs plutôt que d'accepter la dure vérité qui s'énonce ici. À ce compte, Charles de Gaulle dirait que les Haïtiens ne s'entendent pas sur « une certaine idée d'Haïti ».
L'idée de la France dont parle de Gaulle, c'est celle d'une douce France, la même que chante Trenet :
- Douce France
- Cher pays de mon enfance...
On peut alors se demander pourquoi les Haïtiens qui ont leur Trenet en la personne d'Othello Bayard ne s'accordent pas avec lui pour penser :
- « Ayiti chéri, pi bon peyi pase-w nan pwen » ?
La réponse nous est peut-être fournie dans le poème même d'Othello Bayard par le vers qui dit :
- Fok mwen te kite-w pou mwen te kapab konprann valè-w.
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Il faut partir pour désirer retourner au pays natal. Mais si, comme le déplore Édouard Glissant, il manque au pays un arrière-pays ? Arrière dans l'espace comme dans le temps, un arrière-pays, c'est au fond une arrière-pensée qui incite à retourner ou à se réfugier là où on ne pourra pas nous déloger. Tant qu'il n'y aura pas une référence ultime à Haïti et en Haïti même, les paysans continueront à se convertir en boat-people à l'imitation des élites qui gagnent les ambassades étrangères.
L'arrière-pays qui manque fait défaut en nous-mêmes puisque c'est là que prend sa source notre regard, et forcément notre illusion ou notre séduction. La débovarysation n'a fait que commencer, docteur Price-Mars !
Comment voir le monde par le trou de mes yeux ? Certains diront que la question est oiseuse puisqu'on ne peut faire autrement. Cela n'est pas si sûr. On peut ne pas savoir regarder, c'est-à-dire non seulement ignorer quoi mais surtout comment regarder. Parfois il peut être indiqué de ne pas regarder sans lunettes. Une récente éclipse solaire a tragiquement prouvé qu'on ne pouvait, comme le dit Pascal, regarder en face le soleil, pas plus que la mort. Il faut y aller de biais ou avec des lunettes.
Voir de ses yeux vu, ce n'est pas si simple qu'il paraît. Il faut d'abord apprendre à voir et ensuite apprendre à voir par ses propres yeux.
En naissant immergé dans un langage, nous sommes entraînés à ne pas voir avec nos yeux mais à regarder avec d'autres yeux. L'expérience poétique consiste précisément à apprendre à regarder avec nos propres yeux, à faire dialoguer les regards de nos différents langages. Nous devons apprendre à confronter le langage des autres et le nôtre et auparavant à l'intérieur de celui-ci conjuguer celui de nos yeux et celui de notre cœur, apprendre donc à faire parler d'une même voix tous les langages dont nous disposons. Ainsi la langue d'un poète est moins la [11] reproduction de sa langue maternelle, et donc un reflet de la langue de tous, que le langage qu'il se forge à partir des divers langages qu'il parle.
Comme pour les silex du premier inventeur du feu, c'est du choc d'une expression consacrée de la langue commune avec des expressions venant d'autres langues que jaillit l'expression propre du regard du poète. Voyons cela dans un poème de Georges Castera, « Zye-li » :
Yo pa pran soley
ak zèl papipyon
min zye ou cheri.
Zye ou
zye ou tonnè !
zye ou ki tankou
ou papiyon tout koulè
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On ne capte pas le soleil
avec l'aile d'un papillon
mais tes yeux, ma chérie,
tes yeux !
tes yeux ! Dieu du ciel !
Un papillon multicolore
Au-dessus de la mèche du soleil !
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Le poème pose une expression consacrée et une vision traditionnelle dans ses deux premiers vers et dans les cinq suivants nous propose la vision du poète. Opposition qui n'est pas frontale cependant et qui ne fait pas de la parole poétique l'expression d'une vision contraire à celle qui est posée au début. Le premier vers se termine par l'évocation du « soley » tout comme le fait le dernier vers. Ici et là, le soleil est donc la référence. Mais au début, il s'agit de le prendre et dans le reste du poème, il s'agit de le dépasser. Nous passons de la chaleur du feu à sa couleur. Couleur monochrome d'abord que l'œil de la bien-aimée, papillon aux ailes polychromes, vient dépasser en lui superposant mille et une autres teintes. Ce qui ne veut nullement dire qu'il ne s'agit plus de s'accaparer du feu car l'opération de parachèvement de la nature du soleil s'accompagne aussi d'une mise à feu. Mais celle-ci s'opère, par déplacement, dans la voix du poète qui s'exclame : « min zye ou tonnè ! », ce qui indique à la fois une combustion et une détonation. Ainsi les yeux de la bien-aimée sont soleils (zye ou tankou soley) mais astres supérieurs puisque capables de dépasser par leurs mille couleurs le soleil monochrome de la [12] nature. Nouveaux soleils supérieurs à l'ancien parce que plus colorés, ils brûlent et déclenchent le tonnerre, embrasent et provoquent l'activité de tous les sens (vue, ouïe, toucher) sont donc objets mobiles, volatiles, un papillon métaphoriquement parlant, supérieur à celui du langage commun et donc capable de battre le soleil, de le dépasser sur tous les plans, pouvant donc le prendre, dans le sens de « mache pran », c'est-à-dire le défaire en combat singulier.
Il s'agit donc bien d'un papillon doublement figuré, selon le regard amoureux du poète qui fait mentir la langue commune en affirmant contrairement à ce que la voix collective énonçait dans l'adage cité au début du poème, qu'il y a un papillon capable de « prendre » le soleil, de le vaincre, en le dépassant en chaleur, en couleur et donc en beauté.
La parole du poète se superpose, bien plus qu'elle ne s'oppose, à la parole commune pour affirmer une vérité subjective qui fait découvrir ainsi une beauté nouvelle puisque l'objet reconsidéré dans le discours poétique est à la fois identique et différent par rapport à celui dont parle la langue commune. Et c'est peut-être l'émerveillement devant cette découverte qui pousse le poète à s'exclamer : « min zye-ou tonnè ! ».
Cette beauté nouvelle n'exclut pas l'ancienne. Elle la prolonge et la complète, la généralise en quelque sorte. Au papillon naturel s'ajoute désormais un papillon figuré, esthétique, qui est à la fois le même et un autre, plus général cependant, porteur de plus de significations et donc de plus de beauté. Car l'esthétique est sens ou plutôt, nous le savons depuis Baudelaire, correspondance de tous les sens. Or ici couleur, son et toucher se combinent pour faire surgir à nos yeux de lecteur les ailes d'un papillon nouveau qui sont les yeux de la bien aimée. Au fond les yeux de notre bien-aimée, à nous lecteurs, puisque nous nous identifions au poète pour mieux dire par ses paroles nos propres pensées.
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La poésie est par excellence le champ d'une relativité généralisée, comme le fait voir le poème « Zye-li » qui présente simultanément les deux pôles d'un sens riche du poids de la sagesse collective et de l'apport d'une expérience individuelle. Le discours poétique maintient la tension entre ce que l'on sait par ouï-dire et ce que l'on a vu de ses yeux vu.
« Ces yeux-là », non pas ceux de la bien-aimée, mais ceux du poète, ont appris à voir par et pour eux-mêmes. Ils ne seront plus les perroquets d'aucune autre voix. Ils nous apprennent une triple vérité : d'abord ils nous font connaître, ensuite ils nous font savoir qu'il n'y a pas qu'une seule connaissance et enfin qu'on peut et même qu'on doit toujours connaître par soi-même.
* * *
Que voilà des yeux qui apprennent à voir non pas droit devant soi mais tout autour de soi ; qui font vraiment découvrir le monde et puisque celui-ci est rond, permettent d'avoir un regard circulaire sur lui.
Voir double, c'est penser double alors. Tantôt penser pour soi, donc penser à l'endroit, tantôt penser contre les autres et alors penser à l'envers. Tel semble le secret des Japonais. En effet voici comment, nous raconte Jacques Gaulin, le principe du Jiu-Jitsu a été trouvé :
- « Les Japonais, étant un peuple de petite taille, se devaient de développer l'art de riposter efficacement aux attaques ennemies afin de les neutraliser. Une légende qui remonte au VIe siècle de notre ère préside à l'origine du Jiu-Jitsu. Elle raconte l'histoire d'un vieux médecin japonais qui, par temps de neige, méditait en se promenant dans la nature. Il observa que les grosses branches plus fines et flexibles se pliaient pour décharger leur fardeau et se relever aussitôt. Le vieil homme de l'Art comprit tout le parti que l'on pourrait tirer de la " Non résistance ". Le principe fondamental du Jiu-Jitsu était trouvé. D'autres avaient observé les mouvements [14] de certains animaux (chat, tigre, grue...) lorsque ceux-ci se battaient. Les déplacements rapides, la puissance des coups de patte et la précision de l'attaque sont les trois éléments qui font "l'efficacité" d'une bonne défense. Très vite, les Japonais devinrent les plus redoutables guerriers au monde. Le Jiu-Jitsu venait de naître. »
Voilà un fort bel exemple de pensée à l'endroit. Mais il ne suffît pas de penser pour soi, il faut parfois aussi penser contre les autres, penser contre ceux qui voudraient nous imposer leurs points de vue. Alors il faut penser à l'envers. L'ingénieur Ohno a inventé le système Toyota en pensant à l'envers du Taylorisme et du Fordisme2. Ces doctrines recommandaient la production de masse uniformisée. Ohno a cherché de préférence à réaliser une production diversifiée et pourtant tout aussi massive. Et c'est en pensant à l'envers qu'il a mis au point une révolution de l'organisation industrielle qui est à l'origine du succès du commerce japonais.
Jiu-Jitsu : penser à l'endroit ; système Toyota : penser à l'envers. Pour la défense, penser à l'endroit ; pour l'attaque, penser à l'envers. Réversibilité de l'arme fondamentale de toute lutte : la pensée. Penser double en somme, de façon à faire le tour de la question, autrement dit de l'adversaire. En faire le tour en quelque sorte, ou le siège, si l'on préfère.
Le regard double qui permet de traverser les apparences n'est pas celui qui fait voir deux fois le même objet. Il considère plutôt les choses comme si l’axe du nez déterminait un plan vertical séparant le monde de l'œil gauche de celui de l'œil droit de sorte qu'il soit possible de voir l'avant et l'arrière aussi bien que le dessus et le dessous d'un même objet.
De deux choses toujours la troisième. Prendre l'objet et le faire pivoter d'un bon quart de tour. Et alors le considérer de biais. Car l'objet qui se présente à nous de face nous impose un regard frontal. Refuser alors cet affrontement. Saisir plutôt l'objet de biais afin de le voir sous tous ses [15] angles. Ainsi peut-on gagner du temps. « La belle affaire ! » diront certains. Oui, mais qu'est-ce que vivre sinon durer, gagner du temps donc ? Le quart de tour que nous imposons à un objet et qui nous laisse le temps de le laisser revenir à sa position frontale nous donne trois quarts de tour d'avance sur lui, nous permet de jongler avec notre intérêt et notre désengagement, avec notre passion et notre indifférence. Ce temps nous donne des armes. Défensives surtout et contre nous-mêmes en plus.
Car il nous arrive parfois d'être ennemis de nous-mêmes. Quand nous nous laissons séduire, illusionner par le beau mensonge qui vient d'ailleurs. Nous ne pouvons alors nous aider qu'en nous combattant nous-mêmes. Nous serons ensuite mieux aguerris pour affronter les autres. Qui pourrait alors nous battre si nous pouvons vaincre jusqu'à nous-mêmes ? C'est qu'un objet risque toujours d'être un miroir. Surtout s'il se présente de face et que s'y mirent nos désirs. Pour cela : rompre le charme, parer aux effets de l'illusion. Regarder de biais. Laisser l'objet s'en aller pour le faire revenir. Nous préparer à recevoir l'objet et non à le subir. Ne pas le laisser s'imposer à nous et nous prendre par surprise. Prendre le temps de nous considérer en considérant l'objet.
C'est de cela qu'il s'agit finalement. Considérer simultanément l'objet et le sujet, l'autre et moi, mon avoir possible et mon être réel. Faire de même avec les mots, avec la parole des autres comme avec mon propre discours. Car sitôt sorti de moi, le mot me rend autre. Il est mon autre moi. Le je qui devient autre. Faire la même chose avec la parole des autres mais en sens inverse en veillant à ce que cet autre ne devienne moi trop vite.
Sans doute faut-il savoir quand pousser le rythme de nos regards et quand le retenir. Et c'est cela finalement voir double pour traverser les apparences étant donné que la seule chose qui soit unique, donc précieuse, c'est le temps qu'il faut à tout prix gagner.
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